Littérature

Ragnar Jónasson : « Je suis un collectionneur de mystères »

Journaliste

Grand lecteur de polars depuis son enfance, le romancier Ragnar Jónasson incarne à présent la nouvelle génération de la littérature noire du Grand Nord. Lui qui se présente comme un « collectionneur de mystères » met en scène l’anxiété des Hommes face à l’hostilité des terres. En un mot : l’Islande. Rencontre, à l’occasion de la sortie de Sigló.

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Auteur prolifique et obsédant, l’Islandais Ragnar Jónasson incarne une relève indisciplinée dans la littérature noire du Grand Nord. Disciple de Mankell et bien sûr d’Indridason, cet érudit de polars met en scène l’anxiété des Hommes face à l’hostilité des terres. En un mot : l’Islande. Rencontre, à l’occasion de la sortie de Sigló. JDB.

D’où est venu votre goût des mots ?
Je ne pouvais pas échapper à ma famille… Mon grand-père a écrit une multitude de recueils de nouvelles, mon père a fait toute sa carrière dans les milieux de l’édition, mon oncle publiait des livres, dans une des plus grosses maisons du pays… Tous m’ont encouragé à écrire. Ça s’est donc passé de manière très naturelle, sans que je me pose de questions. À 5 ou 6 ans, je dévorais déjà les livres, de la littérature islandaise, mais aussi Enid Blyton puis Agatha Christie. Je me suis passionné pour ses livres vers 11 ans, si bien que j’ai commencé à traduire ses nouvelles en islandais. Je l’ai fait sans ambition, dans le simple but de pouvoir lire ces histoires à mon fils un jour. Et puis à 15 ans, j’ai commencé à traduire des articles pour des magazines. J’ai fini par traduire mon premier livre à 17 ans. Alors que tous les enfants d’Islande lisaient les aventures de Tintin, je refusais de lire des livres avec des images. Ils ne me parlaient plus.

Traduire avant d’écrire, c’était pour vous une sorte d’apprentissage ?
C’était une façon de créer, de développer mon style sans être en première ligne. J’ai écrit ma première histoire à 6 ans, mon premier roman policier à 12 ans. Je les ai conservés, pour moi seulement. Si je me suis mis au roman policier, c’est parce que j’adorais lire ce genre de livres, écrits par des Américains, des Anglaises… Je suis un collectionneur de mystères, je conserve plein de coupures de presse sur les enquêtes, les disparitions. J’écris les livres que j’aimerais lire. Je continuerais de les écrire même si le genre était impopulaire, invendable.

Qu’est-ce que la police islandaise pense de vos livres ?
J’ai été invité pour une lecture publique au siège de la police de Reykjavik et ils m’ont bien reçu ! Je connais plusieurs flics qui lisent mes livres et me livrent des commentaires précis sur ce qui est plausible ou non. Ils semblent eux aussi satisfaits de mes histoires ! Au moins, on parle de ce qui se passe ici : il y a 20 ans, les polars écrits par des Islandais se passaient systématiquement à l’étranger. On pensait qu’il n’existait pas en Islande suffisamment de matière, de personnalité, que cela manquait de décorum.

Et puis est arrivé le romancier Arnaldur Indridason…
Sans lui, je n’écrirais pas de romans policiers qui se passent ici. Il nous a tous décomplexés en mettant en scène notre pays, notre peuple… Soudain l’Islande est devenue synonyme de crimes tordus, alors que le pays est élu chaque année comme le lieu le plus sûr et pacifique du monde. Avant lui, on ne pouvait même pas envisager que ce genre d’histoires seraient un jour crédibles.

Même quand vos livres semblent en pause, apaisés, une anxiété sourde règne…
J’adore jouer avec la tension, les fausses pistes, les coups de théâtre… Mon plaisir, c’est de rendre malsaines, menaçantes des situations d’apparence banale. Le décor hostile du pays et la violence du climat contribuent à dérégler la normalité. Il existe beaucoup d’histoires de fantôme en Islande, car il y a beaucoup de disparitions inexpliquées. Avec ce matériau sombre, je m’amuse beaucoup. C’est très fun.
Pourtant, je peux être assez anxieux moi-même. Quand je vois où vivent des gens d’ici, au pied des falaises, coupés de tout, prisonniers de la nature, tributaires des avalanches, ça m’angoisse. C’est comme s’ils étaient pris au piège, mentalement et géographiquement. Malgré les années, je continue de ressentir ici l’hostilité des paysages, des éléments. Il faut faire très attention, hiver comme été. On peut facilement se perdre et être englouti par la Terre, par une crevasse. Il faut respecter la nature. Beaucoup de promeneurs n’ont jamais été retrouvés. Les éléments se sont chargés de ne laisser aucune trace.

Le musicien islandais Asgeir a sorti un album intitulé « Dans le silence ». Le silence est-il propice à vos livres ?
Ça décrit parfaitement mes livres aussi. Ils racontent des lieux isolés, désolés… Ils décrivent la survie dans un milieu hostile, avec un climat difficile… Le silence, c’est le lot de ces personnages isolés, solitaires. J’ai grandi entre l’agitation de Reykjavik et la lenteur, la torpeur du village Siglufjördur, où vivait mon grand-père et où je passais mes étés. C’est là que vit et travaille mon personnage d’Ari Thor… Mon grand-père me racontait beaucoup d’histoires dramatiques, angoissantes, mystérieuses qui s’étaient passées là-bas. Certaines étaient peut-être vraies, d’autres non… Mais elles m’ont marquées, ont contaminé mes propres histoires. Siglufjördur est en moi. Je me revois gamin, quand les jours sont sans fin, navigant du terrain de foot à la bibliothèque, où je passais des heures à lire. Contrairement à ce que racontent mes livres, c’est un endroit paisible, sans danger. Les enfants peuvent y jouer en toute sécurité.

Vos livres sont riches en petites observations, en détails. Avez-vous passé votre enfance à vous faire oublier dans un coin, pour mieux analyser votre entourage ?
J’aimais me fondre dans le décor, surtout quand parlaient les adultes. Je le fais encore, à plus de 40 ans… Je préfère écouter que parler : c’est ainsi que je nourris mes livres. Beaucoup de mes proches, des gens que je rencontre finissent sans le savoir dans mes romans. Et puis, quand on se fait oublier, on peut découvrir des secrets de famille. J’ai beaucoup appris de cette façon, car les adultes pensaient que je ne comprendrais pas leur conversation. C’est important, de porter des secrets. Beaucoup de mes personnages se sont construits là-dessus.
Et pour un romancier qui raconte des enquêtes, cette notion de personnalité riche et multiple est fondamentale. C’est pour ça que je mets en scène tant de personnes âgées, pour la richesse de leur savoir. Ils détiennent souvent les clés du passé, des non-dits. Avant de commencer mes livres, j’établis le bagage, la face cachée de chaque intervenant. Je cherche à analyser comment les souvenirs continuent de les hanter, de les influencer. L’Islande a énormément évolué en cent ans, passant du Tiers-Monde à la modernité. Les personnes âgées me servent de témoins de cette évolution, ils sont les dépositaires de ce souvenir.

L’Islande a évolué trop vite, en négligeant ses traditions ?
Quand on démarre dans la pauvreté, on n’évolue jamais trop vite. Ce n’est plus le pays de mon enfance, mais tant mieux. Je ne suis pas nostalgique. Nous n’avions qu’une radio et une seule chaîne de télévision, qui ne diffusait ni le jeudi, ni le mois de juillet ! Je me souviens d’un pays simple, où il n’existait pas beaucoup de choix, pour ce que nous aurions rêvé de manger, de voir, d’écouter. Heureusement, il y a toujours eu la lecture. Beaucoup de traditions ont disparu, mais pas l’amour de la chose écrite. Une des plus belles traditions islandaises, c’est Noël et cette obligation d’offrir des livres à ses proches. Ça explique la richesse de l’édition locale [NDLR : 70% des livres achetés sont en islandais].

Êtes-vous un homme de rituels, de superstitions ?
Pas du tout. Mon seul rituel, c’est d’écrire chaque jour, où que je sois : dans un café, un avion, à Reykjavik, en France ou en Angleterre. J’aime me considérer comme un artisan des mots, je trouve une joie dans leur manipulation, leur choix. Je m’inquiète d’ailleurs toujours pour les traductions de mes livres, j’espère qu’on y ressent ce plaisir, cette exaltation. Sinon, je ne suis pas très manuel, je ne pêche pas, je ne bricole pas… Tout au plus, je joue du piano.

La scène musicale islandaise est particulièrement riche, avec notamment Björk, Sigur Rós ou Asgeir. Pourquoi est-elle si absente de vos livres ?
Mes personnages vivent souvent dans la contemplation, le silence. Je ne parviens pas à expliquer autrement cette absence de musique, à laquelle je vais remédier.

Écrire autant, c’est pour les Islandais une forme d’échappatoire ?
Certainement. L’Islande ne peut pas revendiquer des châteaux vieux de dix siècles, comme la France. Mais nous avons nous aussi notre héritage : les livres des sagas, ces manuscrits écrits il y a mille ans et qui fondent notre nation. Ça nous rappelle notre goût ancestral, notre besoin même d’écrire et de lire des histoires. Et puis, nous vivons dans le noir complet plusieurs mois par an : il faut bien s’occuper, penser à autre chose. J’écris beaucoup en hiver.

Et en été, vous venez en France, surtout quand joue l’équipe de foot d’Islande !
Ce n’était pas au départ prévu comme ça, mais j’ai passé un mois entier en 2016 à suivre notre équipe nationale lors de son épopée française, lors de l’Euro 2016 [NDLR : lors duquel l’Islande avait atteint les quarts de finale]. J’ai ainsi passé du temps à Saint-Étienne, Marseille, Paris, Nice… Mes livres commençaient à être traduits en français, les lecteurs semblaient enthousiastes, sans que j’en comprenne les raisons. Le rêve, maintenant, c’est de venir vivre chez vous. Pendant l’Euro, j’ai même appris un mot français pour décrire notre façon particulière d’encourager l’équipe en frappant dans nos mains : le clapping !

NDLR : Sigló de Ragnar Jónasson vient de paraître en français aux éditions La Martinière, traduit de l’islandais par Jean-Christophe Salaun.


JD Beauvallet

Journaliste, Critique

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