Antoine d’Agata : « J’ai passé des nuits entières dans les services de réanimation »

D’abord, on ne voit presque rien. Sur un fond sombre bleuté, des tâches incandescentes illuminent le centre de l’image. Après un moment, on distingue une silhouette agenouillée, le buste et la tête tournés vers une forme irisée et indéterminée, comme une espèce de soleil écrasé sur lui-même. En prêtant une plus grande attention, on voit bientôt émerger des formes reconnaissables : ces ombres et ces clartés esquissent les plis d’une robe, peut-être une blouse ample, recouvrant le corps tout entier de la silhouette agenouillée. Sa tête est soulignée d’une espèce de turban, ou bien d’une charlotte, qui dissimule la chevelure. De la blouse surgit une main, tendue vers un disque lumineux qu’elle touche avec douceur, comme pour le caresser. Ce disque lumineux est un visage dont tous les traits ont été effacés, comme avalés par la lumière. Autour de ce visage, des nuances plus sombres dessinent la chevelure, l’épaule et le reste du corps recouvert par un drap.
On croirait une scène religieuse, une figure de dévotion agenouillée au chevet d’un gisant. On n’est pourtant ni dans une église, ni dans un musée, mais dans un hôpital. Ces corps ne sont pas de pierre, mais de chair et de sang, et c’est pourquoi ils apparaissent tout auréolés de lumière dans la nuit des images thermiques. Cette photographie a été prise dans une salle de réanimation au plus fort de la crise du Covid-19 en France. Elle appartient à une double série réalisée par le photographe Antoine d’Agata durant les huit semaines de confinement du pays [1], dans les rues dépeuplées de la capitale et au cœur des hôpitaux, qui fera à l’automne l’objet d’une exposition à la fondation Brownstone [2] et d’une publication aux éditions Studio Vortex [3].
On a souvent décrit le travail d’Agata en termes rimbaldiens ou batailliens, ou bien comparé ses images bougées aux peintures de Bacon et aux visions d’Artaud. Dans cette série en caméra thermique, nulle violence compulsive ni romantisme noir, mais la sensualité douce d’