Cinéma

Alexandre Sokourov : « La censure a changé de forme en Russie : on l’a intériorisée »

Sociologue

Réalisateur russe reconnu pour ses choix esthétiques audacieux, Alexandre Sokourov était à l’honneur de la dernière édition du Festival du film russe de Paris. Artiste impliqué, sinon engagé, il s’est récemment distingué par de fermes prises de position contre le régime de Poutine, toujours plus autoritaire. Le cinéaste en prise avec son temps, tout en restant fasciné par la grandeur passée, porte une voix et un regard critique sur son art, autant que sur les mécanismes du pouvoir.

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À l’issue d’un nouveau simulacre de procès, la peine de prison de l’historien Iouri Dmitriev, connu pour son travail sur les charniers des victimes de Staline en Carélie, s’est alourdie de treize années mardi 29 septembre. Ces persécutions révoltent les plus grands intellectuels et artistes russes réunis dans une pétition à l’adresse des cours de justice de Carélie. Un événement inédit par le caractère public de ce texte et la notoriété de ses signataires : l’écrivaine Lioudmila Oulitskaïa, les cinéastes Andréï Zvianguinstev et Alexandre Sokourov. Sokourov qui, bien que nourrissant comme Poutine une certaine fascination pour le mythe de la Grande Russie, a eu dernièrement des mots très durs à l’encontre du président. D’abord, il a fustigé la grandiloquence de la commémoration des 75 ans de la fin de la Grande Guerre patriotique le 9 mai dernier, puis il s’est publiquement dressé, mi-juillet, contre le projet de révision constitutionnelle, allant jusqu’à rappeler combien la corruption en Russie servait personnellement Poutine.
Avant ces prises de positions publiques, Sokourov était à l’honneur dans le cadre de la sixième édition du festival du film russe de Paris, « Quand les Russes nous étonnent », qui s’est tenue du 2 au 9 mars. C’est là qu’AOC a pu rencontrer ce maître du cinéma russe, dont l’œuvre balance entre admiration pour le grand destin de son pays, et horreur devant les crimes que ce destin recouvre. Une semaine de festival qui fut l’occasion d’importer en France des copies de films rares et de faire voir l’œuvre plurielle et abondante d’un grand artiste, lauréat du Lion d’or à la Mostra de Venise en 2011. On pouvait aussi y voir les réalisation de ses élèves comme Une Grande fille de Kantemir Balagov, choisi par la Russie pour représenter le pays à la dernière cérémonie des Oscars, et lauréat du prix de la mise en scène dans la section Un certain regard du festival de Cannes 2019. Sincères, les films de Sokourov déroutent par leurs choix esthétiques tranchés : recours aux lentilles de couleur pour imprimer un ton verdâtre à Faust ou suffocant au Jour de l’éclipse, usage du travelling contrarié dans les couloirs du Palais d’Hiver dans L’Arche Russe, effet de flou permanent dans Molloch. Auteur de documentaires et de fictions, prenant volontiers distance avec les canons de chacun des genres, Sokourov défend bec et ongles ce certain sens du sacré et de la tradition qui fit la Russie, qui inspire l’aristocratie de L’Arche Russe, qui fonde le lien maternel dans Mère et Fils et explique l’opiniâtreté d’Alexandra dans le film éponyme ou le dévouement de Dmitri dans Le Jour de l’éclipse. BT

Pourriez-vous commencer par quelques mots sur vos élèves ? Vous avez, par le passé, insisté sur la difficulté du métier de cinéaste, sur le fait qu’un cinéaste doit être prêt à vivre toute sa vie dans le conflit, contre l’avis des autres. Est-ce que vous avez cela en tête quand vous choisissez vos élèves et les formez ?
Jamais ces étudiants ne m’ont déçu ou ne se sont pas montrés à la hauteur. La préparation à laquelle je les accoutume rend compte de tous les impondérables qui émaillent la vie d’un réalisateur. Celui-ci a des choix à faire, des décisions à prendre dont il ne mesure pas immédiatement les conséquences, si bien qu’un réalisateur ne risque pas toujours d’aboutir au film qu’il avait précisément envie de réaliser. Jusqu’alors, ces étudiants ont travaillé tout à fait correctement et, partant, il ne me reste qu’à souhaiter aux élèves de cette première promotion de réaliser pleinement les films qu’ils veulent, de ne pas trop avoir à s’en remettre au destin. Quant au caractère conflictuel qui serait nécessaire au métier de réalisateur, je nuancerais. Ce trait se remarque surtout chez les réalisateurs les plus ambitieux, aux dents les plus longues. Mais bien d’autres se trouvent tout à fait en harmonie avec la vie, avec leur entourage. En tout cas je n’y vois pas là un critère de choix des étudiants.

Y a-t-il une particularité dans l’enseignement russe du cinéma ?
S’il faut parler de différence ou d’exception russe des méthodes d’enseignement, j’évoquerais en priorité l’ère soviétique, pendant laquelle a régné une façon particulière d’apprendre le cinéma, qui tranche avec l’enseignement occidental. Le modèle de la masterclass (masterskaïa), que je convoque à mon tour dans mon Atelier de cinéma à Naltchik, primait en URSS. Je n’ai pas souvenir que cette méthode, qui consiste à réunir des élèves autour d’un maître pour qu’ils puisent auprès de lui conseils et inspirations soit répandue en Europe ; à mon sens elle constitue pourtant l’approche la plus sophistiquée dans l’enseignement du cinéma, et du cinéma d’auteur en particulier : quelques étudiants groupés autour d’un réalisateur réputé.

Votre cinéma est marqué par un certain nombre de traits caractéristiques : travail par cycle (cycle sur le pouvoir, élégies, diptyque sur deux grands musées…), montage lent, attention particulière à la couleur, choix scénaristiques exigeants, mélange entre documentaire et fiction… Comment faites-vous, dans votre enseignement, pour garder une certaine objectivité et ne pas trop imposer le style Sokourov à vos élèves ?
Je mets un point d’honneur à ce que l’influence sur mes élèves de mes propres œuvres soit minimale, autant que faire se peut. Les étudiants ne doivent pas avoir vu mes films, et je débarrasse mes cours ou mes conseils de toute référence à un travail antérieur. Les questionnements cinématographiques débattus dans nos séances collectives ont trait au cinéma soviétique et au cinéma européen, mais pas à mon univers créatif. Il n’est certainement pas question que les étudiants me ressemblent, je ne le souhaite pas.

Ce style Sokourov, ne réside pas seulement dans des choix formels. Il se caractérise aussi par des choix de sujets assez traditionnels : l’art et la culture, la filiation, la paysannerie et le vieux monde russe… Des choix qui vous rapprochent du cinéma de Andreï Tarkovski. En France, au contraire, nous avons beaucoup conservé du cinéma russe son caractère révolutionnaire, avant-gardiste. En témoigne la récente exposition sur Sergueï Eisenstein au Centre Pompidou de Metz ou l’écho que Jean-Luc Godard a donné à Dziga Vertov. Quel héritage gardez-vous de ce cinéma avant-gardiste, qui se voulait souvent révolutionnaire ou qui voulait faire table rase du passé ?
Tradition et avant-garde se répondent. Impossible de faire une œuvre avant-gardiste sans les connaissances traditionnelles, basiques, requises qui sont comme des marchepieds grâce auxquels il est permis de s’élever et d’inventer. Eisenstein en donne une illustration édifiante. Son instruction, sa maîtrise et le classicisme de sa formation ont ouvert chez lui un appétit pour des formes plus neuves, et cette volonté particulière coïncidait, dans sa jeunesse, avec le goût de l’époque. On bâtit toujours rétrospectivement l’avant-garde, on la nomme comme tel après coup. Sans recourir à cet étiquetage, disons qu’il s’est agi à l’époque d’oser des formes cinématographiques inédites alors même que tout dans le cinéma était encore neuf, balbutiant. Dieu merci ces tentatives de table rase ont vite perdu leur optimisme et un certain rappel à l’ordre s’est opéré qui a d’ailleurs également touché la peinture et la sculpture. Des ambitions révolutionnaires qui se voulaient définitives ne constituaient que des parenthèses, que l’effort créatif d’une génération précise, baignée dans une atmosphère culturelle particulière.
Bien avant, les impressionnistes, des peintres rompus aux techniques traditionnelles de peinture et des beaux-arts, valaient comme des artistes d’avant-garde, pour avoir transposé dans leur art des questionnements plus généraux, à l’époque, sur les nouvelles formes de la perception.

Peut-être qu’au fond on a tort de séparer la tradition et les avant-gardes, qu’il n’y a rien de mieux que leur mariage ? Cela se révèle très sensible chez un artiste comme le Gréco, que vous citez volontiers comme une influence et qui se trouve mentionné à la fois dans L’Arche Russe et dans Francofonia.
Bien sûr. Greco demeure une figure unique, l’exemple de ce que peut le talent, de ce qu’est la transfiguration de l’enseignement académique par un don éblouissant.

Ce respect pour la tradition, évident dans votre travail, est un respect pour quelque chose d’ancestral, pour quelque chose qui nous dépasse mais que nous savons prolonger depuis sa fondation. Cette forme traditionnelle qui inspire respect et déférence est-elle l’âme russe ? En quoi consiste-t-elle ? Pour le critique Jean Douchet, l’âme russe c’est la terre humide. Pour certains, l’humour russe. Pour d’autre encore il n’y a pas d’âme russe, mais une présence ou une petite musique, surtout contenue dans la littérature.
Cette expression fameuse, « l’âme russe », m’échappe. Oui, on retrouve en filigrane un certain individualisme, ou en tout cas une affirmation d’une subjectivité dans le faire artistique russe, en même temps que certaines prédispositions à la petite ambiance, au feutré… Mais je ne vois rien de spirituellement russe dans la terre humide ou dans notre humour. Le trait commun, malgré la grande diversité de la littérature et de la peinture russe réside peut-être dans cette sincérité de la subjectivité auctoriale. Dostoïevski constitue ici un bon exemple pour faire sentir cette sincérité et cette ouverture, un souci de dire les choses telles qu’on les pense, ou telles qu’on les perçoit, une franchise russe qui peut parfois irriter le milieu artistique contemporain. De leur côté, Flaubert ou Dickens ne se permettaient pas une telle sincérité, ce qui explique leur recours à l’artifice, aux manœuvres littéraires et l’évidence d’un sous-texte qui recèle beaucoup de choses dans leurs œuvres. Je ne trouve pas qu’il faille sanctuariser « l’âme russe » comme une notion particulière ou comme un renvoi à quelque chose de précis.

Vous dites qu’il n’est pas possible pour vous de penser à la réalisation d’un film tant que vous n’avez pas trouvé un peintre ou un tableau qui vous évoque l’atmosphère visuelle du film. Par exemple, pour Mère et Fils, vous faites référence à Caspar David Friedrich. Je vois aussi beaucoup la peinture française du XVIIIe dans ce film, de même que je continue de voir Friedrich dans Faust, ou Escher dans Pages cachées. Certainement, beaucoup de gens devinent Caravage ou Brueghel l’Ancien dans vos films. La référence à un artiste en particulier est-elle maintenue tout au long du film, ou alors sert-elle juste de départ ? Comment gardez-vous cette référence en tête ?
Démarrer un film requiert deux bases qui sont comme deux facettes d’un paysage mental : une forme esthétique, et une forme intellectuelle. La réalisation transpose ensuite ce paysage mental sur la pellicule, opération qui véhicule de l’émotion dans le film, qui lui donne son atmosphère. Exiger davantage du travail préparatoire du réalisateur ce serait déjà empiéter sur les tâches du scénariste, responsable de construire l’intrigue et le sens.
L’image porte l’émotion, plus que tout le reste, or impossible ici de ne pas s’appuyer sur la peinture, qui précède depuis des siècles le cinéma dans cette entreprise de rendre une émotion dans une image. Pour cela, le cinéma a une dette à l’égard de la peinture, parce que le septième art ne peut apprendre de lui-même, parce qu’il n’y a pas d’école picturale en tant que tel dans le cinéma. Aussi, je me trouve incapable de vous nommer un grand chef opérateur ou un grand directeur de la photographie ; j’en ai de talentueux en tête, mais des « grands », qui seraient comme des peintres au cinéma, je n’en vois pas. Peut-être Bruno Delbonnel, ou Sergueï Ouroussevski, à qui l’on doit Quand passent les cigognes. Aux autres, je ne peux que conseiller d’apprendre de la peinture ; je trouve qu’elle n’a jamais tort, d’abord parce le temps l’a confirmée, et qu’elle a quelque chose d’immédiat. Les écrivains, les architectes se trompent parfois ; pas les peintres.

Un autre mélange des genres, assez visible dans vos œuvres, est celui entre documentaire et fiction, mélange très sensible dans L’Arche Russe et Francofonia. Qu’apporte la fiction au documentaire ?
Le documentaire perd de son intérêt dès qu’il devient à charge, dès qu’il dénonce ou s’embarrasse de révélations comme le fait la presse avec beaucoup d’animosité. Au contraire, dès que la fiction se mêle au documentaire alors sa fortune est faite. L’invention, c’est la grande chance du documentaire, car à ce moment il assume en toute sincérité son impuissance à décrire le réel à la lettre, il accepte d’être condamné à ne jamais montrer que des images, des coupes du réel. Tout documentaire enterre des vérités. Rendre sensible quelque chose qui a eu lieu lui incombe bien plus que restituer trait pour trait le réel. Même si beaucoup de réalisateurs de documentaires poursuivent ce but, on pourra toujours leur objecter qu’ils regardent le monde en biais, et qu’ils manquent quelque chose, à s’en tenir ainsi à une réalité fade, qui se prive de la fiction et de ce qu’elle peut pourtant restituer.
De manière générale, je me positionne toujours du côté de la fiction, plutôt que du côté de l’objectivité. Il ne faut pas croire qu’ainsi positionné on perdrait davantage de la réalité ; au contraire, on se rend capable de traiter les atmosphères, les vécus subjectifs, grâce aux figures de styles, aux artifices et motifs de la fiction.

Pour parler de l’apport inverse, celui du documentaire à la fiction, on sent, dans votre Faust, une lecture très attentive des deux œuvres originales de Goethe, du premier et du deuxième Faust, avec tantôt des emprunts au premier Faust, tantôt des références au second. Néanmoins, certaines libertés sont prises, par exemple, sur le personnage de Méphistophélès, qui n’est pas du tout un bourgeois dans votre film, comme dans l’œuvre de Goethe, mais plutôt un petit personnage monstrueux et cynique. Pourquoi ce choix si fort ? Comment se libère-t-on d’une telle œuvre quand on choisit de l’adapter ?
À ceux qui n’apprécient pas le film par fidélité à Goethe, j’ai envie d’opposer mon droit à l’adaptation. L’œuvre de Goethe, si géniale, condense et anticipe déjà tout un tas de questionnements liés au pouvoir, à sa sacralité en même temps qu’à la banalité de la personne qui l’assume, des questions qui n’émergent qu’un siècle plus tard et que mes films rendent tangibles. Ce limon si fertile devait être actualisé, et là intervient la figure de l’usurier que campe Méphistophélès, un usurier qui endosse quelque chose de diabolique, façon de faire sentir qu’aujourd’hui beaucoup d’obstacles sur nos parcours prennent la forme d’un usurier, que les gages que nous devons, que l’usure qu’on nous réclame, figurent un nouveau mal.

Faust, votre dernière œuvre de fiction, lauréate du Lion d’or au festival de Venise, termine un cycle de films sur le pouvoir. Après Moloch, film sur Hitler, Taurus, sur Lénine, et Le Soleil, sur Hiro-Hito, pourquoi avoir choisi un personnage de fiction, Faust ?
Il me paraissait très clair dès le début que le personnage de Faust allait unifier toutes les idées présentes dans les trois films précédents, qu’il représentait un point culminant et devait clore le cycle. Le cercle symbolise le XXe siècle, un siècle de répétitions de l’Histoire dont on ne parvient pas à s’extraire ! Les guerres s’y répètent, les conflits religieux s’y répètent, des catastrophes qui opposent l’islam et le christianisme inédite depuis des siècles…
Derrière Faust trône notre physicien soviétique Sakharov, rongé par les remords pour avoir participé au programme de fabrication de la bombe atomique en URSS. Sakharov vivait mû par cette avidité dont Faust est l’archétype : l’attrait immodéré pour la connaissance en tant qu’elle renferme le pouvoir. Beaucoup d’autres savants aujourd’hui et dans les siècles passés s’engagent sur cette pente néfaste et n’en reviennent jamais vraiment. Personne à part eux ne pense que le progrès se fait de façon raisonnée, lente et progressive. Les grandes avancées sont spasmodiques, subites et brutales, ce qui désorganise et déroute.
Derrière ces quatre grands hommes, grands par leur importance historique, gisent des personnalités tout à fait banales. Des corps, des quidams qui se comportent médiocrement ou comme chacun, mais qui tranchent du commun des mortels par leurs aspirations destructrices. Cette idée devait surtout diriger le travail sur Faust, puisque le personnage central du film n’a pas immédiatement d’équivalent dans notre histoire récente. On le trouve dans les contes, les mythes et récits du Moyen Âge et de la Renaissance. Or nous avons réussi un personnage absolument banal, tour à tour respectable et vil, tiraillé par la faim, les affects, le désir et prêt au mensonge et à la manipulation pour satisfaire ses pulsions immédiates. Faust marie le bestial, le ridicule, et l’humain.

Quel était votre projet global pour le cycle sur le pouvoir quand vous avez commencé Moloch ? Aviez-vous en tête d’adapter Faust un jour ?
L’idée remonte déjà aux années 1980, sous l’époque soviétique, dans un contexte où on risquait gros simplement à évoquer une idée, un projet artistique, et ce même sans velléité de réalisation. Je consignais tout dans un cahier, et l’idée d’adapter Faust me vint en même temps que l’idée de la tétralogie du pouvoir. L’inspiration provenait des systèmes symphoniques de la musique européenne qui exige toujours le respect d’un « programme » qui se déroule sur plusieurs symphonies. Chaque pièce de l’ensemble décline un moment de l’idée générale, visant au développement du programme. En littérature, cette façon de faire se rencontre beaucoup moins. Les écrivains, à l’exception des auteurs des grandes sagas anglaises du XIXe siècle, sont trop paresseux pour s’astreindre à une telle discipline dans la création. Le cinéma, soviétique comme russe, ne s’était jamais vraiment aventuré dans cette direction.
Il y a là une vraie gageure, la barre est haute, d’autant que j’engageais un bras de fer avec les producteurs pour qu’on distribue et exploite la tétralogie toute entière, d’un bloc ; je refusais de sortir les films les uns après les autres et d’égrener ainsi sur plusieurs années les épisodes de ma tétralogie. Malheureusement je dus renoncer à l’idée initiale, Moloch est sorti en 1999 et Faust en 2011. Il me reste à conseiller aux spectateurs de respecter mes vœux et de voir ces films aussi proches les uns des autres que possible.

Après avoir fait quatre films sur le pouvoir, sur la vie quotidienne des grands hommes de pouvoir, sur la façon dont le discours que raconte le pouvoir sur lui-même est rendu ridicule dans les moments de crise, que vous inspire la dérive de plus en plus autoritaire du pouvoir en Russie ?
Il n’existe aucun véritable moment de détente dans l’histoire russe, de moment pendant lequel l’État aurait cédé du terrain pour accorder plus de liberté ou de pouvoir au peuple. Les réflexions sur les façons de vivre hors de l’autoritarisme, dans un régime plus démocratique, plus libéral, peinent à se formuler ; rien, ni dans notre sang, ni dans notre tradition ou dans notre histoire ne nous y ramène. Inversement, aucun grand personnage de l’histoire russe n’a pu arriver à ses fins. Peut-être cela prouve-t-il que l’État, comme institution complète et respectueuse du peuple, n’a jamais été achevé. L’idée persiste, à la fois chez certaines élites et pour une grande partie du peuple, qu’un territoire si étendu que le territoire russe ne peut se gouverner autrement que de manière autoritaire. Très bien, alors créons une confédération ! Mais il n’y a malheureusement pas de volonté politique sérieuse ou de ressources intellectuelles suffisantes pour qu’un tel projet se réalise.

Que peuvent l’art et le cinéma dans ces circonstances ? L’ancien ministre de la culture, Vladimir Medinski, avait coutume de dire que la culture et la défense de sa patrie étaient proches, que ne pas connaître sa culture, c’était servir l’armée d’un autre pays…
Quel constat absurde… Une telle phrase sort de la bouche d’un administrateur, d’un gestionnaire de budget qui, plutôt que de faciliter l’émergence d’artistes, de créer un climat culturel épanouissant, fertile, imprime à la politique culturelle un tournant dirigiste. Il y a là deux verbes forts éloignés : gérer et développer. Or la culture ne se gère pas, elle fonctionne seule, elle palpite, elle est organique. Le pouvoir ne s’occupe que des conditions de possibilités, des ferments sur quoi se développe la culture, grâce auxquels elle existe et ne disparaît pas. L’idée que l’État doit la gérer est un vieux résidu de l’époque totalitaire qui ne produit rien d’autre que des absurdités. On a bien connu cela par le passé : l’État finance la création, mais possède un droit de regard absolu dessus. S’il faut une force pour prendre en charge la culture, celle-ci se situe dans le peuple ; l’État ne doit veiller qu’à son éducation, et se charger ensuite de l’armée, de la productivité, de l’industrie. Le peuple pourvu d’un bon niveau culturel s’occupe très bien de lui-même. Quant au rapprochement entre la culture et la défense ou l’armée, je le répète, il est absurde. L’armée peut dépérir et l’État disparaître : que reste-t-il alors sur ces ruines ? La culture. De quoi donner sens à la vie dans un monde pillé et démoli.

De quel œil voyez-vous l’arrivée de la nouvelle ministre de la culture russe, une personne ayant passé une partie de sa carrière dans le département « cinéma » du ministère ?
D’un œil pessimiste. Je connais bien le regard de cette personne sur mon travail. N’attendons rien d’elle.

La censure a frappé vos premières œuvres et notamment votre premier film. Faust, au contraire, a été bien accueilli par l’État Russe. Comment expliquer ce grand écart ? Est-ce que la censure a changé ? Est-ce que vous avez changé ?
Je doute que Faust ait été aussi bien reçu que vous le dites par le pouvoir russe… Neuf années après la sortie du film, nous ne parvenons toujours pas à obtenir de droits de diffusion pour la télévision et, en général, on ne montre pas beaucoup ce film à travers le pays. À mon sens, l’État soviétique, acquis aux grandes œuvres épiques et sérieuses, aurait bien mieux accueilli le film que ne l’a fait le régime que nous connaissons actuellement en Russie. Aujourd’hui priment les films commerciaux, gris et qui se ressemblent tous, alors que le totalitarisme requiert des œuvres plus marquantes et grandioses. Ces films sans teneur qui occupent aujourd’hui les écrans ne remettent rien en doute, rien en cause, et plaident discrètement pour la stabilité, l’absence critique. Donc oui, la censure change de forme puisqu’on l’a intériorisée. La férule du pouvoir laisse la place à la discipline des réalisateurs et des publics, un ennemi intérieur beaucoup plus difficile à combattre que la censure lourde et extérieure, qui a l’État pour origine. De mon côté, je vieillis, je m’affaiblis, même si je m’en accommode bien. J’ai l’impression d’apercevoir un sommet tout en sachant que je ne pourrai jamais le conquérir. Du reste, voilà peut-être le drame de toute personne en train de descendre du sommet.

L’auteur tient à remercier Daria Teplova et Meryl Lavenant pour leur aide inestimable devant les difficultés innombrables de la langue russe.


Benjamin Tainturier

Sociologue, Doctorant au médialab de SciencesPo

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