E. Chiappone-Piriou et C. Libert : « Superstudio considérait l’architecture comme une manière autonome de penser le monde »
Alors que les portes des musées et des institutions culturelles françaises restent closes et que l’horizon est toujours incertain, la Belgique a rouvert ses expositions au public. Situé dans la commune d’Ixelles à Bruxelles, le CIVA (Centre international pour la ville, l’architecture et le paysage) présente l’exposition « Superstudio Migrazioni », véritable voyage entre architecture, design, art et anthropologie, au cœur de l’œuvre prolifique du fameux collectif d’avant-garde Superstudio. Créé au milieu des années 1960 à Florence par Adolfo Natalini et Cristiano Toraldo di Francia, disparus successivement au cours des deux dernières années, Superstudio est rejoint par d’autres complices pendant une décennie particulièrement productive. Sa dissolution au tournant des années 1980 n’a pas empêché le collectif de marquer durablement l’imaginaire architectural et artistique de plusieurs générations, avec ses images à la puissance narrative exceptionnelle, son mobilier quadrillé et ses projets à la fois radicaux, ambigus et prospectifs qui portent des noms comme Monument continu, Supersurface ou les Actes fondamentaux, dans lesquels l’éducation, la cérémonie et l’amour côtoient la vie et la mort. « Sur le fait que le monde soit rond et qu’il tourne, il semble qu’il n’y ait pas matière à discuter. Ce dont il faut encore discuter, par contre, c’est la manière de vivre dessus ». Emmanuelle Chiappone-Piriou et Cédric Libert, commissaires de l’exposition reviennent pour AOC sur les histoires plurielles de ce collectif hors-du-commun, « oublié dans les tiroirs de l’histoire » pendant près de vingt-cinq ans et dont la production architecturale a englobé « les choses, le corps, la Terre ». OR
En 1966, à l’occasion d’une exposition, Adolfo Natalini écrit un manifeste à partir de l’emploi du superlatif qui a donné son nom à Superstudio : « La super-architecture est l’architecture de la super-production, de la super-consommation, de la super-induction à la consommation, du super-marché, du superman et du super-carburant. » Pouvez-vous nous raconter cet acte fondateur ?
Emmanuelle Chiappone-Piriou (ECP) : L’exposition s’intitulait « Superarchittetura », « Super-architecture. » Elle avait vocation à présenter les projets de jeunes diplômés de l’école d’architecture de Florence qui s’étaient structurés en deux groupes pour l’occasion : d’un côté Archizoom, de l’autre Superstudio. Ils voulaient s’inscrire dans une logique de réalisme, proche du pop art, pour rendre visible, matérialiser et extérioriser les logiques industrielles. Il s’agissait alors d’une véritable critique du capitalisme, ironique mais féroce, visant à le démystifier. Le terme « super » correspond à cela. D’emblée, le groupe affirmait le rôle de l’architecte comme critique, la capacité de l’architecture à penser le monde, à être une force de la société, et plus largement, une force de l’existence.
Pouvez-vous revenir sur le contexte historique de l’époque ?
ECP : Dans les années 1960, l’architecture a été marquée par la crise terminale du mouvement moderne. Héroïque dans l’entre-deux guerres, le modernisme de l’après seconde guerre mondiale s’est ensuite transformé lorsqu’il a été nécessaire de reloger la population et de reconstruire l’économie des pays d’Europe. Le fonctionnalisme est né de cette situation, ce qui a provoqué ensuite une large homogénéisation des territoires, de l’habitat et des modes de vie. Les avant-gardes européennes de l’après seconde guerre mondiale se sont formées en opposition, en proposant des visions prospectives que l’on pourrait aujourd’hui qualifier de « techno-utopistes ». La génération des « radicaux » en Italie a émergé dans l’après-coup de ces avant-gardes. Elle va opposer à l’idéologie du progrès des visions ironiques, inquiètes et négatives, puis critiquer profondément le rôle social et politique de l’architecte et l’idée commune selon laquelle l’architecture serait une activité qui permettrait de résoudre des problèmes et d’apporter des solutions. Précisons que la « radicalité » qui caractérisait les Italiens renvoyait à l’étymologie des « racines », d’un « retour à la racine », plus qu’à l’acception anglo-saxonne du terme lié à la contre contreculture et à l’idée de révolution.
Cédric Libert (CL) : On considère souvent que c’est à la Renaissance que l’on a commencé à dessiner le projet avant de construire le bâtiment. Le « métier » d’architecte n’est finalement pas si ancien. Auparavant, on construisait de façon plus spontanée. Les mesures se prenaient directement sur le terrain à l’aide de cordes. À partir de la Renaissance, l’architecture acquiert une existence « sur papier ». Au fond, c’était très cohérent et cela participait d’un renouveau global humaniste, anthropocentré et projetant de nouveaux systèmes référentiels. Le dessin d’architecture était pour l’architecture le reflet de son propre questionnement linguistique, épistémologique ou constructif. C’est aussi une voie idéalisée ; grâce au dessin comme langage de récit, il permettait de questionner la place de l’humain sur la Terre. À cette époque, la forêt faisait peur, tout autant que les orages, les mers ou les rivières… L’humain a organisé son monde à partir de la domination des forces de la nature, parfois de façon pratique en le construisant, ou de façon très idéalisée en le pensant et en le projetant. La pratique de Superstudio parle de bien d’autres choses que d’architecture au sens strict. Ils ont trouvé une manière de parler d’architecture sans nécessairement convoquer la construction mais en s’attachant plutôt à la construction de récits. Toute leur histoire d’architecture « sur papier » interroge la place de l’humain dans le monde ou sur la Terre.
Hashim Sarkis, commissaire de la prochaine Biennale d’architecture de Venise, a publié récemment avec Roi Salgueiro Barrio un important ouvrage intitulé The World as an Architectural Project. Ils reviennent sur les architectes qui ont pris le monde comme échelle de projet dans l’histoire, Superstudio en fait partie.
ECP : En effet, on y retrouve tous les projets et contre-projets modernes qui embrassent la dimension mondiale ou globale comme ceux de Buckminster Fuller, de Leonidov et bien d’autres encore. Dans le sillage de la révolution industrielle, l’architecture du XXe siècle s’est élevée à un niveau de complexité équivalent à la complexité du monde dans laquelle elle s’est développée.
CL : Dès ses débuts, Superstudio a mis en évidence le temps long de l’histoire. Cela représentait en quelque sorte le substrat anthropologique de leur travail qui s’inscrivait à la fois dans le temps très long et des géographies très grandes. En revanche, Superstudio ne portait pas de projet moderne européocentriste qui aurait eu pour objectif de sauver le monde.
Dans un grand nombre d’œuvres du collectif, on retrouve la « grille », cette trame noire quadrillée sur fond blanc. Comme le rappelle l’architecte Bernard Tschumi dans le catalogue de l’exposition, la grille a toujours passionné les architectes, notamment ceux du XXe siècle fascinés par Sol Lewitt et le papier millimétré des artistes conceptuels. Comment la grille a-t-elle pris une telle importance dans la production de Superstudio ?
CL : En 1969, Superstudio est consulté par Abet Print, une entreprise de production de stratifié plastique pour l’habillage de parois et de meubles, toujours en activité aujourd’hui. Plusieurs architectes et artistes comme Sottsass, Nathalie du Pasquier, Archizoom ou encore Trini Castelli sont invités à produire des motifs bicolores à dimension abstraite pour un matériau stratifié. Le plus connu reste celui de Sottsass : un motif moucheté intitulé Bacterio, dessiné à partir de l’esquisse d’un temple indien que l’on retrouve sur tous les mobiliers Memphis.
ECP : Superstudio a réalisé une série d’études à cette occasion, dont un motif représentant un envol d’oiseau : Migrazioni. Ils ont aussi étudié des motifs à zigzag, des étoiles, des points, et une grille avec différents niveaux d’épaisseur.
CL : Mais historiquement, la grille est l’outil de construction de la perspective. N’oublions pas qu’ils venaient de Florence et que la perspective y avait été inventée à la Renaissance ! Après s’être servis de la grille comme motif, les membres de Superstudio l’ont utilisée comme outil de construction pour des photomontages. En quadrillant le dessin, ils déterminaient le point de fuite, tendaient des lignes, et dessinaient des volumes.
ECP : La grille de Superstudio n’était pas la grille moderne d’organisation du territoire. Ce n’était pas une grille physique mais elle représentait pour eux à la fois une entité rationnelle, un principe de neutralisation et une grille d’information. D’un point de vue critique, la grille était en adéquation avec un monde forgé par des logiques purement quantitatives, elle les extrapolait. Mais elle correspondait également à la condition intellectuelle, voire spirituelle, qui permettait à l’habitant d’une Terre désormais forgée par des flux de s’y reconnaître et de s’y confronter par la mesure. Pour cette raison, Superstudio a ensuite produit ce qu’ils ont appelé des « objets mesureurs », dont certains sont présentés dans l’exposition. Ce sont des mètres, des règles, de petites briques sanglées de cuir avec lesquelles peut se promener l’habitant du monde fluide. Cela représentait l’idée d’une « nature sereine » qui serait homogénéisée par la technique et libérée des structures formelles. Cette grille n’était pas tant un principe absolu qu’un système de proportions destiné à varier : trois centimètres, trente centimètres, trois mètres, trente mètres. Selon ses dimensions, elle pouvait produire des éléments ou des artefacts permettant d’habiter à différentes échelles : de l’objet, de l’architecture, de la ville, de la planète. Le groupe a également produit du mobilier en stratifié à partir de ce motif, aujourd’hui encore distribué par l’éditeur italien Zanotta.
Le Monument continu est une figure majeure de l’œuvre de Superstudio, probablement la plus connue. Conçu en 1969, le projet se présentait comme « un modèle architectural pour une urbanisation totale ». Il s’agissait d’une extension presque infinie du motif de la grille à l’ensemble du territoire. Le Monument continu est représenté par des perspectives en photomontage qui donnaient à voir une architecture monolithique en relation avec le paysage, la ville et la géographie. Pouvez-vous nous en parler ?
ECP : Le Monument continu était une mono-architecture qui « avalait » le monde. Elle était linéaire, blanche, aveugle et avançait dans le désert d’Arizona, encerclait Florence, avalait Manhattan… Ce projet était complexe car il était en même temps critique de l’urbanisation et de l’industrialisation exponentielle, mais aussi métaphorique et même presque transcendantal ! Le Monument continu est quadrillé, d’abord pour des raisons de construction du dessin comme nous l’avons vu. Mais la grille évoquait également une raison absolue : ce monolithe se voulait être l’incarnation définitive de la dimension symbolique propre à tous les monuments. Le Monument de Superstudio complétait et dépassait tous les monuments précédents. Dans les premières images de Superstudio, le Monument apparaît d’abord dans le désert, un espace vierge qui peut être le lieu d’une renaissance. Il finira noyé dans le fleuve Amazone, dans la dernière image réalisée en 1970. À ce moment là, on comprend que ce n’est plus une architecture mais une « surface » qui va peu à peu s’étendre jusqu’à recouvrir le monde.
CL : Dans l’exposition, nous montrons le Tableau synoptique qui présente un cube, un arc en ciel, un nuage, une ziggourat et une vague, comme les éléments primaires d’un tableau. J’ai découvert avec étonnement la figure de l’arc-en-ciel que l’on retrouve dans les premiers travaux de Superstudio et qui accompagnait le Monument continu dans le désert. Elle disparaît ensuite des projets mais subsiste dans les carnets de dessins d’Adolfo Natalini tout au long de sa vie. Personnellement, j’associe les figures de la grille et de l’arc-en-ciel aux questions de l’échelle et de la mesure. Pour moi, les arcs-en-ciel sont très beaux car ils sont toujours plus grands que les villes et les traversent d’un bout à l’autre. La grille, elle, couvre le monde. Cette figure représente encore ici l’inscription de Superstudio dans la très longue histoire et la géographie à grande échelle.
Dans l’avant-propos du catalogue, vous écrivez que nombreux sont les critiques à avoir vu le fameux Monument continu comme un manifeste pour l’autonomie de l’architecture. Dans l’exposition au CIVA, vous avez plutôt cherché à mettre en valeur l’adéquation de l’œuvre de Superstudio avec le monde qui émerge à l’époque. Pour quelles raisons avoir intitulé l’exposition « Migrazioni » ?
CL : Dans un photomontage qu’ils ont appelé Discours par l’image, ils ont choisi de mettre sur le même plan la Grande Muraille de Chine, les pyramides d’Égypte, Cape Canaveral et un temple de Mésopotamie d’il y a 4 000 ans. Esthétiquement, c’est Aby Warburg ! Le Monument continu fabrique le contexte en même temps que le projet. On se rend alors compte que le contexte est millénaire, anthropologique, il s’agit de l’histoire du monde, passée, présente, et à venir. Cette exposition n’est pas une rétrospective historique du travail de Superstudio. En la visitant avec un regard contemporain, elle devient véritablement prospective. Elle engage le présent et le futur.
ECP : Il ne s’agissait pas de raconter une seule histoire de Superstudio mais de donner des clés aux visiteurs en ouvrant le champ des possibles et les interprétations. Le terme Migrazioni était au départ le titre d’une recherche de motif à partir d’oiseaux migrateurs. Il symbolise cette pluralité et représente aussi la dimension conceptuelle et idéelle du travail du groupe. Superstudio concevait son architecture comme une activité d’élaboration et de transmission continue d’idées. Ils insistaient d’ailleurs sur le fait que les ressources cérébrales étaient les seules ressources dont on disposait encore. Il faut entendre cela dans le contexte de la crise écologique naissante, de cette idée du Spaceship Earth, cette conscience qu’on habite un monde fini. Mais cette dimension cérébrale revêtait également pour eux une valeur combative ! Elle constituait une série de techniques de guérilla non-violente. Ils appartenaient à une époque où l’on a vu émerger un rapport totalement différent à ce monde chaotique, complexe et instable. Sous l’effet de l’informatique naissante, la vie devenait plus abstraite, plus symbolique aussi. Une fois que l’architecture n’était plus ancrée au sol, qu’elle n’était plus seulement construite mais conceptuelle, elle pouvait se matérialiser dans des artefacts qui voyageaient : le photomontage, le storyboard, le film, l’objet de design sont par définition hors-sol. Cela explique que Superstudio ait été connu bien au-delà des frontières italiennes et que leur résonance ait été bien supérieure à ce qu’ils étaient finalement : un groupe relativement marginal ! Même s’ils considéraient l’architecture comme manière autonome de comprendre et penser le monde, ils l’ont toujours pensée en résonance : ils étaient nourris de philosophie, de littérature, de science-fiction, d’art, d’anthropologie, d’économie, etc. Avant Superstudio, Adolfo Natalini était peintre, Cristiano Toraldo di Francia photographe, Piero Frassinelli féru d’anthropologie, Roberto Magris designer industriel, etc. Après la redécouverte de Superstudio, Adolfo Natalini, celui qui a eu la carrière architecturale la plus florissante par la suite, était très mal à l’aise voire opposé à ce que l’on réveille ce spectre qui représentait pour lui une époque révolue. Comprenons-le, il a passé sa vie à entendre parler de ce qu’il avait fait quand il avait 25 ans ! Il s’étonnait que l’histoire de Superstudio soit toujours racontée de manière univoque. Les migrations de l’exposition racontent plutôt la pluralité de ces récits.
Superstudio a existé pendant une dizaine d’années seulement mais a pourtant beaucoup produit : dessins, photographies, films, storyboards, sans compter leurs fameux photocollages. Leur maîtrise de la mise en récit est impressionnante…
CL : Leur œuvre représente à la fois une multiplicité de projets dont chaque fin engage le début du suivant et un continuum en évolution, un peu à la manière d’un rébus. Cette continuité se situe également au niveau du langage architectural. Leur première période est axée sur la manipulation très consciente du langage pop, leur dernière sur sa totale disparition ; ils passent de la parole au silence. L’œuvre est aussi en mouvement dans sa propre temporalité.
ECP : Oui ! L’image est prégnante chez Superstudio. On parle beaucoup de leurs projets conceptuels et critiques, mais ils ont aussi construit ! N’oublions pas qu’ils ont produit des objets. Certaines de leurs productions sont de véritables inventions matérielles. Nous avons parlé de la grille comme représentation de la rationalité mais elle est issue d’une recherche visuelle, sur le motif. Ils travaillaient la matière, la couleur, la lumière, le reflet. Leur utilisation récurrente du miroir a pris une dimension métaphysique mais représentait aussi très concrètement la multiplication des points de vue, la création factice de l’infini. Leur « petit théâtre de miroirs » est un mécanisme simple mais génial !
L’un des tomes du catalogue de l’exposition est consacré à la reproduction anastatique de lettres inédites issues de l’archive du groupe. Il s’agit d’une sélection de courriers personnels échangés par les membres de Superstudio entre eux ou avec des correspondants fameux parmi lesquels Peter Cook, Andrea Branzi ou Ettore Sottsass. Dans l’une de ces lettres, Natalini écrit à Rem Koolhaas « nous avançons sur la voie d’une destruction technique totale de la crédibilité de l’architecture ». Comment interprétez-vous cette déclaration ?
CL : Je la comprends comme une critique de la destruction du monde tel qu’il était en train de se développer ou en tout cas d’une tentative d’interruption du grand projet moderne, celui-ci étant voué à un échec garanti. La disruption se situait à mon avis dans le déplacement du sujet de l’architecture vers celui de l’humain au sens anthropologique. Pour résumer, ils ne voyaient pas l’intérêt de se cantonner à construire des bâtiments ou des villes. Ils voulaient passer à l’étape suivante, à la catégorie supérieure.
ECP : Superstudio a été fondé en 1966, dans une période somme toute assez joyeuse. Ils étaient assez ironiques, très critique, mais aussi ambigus. Or ils n’ont pas pu conserver cette ambiguïté très longtemps car l’Italie a rapidement sombré dans une situation politique très délicate avec l’émergence du terrorisme. Il y avait des morts. Le débat public et politique était très tendu. À ce moment-là, l’ambiguïté de Superstudio est dénoncée et qualifiée d’inutile, voire de complaisante. L’aspect éversif et négatif de leur architecture sera de moins en moins toléré, en tout cas en Italie. L’idée de destruction du système et des structures formelles a pris d’autres formes, au fil des années. En 1971, ils ont produit une série de numéros de la revue In avec les architectes d’Archizoom où ils abordaient notamment leur projet politique de l’objet et de la ville, comme moyen de destruction de la culture qui les forgent. En 2005, Natalini disait que leurs projets étaient des « bombes à retardement » dont ils ne savaient pas quand ni comment elles exploseraient, ni les dégâts qu’elles causeraient. Ils ont produit cette œuvre avec la conscience qu’elle pourrait être perçue, interprétée, comprise et peut-être ensuite instrumentalisée de multiples façons. Dans l’exposition, nous avons cherché à laisser leur travail ouvert, en donnant différentes clés de lecture possibles. Le catalogue de l’exposition a également été construit de cette manière : il est composé de trois volumes pour permettre une lecture non linéaire, multiple et diffractée.
Dans la revue dont vous parlez, Natalini écrit « …si le design est plutôt une incitation à consommer, alors nous devons rejeter le design ; si l’architecture sert plutôt à codifier le modèle bourgeois de société et de propriété, alors nous devons rejeter l’architecture ; si l’architecture et l’urbanisme sont plutôt la formalisation des divisions sociales injustes actuelles, alors nous devons rejeter l’urbanisation et ses villes… jusqu’à ce que tout acte de design ait pour but de rencontrer les besoins primordiaux. D’ici là, le design doit disparaître. Nous pouvons vivre sans architecture. »
CL : Et pourtant, leurs Actes fondamentaux datent de 1971-1973, et c’est de l’architecture ! La trajectoire de Superstudio pourrait être assimilée à un exercice sur l’architecture comme langage qui aboutirait à sa dissolution ! Entre la période pop (la manipulation du langage de l’époque) et les Actes fondamentaux (la disparition du langage), il y a le Monument continu, la Supersurface, les Istogrammes ou la série Misura (la neutralisation du langage). Pour le dire simplement : la période pop est colorée et convoque un nouveau répertoire de formes, la période neutre est blanche et quadrillée, tandis qu’à la fin, elle est tout simplement absente. Au final, elle disparaît au profit de l’acte humain : Vie, Éducation, Cérémonie, Amour, Mort. Le film Ceremonia définit la cérémonie comme une architecture : si l’architecture, c’est habiter l’espace et habiter le temps, alors la cérémonie est une architecture puisqu’elle consiste à construire une occupation du temps et de l’espace. Dans le film, ils voulaient montrer la dimension artificielle de l’architecture à travers la mise en scène d’un bunker dont sortaient des personnages qui s’étaient autres qu’eux-mêmes et leur propre famille. Ils sont alors revenus à l’architecture primitive, à l’histoire des cavernes. Sauf que la caverne était connectée. En convoquant l’archaïsme, je pense qu’ils avaient conscience de l’accélération moderne et de sa probable déliquescence.
D’ailleurs, le « Rapport Meadows » du Club de Rome date de 1972, exactement à la même époque…
ECP : Natalini ne voulait pas dire qu’il fallait arrêter l’architecture ou le design, mais plutôt qu’il fallait les arrêter tels qu’il étaient pratiqués à l’époque. Il s’agissait d’une critique très concrète de la profession qui se complaisait dans un rôle sans aucune ambition de changer la vie, un peu comme les « professionnels de la profession » dont parlait Godard. Il faut avoir à l’esprit que les fables des Actes fondamentaux étaient porteuses d’une dimension eschatologique, elles promettaient une sortie de l’histoire, une fin du temps, la résolution définitive des conflits. C’était la promesse d’une humanité nomade, libérée du travail et de ses besoins primaires par une technologie ubiquitaire, qui nous renvoie en creux à la fois à la violence et à l’aliénation de la vie moderne.
CL : Ils étaient particulièrement visionnaires pour cette raison ! C’est très parlant quand on regarde leur œuvre aujourd’hui, à la lumière de l’anthropocène ! On se rend bien compte de l’échec du grand projet humain. À l’époque, il se manifestait déjà, tout simplement parce qu’on exploitait, qu’on produisait et qu’on consommait trop. Ils n’avaient pas les outils pour annoncer ce qu’il adviendrait cinquante ans plus tard, et pourtant, ils décrivaient et mettaient le doigt de manière impressionniste et intuitive sur l’équilibre du vivant. En suggérant l’idée d’une architecture réduite à des Actes fondamentaux, qui convoquent l’idée d’amour, d’éducation et de cérémonie comme construction humaine, située entre les deux seuls points non négociables de notre destinée, à savoir la naissance et la mort, en produisant La moglie di Lot e La coscienza di Zeno tout à la fin, en participant à Global Tools, ils ont tendu un miroir déformant, construit une radioscopie critique aux « professionnels de la profession », parce qu’ils se rendaient bien compte que les architectes essayent de faire tourner leur agence mais ne s’occupent plus de la forme du monde.
L’exposition « Superstudio Migrazioni » se tient au CIVA, à Bruxelles, jusqu’au 16 mai 2021.