Art contemporain

Christian Boltanski : « Il n’y a pas d’après-guerre »

Journaliste

S’il n’a pu faire le deuil de sa grande rétrospective du Centre Pompidou, soudainement vidée de son public et transformée en parcours fantôme, Christian Boltanski s’est néanmoins attelé au monde d’« Après », titre de la nouvelle exposition qu’il propose à la galerie Marian Goodman, à Paris, et dans laquelle il présente des pièces évidemment bousculées par notre condition pandémique.

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C’est avec le monde qu’on entre dans un musée ou une galerie, le monde comme il va, ou pas. Et c’est une salle de réanimation qui s’offre d’emblée lorsqu’on pénètre, saisi, la nouvelle exposition de Christian Boltanski, « Après ». Comme une version froide, clinique, blanchie, et en trois dimensions, des images thermiques qu’Antoine d’Agata a produites ces derniers mois dans ces services hospitaliers. Là encore les contours s’évadent, des semblants de lits médicalisés recouverts de montagnes de « Linges » (c’est le titre de la pièce) sont agencés, bousculés dans un couloir, en attente déambulatoire et sous perfusion d’une lumière neutre, LED. Le contexte tire toujours tout à soi, comme un drap. Des visages pourtant apparaissent, furtifs, sur les quatre murs blancs, les visages familiers de ces fantômes inconnus qui peuplent depuis toujours, ou presque, l’œuvre du peintre. Comme un rappel : le monde d’avant n’est jamais vraiment recouvert, les chaines d’information continue n’ont pas le monopole du flux des images. La légende veut que ces images visages persistent davantage à mesure que la nuit tombe.

En bas, l’autre grande salle de la galerie Marian Goodman est plongée dans le noir et découpée en quatre par deux plans d’écrans disposés en croix, soit huit surfaces de projection. Bienvenue dans l’univers merveilleux de Getty Images : couchers de soleil ad lib., beaches galore et faons qui paissent oklm au milieu d’une clairière… Pour qui sait attendre, pourtant, deux cent images en noir blanc, certaines subliminales, viennent troubler cette belle harmonie endormie, images des massacres du XXe siècle, massacres contemporains. L’habituelle pellicule couleur qui emballe le monde, cling film radical visant à l’éradication de toute date de péremption, s’en trouve lacérée à intervalles irréguliers. Comme pour préparer à l’Après qui s’inscrit en lettres néon bleues à l’entrée de la dernière salle, une crypte. Christian Boltanski nous y attend. SB

 

Cette nouvelle exposition qui vient d’ouvrir à la galerie Marian Goodman, à Paris, est sobrement titrée « Après ». Après quoi ? Après la grande rétrospective de l’an dernier au Centre Pompidou ? Après comme dans l’expression « monde d’après » qu’on entend beaucoup depuis le début de la pandémie ?
C’est un titre que j’ai utilisé plusieurs fois déjà, en italien « DOPO », à la Fondation Mario Merz à Turin en 2015, puis en 2018 en néerlandais, « na », dans une église à Amsterdam, l’Oude Kerk – « na » me plaisait beaucoup graphiquement, c’est pour cette raison que je l’avais choisi. Pour moi, « après » c’est plutôt « après la vie ». Mais dans le contexte actuel, cela peut prendre d’autres significations : c’est, de fait, un an après ma dernière exposition, et c’est évidemment ce « monde d’après » dont tout le monde parle aujourd’hui. Le titre revêt plusieurs sens et c’est précisément ce que je cherche. C’était, par exemple, le cas de « Personnes » mon exposition du Grand-Palais en 2010, dans le cadre de Monumenta.

Mais ce mot, « après », renvoie aussi immédiatement, dès qu’on le voit dans l’exposition, aux mots « départ » et « arrivée », qui figuraient comme les deux mots-bornes de votre rétrospective du Centre Pompidou…
Oui, ils sont d’ailleurs écrits de la même manière. Sans doute étaient-ce des mots un peu plus optimistes que celui choisi pour cette nouvelle exposition… Au Centre Pompidou, le parcours s’achevait avec les centaines de clochettes des Animitas installées dans le désert chilien, comme un conte mystérieux dans la nature. Disons que c’était plus doux et plus calme que cette fois où l’« après » se montre autrement terrifiant. Ici, c’est peuplé d’esprits. Dans la salle du haut, ce sont plutôt des esprits personnels. En bas, c’est plus collectif, avec ce que tous les massacres du XXe siècle ont imprimé dans nos mémoires, qu’on le veuille ou non. Beaucoup d’images qu’on connaît déjà et qui forment comme une sorte de mémoire collective ou de fantôme collectif. Pour la pièce du bas, j’ai acheté des films sur Getty Images. J’ai choisi Getty Images parce qu’on y trouve des milliers et des milliers de films qui n’ont pas de nom d’auteur, c’est tout à fait dépersonnalisé. Tu tapes « coucher de soleil » sur leur site, et tu tombes sur 300 couchers de soleil… Peu importe qui les a pris. Ce ne sont plus que des images du calendrier des postes, des choses totalement anonymes et sans âme.

Et pour les images de massacre ?
Je les ai trouvées sur ordinateur aussi, on y trouve tout ce qu’on veut. Et ce qui m’intéressait avec ces images, c’est que si l’on passe vite dans la salle du bas, on ne voit rien. On ne les voit pas, on ne voit que la réalité qui nous est proposée par ces images Getty, une réalité aseptisée où tout va bien, où les biches broutent tranquillement dans une clairière. Mais en restant plus longtemps dans la salle, et si l’on est plus sensible, alors on découvre qu’il y a autre chose derrière. Cela me fait penser aux publicités pour des vacances en Méditerranée, sur lesquelles on voit de belles plages, une mer bleue, une végétation luxuriante, mais pas les migrants qui meurent juste à côté.
Et cette idée de présence presque invisible, se retrouve également dans la salle du haut où des visages apparaissent furtivement sur les murs, ce sont des visages dont je me suis servi très fréquemment, qui font partie de ma vie depuis quinze, vingt ou peut-être même vingt-cinq ans. Ils proviennent d’une image que j’aime beaucoup, une image prise dans une école juive à Berlin en 1938 ou 1939. On y voit des petites filles qui rient à un spectacle dont on ne saura jamais rien. Elles sont dans la cour de récréation de cette école et elles regardent un clown ou quelque chose comme ça. J’ai beaucoup utilisé cette image que j’ai trouvée à Berlin, ces visages font presque partie de ma famille. En tout cas, c’est personnel.

Mais là encore, comme pour le titre, le contexte oriente fortement l’expérience du spectateur : quand on entre dans cette première salle de la galerie, ces linges, ces chariots, ces sculptures et le fil lumineux qui serpente au-dessus nous renvoient d’emblée aux ambiances des services de réanimation des hôpitaux ou, peut-être plus précisément, aux images thermiques qu’Antoine d’Agata a pris dans ces services, à leurs contours flous, évanescents…
C’est naturellement lié à cette situation. Ce sont des sculptures produites pendant le confinement. Je les ai faites entièrement moi-même, c’est très long comme travail, ça m’a occupé toute cette période. Certains de ces chariots ressemblent à des lits mais d’autres non, comme celui qui est carré et très haut. C’est volontaire. Je n’ai pas voulu copier ou décalquer la situation, cela peut l’évoquer, c’est tout. Ce n’est pas une allusion figurative à ce qui s’est passé. Comme pour les images de d’Agata, en effet, il y a une distance. C’est toujours celui qui regarde qui fait l’œuvre. Et là, c’est ouvert. Chacun peut voir ce qu’il veut voir. J’ai appelé cet ensemble de sculptures « Les linges » : j’aime bien ce titre, parce qu’il y a toujours un côté dégoûtant dans les linges – il y a de la maladie et du dégoûtant, presque du sexuel avec des linges tachés. Et là aussi l’on peut voir ce qu’on veut voir. Le fil lumineux est un mode d’éclairage qu’on trouve sur les chantiers et que j’ai découvert par pur hasard en regardant un café en travaux. C’est désormais le moyen le plus ordinaire d’éclairer : si l’on veut de la lumière, c’est ce qu’on met, ça s’achète très bon marché au mètre, c’est du fil de LED. Ainsi l’exposition est en chantier.

Dans cette exposition, il y a également une troisième salle, plus petite…
Une petite crypte oui, elle m’intéresse moins, mais le lieu s’y prêtait. On passe par ce mot  “Après”, et là on est au-delà. C’est un endroit bleu, on est perdu dans le bleu. On dit toujours que si l’on meurt on aperçoit une lumière au fond d’un passage. C’est un peu comme ça, et on arrive dans un caveau. La dernière pièce est un miroir dans lequel on se voit mais si l’on passe derrière le miroir, ce qui renvoie aussi à l’expérience de la mort, on voit le monde d’une manière différente : c’est une glace sans tain dans laquelle on peut se voir mais à travers laquelle on peut aussi voir le passé. Cette exposition, comme souvent mes expositions, prend la forme d’un petit cheminement. Mais la pièce qui m’intéresse le plus, c’est celle du sous-sol, avec les images du monde merveilleux des Images Getty et celles subreptices des massacres, c’est la pièce la plus politique et je n’ai jamais vraiment fait des œuvres aussi directement politiques.

Comment avez-vous choisi ces images de massacres ?
Je n’ai choisi, à tort ou à raison, que des images du XXe siècle, parce que c’est mon histoire. Il y en a environ 200 mais une centaine sont sans doute totalement subliminales, on ne les voit pas vraiment. Les autres apparaissent à peine, tout le travail consistait à savoir combien de temps elles devaient apparaître pour être aperçues, à partir de combien de temps commence-t-on à voir quelque chose ? A partir de quand ne voit-on plus rien ? Je voulais donner une vision assez pessimiste du monde : je pense que nous sommes toujours en guerre, que la guerre ne s’arrête jamais. Parfois la guerre se déroule chez nous, parfois en Afrique ou ailleurs, mais en tout cas la guerre est constante. Il n’y a pas d’après-guerre. Et donc là se mélangent tous ces massacres. Il y a les pogroms des années 1915, le massacre de Nankin par les Japonais, la guerre d’Algérie, la Shoah, la guerre du Vietnam, et il y a le Rwanda. Tout cela faisant pour moi presque une seule chose, à savoir une suite de désastres. Il y a cette réplique d’un peintre un peu idiot dans Quai des brumes : « Quand je peins un nageur, je vois un noyé ». Et moi, quand je vois un beau paysage, je pense toujours à l’horreur, aux morts – c’est une chose qui m’accompagne toujours. Il y a ce joli monde qu’on nous présente et puis tout ce qu’il y a derrière. Et ce qui m’intéresse, c’est que ceux qui veulent voir voient et ce qui ne veulent pas voir ne voient pas.

Dans quelle mesure cette pièce résonne-t-elle aussi avec la situation de pandémie ?
Elle a été réalisée durant cette période. Et je crois que tout ce qui nous arrive nous influence, mais pas forcément directement. Notre période est extrêmement sombre. La mort était une chose cachée, une chose honteuse : on ne mettait plus de signe de deuil, quand on perdait un proche, on n’en parlait plus. Et là brusquement, la mort chaque soir est annoncée. Il y a eu 522 morts hier, il n’y en avait eu que 300 avant-hier… Mais c’est idiot car ce n’est pas nouveau, il y a toujours eu des personnes qui mourraient, simplement on n’en parlait pas, c’était caché. Désormais, nous vivons dans un climat de méfiance, tout devient inquiétant et dangereux. Avant d’entrer dans un magasin, on se demande si cela vaut ou non la peine. La mort est devenue présente. On va tous mourir mais là elle est nommée, elle est montrée au quotidien. Tout cela crée un climat effectivement très, très sombre. Et l’exposition reflète ça, même si elle ne parle pas de ça.

Mais pour vous cette présence de la mort n’est pas une chose nouvelle…
Non, pas du tout. « Chance », la pièce que j’avais proposée pour le pavillon français de la Biennale de Venise en 2011 comportait deux compteurs, l’un qui enregistrait en temps réel les naissances et l’autre les morts… La mort était présente dans mon travail mais elle n’était pas annoncée alors au quotidien, le chiffre des morts n’était pas donné chaque soir à la télévision…

Mais depuis le début de la pandémie le nombre des morts a supplanté le tirage du Loto….
Et face à ce hasard, on se dit : tiens, il y en a un peu plus ou tiens, il y en a un peu moins. Tout cela est une chose très, très étrange. Et, pour moi, c’est arrivé après Pompidou. Je n’ai pas pu faire le deuil de cette exposition. La seule manière de le faire c’est de partir le lendemain, d’oublier, de commencer une autre exposition. Il était prévu que j’expose dans de nombreux lieux, que je voyage beaucoup, j’avais énormément de projets, grands et petits, à travers le monde… C’est devenu impossible. Et puis l’exposition de Pompidou est restée fermée, vide, sans personne dedans, pendant trois mois. Je ne pouvais pas la décrocher. C’était devenu une exposition fantôme – ce qui va peut-être arriver à cette nouvelle exposition d’ailleurs. C’était comme ne pas assister à l’enterrement de quelqu’un, je n’ai pas pu être au dernier jour d’exposition. Tout cela m’a un peu plombé. J’ai toujours besoin d’avoir des projets, mais tous sont devenus difficiles, impossibles et reportés à l’année prochaine. Tout cela a forcément joué. Les pieds des pièces de la salle du haut proviennent de deux œuvres anciennes que j’ai détruites pour récupérer le matériel. C’était compliqué de trouver des choses pendant cette période de confinement. Et j’ai fait tout ça dans une sorte de garage sans fenêtre, pas dans mon atelier. L’idée était d’être vraiment coupé du monde, de ne rien voir. Tout cela a créé un contexte très spécial. Je ne pouvais pas non plus voyager pour faire des images, comme ce fut le cas des Animitas, je suis donc tombé sur cette source gigantesque qu’est Getty Images.

Vous vous êtes mis aussi au télétravail…
Oui, voilà. Au lieu d’aller au Chili ou au Japon. Mais finalement ça me convenait mieux que si j’avais filmé, je préférais justement que ce soit anonyme.

Mais cette condition confinée fut aussi l’occasion de retrouver une dimension très matérielle du travail.
J’aime bien fabriquer quelque chose et j’avais de moins en moins l’occasion de le faire ces derniers temps, occupé à des projets de grande ampleur. Et là, je me suis remis à travailler tout seul, avec du chiffon d’essuyage, des boîtes de carton et une agrafeuse. Ce fut assez long, cela m’occupait chaque matin pendant deux ou trois heures en écoutant la radio, ce qui est plutôt agréable. L’idée du fil fluo, je l’ai prise sur un chantier. Et les linges, cela vient sans doute d’un film coréen que j’ai vu, dont j’ai oublié le titre, dont je n’ai aucun souvenir sauf celui de l’image d’une buanderie avec du linge entassé, dans un hôtel je crois. C’est ce qui m’a donné envie. Quand tu es un artiste, tu accumules plein de choses et, de temps en temps, tu te sers de ces choses tout en ayant perdu leur source. Ce qui me donne espoir pour l’année à venir c’est qu’il y a beaucoup de choses qui sont encore dans les limbes, des choses dont je n’ai pas pu me servir mais qui se sont accumulées dans mon cerveau et qui, un jour peut-être, si l’occasion se présente, renaîtront.

Au-delà de votre propre travail, quel regard portez-vous sur la mise à l’arrêt du monde de la culture ?
Fermer les musées est la chose la plus ridicule au monde. Il y a au supermarché ou au marché dix fois plus de gens que dans les musées, qui, malheureusement, ne sont jamais remplis à craquer… Et dans un hypermarché, on touche à tout, on parle ; dans un musée, tu n’as pas le droit de toucher, et le silence règne… Il n’y a donc aucune raison de fermer les musées. Et je pense qu’il n’y en a pas beaucoup plus de fermer les théâtres et les cinémas.
C’est étrange aussi comme on s’habitue à être des prisonniers. Chaque soir, je quitte la maison d’Annette pour aller dormir dans mon atelier. J’ai à peu près neuf minutes de marche entre les deux. Alors je me fais mon Ausweiss et je marche dans la nuit, vers onze heures du soir, et je crève de peur d’être arrêté. Maintenant c’est devenu une habitude, ça fait un an que tous les soirs je remplis mon papier. On ne me l’a jamais demandé mais si je n’avais pas mon attestation, je serais affolé. C’est étrange comme finalement on peut s’habituer à une chose pareille… Je ne veux pas dire que c’est comme sous l’Occupation mais on vit une drôle de chose, on ne peut pas voyager comme on veut, il y a plein d’interdits, il y en aura peut-être encore davantage demain, et finalement on accepte tout ça. Je ne dis pas que tout cela n’est pas nécessaire mais… Quand j’étais professeur aux Beaux-Arts, je disais à mes étudiants que l’École des Beaux-Arts était une pure fiction, qu’on leur faisait croire que les idées étaient importantes, qu’ils auraient un diplôme alors qu’en fait tout ça n’avait en fait aucune espèce d’importance, aucun intérêt mais que si on leur disait la vérité, si on leur disait qu’être artiste c’était être tout seul et ne jamais trouver, cela les déprimerait trop. Alors on leur fait croire qu’ils sont des vrais gens. Et là, depuis quelque mois, je me demande parfois si l’on ne vit pas non plus dans une gigantesque fiction, qu’en fait on ne pourra plus jamais retirer nos masques, que nous sommes entrés dans un nouveau monde, que c’est comme de la science-fiction et qu’on s’y habitue, on s’habitue à tout. Là, je suis content parce j’ai trouvé un masque noir…

Vous êtes surpris par votre propre docilité ?
Totalement. Mais il y a le poids du danger, qui nous est répété chaque soir. Et puis, il y a la science. J’ai du respect pour la science. Or le fait de voir en permanence tous ces médecins totalement ridicules qui passent leur temps à se contredire à la télévision ne peut que me terrifier. Les médecins ne se sont vraiment pas bien comportés dans cette histoire. Il n’y a aucune raison de passer à la télé, ce n’est pas une joie de passer à la télé ! C’est tout cela qui fait qu’on accepte. Comme les Français qui n’étaient pas juifs acceptaient sous l’Occupation d’avoir des cartes de rationnement. C’est comme ça quoi. Donc si demain, il y avait des cartes de rationnement, on aurait des cartes de rationnement… C’est étrange de voir comment on peut s’adapter à n’importe quoi. Dans le bien et dans le mal d’ailleurs. Mais, plus généralement, je pense que l’état du monde, et de la France, est très malheureux, que nous vivons dans un monde d’aigreur, de vengeance, de haine… La période qui a suivi 68 était une période autrement plus heureuse et optimiste. Aujourd’hui la haine est partout. La haine des élites, même si j’ai horreur de ce mot. Et la haine des élites est une chose effrayante. Je pense que nous vivons désormais dans un climat pré-fasciste, même si j’espère que le fascisme ne gagnera pas bien sûr. Et je pense que cette maladie vient accentuer ce climat pré-fasciste. D’abord parce que tout le monde est soumis. Mais aussi parce que cela accroît l’inquiétude : « est-ce qu’il n’est pas malade , lui ? », « Et lui a eu un vaccin avant les autres, vous savez… »,  « C’est encore les riches qui ont eu un vaccin »… Nous vivons dans un monde extrêmement malheureux.

Pendant ce temps étrange du premier confinement, qu’avez-vous fait ? Avez-vous eu tendance à vous réfugier dans la fiction, la littérature, le cinéma ?
Le premier confinement était un temps heureux. Il faisait beau, j’ai la chance d’avoir un jardin, je lisais … j’ai lu Lévi-Strauss, j’ai lu plein de choses, je regardais des films qu’on peut voir comme ça sur l’ordinateur. Je n’ai vraiment pas souffert de cette période qu’on imaginait au début très limitée, quinze jours, trois semaines … C’était comme des vacances un peu ennuyeuses. J’ai habituellement horreur de la campagne, là j’avais l’impression de vivre à la campagne en vacances mais sans douleur. Aujourd’hui, c’est différent : il n’y a plus beaucoup d’espoir. Nous sommes entrés dans une sorte de tunnel, tout est retardé. Les expositions, les unes après les autres. Je n’entretiens plus d’espoir, pas avant octobre prochain, et encore. La notion même d’éclaircie s’éloigne.

Notre rapport au temps s’est trouvé profondément transformé. Comment cela s’est-il traduit pour vous qui entretenez toujours une relation très étroite au passé ?
C’est une sorte d’endormissement lent. J’ai eu la chance d’avoir des choses à faire, parce que j’avais prévu cette exposition il y a longtemps. Mais je ne peux pas dire que je me mets au travail chaque matin et jusqu’au soir. Je me sens complètement ramolli. J’essaye vaguement de me projeter dans le futur mais… La grande chose cette année pour moi fut de découvrir que j’étais très vieux. Il y a un an, je n’imaginais pas que j’étais vieux, grâce aux projets, aux voyages. Désormais j’entends dire en permanence que je fais partie d’une tranche d’âge dangereuse. Et, qui plus est, on est presque devenus des emmerdeurs, puisque les jeunes sont enfermés à cause de nous. Et aussi, j’ai peur, oui, j’ai compris que j’allais mourir. Je ne vais peut-être pas mourir de ça, mais j’ai compris que j’allais mourir. Avant je savais mais j’étais pris dans une sorte de cycle de la vie qui faisait que les choses continuaient. Et là, quelquefois, je suis dans un état de dépression totale.

En pareille circonstance, vous n’auriez sans doute jamais pu vous engager, par jeu, dans cette œuvre vendue, il y a quelque années, en viager à un collectionneur tasmanien…
Non, en effet. J’ai toujours eu un tempérament optimiste, j’ai toujours bien aimé ce que j’appelle « monter des affaires », pas des affaires financières, mais de dire « on va faire un coup ». Aujourd’hui, je n’ai plus du tout le courage de ça et la seule chose, à laquelle je m’intéresse c’est ma fin dernière, si je puis dire. Enfin, je la sens. Et, je ne suis pas du tout croyant, ni religieux mais je m’intéresse davantage à la religion. Les seules conversations que j’ai c’est autour de la religion.

Qu’est ce qui vous intéresse dans la religion ?
Je pense que toutes les religions sont splendides, quelles qu’elles soient, parce que ce sont des récits, des mythes, qu’elles sont nécessaires et que tout humain essaye de comprendre. Je dis toujours qu’il y a des portes fermées, que les gens cherchent la clé pour les ouvrir et que la bonne clé n’existe naturellement pas, que ces portes ne s’ouvriront jamais. Mais l’humain a besoin de penser qu’il peut comprendre. Tous ceux qui pensent qu’ils ont la bonne clef, qu’ils ont compris, sont extrêmement dangereux. Toute religion est extrêmement dangereuse, sauf peut-être le judaïsme et le bouddhisme, qui sont des religions de recherche. J’ai appris récemment que dans le judaïsme, l’un des noms de Dieu est « rien ». Ce qui me plaît beaucoup. Un autre rabbin m’a dit que c’était « peut-être », mais « rien » c’est plus beau que « peut-être ». En tout cas, il n’y a pas besoin de croire, il y a besoin d’essayer de comprendre, sans jamais comprendre. Je m’intéresse à cette idée que la recherche est plus importante que l’arrivée. C’est à rapprocher du fait qu’aujourd’hui 80 ou 90% de ce que je fais est détruit ensuite, et peut être refait. Je vais souvent au Japon, j’aime beaucoup les sanctuaires shintoïstes qui, tous les 500 ans, sont rasés et refaits. Mon activité, c’est la même chose. Ce que j’ai installé en Patagonie est en train de tomber, personne ne l’aura vu avant, mon nom sera oublié mais dans cinquante ans quelqu’un dira qu’un jour un fou est venu construire ce truc, et il en fera le récit. Cela rejoint les religions. C’est comme mon installation avec les battements de cœurs enregistrés et conservés au Japon, c’est presque devenu un pélérinage. Recréer des récits proches des religions, voilà ce qui m’intéresse aujourd’hui. Dans trois mois si personne ne veut des œuvres présentées dans cette galerie, elles seront détruites, pourquoi faudrait-il s’embarrasser à les stocker ?

C’est un nouvel état du marché de l’art alors…
Il y a deux manières de transmettre. La manière occidentale qui est la sainte relique et une manière plus orientale qui est la connaissance. Ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est plutôt la connaissance. Ces sculptures seront donc peut-être détruites mais je saurais me servir de ce que j’ai appris en pliant le tissu pour réaliser une chose tout à fait différente. Sans qu’on puisse nécessairement voir le lien entre les deux.

« Après » de Christian Boltanski, jusqu’au 13 mars à la galerie Marian Goodman, 79 rue du Temple, 75003 Paris


Sylvain Bourmeau

Journaliste, directeur d'AOC