Architecture

Philippe Rahm : « L’architecture est l’art de bâtir des climats »

Architecte, curatrice

Architecte conscient de l’urgence écologique, Philippe Rahm intègre dans son travail des questions d’ordre matériel et énergétique, trop longtemps oubliées par ses prédécesseurs alors même qu’elles furent, à l’origine, la raison d’être de l’architecture. Dans quelques jours rouvre au pavillon de l’Arsenal à Paris son exposition « Histoire naturelle de l’architecture », vaste panorama de l’histoire de la discipline, de la préhistoire à aujourd’hui. Rencontre.

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Depuis plus de vingt ans, l’architecte suisse Philippe Rahm conçoit des projets qualifiés successivement d’architectures physiologiques, invisibles, météorologiques, puis climatiques. L’exposition « Histoire naturelle de l’architecture », présentée actuellement au pavillon de l’Arsenal à Paris, fait état d’une recherche issue de sa thèse de doctorat. Il y propose une relecture complète de l’histoire de l’architecture qui embrasse toutes les époques, de la préhistoire à l’époque contemporaine. Avec son approche « objective », il cherche à montrer les raisons matérielles, énergétiques, physiques, et non plus uniquement culturelles, politiques et sociales, qui ont mené à la fondation des villes et donné leur forme aux bâtiments.

« Comment les petits pois ont fait s’élever l’architecture gothique », « comment un brin de menthe invente les parcs urbains du XIXe siècle », « pourquoi l’architecture moderne est-elle blanche » sont quelques-uns des thèmes abordés dans l’exposition et le livre qui l’accompagne. Pour AOC, il revient sur le chemin parcouru depuis ses premières rencontres avec l’architecture jusqu’à la réalisation du « Jardin météorologique », un parc urbain de 67 hectares inauguré à Taïwan en 2018. L’occasion également de comprendre comment la science, la littérature et l’écriture participent à sa recherche de vérité. OR.

Dans Histoire naturelle de l’architecture, une exposition au pavillon de l’Arsenal à Paris et un livre qui l’accompagne, vous proposez une nouvelle définition de l’architecture élaborée à partir de celle de Vitruve : l’art de « construire des climats »…
Lorsqu’on essaie de comprendre pourquoi on a besoin d’architecture, on se rend compte que l’architecture sert en premier lieu à s’abriter physiquement. Les humains sont des animaux à sang chaud dont le corps doit pouvoir conserver une température à 37 degrés pour survivre. L’être humain ne peut donc pas habiter au milieu de la neige ou sous un soleil torride. L’architecture apparaît pour protéger l’Homme des excès de chaleur, de froid ou des vents. Dans les mythologies premières, élaborées dans les climats méditerranéens, le danger provient d’ailleurs plutôt d’un excès de chaleur, comme en enfer, que d’un froid excessif, car comme le dit Vitruve, il est possible de s’accommoder du froid grâce à l’architecture, en s’abritant dans une maison et en y allumant un feu.
Vitruve, Alberti ou Palladio ont toujours initié leurs traités en décrivant ces problèmes climatiques à l’origine de l’architecture, mais à l’époque où j’étais étudiant ces parties étaient souvent tournées en ridicule. Elles étaient considérées comme des préalables obligatoires naïfs qui n’avaient pas de sens si ce n’est pour constituer une sorte de mythologie archaïque première. Lorsqu’on relit ces textes aujourd’hui, plongé dans les problèmes de canicule, de réchauffement climatique, quand le souci principal est d’avoir moins chaud en été dans nos appartements surchauffés, on se rend compte que la vocation première de l’architecture a toujours été climatique, que l’on crée un toit pour se protéger des rayons brûlants du soleil ou que l’on érige un mur pour contrer les vents glacés. L’architecture est l’art de modifier le climat naturel pour le rendre habitable pour l’être humain. L’architecture est l’art de bâtir des climats.
Je n’entendais jamais cela quand j’étais étudiant dans les années 1980-1990. En pleine période postmoderne et équipé des techniques modernes ultra performantes, du chauffage central, de l’éclairage électrique et de l’air conditionné, on nous disait que l’architecture était l’expression symbolique d’une civilisation, la forme esthétique de la société, la beauté plastique de la mémoire et de la culture humaine, que telle forme exprimait le prestige, la grandeur de son commanditaire, tel matériau le rang, l’asservissement, la folie, etc. Toutes les formes étaient expliquées par des raisons sociales et non pas réelles. Ainsi, par exemple, on entendait à l’époque que le mur était apparu pour symboliser la propriété privée. Si le mur était en verre, on prétendait alors qu’il était démocratique car transparent. Au contraire, un mur en brique symbolisait une société autoritaire. On ne disait jamais qu’un mur servait à protéger du vent pour ne pas avoir froid. Toutes les formes de l’architecture, tous les matériaux étaient compris et interprétés uniquement comme formes symboliques, comme signes et jamais pour ce qu’ils étaient réellement, physiquement, pour leur performance climatique.
Mais si les Italiens choisissaient du marbre au sol dans les églises de la Renaissance ce n’était pas pour « faire italien » ou pour « faire riche ». C’était parce que la géologie des Alpes apuanes mettait à disposition du marbre facilement et que le marbre, par sa haute effusivité thermique, rafraîchit l’air et les corps pendant les chaleurs estivales. Ce discours, on ne l’entendait jamais. Et c’est cela que l’on veut réentendre aujourd’hui ; que le marbre peut être un moyen de lutter contre les canicules ; mais pas que le marbre symbolise la richesse comme l’entend Donald Trump – dont l’appartement new-yorkais en est recouvert – ou une respectabilité millénaire à la manière des halls d’entrée des banques suisses. Ces interprétations culturelles typiquement postmodernes sont aujourd’hui dévalorisées par rapport à la réalité thermique du matériau, caduques face à l’urgence climatique. 

Pourquoi a-t-on perdu cette compréhension immédiate ? Pourquoi a-t-on oublié tous ces principes ?
J’explique cet oubli par un basculement philosophique qui intervient dans les années 1950, engendré par la diffusion massive du pétrole et des antibiotiques qui résout enfin largement nombre de problèmes de santé, de faim et de froid qui fragilisaient les êtres humains depuis toujours et, en même temps, font passer au second plan les raisons matérielles des conceptions du monde au profit de valeurs sociales et symboliques. L’aisance matérielle apportée par les antibiotiques et le pétrole permet paradoxalement aux postmodernes de ne plus faire reposer les causes des événements historiques, les formes des sociétés humaines et les valeurs esthétiques ou morales sur les infrastructures matérielles, énergétiques, alimentaires, climatiques, sanitaires, mais uniquement sur des superstructures idéologiques, culturelles et spirituelles.
La critique anti-scientifique développée par l’École de Francfort puis la dématérialisation du monde social durant le tournant linguistique effectué par le structuralisme ont conduit à privilégier une approche uniquement « superstructurelle », culturelle, idéologique, pour expliquer autant le monde social que physique. Toutes les choses du monde sont alors expliquées par des raisons culturelles, politiques, idéelles ; par des rapports humains de domination, de prestige, par des significations et des valeurs sociales et politiques. Ainsi les postmodernes ne disaient plus que Haussmann avait créé les boulevards parisiens pour lutter matériellement contre le choléra en créant des courants d’air censés évacuer les miasmes responsables des maladies. Ils voulaient absolument y déceler des raisons idéologiques d’asservissement et de contrôle politique du peuple, ce qui est une invention du XXe siècle comme je l’explique dans mon livre Histoire naturelle de l’architecture.
Progressivement, donc, au cours de la seconde partie du XXe siècle, la pensée critique a été vidée de toute approche matérialiste, vidée des forces de production, ce qui l’a bien sûr rendue incapable d’appréhender le phénomène matériel du réchauffement climatique ou l’épidémie de Covid-19. On ne peut pas lutter contre les émissions de CO2 par la sémiologie, par un changement de « récit ». On doit agir sur l’infrastructure de notre société en stoppant l’usage des énergies carbonées et non pas dans sa superstructure symbolique. Les explications superstructurelles, les analyses culturelles ont été prises en défaut par le surgissement du réchauffement climatique – et par l’arrivée du Covid-19 !
En effet, ces évènements ne peuvent être compris et traités uniquement comme des constructions sociales ; elles sont aussi matérielles, énergétiques, physiques. Ce ne sont pas des métaphores. De la même façon qu’on lutte contre le coronavirus en se lavant les mains avec des solutions chimiques antiseptiques et par la stimulation des réponses immunitaires avec le vaccin qui arrive, on ne peut lutter contre le réchauffement climatique que par un travail dans le réel, par des dispositifs matériels qui agissent sur la réverbération solaire, l’émissivité, l’albédo, la convection ou l’effusivité thermique, qui sont autant de propriétés physiques, et bien sûr en abandonnant les énergies fossiles au profit des énergies renouvelables, qui n’émettent pas de CO2, responsable du réchauffement climatique.
Avec la crise actuelle du réchauffement climatique et l’épidémie de coronavirus, on assiste, en somme, à une « reterrestration » du débat comme dirait Bruno Latour. Mais ce retour à la terre est aussi une façon de revenir à la pensée première de Karl Marx, au matérialisme historique qui explique que les formes que prend le monde social – le type de valeurs morales, le régime politique – sont en réalité déterminées par les conditions matérielles d’une époque, par la quantité d’énergie disponible notamment. Marx explique précisément la révolution par le renversement des superstructures sociales rendues caduques par des transformations réelles, matérielles au niveau infrastructurel, qui se produisent en amont.
Il n’arrête pas de répéter (dans toute son œuvre, mais particulièrement dans L’Idéologie allemande), tout comme Engels ou Lénine (dans Matérialisme et empiriocriticisme), que la révolution ne peut pas se faire dans le monde social, qu’elle passe d’abord forcément par une transformation du monde matériel, que la révolution est d’abord matérielle et que seule cette révolution matérielle sera à même de provoquer des changements sociaux. C’est le sens de cette célèbre phrase de Karl Marx « les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde ; il faut désormais le transformer ». Il dit bien ici que les choses se transforment d’abord dans le monde matériel, et que c’est cette transformation infrastructurelle qui, par un effet de révolution, va transformer naturellement ensuite le monde idéel, changer les structures juridiques, politiques, esthétiques, morales de la société. Ainsi, Marx explique que l’abolition de l’esclavage n’a été possible que grâce à l’apparition de la machine à vapeur et l’usage du charbon. Et quand on lit la critique d’Engels sur la ville industrielle en Angleterre, sur les conditions de vie des ouvriers, c’est avant tout les conditions matérielles qui sont dénoncées au regard de la médecine de son temps : le manque d’air, de lumière, la promiscuité, le froid, la faim qui entraînent les épidémies, la maladie. Engels fait l’éloge de l’hygiénisme, des réformes sanitaires d’Edwin Chadwick, tout comme Marx salue la médecine et la science de son temps qui révolutionnent les conditions matérielles et ainsi conduisent à la révolution des formes sociales qui verra l’émancipation du prolétariat et l’apparition d’une société égalitaire.
Face au réchauffement climatique, les stratégies culturelles postmodernes spiritualistes, non matérialistes, sont impuissantes et désarmées. Il était donc aujourd’hui nécessaire de réécrire l’histoire de l’architecture, mais en partant des conditions matérielles et non plus des valeurs idéelles. Pour comprendre l’origine de l’architecture, mais aussi pour trouver des solutions pour affronter les problèmes actuels des canicules en ville ou du réchauffement climatique, il faut la replacer dans ces conditions matérielles plutôt que de l’étudier uniquement d’un point de vue idéel comme l’on fait les postmodernes dans les dernières histoires de l’architecture qui l’étudient selon un point de vue culturel, superstructurel et non plus matériel.

Dans un article publié dans AOC au début de la crise sanitaire en France, vous avez adopté une position assez radicale en parlant des situations provoquées par le coronavirus comme d’un « retour à la normale ». N’est-ce pas réactionnaire ?
Il y a toujours eu des épidémies qui ont décimé les populations humaines, et des changements climatiques qui ont mené à des guerres, des migrations, des famines, comme la guerre de Cent ans liée au Petit Âge glaciaire qui débute vers 1315. Rappelons-nous qu’en 1800, l’espérance de vie en France était de 32 ans environ et qu’un enfant sur deux mourrait avant un an. En 1900, l’espérance de vie était encore seulement de 40 ans. Quand on attrapait une maladie bactérienne, comme la tuberculose ou le choléra, on n’avait pas mal de chances de mourir. La mort par maladie était très courante jusqu’en 1950 car les antibiotiques n’existaient pas. En 2000, par contre, l’espérance de vie était de plus de 80 ans en France, la démographie s’est démultipliée, et ce uniquement grâce aux vaccins et aux antibiotiques. En somme, le monde était bien plus catastrophique en 1900 ou même en 1950 qu’il ne l’est aujourd’hui. Nous avons bénéficié de progrès extraordinaires : la découverte des antibiotiques et d’une énergie abondante (le pétrole) pour manger et se chauffer qui nous ont permis, entre 1950 et 2020, de vivre une époque tout à fait extraordinaire pour l’humanité.
Dans ces conditions, lorsque j’évoque un « retour à la normale » à cause du coronavirus et du réchauffement climatique, c’est pour dire que c’est le monde moderne, entre 1950 et 2020, largement épargné par les problèmes physiques, sanitaires, alimentaires grâce à l’énergie du charbon et aux antibiotiques, qui était un moment extraordinaire de l’histoire de l’humanité, pas la crise actuelle, qui est un épisode courant dans l’histoire de l’humanité. La modernité nous a permis de vivre dans un monde extraordinaire, en bonne santé grâce aux antibiotiques, en mangeant à notre faim grâce aux engrais chimiques, durant près de 70 ans, grâce au charbon et au pétrole mais qui malheureusement dégagent du CO2, ce qui nous empêche de continuer cette belle aventure humaine sans contraintes physiques, sanitaires, et climatiques. Ce qui est intéressant d’un point de vue marxiste, c’est que nous vivons aujourd’hui un moment où l’on sort du monde idéel des superstructures pour revenir aux raisons matérielles. Je pense que ce retour à la normale, cette réintroduction des conditions matérielles dans le processus historique à cause des émissions de CO2 est aussi la condition originale d’une véritable nouvelle révolution sociale et émancipatrice.
Vivre dans un monde purement idéel, comme le pétrole et les antibiotiques l’ont permis entre 1950 et 2020 où l’on ne se soucie plus du froid, des maladies, de la faim, et où l’on ne s’intéresse plus qu’aux significations sociales et esthétiques, est un moment complètement exceptionnel dans l’histoire de l’humanité. Et paradoxalement, c’est un moment propice au fascisme, car la raison de l’Histoire – les formes sociales – n’est plus annexée au monde matériel (que l’on oublie grâce à la consommation massive des énergies fossiles), mais au monde idéel, ce qui rend possible l’imposition de formes purement idéologiques dans la constitution des sociétés, motivées par des raisons spirituelles, morales, subjectives, ce qui est la définition même du fascisme.
Il faut se rappeler que Marx est matérialiste. Et qu’au contraire, Mussolini est idéaliste. Dans son Manifeste fasciste, Mussolini est diamétralement contre Marx dans le sens où il dit que ce sont les idées qui doivent transformer le monde matériel. Tandis que Marx dit, au contraire, que c’est le monde matériel qui transforme les idées. Ainsi, que l’architecture reprenne corps dans le champ matériel du monde plutôt que de découler d’un agenda spirituel, qu’elle s’occupe d’isolation thermique, d’albédo ou de convection, plutôt que de métaphores, de signes et d’allusion, tout cela est plutôt rassurant d’un point de vue politique. C’est le spiritualisme qui est réactionnaire, fasciste par définition, car imposant ou prolongeant des formes sociales qui n’ont plus ou pas de réalité matérielle. C’est à cause de son absence de matérialité que Marx dénonçait par exemple la religion qualifiée d’« opium du peuple ». Le matérialisme est au contraire la garantie de nos libertés acquises et futures. C’est le message fondamental de Marx et ce qui fonde la gauche politique : aussi doit-elle comprendre et agir dans la réalité matérielle et non pas dans le monde des idées, ce qui relève du fascisme. Mon histoire naturelle de l’architecture aurait pu ainsi s’intituler « histoire matérielle de l’architecture » ou « histoire infrastructurelle de l’architecture ». Elle montre comment les variations des conditions matérielles produisent des variations esthétiques, révolutionnent la forme des villes et des bâtiments à travers le temps.

Vous dites concevoir vos projets architecturaux par « dissociation », une méthode qui permettrait d’atteindre une certaine forme d’objectivité, d’économie et de beauté. Pouvez-vous expliquer ce concept ?
Ludwig Mies Van der Rohe dit qu’on prend souvent les conséquences pour des causes et qu’il faut retrouver les causes, les raisons pour lesquelles les choses sont telles qu’elles sont. S’il construit en acier, il veut construire avec les possibilités constructives de l’acier et non pas en mimant les possibilités constructives de la pierre. Regardez l’Opéra Garnier, qui mime la pierre alors qu’il est en fait construit avec une structure en acier !
L’idée de dissociation, c’est la même chose ; on la retrouve chez Baudelaire ou Rémy de Gourmont, chez Huysmans et plus généralement dans tout l’impressionnisme et le divisionnisme dans la deuxième partie du XIXe siècle. À cette époque, la chimie influence le monde intellectuel et culturel ; on comprend que l’air n’est pas constitué d’un seul gaz mais d’oxygène, d’azote et d’autres gaz, que l’on peut décomposer le monde au microscope, dans des spectres électromagnétiques et en découvrir les éléments fondamentaux. Avec ces éléments fondamentaux, ces particules élémentaires, reconstruire un monde comme synthèse. On comprend que le processus chimique de dissociation permet de recomprendre la réalité du monde, cachée derrière les lieux communs, les traditions, des habitudes dont on a perdu les raisons causales.
Ainsi, les tapisseries du Moyen-Âge servaient autrefois d’isolation thermique contre le froid des murs, mais l’omniprésence des radiateurs dans nos intérieurs modernes nous en a fait perdre la raison, puisqu’on ne les comprend aujourd’hui que comme des éléments décoratifs.
La poésie comme dissociation chez Baudelaire, c’est précisément de dissocier le monde dont on n’arrive plus à comprendre le sens, tant les couches de causes – qui n’ont peut-être plus de sens aujourd’hui – se sont additionnées ; et par cette dissociation en comprendre le sens réel et le libérer de superstructures devenues inutiles voire néfastes avec le temps, à la manière d’un chimiste, puis de le réassembler en reconstruisant les idées, débarrassées des superstructures inutiles et aliénantes.
Dans mon travail, je cherche à décomposer ces blocs de réalité dont on n’arrive plus à comprendre les causes. On ne sait plus pourquoi la ville existe. Mais si l’on parvient à comprendre les raisons originelles de la ville, qui était au départ un grenier, puis le lieu des manufactures, puis celui des usines industrielles, mais aujourd’hui peut-être plus rien du tout, cela change tout. Ce qui m’intéresse, c’est de travailler à comprendre les raisons qui font que les choses surgissent, et pourquoi ces formes ont été choisies.

Pouvez-vous donner des exemples de cette approche ?
Je me suis rendu compte que le chauffage central a permis que l’on retire les rideaux, les tapisseries et les tapis des intérieurs. En effet, avec le chauffage central, il n’est plus nécessaire d’être isolé thermiquement de l’intérieur en hiver par les tapisseries aux murs des châteaux et des maisons bourgeoises. Avec l’éclairage électrique, d’un coup, les lustres et leurs multiples pendentifs ne servent plus à rien. Quand on était éclairé à la bougie à la lueur d’une petite flamme, les lustres avaient le même rôle de diffusion de la lumière que les dorures et les miroirs. Pourtant, on a conservé ces formes, sans en garder la fonction.
J’ai moi-même attendu 50 ans pour comprendre que les lustres servaient à diffracter la lumière de la flamme de la bougie ! On avait perdu la trace de la fonction de ces objets, on restait dans un monde signifiant qui disait qu’une tapisserie représente le prestige du roi ou du bourgeois, alors qu’au départ elle servait simplement à avoir moins froid. Et quand Mies van der Rohe écrit « Less is more », quand les modernes prônent le minimalisme et disent qu’il faut se débarrasser de tous ces anciens éléments décoratifs, tapis, tentures rideaux, qui ne servent à rien, c’est seulement parce qu’en sous-sol on brûle du charbon dans la chaudière qui alimente en eau chaude les radiateurs, lesquels sont bien plus efficaces pour chauffer les chambres que les anciennes tapisseries. Celles-ci sont donc bonnes à être jetées à la poubelle ou conservées comme simples éléments décoratifs sans aucune fonction.
Mais le plus étonnant dans cette histoire des arts décoratifs, c’est qu’aujourd’hui, pour lutter contre le réchauffement climatique, il faille isoler thermiquement les murs des bâtiments pour éviter de consommer trop d’énergie pour chauffer et refroidir. Les nouveaux isolants thermiques, en laine de verre ou de roche, qui n’avaient jusqu’à présent aucune valeur symbolique, si ce n’est d’être décrits comme des produits moches de l’industrie, sont en réalité une réactualisation des tapisseries du Moyen-Âge, puisqu’elles en reprennent et en réactualisent la fonction. C’est ce que j’ai appelé le « Style Anthropocène », l’art décoratif à l’ère du réchauffement climatique.
De la même façon, les fenêtres étaient plus étroites autrefois, car le linteau était plus fragile. Quand on a pu utiliser le béton et l’acier, on a pu faire des fenêtres en longueur, très larges. La largeur des fenêtres est dépendante du matériau de construction. Comprendre ces raisons-là permet de construire dans le monde matériel et non pas spirituel, de faire des choix par rapport à des principes physiques, climatiques, statiques qu’on comprend à nouveau réellement et donc qu’on applique à l’aune d’intérêts réels – à présent ou à tout autre moment.

L’originalité de votre pratique en tant qu’architecte est d’avoir classé vos projets par rapport à des phénomènes scientifiques tels que l’évaporation, la radiation, la conduction. Votre Histoire naturelle de l’architecture est-elle une façon de revenir à ce mélange entre expérimentations scientifiques et spatiales ?
J’ai commencé à classer mes projets par rapport à l’évaporation, la conduction ou la convection, qui sont des principes matériels mais aussi formels. Grâce à la convection, on peut dessiner un plan en coupe, parce que l’air chaud monte. L’émissivité permet de choisir un matériau plutôt qu’un autre en fonction de sa capacité à diffuser de la chaleur. Il s’agissait ainsi de réévaluer des modes de composition par rapport à des principes que j’avais appris et qui étaient soit de l’ordre de la composition géométrique (choisir un carré ou un rectangle, travailler par l’alignement ou la symétrie, etc.), soit liés à des représentations : on choisit du marbre parce qu’il exprime la richesse, on choisit du bois parce qu’il exprime la campagne, sans prendre en compte les questions constructives ou climatiques. Ce sont les grilles qui m’avaient été enseignées lorsque j’étais étudiant. Ces principes-là ne me semblaient pas satisfaisants. D’abord, c’étaient ceux de la génération précédente, donc je ne voyais pas l’intérêt de les réutiliser tels quels. Mais surtout, ils ne me semblaient pas pertinents.
Je prends un exemple : regardez la villa Rotonda de Palladio, avec sa géométrie parfaite composée d’un rond entouré de ses quatre côtés. On pourrait sans problème la qualifier de postmoderne ! La réalité est tout autre. J’ai compris très tard qu’elle a été conçue ainsi parce qu’elle permet l’évacuation de l’air chaud grâce à un trou en son centre et que les quatre côtés correspondent aux descriptions des Quatre livres de l’architecture : la pièce au nord est faite pour l’été, permettant d’échapper aux rayons du soleil et à la chaleur ; la pièce au sud est faite pour l’hiver, permettant de profiter des rayons du soleil ; la pièce à l’ouest pour le printemps et l’automne ; et celle à l’est pour le matin. La composition formelle est donc sous-tendue par des principes climatiques de chaleur, de confort et d’évacuation de l’air chaud par convection. Plus léger, l’air chaud monte dans le dôme, si bien qu’on bénéficie d’un air plus frais en bas. De même, s’il y a du marbre c’est parce qu’il est froid au toucher, contrairement au bois, qui est chaud. Enfin, si la villa est surélevée sur une cave, c’est pour récupérer l’air et le rafraîchir d’abord dans cette cave. La villa Rotonda est finalement une sorte de machine climatique et le plus surprenant c’est que je l’ai découvert à 50 ans, alors que jusqu’à présent j’avais des grilles de lecture un peu surréalistes comme les proportions parfaites, la beauté des formes pures, l’élégance de la hauteur, etc. : des grilles de lectures purement esthétiques et culturelles empruntées au structuralisme anthropologique des années 1960.
Peu à peu, tous ces choix matériels ont progressivement été parés de valeurs culturelles. Le marbre italien coûte cher mais s’il a été employé dans la construction des églises italiennes il y a une raison et ce n’est pas pour donner une impression de richesse ! J’insiste, mais on confond souvent les conséquences avec les causes. C’est pour ça que mon travail est scientifique. Et pour moi, l’objectivité scientifique garantit la liberté, contrairement à la subjectivité idéaliste, qui est fasciste, aliénante comme le dirait Marx.

Avec la crise climatique que nous traversons, pensez-vous qu’il est important d’inventer de nouveaux récits ? L’exposition et le livre Histoire naturelle de l’architecture sont construits à partir d’une série de faits qui traversent les âges, de la préhistoire à l’époque contemporaine, présentés de manière simple et frappante, parfois presque incongrue. Le recours à ce type de mise en récit est-il un moyen nécessaire aujourd’hui pour un architecte ?
Les formules que j’ai utilisées dans l’exposition et dans le livre, qui sont tous deux tirés de ma thèse de doctorat, sont très simples : « comment les petits pois ont fait s’élever l’architecture gothique », « ce que les dômes des Lumières doivent à la peur de l’air stagnant », « pourquoi l’architecture moderne est-elle blanche ». J’assume cette expression simpliste car la période postmoderne a été celle de l’éloge de la complexité. Je pense que le discours de la complexité est dangereux, car il complique les causalités et empêche l’action. Je pense à ce débat télévisé des années 1970 où Haroun Tazieff expliquait à Jacques-Yves Cousteau que les émissions de CO2 provoquaient le réchauffement climatique : Cousteau lui avait alors répondu que les choses étaient « beaucoup plus complexes » que cela. Il est facile de dire que les choses sont trop complexes pour être expliquées. Le manque de prise de conscience du réchauffement climatique parmi les intellectuels français durant de nombreuses années est lié à cette excuse de la complexité.
Par ailleurs, j’ai enseigné pendant dix ans aux États-Unis et j’ai été influencé par le grand nombre de livres écrits à partir d’une réponse simple à une question commençant par « Comment… ». Pour Histoire naturelle de l’architecture, il s’agissait de parvenir à exprimer une causalité assez simple pour chacun des thèmes. Dès mon ouvrage Météorologie des sentiments, ce type de causalité naturelle m’avait beaucoup intéressé. J’avais voulu faire la démonstration qu’à la fois le climat et le monde matériel pouvaient être actants du roman au même titre qu’un personnage humain.
Quand on lit L’Étranger d’Albert Camus, on comprend tout de suite que le narrateur est influencé par le climat. La mère du narrateur meurt, il se rend au cimetière, mais il ne ressent soi-disant aucune émotion car il est préoccupé principalement par le fait qu’il a trop chaud. Il a chaud quand il va à la morgue, il a chaud quand il suit le cortège et il semble que cette surchauffe le conditionne davantage que les émotions purement humaines, qui devraient forcément être indépendantes du monde sensible, et qu’il devrait ressentir. Comme si les émotions humaines étaient forcément indépendantes du monde naturel et comme si le fait d’avoir trop chaud ne pouvait pas être à l’origine d’une émotion humaine. Le même phénomène a lieu quand il tue l’Arabe : il est ébloui par le soleil trop fort, il a trop chaud et il cherche une source d’eau pour se rafraîchir. En relisant L’Étranger, on se rend compte que le climat, le soleil sont aussi des personnages du roman, qu’ils ont un rôle majeur et qu’ils sont même peut-être responsables de l’ensemble de l’action. La part matérielle des choses conditionne les idées. C’est d’autant plus pertinent quand on sait que Camus a travaillé en tant que météorologue dans ses premières années. Il a d’ailleurs participé à l’écriture d’un livre sur le climat de l’Algérie.
Dans la préface de mon livre, Dominic Thomas, le chair des French studies à UCLA, a qualifié cette littérature de « climaticisme », reprenant une expression du critique d’art Jean-Max Colard. Car c’est peut-être ce qui manque un peu dans le débat français actuel sur l’effacement des catégories entre humains et non-humains : on aime bien anthropociser les non-humains, leur donner un statut juridique, des valeurs morales, spiritualiser le monde matériel, mais on n’entend pas bien le mouvement inverse, l’animalisation des humains, leurs réductions à n’être que de simples moyens de locomotion pour les virus, soumis à la pression du milieu. Ce mouvement inverse, celui de chercher des raisons naturelles derrière les raisons humaines est pourtant à la base de la pensée matérialiste et émancipatrice de Karl Marx.
Chercher les causes naturelles derrière les formes humaines, c’est ce que je fais dans l’exposition « Histoire naturelle de l’architecture ». Si je construis un toit, c’est parce qu’il pleut. Le toit en chaume doit être assez raide pour empêcher le pourrissement, mais pas trop pour ne pas s’envoler avec le vent. La forme des toits est directement liée à l’écoulement de l’eau de pluie et sa résistance à la perméabilité du chaume.
Vous parlez de « nouveaux récits ». Personnellement, je n’emploie pas ce terme que je trouve trop humanisant. Quand Jean-François Lyotard l’emploie, c’est pour se moquer de la science en la comparant à une fable, pour en réduire l’objectivité, pour ne faire de la vérité scientifique qu’un point de vue subjectif. Pour moi, parler de nouveaux récits concernant l’écologie ou le climat aujourd’hui, c’est encore une fois mettre de côté la part du non-humain dans la forme et la vie sociale, dénigrer la part matérielle comme cause actante de l’histoire humaine. C’est continuer d’anthropiser la nature, c’est spiritualiser la nature, et c’est le contraire du marxisme.

En tant qu’architecte, votre pratique s’est développée dans le cadre d’expositions où les visiteurs pouvaient faire l’expérience physique des environnements créés. Qu’en est-il pour Histoire naturelle de l’architecture ? Est-ce un retour à une forme d’exposition plus didactique ?
J’ai toujours conçu mes expositions comme des laboratoires spatiaux, mais elles ont souvent été sources de confusion. En effet, comme elles avaient une forme artistique, les gens pensaient que c’était de l’art. Or elles reflétaient avant tout une architecture pensée et construite. J’ai toujours trouvé cela étonnant, et parfois même désobligeant, car on m’appelait ensuite, non pour réaliser ce qui était expliqué dans l’exposition, mais simplement pour réaliser une autre exposition !
Par exemple, l’Hormonorium [pavillon suisse à la Biennale d’architecture de Venise en 2002] était conçu pour signaler que la relation entre les humains à l’espace n’était plus uniquement visuelle mais aussi physiologique, qu’il y avait une continuité entre l’organique et l’inorganique, entre le corps, l’air, la lumière à travers les hormones, la mélatonine et l’érythropoïétine (EPO). Il s’agissait d’une démonstration grandeur nature, pour de vrai, des nouvelles valeurs biologiques, chimiques et électromagnétiques de l’espace d’aujourd’hui.
Aujourd’hui, j’ai la possibilité de mettre en application les principes d’effusivité, d’émissivité, de luminosité dans des projets architecturaux, avec le vocabulaire que j’utilisais auparavant dans les expositions. Effectivement, l’exposition n’a jamais été une fin en soi. Je n’ai jamais été un artiste dont la finalité du travail aurait été l’exposition. Je me suis servi de l’exposition comme d’un moyen de recherche pour l’architecture, un laboratoire.

Votre premier grand projet réalisé est un parc, un grand espace ouvert et accessible à tous à Taïwan. Quel chemin parcouru depuis le “Jardin dHybert”, quand vous proposiez de créer en Vendée un climat tropical à l’échelle d’une maison où vivrait un seul humain ! Votre travail trouve étonnamment sa dimension construite dans l’espace public et les projets à grande échelle.
Oui ! En réalité, à Taïwan, tout le Masterplan a été conçu en fonction des vents et de leur mouvement ! Je viens également de remporter un grand projet urbain de 44 hectares à Milan avec l’agence néerlandaise OMA. On y repense l’infrastructure urbaine en créant un nouveau quartier, avec l’idée que les espaces publics deviennent des sortes d’appareils environnementaux capable de nettoyer et de dépolluer l’espace, comme les premiers parcs urbains du XIXe siècle. On a appelé ces nouveaux espaces publics « limpidariums ». Il en existe deux types : le « limpidarium d’Aria », qui nettoie l’air et le « limpidarium d’Acqua » qui nettoie l’eau. Ainsi, l’espace public n’est plus seulement un ensemble de places ou d’agoras à vocation sociale, mais un espace qui a aussi des fonctions et des missions environnementales. Cette idée n’est pas tellement éloignée de la démarche de la ville de Paris quand aujourd’hui elle plante des arbres pour rafraîchir la ville. En quelques années, on est passé des considérations esthétiques à des considérations climatiques, des considérations superstructurelles à des considérations infrastructurelles. C’est bien cela que je veux expliquer depuis le début de notre conversation.
Mon agence a également conçu un projet pour la transformation de l’ancien port pétrolier de la ville de Bassorah en Irak, située à la confluence du Tibre et de l’Euphrate. Le long de la rivière, on a proposé de créer un espace public qui prendrait la forme d’une ombre d’un kilomètre. Plus récemment, en Allemagne, notre projet pour l’extension de la ville de Munich a reçu un prix. On y a conçu le développement des nouveaux quartiers autours d’espaces publics climatiquement actants : la « kalte platz », une place froide pour l’été, créant de l’ombre, permettant l’évaporation, exposée au vent, au sol fait d’un matériau à l’albédo haut, où l’on vient se rafraîchir, et la « warmer platz », une place chaude pour se réchauffer en hiver, exposée au soleil mais à l’abri du vent.

Dans Météorologie des sentiments, vous racontez une anecdote : étudiant invité par un camarade dans le village suisse de Saxon, vous avez découvert que les villages valaisans étaient souvent construits en miroir entre le village bas, Sapinbas, et le village haut, Sapinhaut. Nombre d’habitants possédaient une maison dans chaque village et pouvaient donc s’installer où ils voulaient en fonction des saisons et des conditions climatiques.
Ce principe fonctionne aussi en temps réel. En surchauffant un point, un autre est naturellement rafraîchi. C’est le principe des brises marines provoquées par les différences de température entre la terre et la mer. De cette façon, on peut créer des vents urbains ! Notre agence a été retenue pour participer au concours d’un grand projet urbain à Paris. Nous avons proposé des pôles chauds et des pôles froids, afin de créer des vents et des mouvements convectifs ayant vocation à rafraîchir la ville. L’échelle urbaine est particulièrement intéressante pour ces sujets.
Vitruve disait déjà que l’orientation des rues devait dépendre du vent et du soleil. Mais ces principes ont disparu au cours du XXe siècle, lorsque la ville a été dessinée pour des raisons culturelles, car les autres problèmes étaient résolus par le charbon et le pétrole. Au XXIe siècle, ces principes retrouvent du sens car les villes souffrent de canicule, de congestion, de pollution. La crise sanitaire a remis ces questions au premier plan.

L’exposition “Histoire naturelle de l’architecture” de Philippe Rahm reouvre le 15 décembre au pavillon de l’Arsenal à Paris et se tiendra jusqu’au 28 février 2021.

Philippe Rahm a récemment publié Ecrits climatiques (B2) et Météorologie des sentiments (Les Petits Matins)


Océane Ragoucy

Architecte, curatrice