Société

Paul Gilroy : « A l’instar de l’Angleterre, de très nombreuses nations nourrissent un fantasme de purge du corps politique »

Journaliste

Lauréat récent du prix Holberg, grande figure des cultural studies, le sociologue Paul Gilroy travaille depuis les années 80 sur les liens entre nationalisme et racisme. A l’occasion de la traduction de Mélancolie postcoloniale, il revient seize ans après sa parution sur les analyses prémonitoires qu’il y proposait de certains phénomènes qui ont, par exemple, fini par produire le Brexit.

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Né dans l’East End de Londres en 1956, d’une mère guyanaise et d’un père anglais, Paul Gilroy a longtemps travaillé au Greater London Council avant de devenir universitaire. Il écrivait alors en parallèle sur la musique pour City Limits, le NME ou The Wire. Après une thèse soutenue à Birmingham, épicentre des cultural studies, autour de la figure de Stuart Hall, il enseigne dans différentes universités londoniennes avant de prendre un poste de professeur à Yale University et d’y diriger le Département études africaines-américaines. Le 11 septembre et surtout l’évolution de la politique américaine après cet événement tragique explique en grande partie son désir de revenir en Europe, à la London School of Economics puis à University College où il a créé le Centre for the Study of Race and Racism. Auteur en 1987, d’un livre devenu très rapidement un classique, There Ain’t No Black in the Union Jack, on lui doit aussi un autre très grand livre, L’Atlantique noir. Entretien à l’occasion de la traduction tardive mais bienvenue de Mélancolie postcoloniale aux éditions B42.

Le nouveau gouvernement français, nommé en juillet dernier, travaille actuellement à la préparation d’un projet de loi de lutte contre « les séparatismes ». Ce mot et ce qu’il cherche à désigner apparaît très symptomatique de l’époque, comment le recevez-vous ?
Je ne suis pas français, j’hésite donc toujours à parler de politique française mais il me semble que tenir les victimes du racisme responsables des effets du racisme, c’est-à-dire ignorer les processus systématiques et structurels qui produisent la séparation – qui produisent la séparation dans les schémas de la hiérarchie raciale, choses qui ont été révélées par la vulnérabilité différentielle de certains groupes aux effets de la pandémie, pour prendre un exemple récent –, que cette tendance à blâmer la victime est une tendance familière de la gouvernance des peuples minoritaires racialisés.

Vous n’êtes pas français mais britannique et confronté depuis quelques années maintenant à la perspective puis la mise en œuvre du Brexit. Peut-on également comprendre ce fait historique en recourant à ce désir de « séparation » ?
Même s’il lui est arrivé de critiquer certains aspects de la moralité de l’administration politique dans les colonies, Enoch Powell – l’un des hommes politiques de droite les plus célèbres de la seconde moitié du XXe siècle au Royaume-Uni – ne voyait à terme pas d’autres issues possibles que le conflit et la guerre face au processus qui conduisait les peuples postcoloniaux à venir s’installer au cœur de l’ancien Empire, par exemple, dans la métropole au centre de l’ancien système, Londres. Et, alors qu’il théorisait cela en vue d’un discours politique resté célèbre (Rivers of blood…), il insistait sur le fait que « la vie des nations se vit surtout dans l’imagination ». Cela offre un aperçu utile du gouffre singulier que les séquelles – je n’appellerais même pas cela souvenirs – que l’histoire de l’Empire a sur la formation des gouvernements, et le façonnage pathologique d’une culture politique par quelques traits différents que mon livre, Mélancolie postcoloniale, tente d’identifier.
Pour évoquer le premier de ces traits, il faut prononcer un mot, même s’il est insultant : wog . Un terme très péjoratif qui désigne les étrangers, les gens de couleurs, les Noirs, les métisses… Et selon la vieille vision impériale, les wogs ça commence à Calais.
Le deuxième trait n’est pas une maladie spécifiquement britannique, on la retrouve dans de nombreuses autres régions d’Europe : c’est l’idée que si nous nous purifions, si nous nous débarrassons de toute influence étrangère, de tout élément extérieur, de toute intrusion, nous pourrions certes être confrontés à un régime plus restrictif, mais notre corps politique sera plus fort, nous serons en sécurité, nous serons tous à l’abri. Et, évidemment, nous serons tous blancs, cela va avec même si ce projet politique n’est jamais présenté en ces termes. Cette illusion d’un genre particulier apparaît comme la variante britannique d’une pathologie plus répandue. Aujourd’hui, à l’instar de l’Angleterre, de très nombreuses nations, et pas seulement celles qui sont post-impériales, nourrissent ce fantasme de purge du corps politique, une purge qui leur permettrait de devenir sûres, sécurisées, sans risque.
Le troisième trait de cette culture politique britannique, c’est le souvenir de la Seconde Guerre mondiale. Là encore ce souvenir ne persiste pas qu’au Royaume-Uni mais dans différentes parties d’Europe, y compris en relation avec des intérêts politiques ouvertement fascistes. Il persiste à travers des tensions et des fractures très anciennes, connues de tous, mais non résolues, et qui sont toujours des sources actives de conflits. Et mon pays en souffre lui aussi de manière très destructrice, très corrosive.
Enfin, dernier trait, cette histoire de domination impériale mondiale que nous partageons d’ailleurs avec d’autres pays, la France, la Belgique, les Pays-Bas ou le Portugal, et dans ce dernier cas elle est liée au renversement du fascisme et au rétablissement de la démocratie. Cette histoire de domination impériale mondiale est toujours partie intégrante de la façon dont les intérêts économiques et politiques sont théorisés et mis en œuvre – dans le monde entier – par notre gouvernement. Mais cette histoire coloniale n’a jamais été, comme le disent les psychologues, “travaillée” par le passé. Ce n’est pas une question de présence ou d’absence mais il y a souvent une sorte d’amnésie qui l’ôte à la conscience, et qui ne l’empêche pas d’être toujours là.
L’écriture de Mélancolie post-coloniale a été très inspirée par les travaux d’Alexander et Margarete Mitscherlichs, ces psychologues qui ont été impliqués dans les processus de dénazification, notamment auprès des tribunaux pour contribuer à déterminer si des acteurs ou agents individuels du régime nazi avaient suffisamment progressé pour être réemployés. L’incapacité de la politique allemande à faire le deuil de sa période nazie, à faire le deuil de sa relation avec le fascisme, à traiter cette mémoire et à émerger de l’autre côté dans une sorte de condition plus saine m’a inspiré pour réfléchir à la façon dont l’histoire de l’illusion, du traumatisme et de la violence coloniale était encore présente et active dans notre vie politique contemporaine. C’est, en fait, une chose qui a refait surface et s’est intensifiée dans la période qui a suivi le 11 septembre. J’ai proposé, avec respect et insistance, de réorienter notre réflexion afin que nous puissions surmonter cette période impériale et coloniale. Certains dans le système éducatif faisaient déjà ce travail, mais ils étaient alors surtout – je suis désolé de le dire – condamnés et critiqués pour ne considérer ces faits historiques que comme un phénomène négatif…

Vous venez de mentionner le 11 septembre. Cet événement est à l’origine de ce livre qui vient d’être traduit en français. Vous avez mis quelques années après cet événement pour l’écrire….
Je vivais aux États-Unis à l’époque, à proximité des horreurs de l’attaque des tours jumelles, dans une ville très privilégiée et très riche de la Nouvelle-Angleterre, et, tout à coup, tout le monde priait sur le green du village… Ma fille, qui faisait partie de l’équipe de football, m’a dit : « si tu ne vas pas prier, tu ne peux pas jouer au football ». Cette crispation de la communauté nationale et locale était très forte. Et la vie à l’université a également beaucoup souffert pendant cette période, les dirigeants de mon université – Yale – ont rappelé que nous avions le droit de parler franchement, ce qui n’étaient pas le cas de nombre d’autres dirigeants d’universités qui demandaient aux professeurs de se taire, sous prétexte que ce n’était pas le moment de parler. Mais cette histoire avait en fait commencé plus tôt, avec l’intervention de Samuel Huntington à propos du « choc des civilisations ». Cette idée, qui, dans le monde intellectuel, était reçue comme un mensonge avant le 11 septembre, a pris du poids après. Huntington soutenait que les conflits décisifs pour l’avenir de notre planète seraient culturels, religieux et que nous pouvions faire l’inventaire de la façon dont ces conflits allaient émerger et qu’ils seraient culturels… Le 11 septembre m’a donc rappelé à la réalité et m’a alerté… Non que j’ai découvert à cette occasion cette pensée civilisationniste, elle fait partie de la pensée raciale, vous connaissez Gobineau et sa (courte) liste des civilisations du monde… Même s’il ne le reconnaissait pas Huntington s’inscrit dans cette tradition.
Une autre chose déterminante je crois au moment du 11 septembre, c’est que je vivais hors de mon pays et que cela conférait à ma perception une acuité particulière. J’avais l’impression de voir certaines choses plus clairement à 3000 miles que lorsque j’étais cahoté à chaque virage, chaque tournant, chaque secousse, chaque bosse de la route de la vie politique britannique. Cette séparation était un exil choisi : je n’étais pas un réfugié, je n’étais pas quelqu’un qui pouvait prétendre au statut de déplacé. Mais cet exil choisi m’a apporté un éclairage supplémentaire sur cette machine qui a vu le jour au moment du 11 septembre et a prospéré après. C’est cette machine qui est également impliquée dans l’histoire du Brexit.

Après le 11 septembre, pour beaucoup de gens, la figure d’un nouvel ennemi est apparue…
Et c’est une figure racialisée. Je sais que certains objectent que ce n’est pas une race mais une religion. Mais c’est exactement ce que les gens disaient des Juifs dans les années 1930. Et je pense que si nous voulons vraiment comprendre la figure du musulman comme un trope racialisé du discours politique contemporain, la meilleure ressource dont nous disposons c’est l’histoire de l’antisémitisme en Europe.

Ce livre qui paraît enfin en français est né du 11 septembre, nous avons parlé du Brexit et de la situation contemporaine mais en fait vous n’avez pas attendu ces événements pour travailler sur la façon dont, au Royaume-Uni, la question raciale et les questions nationalistes sont entremêlées. En publiant notamment dès 1987 un livre important, au titre marquant et devenu un classique : Ain’t no Black in the Union Jack. Comment avez-vous été amené à conduire cette recherche, à choisir cet objet ?
Je sais que c’est un propos hasardeux, alors pardonnez-moi : j’ai été dans ma vie, enfant, jeune adulte, adolescent, victime du racisme. Je sais que tout le monde aime désormais apparaître comme victime, tout le monde se bat pour la couronne du plus victimisé. C’est pourquoi j’hésite toujours un peu à le dire. Mais vous m’avez interrogé sur mon travail et sur la façon dont j’ai grandi. Alors je dirais qu’enfant, quand je me suis trouvé victime de toutes les formes de racisme, quand j’étais insulté dans la rue ou à l’école par les enfants ou les professeurs, cela nourrissait ma curiosité. Je voulais comprendre ce qui m’arrivait et pourquoi cela m’arrivait. Et ce, dès mon plus jeune âge. Donc, quand je suis arrivé dans un environnement universitaire qui m’a permis de cultiver cette curiosité – et je ne suis pas sûr que cet environnement universitaire existe encore, c’est pourquoi je le mentionne – j’ai été propulsé dans une confrontation avec les rouages de cette pensée raciale.

De quelle université s’agissait-il ?
Oh, cela aurait pu être n’importe quelle université. C’était celle du Sussex… Non, ça pourrait dépendre de l’université, en fait. Parce qu’à cette époque, le Sussex était encore un environnement universitaire expérimental, où, par exemple, les revendications de la pensée disciplinaire étaient affaiblies et peut-être qu’une recherche intellectuelle plus centrée sur les problèmes était encouragée et qui permettait aux gens de travailler au-delà des frontières, de se situer entre l’histoire, la littérature, la politique et la philosophie. Et cela me correspondait bien. Dans notre université, l’accent n’était pas mis sur les cours magistraux et en trois ans, je n’ai probablement assisté qu’à trois cours magistraux. J’étais tout le temps à la bibliothèque pour lire et écrire avec acharnement. J’ai suivi quelques séminaires mais jamais assisté à des conférences : je ne voulais pas qu’on m’apprenne à reproduire des choses que d’autres personnes avaient pensées. C’est dans ce contexte que j’ai eu l’occasion d’explorer la question de la dynamique de la politique raciale, comment elle avait évolué et s’était transformée au fil du temps.
Bon, vous savez, j’ai grandi dans une maison avec des parents qui avaient une conscience politique – je ne sais pas si j’étais d’accord avec eux mais ils considéraient la politique comme une chose importante. J’ai également adopté cette vision. C’est ce qui a fait, par exemple, que j’ai voulu comprendre pourquoi les gens me traitaient de tous ces noms, je voulais savoir pourquoi ils crachaient sur ma famille quand nous sortions ensemble. Voilà ce que je voulais comprendre. Et puis j’ai commencé à découvrir en lisant que les théories critiques du racisme ne faisaient pas toujours une place au nationalisme en tant que phénomène lié au racisme. Dans la culture universitaire, le racisme et le nationalisme étaient séparés. Le nationalisme relevait de ce qui se passait entre les nations ; et le racisme, de ce qui se passait à l’intérieur des nations. Je n’étais pas vraiment d’accord avec cette séparation. Et, de fait, la manière dont les Anglais – pas les Britanniques, les Anglais –parlaient de ces questions m’a montré combien le nationalisme et le racisme étaient étroitement liés. Et l’accent mis sur la culture était la chose qui apparaissait comme une sorte de charnière entre les deux.

Et vous rappeliez combien les nations sont des fictions. Des « communautés imaginées », pour reprendre l’expression de l’anthropologue Benedict Anderson….

Oui, et Renan parle de « communautés oubliées»…

Cela indique à quel point la culture est une chose très importante, c’est la production de culture qui produit ces nations et ces communautés. Vous êtes donc très attentif à la culture dans vos travaux. Or ce qui me frappe, s’agissant de postcolonial, c’est quand même à quel point la culture britannique donne le sentiment d’avoir su, bien davantage qu’en France, s’élargir, devenir pluraliste, accepter celles et ceux issus de l’ancien Empire. On pourrait parler de musique, ou de littérature. Si, en France, nous avons eu de très grands écrivains venus de l’ex-Empire – je ne citerais qu’un nom : Edouard Glissant –, nous n’avons pas eu dans les années 80 de génération équivalente à celle qu’on a appelé «l’Empire contre-attaque» en Angleterre, avec des auteurs comme Salman Rushdie, Ben Okri, Hanif Kureishi… occupant soudainement le cœur de la scène littéraire… Bref, la culture britannique semble beaucoup plus multiculturelle.
Oui, il y a là une part de vérité. Et je pense que cela tient à deux facteurs. D’abord à la question de la mémoire de l’Empire, qui renvoie elle-même aux questions d’appartenance, de citoyenneté et de culture. Dans l’exemple français, si je peux me permettre, une grande partie de cela est lié à la langue et à la maîtrise de la langue, il est donc intéressant que vous vous arrêtiez sur la littérature, parce que je n’ai jamais lu un écrivain avec une plus belle langue française qu’Édouard Glissant ! Mais c’est un autre sujet, passons. L’autre facteur renvoie à une sorte de crise de l’identité nationale anglaise vis-à-vis de l’influence des Etats-Unis. Avec un versant positif et un versant négatif. Dans l’après-guerre, dans de nombreuses régions d’Europe les gens trouvaient passionnante la culture américaine, elle était nouvelle, brillante, bruyante, enrichissante, etc. En comparaison, les Anglais ont soudainement souffert de ce que nous pourrions appeler un déficit de culture, qu’il y a eu une sorte de défaillance dans la culture britannique. Même aujourd’hui, si vous demandez à des Anglais ce qu’ils peuvent dire de la culture anglaise, ils sont frappés d’une sorte d’hésitation. La culture écossaise on sait : les kilts, le whisky, les cornemuses, Robert Burns… La culture irlandaise, ? Joyce, Swift, tous ces écrivains et toute une tradition de chansons et de musique. Sans oublier une langue qui leur est propre, le gaélique… Comme il existe la langue galloise… Tout le monde a donc une culture. Mais les Anglais ? Dans mon livre, j’ai exploré ce déficit de culture, montré que les Anglais ne connaissent en fait pas leur propre culture. La musique traditionnelle anglaise, par exemple, que j’aime mais dont les générations plus jeunes que la mienne n’ont aucune idée. Et le fait même qu’ils ne soient même pas capables de chanter une chanson anglaise les rend vulnérables aux attraits, aux certitudes de la pensée nationaliste. Parce que ce vide, cet espace déficitaire, ils le rempliront par du racisme. Parce qu’il offre une possibilité de certitude dans une confrontation avec leur propre manque, leur manque, non seulement de culture, mais de confiance culturelle.

Une autre différence tient sans doute au fait qu’il existe un consensus au sein des élites britanniques, politiques ou culturelles, pour ne pas accepter le racisme comme une opinion possible. Ce qu’a fait le Front national en France, en parvenant à déplacer vers l’extrême droite tout l’agenda politique, est inimaginable au Royaume-Uni. De même que jamais, des éditeurs britanniques de renom, comme Faber & Faber ou Jonathan Cape, n’auraient publié dans les années 2000 des auteurs comme Richard Millet ou Renaud Camus, à la différence de Gallimard et POL…
Sans doute parce que les gens de ma génération qui travaillent dans ces univers politiques et culturels, et moi le premier, ont été socialisés dans les années 70 à travers des initiatives comme Rock Against Racism. Tous ces gens ont compris à ce moment-là, au moment-là de la révolution punk qu’on ne peut pas être raciste et cool. Parce que si vous êtes raciste, vous êtes stupide, vieux, borné, point barre. Il n’était plus possible d’être intéressant et raciste. Tout cela c’est le travail de Rock Against Racism et de la ligue anti-nazie. Même s’il ne faut pas être dupe, et observer également comment des responsables politiques comme Margaret Thatcher ont pu aspirer l’énergie politique de l’extrême droite et la rediriger vers le sillon électoral qu’ils cultivaient. Et ils y sont parvenus en envoyant certains signaux codés nichés dans leur discours global, des signaux très efficaces. C’est ce qui a rendu inutile la construction d’un mouvement politique fasciste, cette capacité de Thatcher et ses amis à s’adresser à ce type d’électeurs directement, en leur disant qu’ils allaient s’occuper de telle ou telle question. Thatcher n’a pas voulu d’Enoch Powell, en raison du discours qui lui a valu d’être expulsé du gouvernement en 1968, mais elle pouvait se le permettre parce qu’elle avait déjà assumé dans son positionnement le fait que la culture anglaise était submergée par une culture étrangère. C’est cette même image d’ailleurs, de la montée des eaux, de l’inondation venue de l’extérieur qu’on a retrouvé de manière récurrente lors des débats autour du Brexit. Je pense donc que tous ces thèmes, euphémisés, ont été intégrés dans le courant dominant de la droite, ils ne sont pas restés en marge. Et c’est ce qui semble se produire au Danemark aussi, par exemple.

C’est donc ce qui, à bien des égards, a produit le Brexit ?
Je ne sais pas quel est le symptôme et quelle est la cause. Il nous faudra une conversation beaucoup plus longue pour démêler cette articulation. Disons que les tendances qui ont, en quelque sorte, culminé avec le Brexit s’inscrivent dans la vie politique anglaise sur une période beaucoup plus longue que nous n’avons voulu le voir. Il ne s’agit pas seulement de fermes à trolls russes et de manipulation d’algorithmes sur Facebook. Il s’agit de toute cette culture, le terrain était déjà préparé, vous savez.

Dans l’introduction inédite que vous avez rédigée pour l’édition française de Mélancolie Post-coloniale, vous confiez que vous n’aimez en général pas vraiment les drapeaux, à l’exception notable du drapeau européen…
C’est le seul drapeau qui compte pour moi. Non parce l’UE est merveilleuse. Je connais ses limites et suis conscient des problèmes liés, par exemple, aux nouvelles règles d’expulsion des étrangers qui ont été mises en place. Je connais les problèmes liés à la hiérarchie et aux libertés qui fondent l’Union européenne. Mais ce drapeau… Je suis revenu d’Amérique, parce que je voulais participer à la création d’une nouvelle Europe. Et je me sens mal pour mes propres enfants qui, dans cette génération, vont souffrir beaucoup plus que moi, parce qu’ils m’ont cru, qu’ils ont stupidement cru leur père et ils sont devenus des européens multilingues participant de projet désormais rejeté.

Venons-en à une autre grande différence entre la France et le Royaume-Uni : la question de l’universalisme. La conception qu’ont certains en France de l’universalisme le rend difficilement compatible avec le multiculturalisme. Ce qui n’est pas du tout le cas dans votre pays.
Oui, je me suis rendu très impopulaire en défendant un certain type d’universalisme. Je crois que je suis un universaliste et un constitutionnaliste, étrangement. Mais aucun projet universaliste sérieux ne peut éluder la confrontation avec l’héritage du racisme à travers le monde. Pour moi, un test de la crédibilité de toute pensée universaliste consiste à regarder ce qu’elle a à dire de l’histoire des dommages infligés dans le monde moderne par la hiérarchie raciale et les génocides. Si une pensée universaliste peut intégrer cette dimension, alors j’y souscris. Mais si l’on entend que le simple fait de poser cette question fragilise le projet universaliste, alors c’est une immense déception.

Universaliste donc mais aussi résolument cosmopolite….
Oui, absolument. Bien sûr. Mais qu’est-ce que le cosmopolitisme aujourd’hui ? Ce n’est pas du cosmopolitisme de Kant. C’est le cosmopolitisme de la montée des eaux. C’est le cosmopolitisme de la fonte du permafrost de l’Arctique. Il y a différentes motivations pour une pensée planétaire aujourd’hui, parce que la crise climatique doit être au centre de tout cela. Et le test de la validité de la politique nationaliste que nous venons de critiquer se situe en fait dans ce contexte, dans l’arène politique émergente de la crise climatique. Et partout où vous regardez, les nationalistes échouent à ce test.

Paul Gilroy, Mélancolie postcoloniale, traduit de l’anglais par Marc Saint-Upéry, éditions B42, 208 pages


Sylvain Bourmeau

Journaliste, directeur d'AOC

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