Timothy J. LeCain : « Le culturel est toujours matériel, et le matériel est toujours culturel. »
Dans un monde de plus en plus touché par les catastrophes environnementales, améliorer notre compréhension des systèmes écologiques devient aussi important que d’analyser les processus historiques qui ont conduit notre espèce au bout de la chaîne alimentaire planétaire. Plus important encore peut-être, alors que nous nous efforçons de réduire notre impact sur la biosphère, nous sommes amenés à remettre en question notre trajectoire évolutive, notamment par rapport aux derniers siècles de notre histoire. Des débats similaires imprègnent l’histoire de l’environnement depuis un certain temps : l’Homo sapiens a-t-il façonné le monde à son image depuis le premier jour de son parcours évolutif ? Sommes-nous prisonniers de forces écologiques qui nous influencent sans cesse ? Jusqu’à présent, les études historiques sur l’évolution humaine se sont appuyées sur deux grandes perspectives philosophiques : d’une part, un courant de pensée plus orienté vers la culture s’est concentré sur la manière dont les discours anthropiques ont affecté notre compréhension des processus environnementaux et nos idées sur l’écologie et la science. D’autre part, certains chercheurs se sont penchés sur la manière dont les forces écologiques ont déterminé des processus historiques majeurs, qui continuent d’influencer notre monde aujourd’hui. Timothy J. LeCain, professeur d’histoire à l’université d’État du Montana à Bozeman, semble avoir les idées claires à ce sujet : peut-être un peu des deux ou, si vous préférez, rien de tout cela. Son dernier ouvrage, The Matter of History (Cambridge University Press, 2017), décrit les interrelations entre la culture humaine et ce qu’il définit comme un monde matériel naturel dynamique, deux pôles qui s’influencent l’un l’autre selon un processus coévolutif. Pour l’auteur, en tant qu’« humains nés naturels », notre trajectoire évolutive s’inscrit dans un monde matériel naturel, dans lequel de multiples acteurs ont joué un rôle, tout aussi déterminants les uns que les autres. LeCain s’appuie sur plusieurs exemples historiques stimulants pour prouver cela. Grâce à l’expérience de l’élevage dans deux régions du monde extrêmement différentes sur le plan culturel, les cow-boys américains du Montana et les éleveurs de vers à soie du Japon ont les uns comme les autres bénéficié de l’intelligence sociale d’autres espèces animales, dont la domestication peut être considérée comme une alliance multi-espèces fondée sur un intérêt mutuel. Fait remarquable, dans les deux cas, ce jeu gagnant-gagnant n’a été interrompu que par l’essor des sociétés industrielles, symbolisé par la prolifération des réseaux électriques, dont les fils se sont étendus sur toute la surface du globe en quelques décennies. Cependant, même un paysage « synthétique » comme celui créé par la révolution industrielle révèle des aspects complexes d’ordre éco-matériel, en vertu des caractéristiques naturelles uniques du cuivre, le composant qui a permis aux êtres humains d’étendre ces réseaux énergétiques à l’échelle mondiale. En fin de compte, nos espaces anthropiques actuels, « intelligents » et high-tech, sont le résultat de l’intelligence et de l’habileté humaines, mais tout autant des qualités ingénieuses du cuivre. Dans cette optique, il serait peut-être plus approprié de considérer l’histoire humaine comme un processus coévolutif : nous sommes une force tellurique qui a un impact écologique majeur sur la planète Terre, tout comme d’innombrables forces environnementales ont influencé notre trajectoire évolutive de multiples façons. Environ deux ans après la publication de The Matter of History, nous avons le plaisir de nous entretenir avec LeCain sur son travail, sur la trajectoire personnelle qui l’a conduit à l’élaboration de ce livre, de ses axes de recherche actuels et de ses horizons futurs. CdM
Commençons par une question générale afin de vous présenter et de préciser votre sujet de recherche. Qu’est-ce que le néo-matérialisme et en quoi est-il pertinent pour l’histoire de l’environnement ?
Je pense que le néo-matérialisme peut être compris comme une version actualisée de certaines théories matérialistes fondamentales et antérieures, visant à intégrer les nouvelles avancées en matière de sciences humaines et sciences de la nature. Elle doit beaucoup, bien sûr, à la théorie de l’acteur-réseau de Bruno Latour et aux fameuses « ontologies plates » de Deleuze et Guattari, entre autres. Ces penseurs nous ont invités à comprendre les humains et leurs diverses cultures comme émergeant de leurs interactions avec un environnement composé d’autres agents, allant des fils de cuivre dans nos murs aux arbres d’une forêt, en passant par les vaches qui paissent dans un pâturage lointain. À l’aune de ce nouveau paradigme, le culturel est toujours matériel, et le matériel est toujours culturel. Une telle perspective remet en cause l’approche historique qui a longtemps dominé et qui a réduit la culture – ainsi que ses corollaires que sont la société, la politique, etc. – à un phénomène essentiellement abstrait, idéationnel ou discursif, nettement distinct de l’environnement matériel.
Cette « erreur culturelle », comme je l’appelle parfois, reposait sur une vision anthropocentrique moderniste du monde, selon laquelle les humains sont des êtres exceptionnels et distincts du monde matériel alentour. Bien sûr, presque tout le monde admet que les humains sont des mammifères issus de primates antérieurs et que tous sont tributaires d’un système écologique « naturel » comme n’importe quelle autre créature. Pourtant, la plupart des chercheurs continuent encore aujourd’hui à considérer la culture humaine comme largement ou entièrement distincte de cet environnement matériel qu’est l’écologie. Remarquez que l’on parle souvent de services « écosystémiques » pour désigner les besoins physiologiques fondamentaux de l’homme comme la nourriture et l’eau, mais on ne songe jamais au fait que le développement de l’art, de la musique, de la politique, de la communauté et d’autres phénomènes apparemment « humains » peut également être interprété comme le fruit de services écosystémiques.
Si Latour et d’autres ont cherché à se soustraire à la distinction entre culture et matière, en fait même ceux qui ont adhéré à ses théories ont souvent fini par privilégier un concept abstrait de la culture, relativement éloigné, semble-t-il, des choses matérielles. Au cours des trente dernières années de recherche universitaire, on s’est surtout intéressé à la façon dont la culture humaine ou les groupes sociaux construisaient l’environnement matériel, alors qu’on accordait relativement peu de poids aux façons dont cet environnement matériel façonnait et nourrissait les humains en premier lieu.
Cette conception immatérielle de la culture a même connu un certain essor dans l’histoire de l’environnement, domaine pourtant fondé sur le matérialisme. Dès le début, les historiens de l’environnement ont tenté de comprendre et d’étudier l’action du monde non humain. Mais dans les années 1990, certains chercheurs ont cherché à « déconstruire » le monde matériel, considérant même la « nature » et ce qui est « sauvage » comme des idées ou des constructions humaines plutôt que comme des agents matériels à part entière. Cette démarche présentait un grand intérêt, mais elle avait également tendance à détourner le domaine de ce qui en avait fait l’originalité au départ : l’attention portée sur l’action de l’environnement non humain dans l’Histoire.
Maintenant, le pendule commence à revenir vers la matière – mais cette fois, le matérialisme en question est différent. C’est là que la théorie néo-matérialiste me semble si utile : elle prend au sérieux les choses non humaines, considérées comme des agents créatifs d’où émerge l’animal humain dans toutes ses dimensions, biologiques et culturelles. Plus précisément, elle prend en compte de nombreuses nouvelles idées scientifiques, qui ont permis d’établir une meilleure base empirique pour comprendre les cultures et les sociétés humaines comme étant matériellement générées, nourries et ancrées. Pour ne citer qu’un exemple, la nouvelle science qu’est l’épigénétique nous apprend que les anciens débats opposant nature et culture (auquel fait évidemment écho le débat en sciences humaines opposant matière et culture) sont erronés. Nous devons comprendre les processus physiologiques et cognitifs humains comme développementaux. Notre génotype ne détermine pas à lui seul notre phénotype ; bien plutôt, des signaux environnementaux activent et désactivent les gènes au cours de notre vie en réponse à l’environnement qui nous entoure. Selon cette perspective biologique très concrète, le monde matériel pénètre dans notre corps et influence notre façon de penser et d’agir. Nous ne vivons pas seulement dans notre environnement – en un certain sens, nous sommes notre environnement. Par exemple, il est à présent clairement établi que les changements épigénétiques subis par les survivants de l’Holocauste expliquent les taux d’anxiété et de dépression nettement plus élevés chez leurs enfants et petits-enfants. Ce phénomène est connu depuis des décennies, mais avant l’émergence de la théorie épigénétique, on supposait, à l’appui de différentes études, qu’il provenait d’une éducation parentale déficiente, transmise sur plusieurs générations. Cette explication est peut-être encore valable, mais les chercheurs savent désormais que les changements physiologiques et cognitifs de nature épigénétique pourraient également jouer un rôle important. On peut clairement voir ici comment le culturel devient le matériel, qui à son tour façonne le culturel.
Les nouvelles sciences du microbiome humain, de la cognition étendue, de la construction de niches humaines, de la synthèse évolutive étendue et d’autres encore informent l’approche néo-matérialiste. En résumé, nous disposons désormais de preuves fondées sur la science empirique pour asseoir des idées comme la théorie de l’acteur-réseau et les ontologies plates, que l’on aurait pu auparavant rejeter sous prétexte qu’elles seraient simplement métaphysiques. Il y a maintenant de bonnes raisons de croire que les humains et leurs cultures émergent d’un monde matériel créatif et sont nourris par celui-ci.
Votre livre, The Matter of History, adopte un style narratif à la première personne assez informel. Ainsi, je me demande s’il y a un événement particulier dans votre vie qui vous a conduit à revendiquer cette perspective néo-matérialiste ?
Comme beaucoup de chercheurs, la menace croissante et la réalité actuelle du réchauffement climatique m’ont poussé à penser l’histoire différemment. La lecture de l’article de Dipesh Chakrabarty, « The Climate of History », qui a fait date en 2009, a été pour moi un véritable signal d’alarme. Comme il le suggère, les anciennes façons d’analyser la société et la culture humaines, tant passées que présentes, ne semblent plus adaptées à un monde où la distinction entre le climat humain et le climat mondial a disparu. Avant de me tourner vers les sciences humaines, j’ai fait, comme Chakrabarty, des études scientifiques et d’ingénierie, et je n’ai jamais perdu mon intérêt pour ces domaines. L’opposition entre les Deux Cultures, les sciences de la nature et les sciences humaines, m’a toujours semblé être une erreur regrettable, et maintenant le réchauffement climatique nous oblige à remettre en question ce vieux clivage. Le réchauffement climatique n’est évidemment pas seulement une construction sociale. Certes, l’homme a dû développer les moyens technologiques et sociaux nécessaires pour prendre conscience de son existence. Mais les calottes glaciaires allaient fondre et les ours polaires mourir de faim même si nous ne le faisions pas ! L’intérêt d’une approche moins anthropocentrique et plus matérielle ne faisait plus de doute.
Une remarque faite par l’historien de l’environnement Paul Sutter dans sa grande enquête sur le domaine de l’histoire de l’environnement en 2013 a également joué un rôle. Ayant constaté l’influence croissante du concept d’hybridité dans la discipline, Sutter conclut en se demandant comment une telle approche multicausale avec son régime distributif peut faire face à la réalité du changement climatique. Si tout est toujours un mélange d’humain et de naturel, il semblerait que la « nature » ne puisse plus servir de point de repère pour notre éthique ou notre politique. Outre le simple désir de survie inhérent à l’homme (qui est en effet un motif impérieux !), pourquoi faudrait-il absolument que les conditions climatiques actuelles soient meilleures que celles du siècle prochain ? Dans The Matter of History, j’ai tenté de répondre à cette question en arguant que la matérialité de la culture humaine implique que lorsque nous modifions l’environnement, c’est aussi nous que nous modifions. Si les vaches et les vers à soie nous rendent « humains », il en va de même pour de nombreuses autres choses que le changement climatique menace aujourd’hui de saper ou de détruire. L’école de pensée constructiviste postmoderne laissait entendre que les humains se créent eux-mêmes. Ce qui devait être libérateur et responsabilisant, et ce fut le cas à certains égards. Mais elle a également aidé, quoique involontairement, les forces néolibérales de la disruption capitaliste mondialisée : si ce que nous sommes est le seul fruit de notre imagination, alors l’essence de l’humanité peut perdurer en dépit des changements environnementaux que nous connaissons. Quant au néo-matérialisme, il n’entend pas prouver de manière empirique que la forme actuelle de l’animal humain est nécessairement la meilleure ou la plus aboutie. Ce qu’il met en avant, c’est que nous ne pouvons pas espérer préserver notre humanité actuelle sans préserver également un minimum notre environnement matériel actuel.
Qu’implique le néo-matérialisme en termes de méthodologie historique et comment les historiens de l’environnement peuvent-ils intégrer les perspectives néo-matérialistes dans leurs analyses ? Pensez-vous qu’une telle approche favorisera la prise en compte des débats scientifiques contemporains, qui sont pertinents pour l’histoire de l’environnement, comme vous le faites dans votre livre sur la théorie de la construction des niches écologiques ?
Comme je l’ai suggéré précédemment, l’approche néo-matérialiste doit beaucoup aux nouvelles connaissances scientifiques issues de l’épigénétique, de l’étude du microbiome humain, de la théorie de la construction de niche, des sciences cognitives, des neurosciences, entre autres. Ces domaines scientifiques offrent de nouveaux moyens, d’ordre empirique, pour comprendre et analyser les phénomènes socioculturels comme des faits inextricablement matériels. Depuis des décennies, des chercheurs de divers domaines réclament la fin du clivage entre les Deux Cultures, mais jusqu’à présent, nous ne disposions pas des outils intellectuels nécessaires pour le faire efficacement. Le grand défi à relever consiste à mieux intégrer ces méthodes scientifiques dans nos recherches historiques. Ce ne sera pas facile. Outre le défi évident que représente pour les historiens le fait de se familiariser suffisamment avec ces sciences pour les appliquer de manière judicieuse et efficace au passé, reste un obstacle peut-être encore plus grand, à savoir déterminer les degrés d’influence et de causalité. On peut résoudre pour partie le premier problème en travaillant avec des scientifiques spécialistes des domaines en question. Nous avons déjà commencé à le faire de manière plus concrète, par exemple en utilisant la dendrochronologie ou les sciences médico-légales pour obtenir de nouvelles informations sur le passé. Les éventuels apports d’une coopération avec les neuroscientifiques, les étudiants en microbiologie et les experts en épigénétique nous conduiront vers des eaux totalement nouvelles.
Mais, d’un point de vue néo-matérialiste, je pense que le véritable défi réside dans le deuxième point. À titre d’illustration, admettons que l’épigénétique contribue pour une grande part à expliquer les taux d’anxiété et de dépression plus élevés chez les enfants et les petits-enfants des survivants de l’Holocauste. Comment les historiens peuvent-ils alors intégrer ce genre de données dans les recherches qu’ils mènent sur un individu, une communauté ou une société affectés par de tels facteurs épigénétiques ? Malheureusement, chaque fois que de telles explications matérielles sont abordées, de nombreux historiens critiquent sans crier gare leur caractère intrinsèquement « déterministe », comme si tout recours à une explication matérielle n’était qu’un stratagème pour nier toutes les autres explications possibles ! Pourtant, rien ne justifie que l’intégration d’un phénomène épigénétique ou de tout autre phénomène matériel dans notre compréhension du passé détermine tout le reste. Au contraire, le matériel devient un facteur causal de plus parmi une multitude d’autres, y compris des explications plus traditionnelles telles que (si l’on se concentre sur un acteur individuel) les expériences, l’éducation, les parents et les amis, et même un concept idéationnel abstrait de la culture.
Mais comment alors soupeser correctement l’influence du matériel par rapport à ceux-ci ? La réponse à cette question n’est pas simple. Cependant, pour commencer à s’attaquer à ce problème, il nous faut d’abord reconnaître que jusqu’à présent, de nombreux historiens ont manqué de recul critique envers leurs explications socioculturelles, tout aussi problématiques et complexes que l’explication matérielle. En effet, le désir post-moderne de faire une histoire « utile », au service d’une position politique, a, dans certains cas extrêmes, failli compromettre la nécessaire allégeance de l’historien aux preuves. Quoi qu’il en soit, nous avons peut-être fait preuve de trop de légèreté en croyant que l’historien, après avoir correctement examiné les documents disponibles sur un sujet donné, peut en tirer des conclusions cohérentes sur le passé. Par exemple, nous avons tendance à considérer comme allant de soi que le témoignage écrit d’un acteur historique sur ses propres motivations constitue une preuve plus valable que les facteurs matériels que l’on pourrait mettre au jour grâce à des méthodologies de l’épigénétique, notamment. Les historiens ont souvent tendance à juger ces deux types de sources selon des critères très différents. D’une part, nous faisons volontiers confiance à l’historien pour juger de l’exactitude et de la validité contestables d’un journal ou d’une lettre à caractère personnel, mais d’autre part, nous exigeons de toute explication épigénétique ou autre explication matérielle qu’elle soit entièrement transparente et attestée avant même de la prendre en compte.
Sur le plan méthodologique, nous devons dépasser cette dualité simpliste. Les causalités matérielles ne sont pas plus déterministes que les causalités socioculturelles et doivent faire partie de l’ensemble des facteurs sur lesquels l’historien avisé peut s’appuyer pour expliquer les changements historiques. En étant plus clair et plus honnête sur le défi que cela représente, on risque d’amoindrir un peu la puissance narrative de notre storytelling historique, mais je pense que cela permettra une compréhension plus précise du passé, ce qui devrait être notre objectif. On pourrait également traiter plus facilement nombre de questions à l’échelle d’un groupe ou d’une société en appliquant judicieusement des données statistiques. En tout cas, s’inspirer davantage de méthodes scientifiques pourrait avoir l’effet salutaire de pousser les historiens à s’interroger plus profondément sur la validité et l’exactitude de nos moyens traditionnels de compréhension du passé. Aujourd’hui, diverses disciplines scientifiques investissent le territoire de l’historien avec leurs méthodologies empiriquement rigoureuses et puissantes, et à mesure que les neurosciences et d’autres nouvelles disciplines approfondissent notre compréhension de la cognition humaine, la perspective d’une approche plus scientifique de l’histoire ne fera que croître, dans sa portée et son ampleur. Si les historiens peuvent maîtriser et utiliser ces nouveaux outils puissants et les combiner avec leur compréhension du passé profondément contextuelle, alors nous aurons les ingrédients pour comprendre le passé d’une façon nouvelle et véritablement révolutionnaire.
À cet égard, quels sont les travaux de l’histoire de l’environnement qui adoptent d’une certaine manière une perspective néo-matérialiste, peut-être sans la définir explicitement comme telle ?
Le néo-matérialisme est un néologisme que j’ai inventé, et à ce jour, je ne peux pas dire qu’il soit largement répandu ! Je me suis senti obligé de distinguer le néo-matérialisme du « nouveau matérialisme », plus courant, parce que j’étais frustré par le manque de matérialité d’une grande partie de ce dernier, lequel concernait souvent davantage les idées humaines sur la matière que la matière elle-même. Mais je voulais aussi, par le terme de « néo-matérialisme », créer une catégorie plus large, capable d’inclure de nombreux autres travaux aux accents très matérialistes sans pour autant se réclamer nécessairement du néo- ou nouveau matérialisme. Beaucoup d’entre eux se trouvaient dans mon domaine d’origine, l’histoire de l’environnement, dans lequel, comme je l’ai souligné plus haut, il y a toujours eu un fort courant matérialiste, même au plus fort du tournant culturel. À ce propos, je considère Donald Worster comme le parrain du matérialisme environnemental. Mais lors d’une table ronde désormais légendaire publiée en 1990 dans le Journal of American History, William Cronon et d’autres chercheurs ont contesté le matérialisme de Worster et ont plaidé pour qu’une plus grande attention soit accordée au tournant culturel naissant, ainsi qu’aux catégories analytiques de l’histoire sociale encore dominantes que sont la race, la classe et le sexe.
Globalement, Cronon a gagné ce débat et, comme je l’ai dit, le centre de gravité de notre discipline s’est déplacé du matériel vers le culturel pendant un certain temps. Cependant, si le matérialisme de Worster n’a pas pu résister à l’assaut du culturel, c’est en partie, je pense, parce qu’il se concentrait trop étroitement sur ce qu’il appelait une approche « agro-écologique ». Dans son zèle pour les causalités matérialistes, Worster est allé au cœur de ce qui est l’une des réalités matérielles les plus puissantes de l’histoire de l’humanité : la façon dont nous extrayons la nourriture de la terre. Je comprends la logique de cette démarche, car c’était probablement le meilleur exemple possible pour faire valoir la thèse matérialiste à l’époque. Aujourd’hui, la situation est très différente. Grâce aux progrès dans les sciences de la nature et les sciences humaines, que j’ai déjà évoquées, nous pouvons maintenant commencer à étudier les causes matérialistes de nombreux autres aspects de l’histoire humaine, y compris la créativité, la cognition et donc la culture elle-même. Le vieux débat de 1990 n’a pas tant changé qu’il a été transcendé.
Cela s’explique en partie par le fait que de nombreux historiens de l’environnement ont commencé de facto à s’aventurer sur ce terrain en cours de route, quelle que soit le cadre théorique adopté. J’ai été pour ma part particulièrement influencé par des chercheurs comme Linda Nash (Inescapable Ecologies), Edmund Russell (Evolutionary History), John McNeill (Mosquito Empires) et même ce premier défenseur du virage culturel environnemental qu’est William Cronon (Nature’s Metropolis). D’après moi, ces travaux et d’autres encore constituent un néo-matérialisme plus large avant la lettre [en français dans le texte], quand bien même ils n’apprécieraient peut-être pas d’être embarqués sur ce singulier navire.
Certains des auteurs que vous mentionnez ont abordé le débat philosophique concernant la relation entre la nature et la culture, semblable aujourd’hui au paradoxe de l’œuf et de la poule pour les historiens de l’environnement. Pensez-vous que le néo-matérialisme aidera à combler le fossé entre la nature et la culture ? L’expression « coévolutionnaire » deviendra-t-elle le prochain cri de ralliement des historiens de l’environnement ?
Je l’espère ! Comme je l’ai dit plus haut, cela permettra peut-être de combler non seulement le fossé nature-culture, mais aussi le vieux fossé entre les Deux Cultures que sont la science et les humanités. Le néo-matérialisme s’inspire beaucoup du plaidoyer d’Edmund Russell en faveur d’une histoire coévolutive. Les thèses qu’il développe fournissent une assise scientifique pour comprendre et analyser la façon dont le culturel et le matériel émergent ensemble, ce qui est un élément fondamental de l’ontologie dite plate, auparavant cantonnée au rang de thèse philosophique. L’histoire coévolutive offre une base scientifique utile pour comprendre la créativité pure du monde non-humain. Contrairement à l’opinion encore très répandue selon laquelle s’appuyer sur la biologie revient à présupposer un monde déterministe, statique, et une « nature » immuable, Russell (et les biologistes évolutionnistes plus généralement) nous apprend que la biologie est une source de changement, d’adaptation et de croissance constants. En ce sens, le cliché du « retour à la nature » en vue de trouver des vérités transcendantes et intemporelles est on ne peut plus inexact. Les phénomènes biologiques sont à la fois intrinsèquement créatifs per se et peut-être aussi une source clé de la créativité humaine, que nous persistons à considérer comme étant uniquement auto-générée. Après tout, ce sont les forces biologiques qui ont créé les humains en premier lieu !
J’ajouterai que je trouve plus problématique le concept de « mèmes », forgé par Richard Dawkin pour désigner les vecteurs d’idées culturelles abstraites, ainsi sélectionnées comme des gènes, car je pense qu’il tend à rétablir la division culture-matière d’une nouvelle manière. À mon avis, de nombreux aspects idéationnels de la culture sont également matériellement fondés, de sorte que les mèmes existent souvent simultanément en tant qu’idées et en tant que choses. Une vache Longhorn, par exemple, a coévolué jusqu’à refléter les idées humaines sur ce qui définit une vache utile. Ce mème matériel existe donc indépendamment du cerveau humain et peut agir sur le monde de manière créative, en quelque sorte, y compris sur d’autres humains qui n’auraient peut-être jamais vu une vache auparavant. De même, l’un des moyens les plus puissants pour enseigner un mème à quelqu’un, c’est de le faire interagir avec une chose matérielle. Je peux vous expliquer le fonctionnement d’une horloge mécanique pendant des heures, mais vous ne comprendrez jamais vraiment l’« idée » d’un échappement mécanique avant d’en voir un en action. S’intéresser à l’action des choses dans et par elles-mêmes, c’est un aspect essentiel de l’approche néo-matérialiste, qui pourrait être intégré de manière féconde dans l’histoire coévolutive. La construction de niches humaines et la synthèse évolutive étendue semblent également des terrains propices pour comprendre les multiples manières dont les idées humaines émergent du monde matériel et sont nourries par celui-ci, de telle sorte qu’il est difficile de séparer la pensée humaine, même la plus abstraite, des choses matérielles qui nous entourent.
Une certaine branche de la recherche universitaire a pu critiquer le néo-matérialisme, au motif qu’il serait dépolitisé et négligerait les relations de pouvoir. Que répondez-vous à cela ? Le matériel est-il une question politique ? Serait-il possible de lire certains processus historiques, même économiques et politiques, à travers le prisme du néo-matérialisme ?
Selon moi, Latour, dont les idées ont souvent été critiquées de la même manière, apporte une réponse utile à ces accusations dans son livre de 2017, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique. Les politiques de gauche et de droite, affirme-t-il, restent profondément modernistes en ce qu’elles acceptent la vision traditionnelle de la place de l’homme sur la planète. Concernant la gauche, soit elle reste arrimée à des concepts matérialistes de classes, aujourd’hui dépassés et non pertinents, soit elle adopte une politique culturelle transcendante et immatérielle, sans aucun lien, semble-t-il, avec la planète. La droite, quant à elle, promet un retour aux idées de la terre nationalistes ou ethniques, mais ce ne sont que des mythes qui ne sont pas plus capables d’appréhender concrètement la réelle planète que le déterminisme socioculturel de la gauche. La seule solution, selon Latour, c’est d’« atterrir » et de créer une politique dans laquelle nous, « Terriens », reconnaissons pleinement le fait que nous sommes « engendrés » ou créés par le monde matériel qui nous entoure.
Bien que le vaste panorama esquissé par Latour ne tienne pas compte des nombreux mouvements politiques contemporains qui tentent d’imaginer et de créer une société plus durable sur le plan écologique, je pense que son argument de base est valable : la théorie de l’acteur-réseau, les ontologies plates ou le néo-matérialisme paraissent apolitiques pour beaucoup d’intellectuels précisément parce qu’ils nous obligent à reconsidérer de manière absolument radicale la nature de la société humaine et sa place sur la planète. Prenons par exemple la question du pouvoir, que les chercheurs de gauche, dans le sillage de Foucault, ont considéré pendant de nombreuses années comme le simple produit de discours et de la culture. La théorie néo-matérialiste souligne, à l’inverse, les multiples manières dont le pouvoir humain est le produit de choses matérielles comme le pétrole, les vaches ou les plantes. La question politique devient alors de savoir pourquoi certains membres de la société sont autorisés à monopoliser l’accès à ces ressources matérielles précieuses et d’autres non. Voilà qui nous amène évidemment à aborder les grandes questions que sont le capitalisme et la gouvernance, mais dans un cadre sensiblement différent. Nous ne ferions pas, par exemple, l’erreur de croire qu’un passage à une économie politique socialiste ou communiste réglerait le fond du problème. Les individus, les entreprises ou les nations peuvent procéder de multiples manières pour s’approprier le pouvoir et la richesse du monde matériel à leur propre avantage et au détriment des autres. Le plus important c’est de se concentrer sur les flux matériels.
Une telle perspective remet également en cause les idées anthropocentriques que sont la propriété privée ou même la souveraineté nationale sur les ressources d’un pays ; car, dans ce cadre théorique, la prospérité ne découle pas tant des actions et de la puissance humaines que de la richesse de la planète. De même, la position néo-matérialiste propose une stratégie sensiblement différente pour réaliser un changement politique. Alors que la gauche et la droite s’attachent à changer les esprits par le biais de la rhétorique, une approche néo-matérialiste soutient que l’un des moyens les plus efficaces pour susciter un changement social consiste à modifier les environnements matériels dans lesquels nous vivons.
Enfin, je suis de plus en plus convaincu que c’est l’immatérialisme croissant de la société moderne qui provoque nombre de nos soubresauts et divisions politiques les plus destructrices. Alors que nous vivons de plus en plus dans un monde numérique virtuel, nous créons un environnement immatériel où l’abstrait commence à paraître plus réel que la réalité. Par le passé, comme nous étions en prise avec la matérialité du travail et des loisirs, il nous était plus aisé d’« atterrir », de redescendre sur Terre, où nos points communs, à nous humains, pouvaient combler les divisions politiques. Mais aujourd’hui, nos identités sont de plus en plus ce que nous voulons faire croire qu’elles sont, et la politique est devenue un sport-spectacle comme un autre, auquel nous jouons sur Internet. C’est, je pense, le résultat logique du tournant culturel postmoderne : un environnement où les idées immatérielles sont essentielles et où la réalité matérielle n’a guère d’importance. Toute politique qui ne prend pas en considération cette immatérialité croissante et ne s’y oppose pas a, à mon avis, peu de chances de réussir à changer grand-chose dans le monde réel. Cependant, pour poursuivre sur une note plus positive, on peut trouver de nombreux plaisirs et vertus en adoptant une approche néo-matérialiste et une conception plus modeste, plus ancrée de la place de l’homme sur cette planète créative qu’est la Terre. On a de bonnes raisons de croire que vivre d’une manière qui crée une planète plus heureuse et plus saine peut aussi créer des humains plus heureux et plus sains !
Quittons maintenant un peu la sphère académique, en ouvrant une parenthèse sur les sujets d’actualité. Pensez-vous que le mouvement mondial actuel pour la justice climatique pourrait s’inspirer de la théorie néo-matérialiste ?
Au moment où j’écris ces lignes, nous sommes à la fin du mois d’avril 2020, et toutes les questions relatives au climat et aux problèmes connexes se sont cristallisés avec la crise de la Covid-19. Il serait difficile de trouver une preuve plus flagrante de la puissance du monde matériel. En effet, l’un des acteurs organiques les plus minuscules qui soient – à peine vivant en réalité, mais porteur d’un matériel génétique qui évolue rapidement – paralyse la vie sociale et économique d’une grande partie de la planète. Si le problème de notre époque est son immatérialisme croissant, nous qui luttons à présent contre le coronavirus, nous prenons conscience de nos liens inéluctables, et parfois dangereux, avec la réalité matérielle.
Plus encore que le réchauffement climatique, la Covid-19 relie la « santé écologique », d’apparence abstraite, à l’intimité de nos vies personnelles. Nous découvrons à présent que nous avons tous été les cobayes involontaires d’une expérience mondiale de grande ampleur : que se passe-t-il si nous détruisons de vastes pans des écosystèmes sauvages de la planète et que des milliards de personnes quittent la campagne pour vivre dans des villes densément peuplées ? Depuis des décennies, les scientifiques nous mettent en garde contre le risque que, privés de leur réservoir naturel d’animaux sauvages, des virus zoonotiques mortels comme le SRAS (2002-2004) et le MERS (2012) se répandent en nombre croissant dans ces réservoirs d’organismes surpeuplés que sont les villes.
Alors que des millions de personnes perdent leur emploi et leurs économies et risquent de ne jamais remonter la pente, la Covid-19 nous montre également qu’une planète malade fait germer des économies malades. Les emplois, grâce auxquels on se nourrit et se construit à titre d’individu, dépendent d’une vaste économie mondiale interconnectée qui, à son tour, dépend d’un système écologique encore plus vaste et plus complexe.
Avec un peu de chance, la Covid-19 ne décimera pas longtemps l’économie mondiale. Tout ce que nous pouvons espérer c’est une reprise rapide. Mais n’est-ce pas justement le problème : que nous en sommes réduits à espérer ? Au cœur de la promesse moderniste, il y avait l’idée selon laquelle l’homme créatif peut contrôler la nature. Il suffisait de tirer les bons leviers, de tourner la bonne manivelle et il en sortait suffisamment de ressources pour permettre à quelques milliards de personnes de vivre comme des rois et des reines pendant que la majorité dînait sur des tables délabrées. Mais la Covid-19 nous a montré que c’était un mensonge. Peut-être pouvons-nous apprendre à contrôler ou du moins à minimiser les effets écologiques à grande échelle du réchauffement climatique. Mais à l’échelle microscopique, où des cellules dérivées répliquent des milliards de virus chaque seconde, le risque infime qu’un seul d’entre eux mute et devienne mortel pour les êtres humains devient presque inévitable. Nous commençons ainsi à entrevoir un niveau de créativité biochimique à petite échelle qui est à des années-lumière de tout ce que l’homme peut imaginer. En effet, le SARS-CoV-2 semble même avoir trouvé une sorte de « zone de confort » évolutionnaire. Il a évolué assez rapidement pour devenir transmissible à l’homme, mais il semble maintenant rester génétiquement stable de manière à tirer profit de son nouvel hôte le plus efficacement possible. Reste à savoir s’il reprendra un rythme de mutation plus rapide lorsqu’il sera menacé par un vaccin efficace.
Lorsque le pire sera derrière nous, saisirons-nous l’occasion pour changer de cap ou, comme avec le réchauffement climatique, reviendrons-nous à la normale ? Je pense, mû par un optimisme prudent, que cette fois-ci, c’est différent, car il s’agit de notre santé. Je me réjouis par ailleurs de savoir qu’il existe déjà d’innombrables solutions plus simples, plus sûres et plus justes à bon nombre de nos problèmes. Nous pouvons conduire moins, marcher et faire du vélo plus souvent ; acheter moins de choses, réparer ce que nous avons ; utiliser l’énergie solaire, renoncer au pétrole ; limiter notre population, laisser plus de place aux autres. Nous connaissons tous la marche à suivre. Que ces mesures contribueront également à minimiser le réchauffement climatique et à répartir plus équitablement les ressources matérielles de la planète, cela montre qu’il existe un lien profond entre une société saine et une planète saine.
Il s’avère que la société humaine est aussi un service écosystémique. Pour y parvenir, il faudra renoncer à nos rêves enfantins de croissance, de puissance et de transcendance infinies. Mais en échange, nous redécouvrirons peut-être aussi les joies plus profondes et plus durables qu’une planète puissante peut offrir à un humain plus humble. Comme le dit le vieil hymne de Shaker, « Tis the gift to be simple » [littéralement : « C’est un don d’être simple »]. Voilà une idée politique radicale !
Entretien traduit par Clément Duclos-Vallée et initialement paru dans Global Environment, en octobre 2020.