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Steven Teles : « La carrière de Ruth Bader Ginsburg coïncide avec l’évolution de la bataille pour le contrôle du droit »

Journaliste

La disparition de la juge à la Cour suprême des États-Unis Ruth Bader Ginsburg, figure importante du camp progressiste, a déclenché une bataille féroce autour de sa succession. Déjà dominée par les conservateurs, la plus haute instance judiciaire américaine pourrait basculer un peu plus en leur faveur. C’est, aux yeux du politiste Steven Teles, le dernier épisode en date de la longue bataille, menée depuis les années 1950, pour le contrôle du droit.

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Professeur de science politique à Johns Hopkins (Baltimore) et membre important du Niskanen Center, un think tank modéré de Washington, Steven Teles travaille plus particulièrement sur les conservateurs américains. Dans The Rise of the Conservative Legal Movement: The Battle for Control of the Law, un livre paru en 2008, il se penchait sur l’affrontement qui oppose depuis les années 50 conservateurs et progressistes et mettait par là en évidence ce qu’il appelle la “bataille pour le contrôle du droit”. Car cet affrontement ne se joue pas seulement dans les urnes : Teles décrit une véritable guerre culturelle qui se déroule aussi bien dans les universités de droit, les cabinets d’avocats ou les juridictions locales, et qui s’est progressivement durcie en repoussant peu à peu les limites des normes acceptables aussi bien sur la forme que sur le fond. Pour Steven Teles, qui s’est aussi intéressé plus récemment aux Républicains dissidents, les Never Trumpers, la justice n’a pas échappé à la radicalisation partisane des États-Unis à laquelle on assiste depuis quelques années. L’ingérence judiciaire de Donald Trump en est le dernier épisode : le président américain a brisé en juin le record de 200 nominations au sein des cours fédérales et ainsi durablement orienté la justice américaine. Mais c’est surtout la succession de Ruth Bader Ginsburg, morte le 18 septembre dernier, qui révèle à quel point cette bataille pour le contrôle du droit s’est durcie. RB

La mort de la membre de la Cour suprême Ruth Bader Ginsburg ouvre un nouvel épisode de ce que vous qualifiez de « bataille du droit ». Que représentait celle qui était devenue l’icône du mouvement du « progressisme légal » ?
Pour bien répondre à cette question, il faut remonter le fil de la carrière de Ruth Bader Ginsburg, qui à mon avis aurait de toute façon été considérée comme une personnalité importante de l’histoire du droit aux États-Unis, même si elle n’avait pas été nommée juge à la Cour suprême en 1993. On peut dire qu’elle a vraiment eu deux carrières distinctes. La première comme avocate, principalement dans les années 70, quand elle a plaidé à de multiples occasions contre les lois qui instauraient une différence de traitement entre les hommes et les femmes. Elle a ainsi grandement contribué à mettre en place l’essentiel du droit positif actuel en matière d’égalité devant la loi des femmes et des hommes ou de famille. On peut donc dire qu’avant même de devenir juge, elle était une personnalité importante. C’est à ce moment-là, en 1980, qu’elle a été désignée par le président Jimmy Carter puis confirmée comme juge à la Cour d’appel du District de Columbia. Ce qu’on appelle le D.C. Circuit est très influent, c’est la Cour d’appel la plus importante après la Cour suprême, car sa juridiction comprend la capitale du pays, Washington. Donc la grande majorité des lois administratives et des règlements qui s’appliquent au niveau fédéral passent par ce D.C. Circuit. Par le passé, ça a d’ailleurs toujours été une importante voie d’accès à la Cour suprême, beaucoup de juges qui y ont été nommés ont d’abord exercé dans le cadre du D.C Circuit. J’ajouterais que ce qui me frappe dans sa carrière, c’est à quel point elle coïncide avec l’évolution de la bataille judiciaire et l’histoire du droit des États-Unis depuis les années 50 : elle commence comme avocate et professeure de droit à la Columbia Law School dans le camp du réformisme progressiste qui domine alors, et fait largement la loi. Mais cette position de domination s’est progressivement érodée au fil des ans, jusqu’à devenir, à la fin de sa vie, minoritaire. Lorsque la Cour suprême prend une décision, le « Senior Justice » désigne celui ou celle qui devra rédiger l’avis majoritaire. Finalement, Ruth Bader Ginsburg a davantage été chargée de rédiger l’avis dissident, ce qui ne devait certainement pas être très confortable pour elle.

C’est parce qu’elle s’est retrouvée au milieu de cette bataille entre le progressisme et le conservatisme légal qu’elle est devenue un symbole ?
Elle était certainement un symbole, mais à mon avis Ginsburg était une personnalité plus complexe que ce que les portraits parus depuis sa disparition ont pu laisser penser. Cet écart tient certainement à l’image qu’on se fait souvent du rôle de la Cour suprême. Aux États-Unis, et sans doute encore plus à l’étranger, on s’imagine qu’elle traite essentiellement de dossiers liés aux droits des homosexuels ou à l’avortement. Or c’est très loin d’être le cas, c’est même tout le contraire : l’écrasante majorité des cas portés devant cette juridiction suprême concernent ce que j’appellerais du « vrai droit », celui qui demande de fortes compétences techniques, qui est l’apanage de professionnels et mobilise un cadre intellectuel bien différent de celui qui est mobilisé dans les approches idéologiques de la fabrique de la loi. Or, dans ces situations, Ginsburg a souvent, en tout cas plus souvent que la plupart des gens ne se l’imaginent, statué dans le même sens que certains juges conservateurs. Car aussi étrange que cela puisse paraître dans l’atmosphère actuelle, sur ces cas plus techniques, il n’y a pas d’alignement naturel à droite ou à gauche. Ainsi, si l’on y regarde de plus près, quand le point de vue d’un collègue conservateur était raisonnable et méritait d’être soutenu, Ginsburg pouvait être d’accord. Il faut toujours avoir cela à l’esprit, même s’il est clair qu’elle a représenté une alternative à la vision conservatrice du droit. Par exemple lorsqu’elle défendait l’idée que les droits des minorités devaient être positivement protégées par la Cour, qu’il fallait porter une voix vigoureuse contre l’avis majoritaire en soutien de ces droits. Les conservateurs au contraire ont tendance à s’en tenir à une étroite conception « textualiste » de ces questions.

On est là au cœur de la querelle qui oppose progressistes et conservateurs.
En effet, les progressistes, qu’ils soient avocats, professeurs de droit ou juges, défendent l’idée que les principales lois sur les droits civils ont presque une valeur constitutionnelle. On parle volontiers dans ces milieux de « supers lois », c’est-à-dire qu’elles ne sont pas aussi fortes que les lois constitutionnelles, mais qu’elles le sont un peu plus que les lois ordinaires. C’est un discours qu’on retrouve jusque dans les écoles de droit, les Law Schools, où de nombreux professeurs défendent ce concept de « supers lois » – lois qui laissent une large place à l’interprétation, suivant l’évolution historique, comme on le fait avec les principes constitutionnels qui sont finalement assez vagues. De leur côté, les conservateurs font une différence très nette entre les lois d’un côté, la Constitution de l’autre, et s’opposent à ce qu’elles soient interprétées de manière extensive. D’ailleurs, même la Constitution ne devrait pas selon eux faire l’objet de trop d’interprétations. Pour Ginsburg, la Loi sur les droits civiques et les positions qu’elle a défendues en matière de droits des femmes, devaient constituer de nouvelles fondations pour le droit, une sorte de moment constitutionnel.

Pouvez-vous nous en dire un peu plus au sujet de cette guerre pour le contrôle du droit que vous décriviez dans The Rise of the Conservative Legal Movement  en 2008 ? Sur quel champ de bataille s’est-elle déroulée, et qui a gagné ?
Je dois dire d’abord que comme tous les titres, celui-ci survend légèrement le projet du livre qui ne traite que d’un aspect de cette guerre que se sont menées progressistes et conservateurs sur plusieurs fronts du droit dès les années 50. Je me suis surtout intéressé à la façon dont ce conflit s’est déroulé au sein des élites. Car si on regarde cette guerre pour le contrôle du droit aux États-Unis, qui s’est jouée principalement autour du mouvement pour les droits civiques, l’essentiel ne s’est pas déroulé dans le milieu feutré des juristes, mais plutôt au niveau de ce qu’on appelle ici la « hardball politics », le combat politique dur, dans les mouvements sociaux, à travers des oppositions fondamentales. Ce qu’il faut bien comprendre avec ce qui s’est passé au cours de près de trente années de transformation progressiste, c’est que celle-ci a mis en œuvre un processus de nationalisation de la politique et du droit aux États-Unis. Ce qui était avant pris en charge au niveau local, celui des États, s’est progressivement retrouvé décidé, arbitré au niveau fédéral : des normes nationales se sont mis en place. Bien entendu, les conséquences se sont d’abord faites sentir contre les lois de ségrégation, et une grande partie des oppositions au légalisme progressiste se sont construites au nom de l’opposition aux droits civils. Les principaux argumentaires qui seront utilisés par les juristes conservateurs prennent leur origine dans cette époque, dans le langage mobilisé par les opposants aux droits civils.

Mais là aussi, un peu comme pour la perception qu’on peut avoir de la Cour suprême, il faut bien réaliser que le progressisme légal a des conséquences bien plus larges que la seule question sociale, en termes, par exemple, de régulation de l’économie. Nous avons toujours tendance à sous-estimer l’économique au profit du social. Or ce qui s’est passé avec le progressisme légal, c’est qu’il a permis en tirant tous azimuts de fédérer des groupes de conservateurs qui jusque-là n’obéissaient qu’à leurs seuls intérêts. Du fait de la libéralisation et de la nationalisation du droit, les conservateurs sur le plan social et les conservateurs sur le plan de la race ont été rejoints par les conservateurs économiques qui constatent alors que, dans des domaines comme l’environnement, les décisions de justice leurs sont défavorables, même quand les progressistes reculent et s’affaiblissent électoralement. Les conservateurs font le constat, dans les années 70 et surtout dans les années 80, qu’ils gagnent plus souvent les élections, mais que leur capacité à transformer ce pouvoir politique en pouvoir judiciaire reste très limitée. C’est vraiment de cela que parle mon livre, j’ai essayé de comprendre comment les conservateurs sont parvenus à franchir cet obstacle.

Qu’est-ce qui s’oppose alors à ce que les victoires électorales des conservateurs puissent se traduire concrètement dans la fabrique du droit ?
La principale difficulté rencontrée par les conservateurs, c’est que le droit est une profession, et que les professions sont, d’une certaine façon, hermétiques aux autres formes de pouvoir. On pourrait d’ailleurs considérer que c’est au cœur même de ce qui fait une profession : la capacité à générer ses propres normes, à développer ses propres institutions. Donc en définitive, lorsque j’évoque la bataille pour le contrôle du droit, ce dont je parle vraiment c’est du travail fourni par les conservateurs pour trouver un moyen de convertir leur pouvoir électoral en pouvoir judiciaire. Et c’est un défi important, difficile à relever car il existait de nombreux mécanismes qui s’y opposaient. À commencer par l’organisation de la formation des juristes, le point d’entrée dans la profession qui était largement contrôlé, et même très largement contrôlé à l’époque, par la gauche et les progressistes. Donc pour faire pousser la graine d’une justice conservatrice, il fallait le faire sur un sol pour le moins rocailleux.

Un autre obstacle tenait au fait que les idées conservatrices n’étaient tout simplement pas prises au sérieux par les juristes établis. L’exemple le plus flagrant c’est sans doute l’approche « textualiste » de la Constitution, aussi appelé « originalism », selon laquelle il ne fallait pas chercher à l’interpréter comme une matière vivante à la lumière de l’époque et de l’évolution de la société. La Constitution devrait au contraire selon cette conception prise à la lettre, telle qu’imaginée par les Pères fondateurs, et ne pas évoluer comme peut évoluer la loi commune.

Enfin, le dernier point qui empêchait les conservateurs de changer le droit, c’est qu’ils n’avaient pas à leur service un ensemble cohérent d’avocats pouvant aller plaider dans leur sens devant les différents tribunaux. Pour agir sur la jurisprudence, il faut des gens qui aillent porter cette vision partout aux États-Unis. C’est un long processus, très compliqué, qui demande de mobiliser de nombreuses compétences. Il est indispensable de pouvoir s’appuyer sur un appareil. Pour en revenir à Ginsburg, elle appartenait justement à cet appareil progressiste qui s’est construit à partir des années 60 et dans les années 70 dans les cabinets d’avocats dits « d’intérêt général », qui s’intéressaient à la chose publique, et qui ont été si importants dans le processus de transformation de la loi et des politiques sociales. Les conservateurs ont dû eux aussi créer un appareil alternatif d’avocats, et de cabinets d’intérêt général. En définitive la bataille pour le contrôle du droit est une bataille pour changer les idées. Elle s’est traduite dans l’enseignement par la formation d’une élite d’avocats conservateurs, capables de rivaliser de professionnalisme, et dans l’infrastructure de la profession par la création de cabinets pouvant porter régulièrement des affaires devant la justice et ainsi d’orienter la loi dans un sens conservateur. Évidemment, tout cela n’aurait pas fonctionné sans la mise en place d’un pouvoir politique brut indispensable pour effectuer un vrai changement législatif.

C’est au cours de ce processus que les nominations des juges à la Cour suprême ont pris une dimension si politique et partisane ?
La polarisation croissante de la vie politique américaine se retrouve bien entendu dans les processus de nominations judiciaires, et pas seulement dans sa plus haute instance. À une époque pas si lointaine, il était admis qu’un président américain devait pouvoir désigner et voir confirmés des juges avec lesquels il partageait une certaine proximité idéologique. Dans le même temps, l’institution judiciaire jouait un rôle de contrôle, de présélection des candidats sur des critères qui n’étaient pas purement idéologiques. Dès lors, quand un président avait fait son choix, et à moins d’apprendre au cours du processus de confirmation quelque chose de vraiment horrible concernant le nominé, il était normal de le voir confirmé. C’est une norme qui s’est progressivement érodée, au point qu’aujourd’hui il semble presque impossible pour quiconque au Sénat de voter pour un candidat présenté par l’autre bord. Toute possibilité d’approche transpartisane s’étant peu à peu dissipée, les nominations sont à présent traitées de la même façon que n’importe quel vote de loi. Or, lorsqu’il s’agit de voter une loi, il est inenvisageable de soutenir celles qui ont été proposées par le parti adverse. Nous sommes arrivés à un point où plus personne ne fait la différence entre ces deux processus.

Diriez-vous comme certains que ce qu’ont fait les conservateurs, c’est de remplacer une approche de la loi fondée sur les savoirs juridiques, ce qu’on a appelé un réalisme légal, pour une approche fondée sur la morale ?
Je ne souscris pas tout à fait à cette vision des choses, car pour moi les progressistes ont toujours eu eux aussi une approche idéologique, et c’est encore plus évident aujourd’hui. C’est un point sur lequel – on peut le reconnaître – les conservateurs avaient raison, dans les années 70 et 80, lorsque les progressistes ont fait passer des changements législatifs importants au nom d’une certaine neutralité, d’une approche professionnelle de la norme juridique. Ce qui les différencie très nettement des conservateurs qui avancent à visage découvert et dénoncent ce qu’il y a d’idéologique dans l’approche progressiste. C’est d’ailleurs un argument qui peut sembler étrange de leur part, car c’est le même qui est avancé par les juristes « critiques », issus de la gauche radicale : l’objectivité serait un leurre qui masque toujours des enjeux de pouvoir. En tant que professeur de science politique, j’ai plutôt tendance à penser moi aussi que les idées sont des masques pour asseoir son pouvoir. Mais mon sentiment, c’est qu’on a assisté ces dernières décennies à une radicalisation progressive des progressistes en matière de droit. Tout est devenu plus partisan. Il y a bien sûr toujours eu une dimension idéologique, mais qui se tenait éloignée des partis politiques. Désormais, on assiste au recours croissant à ce qu’on appelle en anglais « constitutionnal hardball ». Le terme « hardball » désigne une partie de baseball qui se joue de manière très dure, sans concession. En matière législative, il a été utilisé par le professeur de droit à Harvard Mark Tushnet pour désigner une certaine façon d’exploiter toutes les procédures, toutes les failles institutionnelles, jusqu’à repousser la limite des normes préétablies et les frontières de la légalité. Les changements auxquels on a assisté ces dernières années viennent principalement de ce que conservateurs et progressistes ont tour à tour eu recours à ces « constitutional hardballs », chacun se sentant légitime à repousser la limite un peu plus loin. Et c’est comme cela qu’on en est arrivé progressivement à ce qu’on vient de décrire concernant les processus de nomination des juges à la Cour suprême.

C’est ce qui explique que Donald Trump ait décidé de remplacer Ruth Bader Ginsburg aussi près des élections, malgré l’usage en vigueur, et que les sénateurs républicains le suivent dans leur grande majorité ?
Se lancer dans un processus de nomination aussi proche de l’élection présidentielle n’est évidemment pas une bonne chose, et j’ai sur ce sujet des désaccords profonds avec les conservateurs avec lesquesl j’ai pu échanger. Le système américain suppose de disposer d’un temps suffisant pour délibérer sur une nomination, car on parle tout de même d’un poste attribué à vie. À cela s’ajoute le fait que la Cour suprême des États-Unis ne compte que neuf juges, ce qui est très peu, et pose même selon moi un vrai problème constitutionnel car les postes ne se libèrent que très rarement. On en arrive donc à cette situation où les conservateurs veulent hâter le processus, et où les progressistes sont prêts à répondre au moyen de ces fameuses « constitutional hardball ». Un exemple récent a été donné par la cheffe des Démocrates au Congrès, Nancy Pelosi, qui a laissé entendre qu’elle pourrait lancer une nouvelle procédure d’impeachment contre Donald Trump. Cela peut évidemment sembler à la fois vain, puisque cela n’a aucune chance d’aboutir, et absurde à quelques semaines de l’élection présidentielle. Mais le but n’est pas de voir cette procédure aboutir, il est de bloquer le travail des sénateurs car ils doivent obligatoirement se saisir de l’impeachment en priorité, ce qui les empêcherait de mener à son terme le processus de nomination. Cela peut sembler excessif, mais c’est la nature même de ce type de manœuvres qui repoussent toujours un peu plus loin les limites de ce qu’on trouvait « normal » jusque-là.

L’autre idée qui est avancée par les Démocrates, c’est ce qu’on appelle le « court packing », qui consiste à ajouter de nouveaux juges, car il n’est écrit nulle part dans la constitution qu’ils doivent être neuf. C’est une convention qui s’est imposée depuis les années 30, après la grande bataille qui a fait rage autour du New Deal de Roosvelt. Le président avait alors proposé d’augmenter le nombre de membres de la Cour suprême, car plusieurs des dispositions auxquelles il tenait avaient été bloquées. Il a finalement renoncé face à l’opposition, et il est admis depuis que l’affrontement ne doit pas porter sur le nombre de juges, mais sur les nominations dans le cadre des neuf sièges à pourvoir. Le problème, c’est qu’aujourd’hui beaucoup de Démocrates considèrent par exemple que le juge Neil Gorsuch ne mérite pas sa place, qu’elle a été mal acquise. En effet, il a été nommé au tout début du mandat de Donald Trump, après que les sénateurs républicains ont empêché pendant de longs mois Barack Obama d’exercer son pouvoir de nomination. Ils ont refusé de tenir les auditions du juge Merrick Garland, en prétextant que cette nomination était trop proche des élections – on était alors à 10 mois de la présidentielle. Le contrôle qu’exercent aujourd’hui les conservateurs sur la Cour suprême, avec un rapport de 5 juges contre 4, est donc déjà considéré comme illégitime. Il est dès lors impensable pour les Démocrates de laisser les Républicains renforcer cet avantage, ce qui justifierait d’ajouter des membres à la Cour suprême. Certains prétendent même que c’est une obligation, car il ne faut pas laisser impunie cette violation manifeste des normes de la vie politique américaine par Donald Trump, selon l’idée que, pour garantir un comportement qui respecte les normes, il faut une punition quand elles sont violées.

Vous pensez donc que ce serait légitime d’augmenter le nombre de juges ?
Non, à mon avis c’est une très mauvaise idée car cela ne fera que démarrer un cycle sans fin. À chaque alternance politique, le vainqueur ajoutera le nombre de juges nécessaire pour s’assurer le contrôle politique, et au final on ne voit pas ce qui pourrait arrêter le processus, on se retrouvera avec un nombre ridiculement important de juges. Il n’y a pas de point d’équilibre possible. Et cependant, il faut bien reconnaître qu’on ne voit pas très bien ce qui pourrait arrêter les Républicains aujourd’hui d’aller au bout, d’autant que, comme je le disais, il n’y a plus d’approche rationnelle de cette question, c’est juste une affaire de pouvoir brut. C’est assez effrayant, car en ce moment aux États-Unis tous les aspects du débat public semblent avoir atteint ce niveau très élevé de conflictualité émotionnelle, déterminés par la polarisation de la vie politique.

Mais il y a bien des Républicains qui tentent de s’opposer à cela, qui perçoivent le danger de cette escalade. Votre dernier livre paru cette année, Never Trump: The Revolt of the Conservative Elites, se penche sur les motivations de ceux qu’on appelle les « Never Trumpers », les Républicains qui s’opposent à Donald Trump. Qui sont-ils ?
En 2016, au moment de l’élection présidentielle, les Never Trumpers n’étaient pas des élus mais plutôt des fonctionnaires, des experts, des intellectuels… Il faut bien comprendre une spécificité américaine : contrairement à la France, notre fonction publique est très faible, et chaque président qui arrive remplace presque totalement les postes qui sont du ressort de l’exécutif, et cela concerne des milliers de fonctionnaires. Ce qui signifie que dans chaque parti, il y a une sorte de banc de remplaçants, sur lequel attendent les nominés potentiels. Cela descend très profond dans l’appareil administratif de l’État. Puisqu’on évoque la branche judiciaire, on peut prendre l’exemple des juges fédéraux qui dans d’autres systèmes seraient plutôt désignés en interne, par les professionnels du droit. Aux États-Unis, même ces nominations répondent à une logique partisane. Donc les opposants à Trump à l’intérieur du parti Républicain n’étaient pas des élus, ni même issus des principaux groupes d’intérêt, mais plutôt de ce réseau de professionnels et d’experts entretenu par le parti. Et on retrouve les mêmes si on observe qui sont les Républicains les plus virulents contre ce processus tardif de nomination à la Cour suprême. Il y a tout de même quelques personnalités importantes comme David French ou Jonah Goldberg, tous deux anciens membres de la principale revue conservatrice National Review, avant de lancer leur propre publication. Il y a un point dans leur argumentaire qui me semble très juste. Beaucoup de ces opposants à Trump à l’intérieur du parti républicain font le constat du niveau très dangereux de polarisation atteint par la politique, qui met le pays devant un risque d’affrontements, de troubles civils, si rien n’est fait en faveur d’une désescalade. D’autres Républicains en revanche, même s’ils n’étaient pas partisans de Donald Trump au début, font une lecture inverse de la situation. Selon eux, c’est parce que Trump a fait usage de tous les pouvoirs conférés par sa fonction que les conservateurs ont pu reprendre le contrôle de la Cour suprême, ce que les Républicains souhaitent depuis de nombreuses années.

On a tout de même vu ces derniers temps les Never Trumpers reprendre de l’importance et de la voix à l’occasion de la gestion contestée de l’épidémie de Covid-19 par Donald Trump. Cela ne vous semble pas de nature à changer la donne ?
À mon avis, il est très difficile de tirer des conclusions et de dire à quel point le Covid-19 a eu un impact sur la situation politique. D’une certaine façon, l’épidémie agit comme un gaz invisible, il se répand dans la maison et nous tue à petit feu, mais personne ne peut le voir, et surtout personne ne peut dire pourquoi, soudain, nos yeux se troublent et nous nous sentons vaseux. Le fait d’être confiné, de ne plus pouvoir sortir, affecte particulièrement ceux qui comme moi ont pour métier de réfléchir et d’écrire. Les travailleurs américains, ceux qui ont un emploi dans les supermarchés ou tout autre emploi de ce genre, continuent de devoir se rendre à leur travail. Pour les autres, ils restent chez eux et consomment trop d’informations, se rendent sur les réseaux sociaux, s’énervent, la frustration monte. Résultat (surtout parmi les progressistes mais aussi chez certains Républicains) : se développe l’idée que tout cela est de la faute de Donald Trump, et cela va bien au-delà des désaccords idéologiques. C’est ce qui explique – en partie du moins, puisqu’il y a aussi une colère légitime – les réactions après le meurtre de Gorge Floyd et les manifestations qui s’en sont suivies. Mais on ne peut pas négliger le fait que le confinement, l’atomisation des individus chacun coincés chez eux ont suscité un fort désir de renouer avec une forme d’action collective. C’est en tout cas une explication possible de l’ampleur des réactions et de la dimension quasi clanique prise par les conflits politiques, résultat d’un long processus qui avait atteint son point de rupture. Le résultat, c’est que tous les aspects de la vie en société ont pris une tournure partisane, même le fait de porter un masque ou non. En définitive, cet affrontement autour de la succession à Ruth Bader Ginsburg c’est le sommet du crescendo, de ce processus d’aggravation que nous traversons depuis des années.


Raphaël Bourgois

Journaliste

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