Felwine Sarr : « L’inconscient européen empêche et fait obstacle »
Économiste, philosophe, musicien – il a à son actif trois albums – et, plus récemment, chargé du dossier sensible de la restitution des œuvres d’art aux pays africains par Emmanuel Macron, Felwine Sarr est l’un des intellectuels remarquables de la génération africaine contemporaine. Cofondateur avec l’historien et philosophe camerounais Achille Mbembe des Ateliers de la pensée de Dakar en 2016, Felwine Sarr s’est attelé depuis quelques années à penser à travers une riche production éditoriale les concepts et les imaginaires adaptés à une Afrique bouillonnante, tournée vers le futur, questionnant le passé mais pour mieux mobiliser ses énergies dans le projet. Frôlant la cinquantaine, il appartient à cette génération d’universitaires africains du XXIe siècle, décidé à penser « un continent en mouvement ». À la différence de la génération de ceux qui, dans les années 60, ont pensé dans la rumeur militante les indépendances et le projet politique, Felwine Sarr trace un chemin marqué par une toute autre ferveur. Celle des aubes, des commencements ouverts sur une Afrique du futur – qu’incarne le film Black Panther, décrivant une Afrique tressant technologie et tradition. Sans doute est-ce un philosophe, mais qui croise les savoirs et les disciplines pour imaginer, lancer l’esprit à la manière d’un poète, dans la douceur de l’approche. Mondialement reconnu pour son essai Afrotopia (2016), cet écrivain sénégalais, originaire de l’île de Niodior, est sans doute marqué par la fluidité de la pensée des hommes de l’eau. Il y a de la douceur, de l’humour, dans cette pensée qui coule, évitant les écueils de l’afro-pessimisme comme de l’afro-optimisme. Au lendemain de la parution de son dernier ouvrage, La saveur des derniers mètres, il nous a paru intéressant de le solliciter pour parler de l’Europe « vue de l’Afrique ». Cet entretien réalisé en partenariat avec le programme Alliance et l’Institut européen de Columbia University et Columbia global Centers/Paris
Quel est votre rapport personnel à l’Europe ?
J’ai passé mon enfance en Europe, en France, entre Strasbourg et Versailles parce que mon père était militaire. Puis on est rentré au Sénégal où j’ai passé le reste de l’enfance et de l’adolescence jusqu’au bac. Après, je suis revenu en France pour les études à l’université d’Orléans. J’y ai vécu quinze ans. Avant quarante ans, en faisant le compte de mes errances, je calculais que j’avais vécu plus de temps en Europe qu’au Sénégal ! J’ai ainsi le sentiment de pouvoir regarder l’Europe, la France en tout cas, du dedans et du dehors. J’y ai vécu assez longtemps pour en avoir une connaissance intime et j’en suis demeuré assez éloigné (puisque je suis retourné au Sénégal enseigner) pour pouvoir regarder ce continent comme en relief. J’ai énormément voyagé en Europe et ailleurs. Je viens de publier La saveur des derniers mètres, un récit de voyage sur les quatre continents, et en particulier en Europe car à l’époque où je menais la vie de tournée d’un musicien, j’ai beaucoup circulé au Portugal, en Espagne, en Italie, en Allemagne. Il n’y a guère que l’Europe de l’Est qui me soit restée inconnue.
Est-ce que, à un moment ou un autre, puisque vous y avez passé beaucoup de temps, vous vous êtes senti ou vous vous êtes dit « je me sens Européen ou j’ai une partie de moi qui est européenne ? »
Non, je ne me suis pas senti Européen mais il y a des raisons à cela. Je ne me suis pas senti Européen parce que le prisme à travers lequel je devais me sentir Européen, c’était la France. Et la grande difficulté avec la France, c’est le sentiment d’appartenance. Même si vous y habitez, si vous y avez fait votre lycée, si vos enfants y sont nés, si vous avez une histoire intime avec le pays, on vous renvoie invariablement à vos origines. Même d’une manière inconsciente et gentille, votre appartenance à la communauté nationale est questionnée. Et même si certains ont la nationalité française, mais que leur faciès rappelle une origine africaine ou étrangère, on leur demande alors « d’où êtes-vous ? » Et lorsqu’ils disent « je suis d’Orléans », on insiste en disant « oui, mais vraiment d’où êtes-vous ? » Cette enquête chronique installe une incertitude, peu favorable à vrai dire à l’apparition d’un sentiment européen…
Comment percevez-vous l’Europe ? C’est-à-dire cette Europe où l’on peut distinguer, l’Europe des peuples, l’Europe des nations, l’Europe des institutions, et l’Europe de la pensée – qui vous intéresse particulièrement..
J’apprécie le fait de distinguer ces Europe avec un « s » car l’entité n’est pas homogène. L’Europe des peuples a construit l’identité européenne, dans la longue durée – sédimentant ce sentiment d’être européen, dans les alliances comme dans les conflits. Bien avant le traité de l’Union européenne. Sur cette Europe, le traité de Rome a posé, à la fin des années cinquante, toute la structure économique. Les programmes Erasmus ont renforcé, dans la jeunesse, la conscience d’appartenance à un territoire plus grand que le pays d’origine. Et puis il y a eu la monnaie unique… Mais cette Europe vit dans un rapport schizophrène avec elle-même. Aspirant à être et à n’être pas dans le même temps. Mais mis à part les Anglais, je crois qu’il existe tout de même un imaginaire et une symbolique propres à cette communauté qui s’appelle l’Europe. Quels que soient les reproches que l’on puisse faire à la bureaucratie de Bruxelles…
À Umberto Eco auquel on posait la question « mais qu’est-ce qu’au fond l’Europe ? » il répondait : « L’Europe c’est une chose : la traduction. » Est-ce que cette réponse esquisse une proximité avec l’Afrique ?
Absolument, car l’Afrique est le creuset d’une pluralité de langues – au dernier recensement, plus de deux mille. C’est considérable, avec des aires culturelles différentes, du nord au centre, de l’ouest au sud. Et s’il y a vraiment une chose qui caractérise le continent, c’est le plurilinguisme, avec cette idée que, au sein d’un même pays africain, il vous faut naître avec deux, voire trois langues ou plus. Pour prendre mon cas, bien ordinaire au Sénégal, je parle le wolof, le sérère, avant de parler le français, l’anglais, etc… Là encore, l’Afrique peut apporter beaucoup à l’Europe dans la promotion non plus d’une langue véhiculaire – l’anglais – mais dans la circulation, le frottement des différentes langues entre elles. Plus on parle de langues, plus riche est la pensée du réel.
On est frappé dans votre essai Afrotopia par la place que vous accordez à l’imaginaire dans la fabrique de la pensée. L’imaginaire européen, lui, a été dominé, depuis l’antiquité, par la prégnance de la pensée prométhéenne, c’est-à-dire de la pensée technicienne qui instrumentalise tout. Ça a été sans doute la force de l’Europe dans le passé, mais ça pourrait être aussi, pour l’avenir, en particulier celui qui est lié aux enjeux écologiques, sa faiblesse ?
Je partage ce point de vue. Je note que vous faites remonter cette pensée à l’antiquité. Généralement on évoque le Descartes du Discours de la méthode – avec son mantra, « l’homme, maître et possesseur de la nature »… Mais effectivement cet imaginaire européen a des racines très anciennes. Cette raison techno-instrumentaliste qui a pris le dessus a d’abord été humanitas, avant de devenir Raison avec un grand « R », raison scientifique, raison technoscientifique. Elle est devenue hégémonique au cours de ces cinq derniers siècles. De surcroît, utile autrefois dans certains espaces, elle s’est fourvoyée quand elle a débordé des espaces où elle était pertinente. L’un des problèmes quand on aborde les questions écologiques, c’est l’imaginaire qui sous-tend le rapport au vivant. Avec la pensée technicienne, on a construit un certain type de rapport dont on ne peut, je crois, se défaire. Il faut alors des ruptures pour changer de système. Sans vouloir essentialiser, je pense que l’Amérique latine, l’Océanie, l’Afrique ont encore gardé des rapports avec le reste du vivant beaucoup plus harmonieux, rapports de coopération, de négociation, et même je dirais des rapports de « plasticité ontologique » – de coprésence d’êtres à êtres – entre les différentes identités. Les cosmovisions de ces peuples, qui ont d’autres horizons de pensée, autorisent la discussion, la négociation, le partage, etc., entre les espèces. C’est à cette condition qu’il y a une unité du vivant – nous sommes dans le vivant, nous ne sommes pas séparés du vivant.
Peut-on dire tout de même que, consciente de la catastrophe à venir, l’Europe a su produire une pensée de la réparation ? Je pense, entre autres, aux travaux de Hans Jonas, au Principe responsabilité, où la responsabilité n’est pas entendue comme l’attribution d’un acte à quelqu’un, mais comme l’obligation faite au fort de se soucier du faible, où le fort est mis en demeure de « répondre de », d’être « responsable pour » la nature…
Je pense que l’école de Francfort – en remontant jusqu’à Habermas avec la critique de l’excès technoscientifique, ou à des philosophes comme Axel Honneth – a avancé quelque chose d’une pensée de la réparation. Mais c’est faire trop de crédit à l’Europe que de dire qu’elle a produit une pensée réparatrice. Elle paraît, à mon sens, bien inférieure à ce qui se produit dans d’autres lieux du monde. Et notamment chez les indigènes de l’Amérique latine, de l’Amazonie où il existe depuis de longues années une profonde pensée réparatrice du vivant. Comme aussi chez les Xhosa, en Afrique du sud, avec la philosophie morale Ubuntu. On peut faire le procès à la raison européenne de n’avoir pas assez pensé la réparation, de s’être séparée de ce qu’elle appelle la nature. C’est le sens, je crois, des travaux de Philippe Descola, de Bruno Latour qui sont aujourd’hui à la pointe d’une nouvelle pensée écologique européenne. Mais même là, je crois, on peut faire aussi le procès de l’anthropocentrisme. Dans beaucoup de régions du monde – l’Équateur, la Colombie, l’Australie, l’Inde – on va plus loin et on commence à envisager sérieusement d’octroyer des droits à la nature, d’en faire un sujet juridique. Mais – dit-on – qui va parler au nom de la nature, dans quel langage et qui sera autorisé à parler au nom de… ? La discussion devient alors anthropocentrée, tant qu’on n’a pas envisagé la possibilité d’apprendre le langage de la nature, la possibilité de voir la nature se présenter elle-même à travers les modalités de significations qui lui sont propres. Une zone déforestée ou dévastée pendant des années par une multinationale parle d’elle-même pour peu que l’on regarde des photographies du site sur dix ans. La nature signifie sans parler notre langage. Comment peut-on dialoguer avec elle ? On en a une idée quand on va chez les peuples de la forêt au Cameroun, chez les Pygmées : ces groupes ont appris à « comprendre » toute une biophonie – le langage des animaux, des oiseaux – qui leur permet de chasser. Ils comprennent, mais ils ont aussi fait passer dans leur langue ces biophonies, ces bruits, ces onomatopées. Du coup, ils ont créé un espace interlocutoire entre les deux ordres du vivant. Et sur ces sujets, il me semble que les cosmovisions africaine, australienne, amer-indigènes ont beaucoup d’avance…
Est-ce qu’on peut dire qu’aujourd’hui c’est la fin, d’une certaine manière, de l’Eurotopia, si Eurotopia il y a eu ?
En fait, il faut une Eurotopia ! Il faut ouvrir l’espace du possible. C’est ça l’idée. Pendant ces cinq derniers siècles, l’archive Européenne – c’est-à-dire son catalogue des manières de faire, de penser, d’agir – a guidé le monde. Mais cette archive-là, de la modernité ou de la pré-modernité, est fatiguée, usée. On lui a trop demandé – les lumières, la démocratie, le capitalisme, tellement de choses. Il lui faut se renouveler en considérant que le monde dispose d’une archive autrement plus variée et qu’on ne peut pas rester sur la tête d’épingle de l’archive européenne. Il lui faut aller chercher des ressources dans les écologies des savoirs du reste du monde et se mettre à l’écoute. Mais la tâche est immense. Prenons l’exemple de la crise du Covid. Au début, les Chinois font l’expérience de ce virus. Il aurait été normal d’apprendre de cette situation, mais, par arrogance je crois, on s’est moqué. Dans les têtes, les savoirs et les expertises ne peuvent venir que de l’Europe – surtout quand il s’agit d’un pays, dictature de surcroît, qui trafique les statistiques de la pandémie… La catastrophe est arrivée, alors qu’on aurait pu éviter en se mettant à l’écoute. Lorsqu’on n’a plus eu le choix, on a prêté l’oreille. Même les masques, en France, étaient réputés ne servir à rien « en population générale », alors même qu’en Chine, en Corée ils étaient obligatoires depuis longtemps. L’inconscient européen empêche et fait obstacle parce que pendant plusieurs siècles les européens ont été les prescripteurs.
Vous avez parlé de fatigue des modèles européens et vous avez cité la démocratie. Est-ce cette fatigue qui explique la crise des démocraties ? En Europe, comme aux États-Unis…
Il n’y a pas de meilleure idée, en fait, de plus belle aspiration que celle qui consiste pour une communauté à prendre en charge son destin, à organiser les pouvoirs et leur équilibre, à installer la délibération la plus vaste possible… Quelle communauté humaine ne souhaiterait pas pour elle la mise en place de cette idée ? Mais si l’essence de l’idée met tout le monde d’accord, les formes institutionnelles qu’elle peut prendre, sont plurielles. L’une des erreurs a été de croire qu’il y avait des formes institutionnelles immuables, qu’il s’agissait de répliquer partout. Mais ces formes sont le produit d’histoires culturelles et sociales de groupes humains différents. Pire : il y a eu une sorte d’amnésie pour l’Afrique. On a prétendu qu’il s’agissait de groupes humains sans histoire institutionnelle. Mais les Africains ne manquent pas de manières, par exemple, de produire de la délibération – la palabre sous l’arbre pour un conseil de village en est une des exemples les plus immédiats. Si cette forme de la démocratie s’est asséchée en Europe, c’est que la forme – le contenant – n’était plus à la hauteur du contenu. Il faut dire que les formes ne sont jamais achevées, et pour qu’elles restent fidèles à la lettre ou à l’esprit, il faut toujours qu’elles se réinventent. La fidélité est dans le mouvement. C’est lorsqu’elles cessent d’évoluer que le médium trahit le message. Alors ces formes sont captées par les oligarchies capitalistes, par les oligarchies journalistiques, qui dévoient l’idée première. C’est alors qu’il faut se hâter de repenser la démocratie. Nous sommes dans ce moment. Et il y a énormément de ressources qui attendent ailleurs pour être investies ici.
Si, comme vous le dites dans Afrotopia, l’Afrique est le continent-ressource du XXIe siècle, quels apports ce continent pourrait apporter dans ce nécessaire ressourcement de la démocratie. ?
Il faut rappeler d’abord qu’il n’y a aucune gloire à tirer de ce que le continent est le berceau de l’humanité. C’est un fait contingent. Qui veut dire que les formes sociales les plus anciennes du monde sont africaines. Que la mémoire de la communauté humaine, le vivre-ensemble, est né en Afrique, et que, même quand homo sapiens est sorti du détroit de Gibraltar et a essaimé sur le continent européen, les sociétés africaines ont continué à suivre la courbe de leurs longues histoires. Et en essaimant, elles ont transmis un capital culturel, un savoir-faire qu’elles avaient emmagasiné dans leur mémoire profonde – faire communauté, faire société – qui se traduit dans les outils sociologiques et anthropologiques, dans la raison orale, dans les philosophies sociales. J’admire à cet égard la manière dont les sociétés africaines, avec leurs limites (il n’agit pas d’idéaliser) mettent en œuvre depuis très longtemps un art d’intégrer la différence. Elles ont un génie pour tisser et pour faire se sentir membre de la communauté tout nouvel arrivant : « Tu viens du Mali, tu t’appelles Diarra, on va t’appeler Diop à Dakar, on va te trouver un lien, une chronologie ». Ça passe par un savoir-faire social très ancien. Par exemple, par le « cousinage à plaisanterie », c’est-à-dire, cette règle inscrite dans la Charte de Kurukam Fuga, édictée par l’empereur, Soundiata Keïta, au XIIIe siècle et qui faisait obligation d’installer un cousinage entre les générations, entre les ethnies, surtout si elles avaient été en conflit, pour garantir la paix sociale dans le groupe. Alors on peut reposer la question : qu’est-ce que la démocratie ? Dans sa forme occidentale, c’est une société d’individus, de singularités qui se reconnaissent mutuellement et dont la loi va garantir le monde commun. Cette conception qui veut qu’on forme des sociétés avec des individus singuliers et abstraits ne correspond pas à la manière dont on fait société en Afrique. On n’extirpe pas des individus, leur généalogie, leurs histoires, leurs imaginaires, leurs mémoires, etc. Et ce n’est pas l’individu atomisé qui forme la citoyenneté. L’individu doit être pris avec ses excroissances, avec ceux qui le font, avec ceux qui en ont fait un humain dans la communauté. Là-dessus, les sociétés africaines ont un savoir particulier, à mettre en commun. Là-dessus, il y a quelque chose à apprendre de cette manière de faire pour qu’un groupe ne soit pas un attroupement. Les civilisations les plus florissantes sont celles qui ont fait la part de l’altérité, celles qui ont pu articuler les mondes complémentaires. L’Europe est une synthèse. L’Europe qui a été florissante aux siècles des Lumières… a su opérer ces synthèses-là. Les hybridations se font tout naturellement. Certains comme Glissant ont parlé de « créolisation ». Mais attention. Il ne faudrait pas pour autant que l’on saute le pas et que ce temps se conclue par un simple « Allez ! On est tous hybrides ». Il ne faut pas en effet occulter la violence de la relation.
Comment, à cet égard, pensez-vous que l’Europe et l’Afrique vont pouvoir dépasser le passé, en particulier le passé de la colonisation ?
Il y a plusieurs choses à faire. D’abord un travail de vérité historique, véritable préalable au dépassement du contentieux. Il y a nombre de grands historiens qui le font. Comme Patrick Boucheron, Romain Bertrand, etc. Mais de ce travail il faut passer au programme scolaire, il faut faire passer ce travail d’enquête historique dans toutes les formes du discours et de la représentation. Là il y a un travail qui n’est pas encore suffisamment fait. On ne peut pas ne pas enseigner convenablement cette histoire dans les classes sans intégrer la mémoire de la communauté diasporique française ou européenne de manière égale dans le récit de l’histoire nationale. Il y a aussi la parole symbolique qui, à la manière d’un lapsus, traduit un imaginaire malade, pas encore guéri du complexe de la puissance ou de l’impérialisme. On est encore dans un temps où on ne veut pas reconnaître fondamentalement la mémoire de cette rencontre violente. Certains la minorent, d’autres l’euphémisent, ou l’insultent. Comme le premier ministre Jean Castex, qui, il y a quelques semaines, a dit « et puis quoi encore, on ne va pas s’excuser de la colonisation ». C’est une parole politique, donc symbolique. La parole d’une certaine élite a du sens, et elle ne peut pas tenir de tels propos et vouloir en même temps dépasser le problème.
Il y a aussi de notre côté, un travail à faire sur soi-même. Un travail d’autoréparation, auto-sotériologique en quelque sorte : nous ne devons plus attendre de voir venir la parole réparatrice du camp d’en face. Car si elle ne vient pas, alors on reste avec la blessure, avec le trauma. Il y a des instances de la cure que nous devons mettre en place pour nous-mêmes. Quels sont donc les lieux de la cure ? Où pourrions-nous digérer cette histoire pour avancer ? Chacun doit faire son travail. Alors cette histoire sera dépassée. Elle l’est même déjà dans les faits ; dans la relation elle l’est déjà : des groupes humains, des peuples tissent des relations à d’autres niveaux, loin des imaginaires toxiques hérités de la colonisation. Il y a une autre histoire à écrire. Elle est devant nous.