Rediffusion

Benoît Peeters : « Le droit d’auteur est devenu un simple principe et non une réalité tangible »

Journaliste

Scénariste de bande dessinée, biographe d’Hergé et de Derrida, éditeur aux Impressions nouvelles, cofondateur de la Ligue des auteurs professionnels, Benoît Peeters milite pour une action forte afin d’enrayer la dégradation de la situation économique des artistes-auteurs. Rediffusion d’un entretien du 7 mars 2020

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Remis officiellement fin janvier au ministre de la Culture, le rapport de Bruno Racine sur « L’auteur et l’acte de création » a jeté un pavé dans la mare. Il était très attendu, car aussi étonnant que cela puisse paraître, les évolutions majeures des secteurs de la création, sous l’impulsion notamment de la numérisation, n’avaient pas jusque-là entraîné de réflexion majeure sur la situation de celles et ceux sans qui ces industries n’auraient tout simplement rien à proposer : les artistes-auteurs. Or, ce qu’a montré le document remis par l’ancien président du Centre Pompidou et de la Bibliothèque nationale de France, c’est que leur condition s’est considérablement dégradée. En cause, un partage de la valeur de plus en plus en défaveur d’auteurs qui, par ailleurs, ne sont pas ou mal représentés. Franck Riester, le ministre de la Culture, a annoncé le 18 février dernier les mesures proposées pour y remédier, et le moins qu’on puisse dire c’est que ces annonces ont déçu ceux qui comme Benoît Peeters militent pour une professionnalisation des auteurs susceptible de renforcer leur place au sein des industries culturelles. L’évolution nécessaire pour s’adapter aux transformations radicales n’est pas au rendez-vous. En cause, une vision désuète des droits d’auteurs et une instrumentalisation par ceux qui sont pourtant censés les défendre. RB

Vous avez salué la publication du rapport Racine, mais été plus critique sur les propositions qu’en a tiré le ministre de la Culture Franck Riester. Avez-vous le sentiment qu’on est aujourd’hui à un tournant en ce qui concerne le statut et la reconnaissance des auteurs ?
Avant de vous répondre sur l’actualité, j’aimerais rappeler quelques éléments importants. D’abord, que les avancées historiques sur ces questions ont toujours été portées par les auteurs eux-mêmes. Quand Beaumarchais et d’autres auteurs de théâtre ont voulu obtenir la reconnaissance de leurs droits, ils se sont battus en première ligne et ont créé la Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques (SACD). Un demi-siècle plus tard, la Société des Gens de Lettres (SGDL) a été créée par des gens comme Honoré de Balzac, Alexandre Dumas, George Sand et Victor Hugo. Il s’agissait, déjà, de répondre à une transformation de l’économie du livre et des modes de diffusion avec la multiplication des feuilletons dans les journaux et le piratage des œuvres. Ces organismes du XVIIIe et du XIXe siècle se sont progressivement institutionnalisés. Il est donc régulièrement nécessaire que des auteurs reprennent la main et fassent valoir directement leurs revendications. Même si cela suscite des tensions avec les organismes censés les représenter. D’ailleurs, ce mouvement n’est pas propre aux auteurs : la société dans son ensemble pose aujourd’hui cette question de la parole directe, de la crise de la représentation.

Cela fait plusieurs années, et même plusieurs décennies, que les choses bougent dans le monde de l’édition. Il y a eu, par exemple, en 1975 la Charte des auteurs et des illustrateurs jeunesse, qui a constitué un mouvement important : face au dédain ou au mépris dont ces auteurs et autrices étaient l’objet, il était indispensable de se battre collectivement. Il s’agissait par exemple de faire reconnaître que les interventions dans les écoles sont partie intégrante du métier ; elles doivent donc être rémunérées en fonction d’un barème qui évite aux auteurs d’aller quémander individuellement auprès de ceux qui les invitent. De mon côté, j’ai été très actif avec Denis Bajram, Valérie Mangin et pas mal d’autres – c’était vraiment un mouvement qui venait du terrain – dans la création des États Généraux de la Bande Dessinée en 2015. Nous avons produit une grande enquête sur la situation des autrices et auteurs qui a recueilli plus de 1 500 réponses en quelques jours, proposant un vrai état des lieux de la profession. L’enquête souligne notamment la spécificité de la BD qui est à la fois un art et un artisanat, une écriture mais aussi une patience, un labeur. Il est donc impossible d’envisager, comme on nous le suggérait parfois au ministère de la Culture, que les dessinateurs aient un second métier : ils travaillent du matin au soir à la réalisation de leurs planches.

Voilà pour le rappel des problématiques propres aux auteurs et à leur représentation. Aujourd’hui, en 2020, comment définir ce qu’est un auteur ?
Au-delà de ces spécificités, nous avons constaté, avec Samantha Bailly qui s’occupait de la Charte, et Denis Bajram qui s’occupait des États Généraux, que les problèmes rencontrés n’étaient pas uniquement catégoriels mais qu’ils touchaient nos professions de manière structurelle. On a ainsi pu discuter avec des scénaristes, des photographes, et on a compris que nous avions de nombreux points communs. Tous, nous souffrons par exemple de dispositions complètement inadéquates, et même parfois punitives, en matière sociale et fiscale. Tous, nous pâtissons d’un partage de la valeur défavorable avec les éditeurs et diffuseurs. Il est donc apparu nécessaire de créer un mouvement plus fort, et plus large, transdisciplinaire, comme le sont d’ailleurs les auteurs qui naviguent professionnellement entre les genres. C’est l’origine de la Ligue des auteurs professionnels qui a été créée et gérée par des bénévoles. Aujourd’hui, nous avons près de 2 000 membres, et j’ai le sentiment que nous avons fait plus en un an et demi que pas mal d’institutions en dix ou vingt ans. Je ne crois pas exagérer notre rôle en disant, par exemple, que nos interventions ont eu un rôle déclencheur dans le lancement du rapport Racine.

Ce rapport se penche pour la première fois sur le statut d’artiste-auteur, une catégorie mal comprise sinon ignorée par les pouvoirs publics, qui est la grande oubliée des politiques du ministère de la Culture depuis des années. C’est ce que nous avions dit à Franck Riester lorsque nous étions allés le voir au tout début de son mandat. Les ministres successifs se sont préoccupés des industries culturelles, et parfois de démocratisation culturelle. Mais quand il s’agissait de parler des auteurs du livre, c’est à la porte du Syndicat National de l’Edition (SNE) qu’ils allaient frapper, comme si les grands groupes éditoriaux étaient en situation de parler pour tout le secteur. Par ailleurs, lorsque le ministre va à Bruxelles pour défendre le droit d’auteur, c’est souvent un droit très abstrait qui est évoqué, et qui concerne en réalité plutôt les diffuseurs que les auteurs. Lorsque nous avons parlé de nos difficultés au ministre, on a cru sentir une réelle marque d’intérêt. Il était à l’écoute, et je pense que la commande du rapport Racine est directement liée à cette prise de conscience. Puis, autre miracle, Bruno Racine a pris sa mission très au sérieux, il s’est entouré de spécialistes et a réalisé un travail remarquable, une analyse de fond qui a donné lieu à un rapport très cohérent. Ce n’est pas une addition de mesurettes, mais une réflexion d’ensemble sur les métiers étranges que nous pratiquons.

L’une des questions centrales, c’est celle du partage de la valeur, le déséquilibre qui s’est installé selon ce rapport entre les auteurs et les éditeurs. Que faudrait-il faire ?
Pour comprendre le partage de la valeur, il faut voir les évolutions secteur par secteur. Un exemple que je connais bien, c’est évidemment celui de l’auteur de BD qui a vu progressivement la nature de sa rémunération changer : alors qu’elle reposait en grande partie sur la valeur travail, elle est désormais indexée uniquement sur la valeur succès. Quand nous avons commencé à publier Les Cités obscures avec François Schuiten dans le magazine (À Suivre), nous étions des auteurs débutants. Pourtant, chaque fois que nous rendions une planche, nous étions payés, et correctement payés. Alors que nous partagions le sommaire avec des auteurs confirmés comme Tardi ou Hugo Pratt, l’écart de rémunération à la page entre eux et nous était très limité. Nous avions ainsi la possibilité de vivre décemment et de consacrer à nos pages toute le temps nécessaire. Et quand l’album sortait, nous touchions des droits dès le premier exemplaire vendu ; de même, si l’album était traduit, dès la première publication étrangère. Ce qui veut dire qu’on rémunérait dans un premier temps la base du travail, puis l’éventuel succès. C’est ce qui nous a permis de construire un parcours, de ne pas enchaîner projet sur projet, mais de mûrir les choses. Aujourd’hui, c’est la logique de l’avance sur droits qui domine : cette somme est une sorte de compromis entre ce qu’il faut pour survivre et l’espérance de vente. Pour la très grande majorité des auteurs, dépasser l’avance initiale, même faible, est devenu impossible. Donc, quand le livre sort, l’auteur ne s’attend plus à grand-chose : ce qui lui importe, c’est de négocier le prochain contrat. Ce n’est pas sans conséquence sur les tournées de dédicaces : il s’agit seulement de soutenir le tirage déjà réalisé et pour lequel l’auteur a déjà touché son avance. Il va donc offrir à l’éditeur un mois ou plusieurs week-end de promotion sans en attendre aucun bénéfice matériel ; au contraire, c’est du temps perdu et de la fatigue accumulée qui ralentissent son prochain projet. La plupart des auteurs et autrices sont donc condamnés à courir d’un album à l’autre, sans pouvoir réellement y consacrer tout le temps qui serait nécessaire. Quant à construire un parcours – ou une œuvre au sens fort du terme – c’est devenu presque impossible.

Ce qui est vrai pour la bande dessinée l’est tout autant dans d’autres domaines. L’éditeur attend de l’auteur qu’il se comporte comme un professionnel, envers qui il peut exprimer des exigences, mais sans reconnaître qu’il exerce un métier et doit pouvoir en vivre. C’est à cette situation que nous voulons répondre avec le « contrat de commande » évoqué dans le rapport Racine. Si un éditeur exige par exemple une date de remise, un important travail de documentation, les retouches et les aménagements qu’il estime nécessaires, il ne peut pas se retrancher derrière une liberté supposée. L’indépendance de l’auteur n’est qu’une illusion tant qu’on se refuse à prendre en compte sa survie quotidienne, ses éventuels problèmes de santé, la possibilité d’avoir un enfant. Comme le dit très justement Samantha Bailly, ce qui est nié aujourd’hui, c’est le corps de l’auteur : le corps au travail, la main au travail. L’auteur qu’on évoque est un être quasi abstrait. Je pense que beaucoup d’auteurs ont l’impression – et cela me semble fondamental à méditer – que le droit d’auteur est devenu un simple principe et non une réalité tangible. Un peu comme quand on invoque les droits de l’Homme sans tenir compte des conditions réelles dans lesquelles ils peuvent s’exercer. Le droit d’auteur est trop souvent instrumentalisé par les diffuseurs et les politiques lorsqu’ils le brandissent dans des négociations internationales, notamment contre les GAFA. Il est à ce moment-là vidé de son contenu, c’est-à-dire qu’on joue le principe du droit d’auteur contre l’effectivité des droits des auteurs.

La question de la professionnalisation est au cœur de votre réflexion. Mais elle n’a rien d’évident. Pour beaucoup, « auteur » n’est pas un métier en soi, et il est même normal dans une certaine mesure d’exercer une autre activité à côté. Pourquoi avoir voulu passer des « gens de lettres » aux « auteurs professionnels » ?
« Gens de lettres », c’est une formule qui, au début du XIXe siècle, fonctionnait très bien : on était dans un monde où l’écrit était roi. L’expression rassemblait des écrivains par-delà leurs différences. Il est difficile de s’y reconnaître aujourd’hui. Nous vivons dans un tout autre monde. D’abord, parce qu’il y a une pluralité de métiers autour de la création : nous nous reconnaissons davantage dans un mot comme celui d’auteur que dans cette formule un peu désuète de gens de lettres, qui fleure l’entre-soi. Le mot professionnel, que nous avons choisi pour la Ligue, a généré quelques incompréhensions, mais il correspond pour la plupart à une réalité : même si beaucoup d’auteurs vivent dans la précarité, cela reste leur métier principal. Certains, comme Mathieu Simonet le président de la SGDL, ont fait le choix tout à fait respectable du double métier, qui est celui de pas mal d’écrivains au sens traditionnel du terme. Mais en le posant comme une norme, il établit une discrimination entre les romanciers de littérature « blanche » et toutes les autres catégories d’auteurs. L’idée de l’écrivain qui termine un manuscrit solitairement, tous les deux ou trois ans, et qui l’envoie à un éditeur qui l’accepte ou le refuse, cette idée correspond à une part certes noble, mais tout à fait minoritaire dans le monde du livre. Ce mythe d’une création pure et détachée des contingences matérielles ne correspond absolument pas à la réalité du paysage éditorial et créatif. Je suis stupéfait, en lisant les tribunes récentes de certains grands éditeurs, de les voir décrire un monde très éloigné de la réalité du groupe qu’ils dirigent.

Mais cette idée de l’auteur professionnel ne va pas de soi. Le fait d’avoir un autre métier dans l’enseignement, l’édition, le journalisme ou dans des secteurs complètement différents comme avocat ou médecin serait même plutôt la norme…
Il y a eu effectivement de grands écrivains qui, comme Julien Gracq, ont été professeurs toute leur vie. D’autres sont journalistes, éditeurs ou avocats. Mais dans des secteurs comme la bande dessinée, le livre jeunesse, le polar, la SF ou le scénario, ce système n’est guère praticable, notamment parce que l’impératif de régularité est fondamental. Si, par exemple, un auteur dessine une série de BD, il doit au minimum sortir un album par an ; et plus si possible car notre rapport au temps s’est modifié : nous sommes moins patients qu’à l’époque d’Hergé. Il y a aussi pour les dessinateurs un aspect artisanal, surtout pour ceux qui travaillent dans un style réaliste. François Schuiten met une semaine à faire une page, et ceci depuis ses débuts. Les années ont beau passer, il n’a jamais pu accélérer. Il n’y a donc tout simplement pas le temps pour un second métier. Tout juste peut-on glisser de temps en temps une illustration, une intervention dans un débat, une rencontre dans une école : autant d’activités qui ont été longues et difficiles à faire rémunérer. De la même façon mais dans un tout autre registre, lorsque j’ai écrit la biographie de Jacques Derrida, j’y ai consacré trois ans, à temps plein et même plus que plein.

Il est vrai qu’il y a eu chez les sociologues, pendant longtemps, chez les analystes du champ, un privilège accordé aux catégories d’auteurs un peu nobles, ou symboliquement chargées… Mais eux aussi ouvrent peu à peu leur champ de recherche à de nouvelles catégories, aux transformations du paysage. Quelqu’un qui est une référence dans ce domaine, Pierre-Michel Menger, le spécialiste du travail créateur au Collège de France, est exactement sur la même longueur d’ondes que nous. Il connaît ces différentes dimensions du travail. Il a par exemple, à propos de la bande dessinée, employé dans un colloque la formule d’« artisanat furieux », ce qui n’enlève rien à la dimension artistique. Pour faire des comparaisons un peu audacieuses, quand Van Eyck et Bosch peignaient, ou quand Michel Ange réalisait le plafond de la Sixtine, ils étaient dans cet artisanat furieux qui n’excluait ni le génie ni l’inspiration. Mais ces dimensions venaient en plus ! Jamais ils ne se seraient dit qu’ils étaient habités par la grâce et que passer deux heures par jour à peindre serait suffisant. L’apprentissage, le savoir-faire, le métier sont des aspects essentiels. Ce n’est pas pour rien que beaucoup d’auteurs et d’artistes sont aujourd’hui passés par des écoles.

Ces conditions d’exercice, vous l’avez suggéré à plusieurs reprises, sont dépendantes du cadre fixé par les éditeurs. Le rapport Racine insiste lui sur une forme de déséquilibre. Quel pourrait être le rôle de l’État pour rééquilibrer les choses ?
On se félicite souvent de la grande créativité française dans un certain nombre de domaines et de la circulation internationale des œuvres. Mais on a longtemps considéré que ces domaines pouvaient fonctionner en pure économie privée, sans vrai soutien public. Certes, il existe des aides de l’État, comme par exemple celles du Centre National du Livre (CNL), mais ce qu’a montré le rapport Racine, et cela a été souligné par le Ministre, c’est que la part réservée aux auteurs est très faible. Cela mérite vraiment d’être repensé. Ce ne sont pas seulement les industries culturelles qui doivent être soutenues, mais les auteurs et les artistes sans lesquels rien ne pourrait exister. Si on ne les soutient pas, les domaines d’excellence, exportés dans le monde entier, que sont notamment la bande dessinée et le livre jeunesse, risquent de ne pas survivre. L’autre grande responsabilité de l’État, c’est d’amener autour de la table des négociations des gens qui ne se parviennent plus à se parler. L’exemple en a encore été donné récemment par le président du Syndicat National de l’Edition (SNE) Vincent Montagne qui, lors de ses vœux, a opposé une fin de non-recevoir préventive au rapport Racine. Il ne faudrait surtout pas toucher aux « équilibres existants », si déséquilibrés soient-ils. Revoir le partage de la valeur est pourtant indispensable. Rendez-vous compte que l’album qui a eu le Fauve d’or à Angoulême cette année, Révolution de Florent Grouazel et Younn Locard, publié chez Actes Sud, a été réalisé avec une avance de 8000 euros, partagée entre les deux auteurs ! C’est au prix d’une vraie abnégation que ce gros album a pu être réalisé de façon aussi remarquable. De telles conditions font symptômes ; elles ne peuvent pas être répétées. Mais l’État doit aussi regarder dans son propre jardin. Le scandale de l’Agessa qui, pendant 40 ans, n’a pas collecté les cotisations retraite des créateurs en est le dernier épisode en date. Mais il y a aussi des dysfonctionnements répétés, signalés à de multiples reprises, qui font qu’un auteur ne parvient pas à prendre un congé maladie, ne parlons même pas d’un congé maternité ou paternité. La gestion de l’Agessa était désastreuse, mais le passage au régime de l’Urssaf se fait pour l’instant dans des conditions tout aussi catastrophiques.

Et dans la relation entre les auteurs et leurs éditeurs ?
On est aujourd’hui dans une situation où certains auteurs n’osent même plus réclamer leur relevé de droits à leur éditeur, de peur d’être punis sur le prochain projet. Même chez les bons éditeurs, l’auteur est presque systématiquement la partie faible du contrat, alors qu’il ne s’agit pas d’un accord de sujétion mais d’un partenariat. Un bon contrat est celui dans lequel aucune des deux parties ne sort flouée. Nous allons travailler concrètement à ces questions lors d’un « Hackathon » les 13 et 14 mars, avec un ensemble de juristes, pour réfléchir à de nouveaux modèles de contrats, plus équilibrés, qui reposent sur un système de donnant-donnant. Si l’éditeur donne une avance très faible ou un pourcentage réduit, il n’est pas normal qu’il acquière tous les droits jusqu’à 70 ans après la mort du créateur, les droits internationaux, les droits d’adaptation audiovisuels, etc. Tout contrat d’édition devrait aujourd’hui avoir une durée limitée, par exemple de dix ans renouvelables, et inclure de vraies clauses de progressivité. Il faut surtout montrer que ce n’est pas parce qu’on a toujours agi d’une certaine façon qu’il faut continuer. On a vu, à l’Académie des Césars, la remise en question d’un système ancien et verrouillé, d’une organisation vieillie. C’est un symbole et un symptôme très fort de ce qui va se passer dans d’autres domaines. Il y a aujourd’hui un certain nombre de systèmes figés qui correspondent à des habitudes anciennes, un monde d’avant la féminisation, un monde dans lequel les nouvelles générations d’artistes et d’auteurs ne se reconnaissent plus. Ce sont aussi ces archaïsmes qu’on veut faire voler en éclats. Le pourcentage des droits a toujours été plus faible dans le roman jeunesse que pour le roman adulte. Mais pourquoi ? Rien ne le justifie si ce n’est qu’on a toujours fait comme ça. Il n’y a aucune raison de maintenir des pratiques qui n’obéissent à aucune rationalité.

Comment est-ce que ce conservatisme se traduit concrètement ?
Notamment par un travail de lobbyisme incroyable qui a vidé le rapport Racine d’une bonne partie de sa substance. Dans un premier temps, nous avons eu peur qu’il ne sorte pas, car nous devinions qu’il allait être assez énergique et consistant. Le rapport a finalement été publié et on a pu le lire, l’analyser, le commenter. Il ne s’agit pas de dire que 100% de ce qui est préconisé doit se transformer en réalité concrète. Mais, là, il y a eu de la part d’un certain nombre d’instances influentes une volonté de torpiller les propositions les plus novatrices. Par exemple sur le contrat de commande, ou la possibilité de créer de véritables syndicats d’auteurs, réellement indépendants. Cela suppose qu’ils soient financés, comme dans n’importe quelle autre branche.
L’essentiel de ce qui a été réalisé ces dernières années l’a été grâce au bénévolat et au militantisme. Des gens comme Denis Bajram ont dû presque interrompre leur activité d’auteur parce qu’ils se sont consacrés à plein temps à la défense des auteurs et autrices. Il a fallu assimiler des dossiers très techniques que même les ministères concernés ne maîtrisaient pas. Ce militantisme n’est évidemment pas tenable dans la durée. Nous demandons donc quelque chose de simple : qu’il y ait une représentation organisée et financée où nous pourrons défendre nos propres intérêts, que nous soyons photographes, dessinateurs, écrivains etc. Cette idée a été attaquée, non seulement par de grands groupes éditoriaux, qui après tout sont dans leur rôle – même si ce serait leur intérêt à plus long terme de reconnaître les fragilités de leurs partenaires auteurs –, mais aussi par des gens qui prétendent parler au nom des auteurs, mais montrent combien ils ont perdu le contact avec la fragilité et la précarité de ceux qu’ils disent représenter.
L’enquête des États généraux de la BD avait fait apparaître, mais c’est applicable à d’autres secteurs, la catégorie de « professionnel précaire ». Lorsqu’on a demandé aux auteurs s’ils se considéraient comme des amateurs, des professionnels installés ou des professionnels précaires, plus de la moitié se sont reconnus dans cette dernière catégorie. Cela veut dire qu’ils travaillent à plein temps, que c’est leur métier principal, et qu’en même temps ils ne sont pas en mesure d’en vivre. C’est un point-clé qui montre l’ubérisation grandissante des métiers de la création, l’idée que l’on prend puis on jette, sans se soucier de la construction d’un parcours, d’une carrière, d’une œuvre, ou tout simplement du destin concret de la personne que l’on a en face de soi. On renvoie vertueusement le créateur à une liberté sur laquelle il s’agirait de ne pas empiéter, mais c’est la plupart du temps un discours de mauvaise foi. Que reste-t-il de la liberté quand on n’a pas la possibilité de vivre de son travail ?

2020 a été déclarée Année de la BD, c’est un secteur qui a connu une croissance économique importante ces dernières décennies, et qui jouit désormais d’une plus grande reconnaissance. Qu’est-ce que cette année de la BD doit apporter selon vous ?
L’année de la bande dessinée était la première préconisation d’un autre rapport, le rapport Lungheretti sur la bande dessinée, où il y avait beaucoup de choses très intéressantes. Le ministre a gardé cette proposition, il a annoncé en janvier 2019 que 2020 serait l’année de la BD, c’était sans doute un délai un peu court. J’ai le sentiment, pour l’instant, que l’intention est bonne : il faut saluer les efforts pour plus de reconnaissance et de présence dans les écoles, les médiathèques, etc. Mais si cette année de la bande dessinée méconnaît les auteurs de bande dessinée, ce sera un coup dans l’eau. Il y a de la colère chez beaucoup d’auteurs qui ont l’impression qu’il y a de plus en plus de légitimation et de moins en moins de reconnaissance concrète. Marshall McLuhan disait : « Quand un medium perd sa centralité, il devient un art ou il meurt ». Il faut absolument éviter que la bande dessinée ne meure comme métier au moment où elle est reconnue comme un art. La bande dessinée a connu un double phénomène de littérarisation – à travers le triomphe du roman graphique – et d’artification pour reprendre le mot de Nathalie Heinich – à travers l’intérêt des galeries pour les planches originales. La reconnaissance institutionnelle et médiatique ne peut pas avoir pour corollaire une précarité accrue. Je suis bien sûr favorable à de belles expositions, à une reconnaissance par les grands musées et les FRAC, à une place plus importance dans les librairies générales et les bibliothèques, à une vraie attention de l’Education nationale. Mais pour l’instant les mesures concrètes se font attendre, alors que nous avons besoin d’annonces fortes et rapides.

Si la création est diverse et de grande qualité, il faut bien voir que le succès actuel du marché de la bande dessinée est en trompe-l’œil. Les chiffres positifs qui sont publiés chaque année masquent le fait qu’il s’agit surtout d’une augmentation colossale du nombre de titres. En peu d’années, la production a été multipliée par dix. Mais les ventes moyennes des albums ont considérablement baissé. Toute l’économie du secteur a été modifiée, pour diminuer les coûts. La technologie a considérablement évolué grâce au numérique. Des tâches qui incombaient autrefois à l’éditeur sont désormais souvent assumées par les auteurs. Or la rémunération de l’auteur a diminué en même temps qu’on augmentait sa charge de travail, en amont et en aval. En amont parce qu’on demande à l’auteur de fournir des fichiers numériques impeccables, ce qui lui impose de s’équiper de machines coûteuses. En aval, parce que c’est maintenant à lui d’assumer une grande partie de la promotion, sur les réseaux sociaux comme à travers les dédicaces. La rémunération de l’auteur est devenue la dernière variable d’ajustement. Une vraie réflexion sur la surproduction est indispensable.

On retrouve le déséquilibre sur lequel vous alertez avec la Ligue des auteurs professionnels ?
Tout ça montre en effet un système profondément déséquilibré qui à terme pourrait être destructeur pour tout le monde. Ce n’est pas un simple slogan que de dire « sans auteur, pas d’éditeur ». C’est une réalité très concrète : si un nombre grandissant d’auteurs sont contraints d’abandonner le métier, parce qu’ils ne peuvent plus en vivre, s’ils abandonnent leur série, toute une part de la bande dessinée, qui n’est peut-être pas la plus ambitieuse et la plus valorisée par la critique, mais qui est absolument nécessaire à l’économie du secteur, risque de s’écrouler. Il y a, je pense, une absence de vision que nous essayons de combler. Il faut réfléchir d’urgence à ce que pourrait être la place des métiers créatifs d’ici une dizaine d’années. J’ai l’impression que chez beaucoup d’éditeurs, le court-termisme – le profit dégagé à la fin de l’année – rend aveugle aux transformations profondes de la lecture et des modes de consommation culturelle. Quand je vois les contre-arguments qui ont été opposés, notamment par le SNE, aux revendications des auteurs ou au rapport Racine, je suis frappé par leur pauvreté intellectuelle. Je vois un repli conservateur là où il faudrait de la prospective et de l’ambition. Aujourd’hui, ce sont des auteurs bénévoles qui sont allés le plus loin dans l’analyse de dossiers parfois très complexes. Si les éditeurs et les diffuseurs veulent faire connaître la réalité de leurs métiers, et leurs propres difficultés, il faut qu’ils arrivent avec de nouvelles réflexions et des propositions consistantes.

 


Raphaël Bourgois

Journaliste