Santé

Alain Fischer : « Se passer des méthodes rigoureuses ouvre la porte au populisme médical »

Journaliste

La semaine qui s’achève a été une nouvelle fois marquée par les actualités liées aux enjeux de santé : nouvelle étape dans le déconfinement, annonces de nouvelles avancées dans la réponse thérapeutique au Covid-19, manifestations des personnels soignants à l’occasion du Ségur de la Santé… C’est aussi cette semaine qu’après sept années à la tête de la chaire de médecine expérimentale, le professeur Alain Fischer a prononcé sa leçon de clôture au Collège de France, consacrée aux « deux faces de la réponse immunitaire lors du Covid-19 ».

Alain Fischer est médecin, professeur d’immunologie pédiatrique et chercheur en biologie, grand prix de l’Inserm en 2008. Il a fait l’essentiel de sa carrière à l’Hôpital Necker-Enfants malades à Paris comme soignant mais aussi comme enseignant et chercheur, en participant par exemple à la création de l’Institut des maladies génétiques Imagine. Jeudi 18 juin, Alain Fischer a prononcé sa leçon de clôture au Collège de France, où il occupait la chaire de Médecine expérimentale depuis 2013. Une leçon de clôture qui s’est volontairement inscrite dans l’actualité en se consacrant aux « deux faces de la réponse immunitaire lors du Covid-19 ». S’il est important de faire le point des connaissances sur la réponse immune induite par le virus, ce dernier a eu des répercussions bien au-delà de la santé des individus, sur la recherche, la place des scientifiques auprès des décideurs politiques, et le développement d’une forme de populisme médical. RB

Vous avez clos jeudi votre enseignement de médecine expérimentale au Collège de France par une leçon sur « Les deux faces de la réponse immunitaire lors du Covid-19 ». Où en est-on de la connaissance de cette maladie et du virus qui la provoque ?
J’ai choisi ce thème car évidemment il intéresse beaucoup de monde, mais aussi parce que j’ai pu travailler avec de jeunes chercheurs à l’Institut Imagine, à l’hôpital Cochin et à l’Institut Pasteur sur ce qu’on appelle la physiopathologie de cette maladie, c’est-à-dire ses mécanismes sur le plan immunologique. Il faut commencer par un rappel général sur le système immunitaire, qui s’est élaboré de façon de plus en plus sophistiquée au fur et à mesure de l’évolution du vivant par un mécanisme de sélection contre les micro-organismes environnementaux. Ce qui fait que même les bactéries ont un système de défense contre les virus, CRISPR, dont on a beaucoup entendu parler puisqu’il est à l’origine du développement de la technique dite des « ciseaux génétiques ». Les mammifères, et l’homme en particulier, ont schématiquement deux façon de se défendre : l’immunité innée et l’immunité adaptative. Il faut en dire un mot car ces concepts sont fondamentaux pour comprendre la suite à propos du Covid-19. L’immunité innée est une défense de toutes nos cellules, même celles qui ne sont pas spécifiquement dévolues aux actions du système immunitaire, qui fait que tout contact avec un micro-organisme (champignon, bactérie, virus) est repéré et déclenche une réponse quasi immédiate. Parmi les façons de combattre l’agresseur, le virus dans le cas présent, les cellules infectées produisent des protéines appelées les interférons qui ont de multiples actions pour combattre la multiplication du virus. J’en parle ici car ces interférons ont une grande importance dans l’infection au SARS-CoV-2.

L’immunité adaptative, qui apparait quant à elle dans un second temps, est liée aux lymphocytes (des globules blancs) spécialisés dans la défense contre les microbes. Schématiquement là aussi, on distingue les lymphocytes B qui produisent les anticorps, et les lymphocytes T comme thymus – qui est l’organe dans lequel les cellules se différencient. En ce qui concerne ces dernières, on assiste à un processus assez original de modification génétique : chaque cellule qui sort du thymus, et devient un lymphocyte T prêt à s’engager dans une réponse immunitaire, est différente des autres. Chacun porte à sa surface un type de récepteur capable de reconnaître des tous petits fragments de microbes – des fragments de protéines qu’on appelle des peptides pour être précis – qui sont présentés aux lymphocytes T par des cellules du système immunitaire dites présentatrices d’antigène. C’est la raison pour laquelle cela prend plusieurs jours, puisqu’il n’y a qu’un petit nombre de lymphocytes T qui reconnait quelques peptides, puis il faut que ces cellules se divisent et se différencient en cellules effectrices – par exemple en cellules cytotoxiques productrices de cytokines qui tuent les cellules infectées par des virus – ou encore pour collaborer avec les lymphocytes B. Les anticorps produits par les lymphocytes B sont la dernière arme du système immunitaire, il s’agit de protéines qui reconnaissent d’autres protéines exprimées à la surface des microbes. Dans le cas du SARS-CoV2, on sait que la spicule joue un rôle important puisque c’est la protéine grâce à laquelle le virus pénètre et se fixe dans les cellules. Donc si on fabrique des anticorps qui reconnaissent certaines régions de la spicule on peut bloquer la pénétration du virus : c’est ce qu’on appelle des anticorps neutralisants. Voilà en quelques mots un aperçu très schématique du système immunitaire.

Comment ces connaissances du système immunitaire ont-elles permis de faire face à la crise sanitaire ?
Un certain nombre d’équipes à travers le monde ont commencé à étudier la réponse immunitaire – aussi bien innée qu’adaptative – chez les patients. Il fallait d’abord répondre à des questions comme : les cellules sont-elles capables de produire les interférons nécessaires pour lutter contre le virus ? Les lymphocytes T se mettent-ils en jeu ? etc. En l’état actuel des connaissances, on a identifié plusieurs problèmes qui interviennent dans les formes graves de la maladie, lorsque les malades sont en réanimation et font des pneumopathies très sévères qui nécessitent une ventilation artificielle, et parfois en meurent. Le premier – et c’est nouveau – c’est qu’ils ont probablement un déficit au moins partiel de la production des interférons qui interviennent dans les mécanismes d’immunité innée. Il y a ainsi une faille dans le système de défense. Le scénario sur lequel on travaille est celui d’un virus qui profite de cette faille pour se répliquer au niveau de l’arbre respiratoire (mais aussi dans une moindre mesure au niveau de l’intestin). La plus grande quantité de virus crée des lésions pulmonaires directement et indirectement via une forte inflammation. Le poumon qui normalement assure les échanges gazeux se remplit alors de cellules et de sécrétions et le malade ne peut plus respirer correctement.

S’ajoute à cela, une infection par le virus des cellules endothéliales qui bordent les vaisseaux sanguin. Cela génère encore plus d’inflammation et favorise les phénomènes pathologiques de coagulation, en résultent des thromboses qui peuvent aussi être fatales. Il y a donc différents scénarios catastrophe dans lesquels on trouve en premier lieu un défaut de la réponse interféron. Une équipe américaine a montré que cela favorisait chez le malade la persistance et la réplication du virus, et ainsi la production de substances inflammatoires source de lésions extrêmement sévères dans les poumons. Ce à quoi s’ajoute donc une attaque des vaisseaux sanguins, et pas seulement au niveau des poumons. Voilà schématiquement une vision possible des mécanismes physiopathologiques des formes graves de la maladie qui n’est pas encore complètement formalisée dans la littérature scientifique – et qui pourrait permettre d’expliquer pourquoi la maladie est surtout grave chez les personnes âgées, les hommes, les personnes en surpoids, ayant un diabète ou des maladies cardiovasculaires. On sait que ces facteurs de risque sont susceptibles de provoquer à la fois une moins bonne production d’interférons et un excès d’inflammation. Globalement, les connaissances progressent.

Fort heureusement les formes graves, si elles ont provoqué à ce jour près de 30 000 morts en France et 450 000 dans le monde, ne représentent qu’une petite minorité des malades infectés par le SARS CoV2. En sait-on un peu plus sur les réponses immunitaires à cette maladie chez celles et ceux qui ne développent pas une forme grave ?
Ce n’est pas un sujet sur lequel j’ai travaillé directement, mais il y a évidemment des travaux concernant la mise en évidence des réponses immunes dites adaptatives – donc des lymphocytes T et des lymphocytes B. Ils ont montré que la plupart des sujets infectés, même parmi les plus gravement infectés d’ailleurs, ont une réponse de lymphocytes T. On peut ainsi mettre en évidence des lymphocytes sanguins qui reconnaissent le virus, et qui donc sont capables de s’engager dans une réponse immune. Par ailleurs, tous les patients infectés produisent des anticorps, et probablement des anticorps neutralisants capables d’empêcher que les particules virales infectent d’autres cellules. L’immunité adaptative est donc bien présente, ce qui n’est pas étonnant puisqu’on l’observe dans toutes les maladies virales, mais il y a aussi des surprises. Des chercheurs américains et aussi allemands se sont aperçus qu’une fraction de personnes qui n’ont pas contracté la maladie ont quand même une immunité cellulaire contre le virus, et cela représenterait 30 à 50% des personnes ce qui n’est pas rien. L’hypothèse est que ces lymphocytes T sont présents car ils ont déjà été impliqués dans une réponse immunitaire contre d’autres coronavirus bénins auxquels les individus ont été exposés. Il est possible, mais non certain, qu’une partie de la population ait ainsi développé une réponse immunitaire contre le Covid-19. La grande question qui se pose aujourd’hui, c’est de savoir si cette immunité est protectrice. Si la réponse est positive c’est une très bonne nouvelle puisque cela signifie qu’il y a une grande partie de la population qui ne fera jamais la maladie, qui est « naturellement vaccinée ». C’est évidemment un bénéfice individuel pour ces personnes, mais aussi collectif puisque cela réduirait le risque de diffusion et augmenterait l’immunité de groupe. Il faut néanmoins garder à l’esprit le caractère hypothétique du rôle protecteur de cette immunité croisée.

Ce qui nous amène à la vaccination, dont le principe repose sur la mémoire de l’immunité adaptative. Quand on a été exposé à un microbe, on active les lymphocytes T et B qui augmentent en nombre et exercent leurs fonctions effectrices efficaces contre l’infection. Une fois l’infection contrôlée, un certain nombre de ces cellules persistent et restent rapidement activables en cas de nouveau contact avec le même microbe. C’est cela qu’on appelle la mémoire immunitaire. La question importante est donc de savoir si le fait d’avoir été infecté est protecteur. On n’en sait rien chez l’homme, il y a des données encourageantes chez le singe. Ce qui permet de penser que la première infection est protectrice et surtout qu’il est possible de développer un vaccin. Vaccin que tout le monde cherche, dont on parle beaucoup, qui fait l’objet d’annonces comme celle de l’Agence européenne la semaine dernière, mais dont il faut avoir bien avoir conscience qu’il prendra du temps à être trouvé, si on le trouve un jour. Il y a des virus pour lesquels on n’a toujours pas de vaccins, l’un des plus connus étant bien entendu le HIV qui provoque le Sida et qu’on connaît depuis 1983.

En l’absence de vaccin, la question du traitement a été et reste au cœur des débats, qui ont par ailleurs fait émerger la figure controversée du professeur Didier Raoult au sujet de l’hydroxychloroquine. Sur ce sujet du traitement, que sait-on et où en est-on ?
Sur le plan strictement scientifique, en laissant donc de côté les question d’opinion ou de politique, et mis à part des traitements symptomatiques comme aider les gens à respirer, donner des anticoagulants contre les thromboses ou des antibiotiques en cas de surinfection, quelles sont les stratégies thérapeutiques possibles ? Théoriquement nous disposons, pour traiter la maladie, des médicaments antiviraux qui bloquent la réplication du virus, des médicaments qui neutralisent le virus – il y a des pistes intéressantes du côté des anticorps–, des médicaments qui renforcent les défenses immunitaires, et des médicaments qui luttent contre l’inflammation excessive. Mais en l’état actuel des choses, malheureusement aucun médicament antiviral testé ne s’est montré efficace. Pour un médicament, le remdesivir,  deux études donnent des résultats contradictoires. Quant à l’hydroxychloroquine – je ne parlerai pas ici des papiers peu sérieux, y compris la malheureuse histoire du Lancet – il y a deux articles très solides sur ses effets prophylactiques supposés, c’est-à-dire sa capacité à prévenir l’infection de gens en contact avec le virus. La conclusion qui s’impose aujourd’hui malheureusement est que l’hydroxychloroquine n’est efficace à aucun stade de la maladie. Cela est d’autant plus dommage qu’on n’a, je le répète, à ce stade, aucun médicament antiviral qui fonctionne.

En ce qui concerne les anticorps, on ne sait pas encore très bien. Des équipes testent des injections de plasma de patients convalescents qui ont produit des anticorps. Cela fait l’objet de plusieurs études et c’est une voie thérapeutique intéressante, qui met en jeu des anticorps purifiés ou des anticorps fabriqués en laboratoires par génie génétique. Pour les anti-inflammatoires, il vient d’être montré par l’essai clinique anglais Recovery un effet bénéfique des glucocorticoides, en l’occurrence de la dexaméthasone. D’autres stratégies sont en cours d’évaluation. Donc on a encore peu de choses du point de vue scientifique. Mais il faut aussi voir que cette maladie n’est connue que depuis quelques mois, et saluer la mobilisation scientifique mondiale qui a été extraordinaire avec une acquisition de connaissances ultra rapide. Que ce soit pour l’identification du virus, la connaissance de sa séquence génétique qui est intervenue dès janvier, ce qui est incroyable si l’on compare avec des infections virales précédentes. Il y a donc eu une accélération considérable de la recherche scientifique mais ce n’est pas encore suffisant en termes de compréhension, et on n’a toujours pas trouvé de cure thérapeutique indiscutable.

Les questions sont donc encore nombreuses sur le plan médical, elles le sont aussi sur le plan social et politique. On a ainsi vu s’accroître le rôle joué par les scientifiques auprès des responsables politiques, on pense évidemment aux deux conseils scientifiques qui ont manifestement guidé les décisions du président de la République et du Premier ministre. Comment interprétez-vous ce rôle nouveau des scientifiques au plus près de la décision politique ?
Votre étonnement appelle une réponse qui implique une comparaison entre la France et d’autres pays. Si on prend l’exemple des pays anglo-saxons, ceux-ci ont pour tradition de placer des experts à tous les niveaux de décision dans les ministères. Ce n’est pas du tout le cas de la France. Je ne pense pas que les scientifiques doivent prendre les décisions politiques, mais lorsqu’il s’agit d’affaires complexes (comme la pandémie à coronavirus mais aussi le climat, les technologies, l’énergie etc.), l’expertise scientifique est nécessaire y compris quand elle est contradictoire. Avec le Covid-19, c’était sans doute la première fois en France que le Président faisait clairement appel à des scientifiques. Il les a écoutés ou non, ce qui est tout à fait son droit. À mon avis, il a, par exemple, pris une meilleure décision que celle préconisée par le conseil à propos de la réouverture des écoles dès le 11 mai, et non en septembre. Le fait que le Président fasse appel à un conseil scientifique de cette manière est une petite révolution pour la France, très positive, et j’espère que cela servira à l’avenir pour d’autres domaines que les crises sanitaires. L’intervention d’experts scientifiques pose toutefois la question des conflits d’intérêt, qui peuvent être utilisés pour les décrédibiliser. C’est un sujet délicat mais qui est important. Il me semble que la difficulté principale tient toutefois au manque de culture scientifique de nos dirigeants. Cela est lié à leur formation en grandes écoles peu propices, sauf exception à la formation à ou par la recherche. Alors qu’en Allemagne, la plupart des ingénieurs sont docteurs en science, beaucoup de gens font des thèses. Madame Merkel fut d’abord une chimiste avant d’être une femme politique. Tous les dirigeants ne doivent pas nécessairement faire de la science, mais il est certain que le système de sélection des élites n’implique pas assez la culture scientifique, et c’est regrettable.

Les scientifiques ont aussi pris une dimension nouvelle dans le débat public…
C’est parfois moins brillant. Selon moi, certains ont pu, par ailleurs, être de bons scientifiques (ou pas), mais sont surtout devenus d’excellents communicants qui ont séduit en mettant en avant des affirmations non fondées. Les médias et les journalistes, qui ont également très rarement de culture scientifique, adorent la controverse puisqu’elle fait vendre. Ensuite, les politiques s’en mêlent… et la pseudo controverse s’amplifie. C’est exactement ce qui s’est passé avec le professeur Raoult. Mais ça n’a rien de nouveau, il existe d’autres cas dans le passé. Rappelez-vous, dans les années 80, les professeurs Philippe Even et Jean-Marie Andrieu qui, avec le docteur Alain Venet, ont prétendu que la ciclosporine guérissait le sida. La ministre de la Santé de l’époque, Madame Georgina Dufoix, a fait une conférence de presse pour dire que c’était une découverte extraordinaire, ce qui s’est révélé complètement faux. Il y a eu aussi l’histoire de la mémoire de l’eau avec Jacques Benveniste en 1988. Ou en Angleterre sur la vaccination : un médecin a affirmé que la vaccination contre la rougeole provoquait l’autisme à travers une publication fausse dans le Lancet  qui a fait énormément de mal. Notre prix Nobel de médecine Luc Montagnier a aussi dit beaucoup de choses complètement fausses sur la vaccination et plus récemment sur le Covid-19. Aux États-Unis, un grand spécialiste de biologie moléculaire, Peter Duesberg, a soutenu dans les années 80 que le VIH n’était pas la cause du Sida. Il a même réussi à convaincre le gouvernement d’Afrique du Sud de ne pas mettre en place de campagnes de dépistage, et ce pays est toujours aujourd’hui un des plus touchés par le virus.

Les polémiques politico-scientifiques ne sont donc pas un phénomène nouveau. A chaque fois, un chercheur ou un médecin qui sort du cadre scientifique rigoureux en est à l’origine. C’est un phénomène universel qui n’est pas récent mais qui reprend de la force dès lors qu’une crise survient. Didier Raoult n’est que le dernier en date. Les politiciens du sud de la France se sont précipités et cela donne une espèce d’alliance, de « mayonnaise » qui prend entre un scientifique qui dérape – même s’il a fait des choses honorables avant – et des politiciens qui suivent. L’ensemble prend beaucoup de force, comme on le voit aujourd’hui à propos de l’utilisation de l’hydroxychloroquine.

Et c’est d’autant plus difficile d’en sortir quand il y a des affaires comme celle de l’article récent du Lancet qui après avoir publié une étude ayant conduit en France au retrait de l’hydrocloroquine a finalement dû se rétracter, et reconnaître que l’article était fondé sur des données douteuses. Or, la question de l’administration de la preuve est absolument centrale dans la période que nous vivons. Comment expliquez-vous cette erreur de la part d’une revue scientifique qui fait pourtant autorité ?
Je ne sais pas exactement, mais il est clair que face à un événement nouveau, il y a toujours une espèce de course pour être le premier à publier l’article qui fera date. Pour éviter les dérives, la recherche scientifique est soumise normalement à une appréciation rigoureuse des résultats, qui se fait dans l’évaluation des papiers avant publication. À l’évidence ce mécanisme n’a pas fonctionné avec le Lancet, ni d’ailleurs pour le New England Journal of Medicine qui a publié puis retiré un papier des mêmes auteurs au sujet du Covid. Malheureusement les tricheries, ou tout simplement les erreurs, existent dans toutes les disciplines, dans tous les domaines de la vie, je n’ai pas de solution à proposer. C’est assez difficile d’en trouver une, on pourrait par exemple imaginer des systèmes où un scientifique n’aurait pas le droit de s’exprimer dans les médias tant qu’il n’a pas eu le feu vert de ses collègues, mais ce serait une atteinte à la liberté d’expression. Il pourrait aussi y avoir un tri par les médias, et il serait de bonne pratique de systématiquement croiser les informations. Si tel ou tel scientifique fait une annonce d’ une grande nouvelle scientifique, la logique serait d’aller interviewer plusieurs scientifiques du domaine et de leur demander ce qu’ils en pensent.

Par ailleurs, et même si ce n’est pas une garantie absolue, il faut bien avoir conscience que reprendre des nouvelles scientifiques qui n’ont pas encore été publiées, ou publiées dans des journaux douteux, n’apporte pas la même assurance qu’une nouvelle scientifique publiée dans un grand journal scientifique qui fonctionnent avec des reviewers, des pairs qui évaluent la qualité du travail. Dans un monde idéal, il me semble qu’il ne devrait pas y avoir de communication hors du milieu scientifique tant qu’il n’y a pas eu publication. Cela devrait constituer l’éthique de notre métier, mais il y a trop d’intérêts en jeu, des intérêts d’égo, de temps en temps des intérêts économiques, parfois aussi des intérêts politiques. On fait face aussi à un phénomène nouveau par rapport à la situation telle qu’elle prévalait il y a encore 10 ans : les réseaux sociaux servent de chambre d’amplification à de prétendues controverses scientifiques comme on a pu le voir avec la vaccination ou l’homéopathie. Le phénomène est encore amplifié par l’apparition des chaînes d’information continue qui reprennent les informations de façon quasi instantanée. Je n’ai pas de réponse mais tout cela m’inquiète car c’est une dérive populiste, dangereuse pour la démocratie et pour la réflexion.

Vous iriez jusqu’à parler d’un risque de voir se propager un populisme médical ?
Oui, en effet, dès lors qu’on prétend pouvoir se passer des méthodes rigoureuses d’évaluation des traitements parce qu’on a une idée que l’on pense juste, qui pourrait être validée simplement par l’intuition et la notoriété de son auteur, alors on fait un bond de 100 ans en arrière. La méthode rigoureuse d’évaluation des nouvelles thérapeutiques a justement été mise en place pour valider des hypothèses, aussi astucieuses soient-elles au premier abord. C’est en cela que je parle de porte ouverte à un populisme médical. Notre devoir c’est de tenir bon sur les principes, et le principe c’est que même en situation de crise, même en situation d’urgence, on doit passer par une évaluation rigoureuse avec une méthodologie bien établie, qui peut être d’ailleurs accélérée s’il faut gagner du temps. Mais on ne peut en aucun cas aller au-devant de n’importe quelle idée qui surnage et qui est évaluée de façon non sérieuse. On l’a peu dit, mais l’un des problèmes qui s’est posé avec l’hydroxychloroquine, c’est que les croyances infondées ont poussé beaucoup de gens à refuser de participer aux essais thérapeutiques puisqu’ils pensaient qu’un médicament existait déjà. Cela a retardé la réalisation d’essais thérapeutiques sérieux. Voilà où le populisme médical s’avère très dangereux.

Vous êtes l’un des rédacteurs du texte publié par le collectif « les Jours Heureux » fin mai, qui propose des solutions à destination de l’exécutif en vue d’une refonte sociale du système de santé. Le Ségur de la santé se tient actuellement et des manifestations ont eu lieu cette semaine en France, alors qu’on avait le sentiment que la crise sanitaire avait réussi là où des mois de mobilisation avaient échoué. Quel avenir voyez-vous se dessiner pour l’hôpital public ?
Je ne veux pas verser dans la prédiction, rien n’est sûr même si en effet la crise sanitaire a provoqué une réaction de soutien bienvenue. Il faut dire que j’ai été impressionné par l’engagement de mes collègues, je n’étais pas directement impliqué dans la prise en charge de patients Covid. Ceci étant dit, il est évident que l’hôpital public va moins bien qu’il ne devrait. Encore qu’il ne faut pas non plus tomber dans des excès, et reconnaître que beaucoup de pays aimeraient disposer de notre système de santé. Mais il connaît des problèmes comme son manque d’attractivité, les salaires proposés au personnel non-médical (infirmières, aides-soignantes…) sont insuffisants, très en dessous de la moyenne des pays de l’OCDE. Par ailleurs, l’organisation qui s’est mise en place au cours des 10-15 dernières années, vers l’hôpital-entreprise, qui coûte le moins cher possible, s’est avérée délétère. La situation est connue : des dépenses de santé qui ne peuvent qu’augmenter avec l’accroissement de la longévité et la multiplication des maladies chroniques, des nouveaux médicaments qui coûtent (trop) cher, un personnel insuffisant et mal payé, des lits fermés ; et en face un Parlement qui chaque année cherche à travers l’ONDAM à limiter les dépenses de l’hôpital autant que possible, alors que l’on n’a pas régulé le financement du système de la médecine de ville.

Mais il y a une question dont on parle moins et qui à mon avis est assez sensible concerne l’affaiblissement de l’organisation des services, structures de base de l’hôpital. Il y a deux pôles évidents : le pôle médical et le pôle infirmier et aides-soignants. Sans vouloir avoir une vision idyllique du passé, qui avait aussi son lot de problèmes, il y avait un fonctionnement en équipe des soignants médecins et des soignants non-médecins. Ce système a souffert de la réduction du nombre de poste de cadres de proximité – ou surveillantes de soin dans l’ancienne terminologie – qui encadraient les équipes soignantes. Il y a trop peu de personnes exerçant cette fonction aujourd’hui dans les services. Leur rôle à l’interface entre soignants et médecins est pourtant essentiel. À mon avis il faut reconstruire le binôme  cadre/médecin à la tête des services hospitaliers. Il y a évidemment plein d’autres sujets dont on pourrait discuter, mais celui-là me paraît particulièrement important, à côté de la question des salaires.

Un autre sujet me tient à cœur et concerne les Centres Hospitalo-Universitaires où j’ai passé toute ma carrière. Les CHU ont été créés par Robert Debré, ce fut une intuition géniale qui a fait beaucoup de bien au système de santé et à la médecine française avec la mise en place du temps plein hospitalier, le lien entre l’enseignement et la recherche… Malheureusement, depuis 1958 le système n’a pas évolué, et s’est même en partie dégradé. Il y a donc une réforme nécessaire pour retrouver l’esprit initial, sachant que le système a beaucoup évolué, la médecine s’est complexifiée, la recherche aussi. Il faut trouver une nouvelle façon de travailler, en particulier en réarticulant par exemple les missions autour des équipes plus que des individus. Je dirais qu’il y a nécessité d’une réflexion pour une nouvelle réforme Debré qui changerait le mode d’organisation, mais toujours fondée sur le concept de base qui est à mon avis extrêmement forte, c’est-à-dire le lien très étroit et dans la mesure du possible l’intégration des soins, de la recherche et de l’enseignement.

La crise sanitaire a aussi mis en avant l’importance de penser en termes de santé publique, et on a pu constater qu’il était encore possible de faire des progrès à ce sujet.
Il y a d’excellents spécialistes en France. Mais globalement, la discipline n’est pas assez développée vu l’importance du sujet. Il n’existe pas assez de spécialistes de santé publique, que ce soit pour conseiller les différentes instances sanitaires, qu’en ce qui concerne l’enseignement en médecine ou ailleurs, et la recherche. Il y a donc la place pour une réflexion sur la promotion de la santé publique en France, qui nécessite le renforcement universitaire, en postes de professeurs et l’attraction des jeunes. Par exemple, les internes en médecine ne choisissent la santé publique qu’en dernier. Il faut revaloriser cette discipline au cours des études médicales et au sein des sciences humaines et sociales. Robert Debré, encore lui, avait d’ailleurs déclaré en 1971 que sa réforme avait échoué dans ce domaine : l’absence de prise en compte de la santé publique. Il avait fait le bon diagnostic il y a cinquante ans. On en est pourtant toujours là, malheureusement.


Raphaël Bourgois

Journaliste

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