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Michael Dawson : « Le vote Noir est un effet du système politique américain »

Journaliste

Mardi 3 novembre se tiendra l’une des scrutins présidentiels les plus importants et des plus clivés de l’histoire des États-Unis. L’un des enjeux cruciaux de cette élection concerne le vote des Afro-Américains : suite au meurtre de George Floyd et aux mobilisations qui ont suivi, les Républicains ont multiplié les dispositifs pour rendre plus difficile l’accès des Noirs aux urnes, et fait campagne contre le vote anticipé. Rien de très nouveau pour le politiste Michael Dawson, l’un des meilleurs spécialistes du vote Noir aux États-Unis. Ce qui ne l’empêche pas d’être inquiet.

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Michael Dawson est inquiet. Ce politiste, professeur à l’Université de Chicago après avoir enseigné à Harvard, qui fut l’un des principaux rédacteurs de la grande enquête de 1988 sur le vote Noir (National Black Election Study), n’a jamais connu un tel niveau de tension avant une élection. Ses recherches sur le comportement politique des Afro-Américains, l’identité et l’opinion publique, les effets politiques de la pauvreté urbaine, et l’idéologie politique afro-américaine l’ont pourtant plongé dans des périodes sombres comme celle de la ségrégation et des lois Jim Crow. Ce qui se joue actuellement, c’est la légitimité de la démocratie américaine. Pour le comprendre, Michael Dawson a développé une approche de sciences politiques fondée à la fois sur des modèles quantitatifs et sur la théorie politique afin de comprendre ce qui différencie l’opinion publique afro-américaine de celles des Américains blancs. Des catégories dont la pertinence ne fait selon lui aucun doute dans le contexte politique américain, et qui ont été exacerbées par l’enchaînement des crises et quatre ans de présidence de Donald Trump. RB

La campagne présidentielle qui s’achève a été marquée par la pandémie de Covid-19, les manifestations et les émeutes suite à la mort de George Floyd, la nomination expresse de la juge à la cour suprême Amy Coney Barrett… Dans quel état est l’Amérique qui se rend aux urnes mardi 3 novembre ?
Les États-Unis ont été frappés par une vague de crises. Le terme de crise n’est d’ailleurs pas forcément le plus approprié pour désigner ces événements encore en cours, qui agissent sur la société de façon continue. Ce n’est pas un moment exceptionnel, mais plutôt une marée qui continue de monter. Comme le reste du monde, les États-Unis se remettaient à peine de la crise financière de 2008-2009. Il y a eu une forme de normalisation de la politique mais, déjà au cours de la présidence de Barak Obama, on a vu la montée en puissance du racisme, au sein du système politique comme dans la société. Les choses ne se sont évidemment pas améliorées en 2016, la primaire républicaine, et singulièrement la candidature de celui qui allait devenir président, n’ont fait qu’empirer ce racisme montant. Pour en arriver, après quatre ans de présidence Trump, à cet état du pays, dont aucune des institutions ne sort indemne : l’appareil de sécurité, l’appareil scientifique, le système judiciaire, le Congrès… Pour survivre, les institutions démocratiques doivent s’appuyer sur des normes, or toutes les normes qui avaient été établies sur un consensus bipartisan ont été sapées, et le terme est encore trop faible. La vérité, c’est qu’elles ont été impitoyablement et systématiquement détruites. On l’a vu tout particulièrement avec les attaques contre la science, comme encore récemment contre la NOAA (l’Agence américaine d’observation océanique et atmosphérique) dont le scientifique en chef a été renvoyé après avoir demandé aux personnes nommées par Trump d’adhérer à la la charte d’intégrité, qui interdit de manipuler la recherche ou de présenter des résultats idéologiquement marqués. On parle là de la principale agence scientifique du pays.

Mais on pourrait citer également le soutien explicite aux groupes violents d’extrême droite. Le tout sur fond de pandémie laissée complètement hors de contrôle. Je sais bien que la France et d’autres pays d’Europe sont frappés par une seconde vague de Covid-19, la différence est qu’ici, aux États-Unis, à aucun moment cette épidémie n’a semblé sur le point d’être contrôlée. Au contraire, elle a été prise à la légère, banalisée. À ma connaissance, Donald Trump est le tout premier dirigeant à n’avoir offert aucun soutien, pas même sa sympathie, aux victimes d’une telle tragédie. Au final, les institutions sur lesquelles nous pensions pouvoir compter pour faire face aux crises sanitaires se sont révélées totalement ébranlées et impuissantes, avec un État sans doute le plus faible depuis le début du XIXe siècle.

Il y a donc des crises conjoncturelles qui seraient sous-tendues par une crise systémique de la démocratie, que vous définissez dans vos travaux comme une « crise de légitimité ». Comment se caractérise cette crise de légitimité qui n’a, à vous lire, pas la même signification pour les Afro-Américains ?
J’ai en effet développé cette idée d’une perception différente de la crise de légitimité dans un article paru en 2016, dans la revue Critical Historical Studies : « Hidden in Plain Sight: A Note on Legitimation Crises and the Racial Order ». Pour les Afro-américains, l’État et la société civile ont toujours été considérés avec un regard suspicieux. On ne peut donc pas parler véritablement de crise de la légitimité, puisqu’il y avait déjà un manque de considération pour des institutions comme la police ou plus généralement la justice pénale. En revanche, on a vu émerger cette crise de légitimité dans les parties de la population américaine qui avaient jusque-là bénéficié de l’hégémonie, du système de domination et de la croissance économique. Pour la première fois, une génération d’américains Blancs a pris conscience qu’elle ne vivrait pas mieux que ses parents. Cela renverse complètement l’idéologie américaine : travailler dur ne garantit plus d’en récolter les fruits, pas même pour ses enfants ou ses petits-enfants. La crise de légitimité a donc touché aussi bien le système économique que l’État, et a trouvé un relais surtout dans la jeunesse comme l’a montré le mouvement Occupy. Pour la première fois depuis des décennies, le concept d’inégalité économique est ainsi revenu dans l’espace public, s’est mis de de nouveau à irriguer les discours. Il était en effet devenu un concept marginal, même si certains chercheurs dont je fais partie ne l’ont jamais considéré ainsi.

Une autre explication de cette crise de légitimité est plus sombre, elle est étayée par de nombreuses études scientifiques : une partie significative de la population supporte très mal de voir ses privilèges entamés par l’égalité de genre ou de race. Cela s’est donc traduit par une autre forme de remise en cause de la légitimité de l’État, qui a nourri le soutien à Donald Trump et sa victoire en 2016. Je fais souvent la comparaison, même si on pourrait certainement lui reprocher une certaine approximation, avec l’Allemagne des années 20 et 30. Elle me semble pourtant se justifier si on considère le mécontentement de voir les classes laborieuses s’élever au niveau des classes moyennes.

Vous avancez aussi l’idée d’un ordre racial qui renforcerait le capitalisme. C’est ce qui justifie selon vous une approche intersectionnelle de ces questions, qui ne peuvent être regardées simplement par le prisme de la classe, de la race ou du genre. Mais comment définir cet ordre racial ? Nous ne sommes plus au temps de l’esclavage ou des lois Jim Crow…
Vous seriez surpris de voir le nombre de chercheurs qui estiment que peu de choses ont changé depuis ces époques. Je n’en fais pas partie, mais je comprends leur position. Pour revenir à votre question sur la nécessaire approche intersectionnelle – c’est-à-dire à l’intersection des questions de classe, de race, de genre… – c’est qu’il me semble tout à fait insuffisant de parler seulement de l’ordre social capitaliste. C’est important, bien sûr, mais cela ne tient pas compte des mécanismes d’oppression et de violence qui se situent en dehors du capitalisme, et que subissent les Afro-Américains et d’autres personnes de couleur.

Lorsque Trayvon Martin est abattu en 2014, cela ne sert pas directement les intérêts du capital, mais cela renforce violemment les frontières raciales. De la même façon, les lynchages de l’époque Jim Crow pouvaient avoir pour cause les conflits économiques entre Noirs et Blancs, le massacre de Tulsa en 1921 en offre un bon exemple. Mais bien sûr, ce n’était pas la seule raison. Il faut aussi mentionner, par exemple, la volonté de maintenir des barrières sexuelles. Bref, le système de domination racial, le patriarcat et le capitalisme ont tendance à se renfoncer les uns les autres. Pas tout le temps, mais la plupart du temps. Des chercheuses comme la sociologue Satnam Virdee ou Nancy Fraser ont montré qu’il existait une partie de la population considérée comme pouvant être exploitée, expropriés, qui ne jouit pas des mêmes droits de citoyens. On peut leur prendre leurs terres, leurs corps, transformer ce corps en capital, exploiter leur force de travail sans les intégrer au marché. La crise des subprime en a offert l’illustration parfaite : il existe différents types de prêts, pour différents niveaux de risque, et donc différents genres de prédation qui ne touchent pas de la même façon les Noirs et les Blancs. Tous ces mécanismes renforcent le capitalisme car ils rendent plus facile pour certains d’accumuler du capital, par l’expropriation de ceux qui sont maintenus en dehors des limites de la citoyenneté.

Ce que vous expliquez là renvoie à un débat très vif en France entre intellectuels de gauche. Il oppose ceux qui estiment qu’on a trop longtemps fait comme si la race n’était pas un facteur explicatif des inégalités, de la domination, et ceux qui estiment que cette approche efface trop la question des inégalités sociales, de classe. Quel regard portez-vous sur ce débat ?
J’ai pu en parler avec des amis chercheurs et enseignants en France, mais aussi à des étudiants. J’ai été frappé par ce que m’a raconté l’un de ces étudiants, dans une université prestigieuse, qui s’est vu répondre – c’était il y a moins de 10 ans – qu’on pouvait bien travailler sur le racisme en Grande-Bretagne ou aux États-Unis, mais pas en France car le racisme n’y existerait pas. Alors, il faut bien reconnaitre que la France n’a pas mis en place un système de ségrégation ou d’apartheid comme ici aux États-Unis ou en Afrique du Sud. Je dirais même qu’il y a beaucoup de points positifs dans la conception développée par la République française de la citoyenneté et de l’égalité. Mais de là à en faire une raison d’empêcher d’aller étudier et comprendre les divisions raciales qui existent manifestement dans la société française, c’est un pas qu’il me semble très périlleux de franchir. J’ajouterais que ce n’est pas le nationalisme noir qui invente la division raciale en France, ce n’est qu’une réponse à un état de fait. Cette idée d’une société post-raciale existe aussi de ce côté de l’Atlantique. Mais l’idée qu’il serait clivant de parler de race ne tient pas la route, car la société américaine est déjà fracturée par la race. Si on ne regarde pas le problème en face, cela ne peut qu’empirer. Ce n’est peut-être pas autant le cas en France, mais cela reste vrai.

Et c’est ancré dans une histoire coloniale…
C’est en effet ce que partagent historiquement la France, la Grande Bretagne et les États-Unis, mais aussi la Hollande et les autres puissances coloniales. À un moment de leur histoire, ces pays ont désigné certaines populations comme pouvant être expropriées, placées en dehors de la citoyenneté (ou de statut de sujet en ce qui concerne la GB). Cela crée une sorte de groupe inférieur, désigné parfois comme des humains de seconde classe, ou même déshumanisés de la façon la plus virulente. Ces groupes sont littéralement sortis de ce que certains chercheurs désignent comme le « Nous ». Ce processus, la République française en a aussi fait l’expérience.

C’est vrai, mais quel lien avec aujourd’hui ? On pourrait vous opposer que ces mécanismes d’expropriation, de déshumanisation, de domination sur les corps ne sont plus actuels. Les inégalités sont réelles, mais ne sont-elles pas avant tout économiques ?
C’est un argumentaire qui aura du mal à convaincre aux États-Unis. Il suffit de regarder les travaux scientifiques, et les marqueurs tels que le logement ou le chômage, les mariages mixtes, pour voir qu’évidemment la race est un facteur qui dépasse la division de classes. Pendant des décennies, le taux de chômage des Noirs était deux fois plus élevé en moyenne que celui des Blancs. L’écart de richesse est un autre facteur pertinent : les chances pour un diplômé Blanc d’accumuler une richesse importante est considérablement supérieure à celle d’un diplômé Noir. Quel que soit le groupe qu’on regarde, la ségrégation résidentielle baisse avec l’augmentation des revenus, mais pas pour les Noirs. Donc la race a un impact indéniable, qui façonne les vies.

Vous êtes professeur à l’Université de Chicago. Vu de France, l’université américaine ne fait que parler de safe space, de trigger warning, du fait que l’on doive faire attention aux mots qu’on emploie – même si on le fait en référence à un certain contexte historique –de l’appropriation culturelle, de la cancel culture… Est-ce vraiment comme cela ?
Pas dans mon université, qui est pourtant militante et j’en suis fier. L’importance de ce genre de pratiques a été à mon avis largement surestimée. Je peux citer une ou deux universités qui vont peut-être dans cette direction, mais ce n’est pas la norme. Je pense que la « cancel culture » est une expression utilisée pour masquer un désir insidieux, à savoir imposer au système universitaire un corps professoral et un programme d’études plus à droite, alors que les Américains de droite considèrent que le système universitaire est beaucoup trop à gauche par rapport à ce qu’il devrait être.

Il est donc encore possible d’enseigner normalement, ou de suivre des enseignements qui ne vous concerne pas directement dans votre corps et votre histoire ?
C’est tout à fait possible. Dans mon séminaire, au moins un tiers voire la moitié des étudiants qui étudient la politique afro-américaine sont des étudiants blancs, certains venant d’Europe, d’autres du Mexique, d’autres encore des États-Unis. Et s’il arrive à certains de prendre en considération ce genre de critères lors d’un recrutement, la question que nous posons – il se trouve que je dirige souvent les travaux de recherches de personnes qui étudient la politique raciale ou le rapport entre race et capitalisme – ce n’est pas, par exemple : quelle est la couleur de peau de cette personne ? Ce n’est pas le plus important. Cela peut sembler évident, mais ce qui compte c’est de savoir si cette personne s’est réellement investie dans ce domaine d’étude ou non. Certes, cela peut être corrélé avec son origine raciale et ethnique, mais cela dépend avant tout du désir de comprendre la nature, l’histoire et les discours qu’on prétend vouloir étudier.

Vous insistez dans vos travaux sur les marqueurs économiques et sociaux de l’inégalité raciale, mais ce qu’on appelle les nouveaux mouvements Noirs, comme Black Lives Matter, insistent plutôt sur les enjeux liés à la justice, au meurtre et au tabassage des corps noirs. Quelle continuité entre ces différentes questions ?
Elle me semble évidente quand on regarde l’histoire des mouvements Noirs américains. Le programme politique et les déclarations de Black Lives Matter, comme d’autres mouvements tel que BYP100, sont dans la continuité du mouvement Black Power en ce qu’ils établissent un lien très fort entre l’oppression du système judiciaire pénal, et les inégalités économiques. Ils partagent également l’idée de combiner des programmes universels de lutte contre la pauvreté, avec des programmes qui visent spécifiquement les formes de désavantages que connaissent les Noirs. Il y a toutefois une nouveauté, pour le meilleur à mon avis, c’est que ces mouvements s’intéressent aussi à l’ordre sexuel. Ils s’opposent aussi bien au patriarcat qu’à l’oppression de classe ou liée à la race, ce qui n’était certainement pas une priorité du Black Power, plutôt marqué par au mieux une forme d’inattention à ces questions, au pire par un sexisme et une misogynie à peine voilés. C’est d’ailleurs en opposition à cela que sont nées les organisations féministes Noires. Il y a donc une continuité historique évidente, remontant jusqu’au XIXe siècle, qui fait le lien entre les corps Noirs qui souffrent aux mains de l’État ou de la société blanche, et les inégalités économiques qui les frappent.

Revenons à mardi prochain et aux élections présidentielles. Ce que vous décrivez s’est longtemps traduit par divers moyens d’empêcher, de supprimer le vote Noir. Quelle est la situation aujourd’hui ?
Cela dépend de l’État dans lequel vous vous trouvez. Mais de manière générale, aux USA, il est beaucoup plus difficile de voter si l’on est Noir, en particulier dans les États dirigés par le Parti républicain. Une étude scientifique réalisée en Géorgie il y a dix ou quinze ans a ainsi montré que les bureaux de vote dans la région d’Atlanta étaient placés de sorte à être le plus éloignés possible des lieux de vie des communautés noires. Le fait que, lors de cette élection, l’administration du gouverneur du Texas ait décidé qu’on ne pouvait mettre qu’une seule urne par circonscription vise directement à purger le scrutin du vote afro-américain. S’ajoutent à cela les campagnes de désinformation qui recourent à des appels robotisés, aux réseaux sociaux… Donc la répression électorale existe, comme beaucoup l’ont montré, récemment encore Henry Louis Gates dans la New York Review of Books. Nous revenons au système du XIXe siècle, celui de Jim Crow. En Floride, le référendum sur le système électoral qui pourrait permettre aux criminels de voter après avoir purgé leur peine est sévèrement attaqué. Or la Floride est un swing state, et donc au centre des attentions.

Et qu’en est-il des votes anticipés ? Ça a été un enjeu important des élections américaines, Donald Trump a tout fait pour les remettre en cause. Est-ce parce qu’il sait que des groupes spécifiques, qui ne le soutiennent pas, vont procéder de cette manière ?
Je regardais quelques chiffres hier. Pour l’instant, je n’ai pas constaté de distinction raciale concernant le vote anticipé. Mais il est frappant de voir que, selon les meilleurs statisticiens, le taux de participation devrait dépasser celui de 2008, quand Obama se présentait pour la première fois, suscitant l’enthousiasme dont on se souvient. Rien qu’avec le vote anticipé, la moitié des personnes qui ont voté en 2016 ont déjà voté. Ce qui est phénoménal pour le vote anticipé. Or, tout ce que j’ai pu lire sur le sujet suggère que les Démocrates sont favorisés par le vote anticipé, ce qui explique sans doute pourquoi le président a déclaré cette semaine qu’il était inacceptable qu’autant de gens y recourent. Habituellement, le vote anticipé profitait au Parti républicain, parce qu’il concernait majoritairement les personnes âgées. Mais cette fois-ci, en particulier en raison de la pandémie, il y a eu une forte mobilisation parmi les électeurs. La crainte d’une répression électorale le jour du scrutin a aussi poussé de nombreux groupes progressistes à préférer le vote anticipé.

Vous avez plusieurs fois mentionné l’existence d’un « vote Noir », c’est votre sujet d’étude. Mais les Noirs ne forment pas un corps unifié, les individus pensent différemment, peuvent avoir des orientations politiques différentes. En quoi est-ce une catégorie pertinente pour le politiste que vous êtes ?
Le vote Noir est un effet du système politique américain. Les différences politiques qui existent au sein de la communauté afro-américaine se retrouvent considérablement réduites par son caractère bipartisan. J’ai souvent dit en plaisantant – bien que ce fût davantage le cas il y a 10 ou 15 ans qu’aujourd’hui – que les Afro-Américains étaient de parfaits sociaux-démocrates suédois des années 70. Dans le contexte politique de l’Europe occidentale, les préférences politiques des Afro-Américains pour l’État fort, la redistribution, une politique égalitaire, trouveraient à s’exprimer dans différents partis du spectre politique. Mais dans le système politique américain, qui se situe, par ailleurs, très à droite de ce qu’était l’Europe occidentale il y a vingt ou trente ans, il n’y a pas vraiment de choix possible. Il n’y a aucun moyen d’exprimer ce type de variation, ni à gauche ni à droite : vous avez une seule alternative, et c’est tout. Il y a donc bien des disparités, des variations au sein des Afro-Américains, mais elles sont masquées dans les urnes parce que les partis ont pris une identité raciale. Or, ce n’est pas tant que les Démocrates sont profondément pro-Noirs, c’est plutôt que les Républicains sont manifestement anti-Noirs, et les électeurs concernés l’ont bien compris. Il y a beaucoup de divergences parmi les Afro-Américains, par exemple sur le rôle que l’Église devrait jouer en politique. Mais ce qui est plus déterminant, c’est de voir un parti politique faire en sorte que vous ne puissiez pas voter. Ce n’est donc pas que les Afro-Américains constituent un groupe à la sensibilité politique monolithique, c’est juste que le système bipartisan donne cette impression quand il s’agit de voter.

Vous vous intéressez par ailleurs à l’impact de la révolution des technologies de l’information sur la société et la politique. Que pensez-vous de la « présidence twitter » de Donald Trump ? Considérez-vous toujours les réseaux sociaux comme une chance ou plutôt comme une menace pour la démocratie ?
Je me souviens avoir assisté dans les années 1990 à une conférence où s’opposaient ceux qui soutenaient que les réseaux sociaux allaient être la clé du renouveau démocratique, et ceux qui soutenaient au contraire que ce serait la clé de l’autoritarisme. Nous avons pu constater que, dans des sociétés aussi différentes que la Chine, les États-Unis, l’Iran ou la France, les médias sociaux pouvaient être utilisés par les forces autoritaires et démocratiques de manière assez forte. Nous avons pu voir l’utilisation démocratique et efficace des réseaux sociaux qu’ont fait les organisations Noires dont on a déjà parlé. Mais ils constituent aussi un outil de surveillance et de répression, y compris du fait de ces organisations qui les utilisent comme un outil de mobilisation. À mon sens, le problème propre aux réseaux sociaux, et plus généralement aux technologies de l’information, ce sont les économies d’échelle qu’elles permettent et qui en font un outil très puissant pour ceux qui ont le pouvoir politique et économique. Ainsi, alors même qu’ils pourraient certainement être utilisés avec efficacité par les citoyens – et qu’ils l’ont été –, ils permettent surtout à l’État de vous surveiller et de vous identifier comme ennemi. Il en est de même pour les entreprises. Ce n’est au final qu’un outil.

Quel regard portez-vous sur l’essor des suprémacistes blancs dans le monde, et sur ce discours qu’ils développent et qui tend à se peindre en victimes ?
Je ne suis pas surpris que des pays comme le Brésil ou les États-Unis connaissent un essor des forces de droite, qui, pour la plupart, prennent une forme populiste, car nous avons vu ces mouvements s’accroître à plusieurs reprises au fil des générations, dès lors que progresse la cause des indigènes ou des personnes d’origine africaine. C’est une réaction de droite typique que de se présenter comme une victime de ces émancipations. Ce qui me surprend davantage, c’est que l’essor des forces de droite ait lieu dans des endroits comme la Hongrie, qui n’ont pas connu la même histoire des conflits raciaux, des divisions raciales. Cela étant, il serait intéressant de voir – bien que ceci soit purement spéculatif – dans quelle mesure la géographie de l’essor des partis populistes de droite, qui sont aussi des suprémacistes blancs, se superpose avec celle des pays qui ont une forte tradition antisémite – un antisémitisme institutionnalisé – et dans quelle mesure certains de ces héritages sont réinvestis, remobilisés et réorganisés.

Mais nous assistons aujourd’hui à la résurgence d’un certain type de violence d’extrême droite, de racisme ouvert, d’exclusion, de diabolisation de l’Autre, que l’on pensait appelés plutôt à disparaître. Comment cela se fait-il ?
Je pense que deux facteurs entrent ici en jeu. Premier facteur – et c’est un phénomène qui apparaît dans une certaine mesure aux États-Unis, mais surtout à l’échelle mondiale : la précarité économique s’accroît partout, que ce soit dans l’ex-URSS, en Europe occidentale, en Europe centrale ou aux États-Unis. La précarité économique n’est évidemment pas de même nature partout, mais elle s’accroît presque partout. Et il est indéniable que les gens s’inquiètent de plus en plus à propos de leur avenir, que ce soit à cause du changement climatique, de la précarité économique, ou pour d’autres raisons. Ajoutez à cela l’immigration, avec laquelle on dispose à l’évidence d’un Autre que l’on peut exclure et diaboliser à l’envie, ce qui détourne au passage de la remise en cause le système qui génère cette précarité et cette peur. La précarité est d’autant moins supportable que les écart de richesses s’aggravent, comme l’a montré Thomas Piketty. C’est l’une des affirmations les plus troublantes du livre de Piketty – troublantes pour la société, non pas qu’il l’ait faite : il y a eu une période relativement courte où l’inégalité a diminué, mais que ce n’est pas l’évolution normale du capitalisme. Nous ne devrions donc pas être surpris et nous ne devrions pas nous bercer d’illusions en pensant que l’on fera tout pour revenir à des niveaux d’inégalité moins élevés, comme on a pu le faire dans la période qui a suivi la seconde guerre mondiale. La période que nous vivons poursuit incontestablement l’augmentation des inégalités, qui sape la croyance en l’avenir.

L’épidémie de coronavirus a été un révélateur de ces inégalités ?
D’après une étude que j’ai lue il y a quelques jours, une personne Noire sur mille est morte à cause de la Covid. C’est un chiffre incroyable. Mais outre ces morts qui ont touché de plein fouet la communauté noire, l’épidémie a également renforcé les inégalités d’autres manières, notamment les inégalités économiques. Ce sont les riches qui ont les moyens de payer des cours particuliers, ce sont les riches qui peuvent rassembler de petits cercles d’enfants pour remplacer l’enseignement public ou privé. Ce sont les écoles privées, du moins les riches écoles privées, qui sont capables de rouvrir leurs portes en toute sécurité et d’engager suffisamment d’enseignants et de personnel médical pour protéger la santé des enfants. Ce sont les familles aisées qui disposent chez eux d’ordinateurs et de l’accès à Internet, et ce sont les parents qui bénéficient d’une certaine flexibilité dans leur profession et qui sont en mesure de surveiller ce que font leurs enfants. La Covid renforce donc toutes les formes d’inégalités, notamment les inégalités économiques, raciales et de genre, car on sait que les femmes sont exclues du marché du travail à cause de l’épidémie et de ses répercutions.

Craignez-vous l’issue du scrutin de mardi ?
C’est la première fois de ma vie que je crains le résultat d’une élection, quel que soit le vainqueur. Les commentateurs politiques les plus modérés, dans des journaux comme le New York Times et le Washington Post, affirment que, pour la première fois dans l’histoire des États-Unis depuis le milieu du XIXe siècle – et des universitaires sérieux disent la même chose – deux personnes pourraient revendiquer la présidence. Ce que l’on peut craindre à mon avis, ce sont moins des violences marginales – qui pourraient d’ailleurs être plus que marginales – mais une crise constitutionnelle, le chaos institutionnel et une délégitimisation encore plus grande des institutions démocratiques.


Raphaël Bourgois

Journaliste

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