Société

Eyal Weizman : « Il n’y a pas de science sans activisme »

Journaliste

Depuis une dizaine d’années, un ensemble de chercheurs, architectes, juristes, journalistes et artistes développent ce qu’ils appellent « l’architecture forensique ». Pour mener leurs enquêtes, ils mettent en œuvre une technologie collaborative de la vérité, plus horizontale, ouverte et surtout qui constitue la vérité en « bien commun ». Eyal Weizman en est le théoricien, son manifeste La Vérité en ruines paraît en français dans quelques jours.

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Qu’est ce qui rapproche une frappe de drones au Pakistan, la torture de prisonniers dans les geôles syriennes, la mort d’un enseignant palestinien tué par l’armée israélienne, l’incendie de la tour Grenfell à Londres en 2017 ou la mort d’Adam Traoré en France ? À priori rien, si ce n’est que dans tous ces cas une vérité officielle s’oppose à la vérité des victimes. L’autre point commun, c’est que toutes ces situations, et bien d’autres, ont fait l’objet d’enquêtes empruntant aux techniques de « l’architecture forensique ». Le concept est développé depuis 2010 par Eyal Weizman, au sein de son laboratoire du Goldsmiths College à Londres, en collaboration avec des juristes, des artistes, des scientifiques… L’objectif, créer un nouveau régime de preuves construites avec les techniques de l’architecture : chercher des preuves visibles dans l’urbanisme et les bâtiments, mais aussi se servir de la spatialisation, de maquettes, pour faire advenir la vérité. La démarche est scientifique, elle est aussi politique, militante, activiste : il s’agit de faire apparaître les mensonges et la domination exercés par les États. RB

Vous avez forgé le concept d’architecture forensique, de quoi s’agit-il ? D’une méthode d’enquête pour la justice ? D’un domaine de recherche universitaire ? D’un outil pour les militants politiques ?
Tout cela à la fois, je suppose. Quand j’ai écrit le livre en anglais, j’ai évidemment dû produire ce travail de définition en examinant la façon dont mes schémas de pensée et mon expérience personnelle en matière de politique et de conflits m’avaient conduit à développer ce concept. Je ne sais pas si ce chapitre a été inclus dans la version française. Il faut donc commencer par dire que j’ai grandi et évolué dans le giron de la lutte anticoloniale en Palestine. J’avais deux passions dans ma jeunesse. D’abord la politique, parce que j’ai été élevé dans un système inégalitaire, qui a créé un environnement pour contrôler et tenir les Palestiniens à l’écart. Bien sûr, la question du territoire n’est qu’une des nombreuses dimensions mobilisées par le système politique israélien pour y parvenir, mais elle offre une bonne grille de lecture ; elle permet surtout de voir concrètement les conséquences de ce système politique dans l’espace. Mon autre passion de jeunesse, c’est l’architecture, qui est venu compléter la première puisque pendant mes études, j’ai mené un travail de recherche sur l’implication des architectes et des urbanistes israéliens dans la mise en place d’une architecture de la domination, principalement en Cisjordanie et à Gaza, sur la manière dont les crimes et les violations des droits de l’homme étaient commis quasiment directement sur la planche à dessin. Petit à petit, je me suis rendu compte que l’on pouvait renverser la perspective et considérer les dessins d’architecture comme des preuves des exactions commises par les Israéliens sur le terrain.

L’architecture forensique a donc commencé par la constitution de preuves architecturales qui pouvaient être présentées dans les tribunaux internationaux, comme par exemple à la Cour internationale de Justice de La Haye en 2004. Mais beaucoup de choses ont changé relativement vite. Le travail que j’ai effectué sur les colonies s’appuyait sur des plans et des cartes, sur l’examen des contours des colonies et de la façon dont les routes, les ponts et les autoroutes faisaient tous partie d’un système, d’une matrice de contrôle des Palestiniens. La cartographie était fondamentale dans ma démarche. Mais, au tout début des années 2000, la cartographie a subitement disparu en tant que pratique. Les images satellites sont venues la remplacer, images avec lesquelles vous pouvez voir un territoire à intervalles réguliers, parfois de plusieurs semaines, parfois même de quelques jours, au gré des passages des satellites. Si, au départ, vous deviez acheter ces images satellites, il est désormais possible de les trouver sur Google Maps ou toute autre plateforme cartographique en ligne. Dès lors, que faire de notre démarche de « contre-cartographie » ? C’est comme cela que nous appelions notre démarche, partant de l’idée que la cartographie était l’art de l’État impérial, de l’État colonisateur, et je ne parle pas seulement d’Israël ici, mais de l’histoire de l’empire et du colonialisme, pour lequel la cartographie était un mode de contrôle et de domination des populations sur le terrain.

L’intellectuel palestinien Edward Saïd, dont la pensée m’a beaucoup influencé, a le premier parlé de la contre-cartographie comme une cartographie élaboré du point de vue des opprimés. Il avait ainsi publié, au cours des premiers mois de la deuxième intifada, un article sur les cartes dans la London Review of Books, dans lequel il écrivait que la domination israélienne sur le terrain n’était pas seulement physique, mais aussi cartographique. Les Israéliens maitrisent les données, contrôlent la représentation du terrain. Pour contrôler un territoire, vous devez le contrôler physiquement, et vous devez en contrôler la représentation. Dès lors, la contre-cartographie devait chercher à défaire ce monopole sur la représentation, et dessiner des cartes depuis la perspective des opprimés. Mais ce projet dans lequel nous nous étions lancés à la suite de Saïd a tourné court puisque, comme je l’ai dit, la cartographie a disparu soudainement, ou plutôt a dû se transformer radicalement au début des années 2000 avec l’apparition des images satellites.

Cette révolution dans l’imagerie des territoire s’est doublée de la révolution des réseaux sociaux. Aux images vues du ciel sont venues s’ajouter celles prises sur le terrain : des vidéos d’incidents et d’affrontements ont commencé à être mises en ligne. D’abord au compte goutte, puis les gouttes se sont transformées en inondation. L’État était, de plus en plus, tenu de rendre des comptes. Pour se protéger, il a mobilisé des méthodes « forensiques », empruntées à la police scientifique. Il est à noter que l’histoire du développement de la cartographie d’État est parallèle au développement de la médecine légale, de la constitution d’archives, des fichiers d’empreintes digitales. En France, c’est Bertillon qui est connu comme le policier qui a systématisé la médecine légale – mais chaque pays a son propre Bertillon. C’est encore une fois l’art de l’État, l’art du contrôle. Donc tout comme vous aviez un État colonisateur qui dessinait une carte, qui contrôlait la représentation du terrain, la représentation médiatique de ce qui se passe – et le contrôle médico-légal des événements est aussi une forme de représentation de ce qui s’est passé – est un pouvoir incroyable pour l’État aujourd’hui . La démarche « contre-forensique » qui s’est substituée à la contre-cartographie consiste à inverser ce regard de la police scientifique et à briser le monopole de l’État sur l’information, en utilisant l’architecture.

Considérez-vous que l’utilisation de techniques forensiques contre ceux qui les utilisent habituellement – l’État, la police, l’armée – est un combat pour la vérité ? En français, votre livre s’intitule La Vérité en ruines, ce qui a un double sens : soit l’architecture forensique cherche la vérité dans les ruines, soit la vérité elle-même est en ruine.
Ce n’est pas le titre du livre en anglais, mais c’est le titre d’un de ses chapitres, et qui a le même double sens. Alors, est-ce que la contre-expertise prend la médecine légale et la retourne contre l’État ? Ce n’est évidemment pas si facile, c’est même impossible, parce que d’un point de vue épistémologique, de la façon dont cette science et cette contre-science se développent, les approches, les démarches politiques sont très différentes. Cela tient à une question très simple : l’inégal accès à l’information. Si vous pensez à une scène de crime, la première chose qui y apparaît, partout dans le monde, c’est un cordon de sécurité, un rouleau de bande plastique qui délimite un espace d’exception où seuls les agents de l’État peuvent pénétrer. La société civile n’y a pas accès. Elle devient comme une zone sacrée, et pour entrer dans ce cordon, vous devez montrer que vous êtes un prêtre de cet ordre sacré.

Les spécialistes du contre-forensique n’ont pas accès à ces sites. Nous dépendons des fuites, de la porosité de cette barrière. Les informations doivent d’une manière ou d’une autre se glisser sous ce cordon, légalement ou illégalement. Parfois, des personnes se trouvent à l’intérieur et peuvent filmer avec un téléphone et nous l’envoyer, c’est une façon de le contourner. Dans d’autres cas, c’est un agent de police qui peut faire fuir du matériel. Il peut aussi ne pas y avoir d’images du tout, juste quelqu’un qui se souvient de quelque chose, et est prêt à nous parler en toute confiance. Nous devons donc travailler et recueillir ce que nous appelons des « signaux faibles ». Puisque nous n’avons pas le contrôle de la scène de crime, nous devons trouver un moyen de nous y rendre d’une manière ou d’une autre, soit en nous faufilant à l’intérieur, soit en récupérant des informations qui se sont échappées. Le travail est très différent pour nous que pour les agents de l’État.

Si le premier site de la forensique est le cordon de sécurité, le deuxième est le laboratoire : un espace hermétique, entièrement soumis à un protocole, qui doit fonctionner selon des règles scientifiques strictes et qui doit être hermétique et hygiénique, non seulement aux germes mais aussi à la vue de toute autre personne. Nous mettons en contraste l’espace du laboratoire avec l’espace du studio, que nous pensons au contraire comme un espace ouvert, un espace créatif et participatif. Nous travaillons toujours avec un large réseau d’autres personnes, en associant le plus possible celles et ceux qui ont directement subi des violations, comme nous avons pu le faire par exemple avec des victimes d’attaques au gaz toxique en Syrie ou des migrants qui ont traversé la Méditerranée. Beaucoup de nos enquêtes sont des co-enquêtes.

L’une de celles dont je suis le plus fier, c’est une collaboration avec une migrante syrienne qui a filmé son naufrage. L’enquête s’appelle “Naufrage au seuil de l’Europe” (“Shipwreck at the Threshold of Europe”) : le bateau sur lequel elle traversait la mer Égée a coulé, mais son téléphone a enregistré en continu ce qui se passait grâce à sa montre connectée. Nous avons également travaillé avec des Palestiniens, comme par exemple des déplacements forcés ou des attaques et des assassinats de Bédouins en Israël. Nous associons donc directement les personnes touchées, en deuil – ce que la police ne ferait jamais. Ce n’est donc pas une technique policière : pour la police c’est peu hygiénique, nos preuves sont contaminées par notre positionnement politique. Les affaires que nous prenons sont des affaires qui nous tiennent à cœur, nous sommes toujours impliqués politiquement et c’est toujours un processus ouvert à de nombreuses personnes. Nous ne disons jamais comme la police “c’est une enquête en cours”, ce qui signifie généralement qu’elle se fait à huis clos jusqu’à la publication des résultats. Nous disons toujours ce que nous faisons, nous travaillons au grand jour et nous collaborons. C’est cela la différence entre le laboratoire et le studio.

Troisième différence, et c’est le troisième lieu des techniques forensiques : le tribunal. Certaines de nos affaires vont au tribunal – peut-être un tiers ou un quart. Mais parce que les États n’aiment pas que les gens enquêtent sur l’État, ils font tout pour avoir le monopole de l’enquête, ils essaient d’exclure nos preuves des tribunaux, qui sont un autre type de protocole sacré de manifestation de la vérité. Très souvent, nous devons donc construire une alternative : nous participons à des commissions de vérité, à des tribunaux citoyens ou bien nous montrons notre travail dans les médias et dans des espaces culturels, comme alternative à la Cour de justice.

Le contre-forensique apparaît donc effectivement une démarche qui détourne les moyens de l’État, mais ce n’est pas non plus comme si l’on prenait d’assaut le château et qu’on parvenait à retourner la mitrailleuse pour tirer avec la même arme de l’autre côté, si vous voyez ce que je veux dire. Notre travail est basé sur une épistémologie et une méthodologie complètement différente.

Puisque vous utilisez une métaphore guerrière, diriez-vous que ce qui se joue, c’est un combat pour la vérité ?
Il est clair que nous sommes face à un défi de taille à l’ère de la post-vérité. Lorsque nous avons commencé l’architecture forensique il y a dix ans, nous partions de l’idée qu’il était impossible de faire confiance aux institutions de l’État : nous ne pouvions pas faire confiance à la justice, à la police, aux services secrets, aux forces armées, à la parole politique. Il fallait enquêter sur eux. Mais désormais, ce discours est aussi porté par des forces d’extrême droite populistes. La différence, je le souligne tout de suite, c’est que ce discours est tenu comme un moyen d’oppression et non comme un moyen de libération.

Nous nous sommes donc trouvés sur un terrain similaire, et nos amis de gauche disent que nous devrions plutôt travailler à rétablir les piliers du pouvoir, la connaissance d’État, que les institutions sont notre dernier recours. Nous aurions besoin de l’expertise des scientifiques, des parlementaires et des commissions parlementaires, de la police, et même du FBI pour destituer, par exemple, un président qui se conduit mal. Mais pour nous, ce serait une catastrophe. C’est une mauvaise compréhension de notre situation. Certes, nous traversons une période de crise institutionnelle, mais nous y apportons une réponse différente. Les partisans de la post-vérité essaient simplement de créer du brouillard, mais ils n’ont développé aucune alternative. Nous pensons que sur les ruines de la vérité, sur la poussière et les décombres de la vérité institutionnelle, nous devons construire quelque chose de nouveau et non pas restaurer l’ancien.

Il faut construire une technologie collaborative de la vérité, qui soit plus horizontale, qui ne repose pas sur l’expertise mais sur le travail, qui doit montrer et prouver à chaque étape de son développement et plus important encore, qui doit créer un “bien commun”. C’est-à-dire que chaque enquête s’accompagne de la création d’une communauté, vaste, complexe, parfois fragile. La façon dont nous travaillons avec les militants qui filment, avec les savoirs locaux, avec l’expérience des gens qui vivent la violence de première main, mais aussi avec les scientifiques, les journalistes d’investigation, les avocats qui suivent ensemble ce genre de processus de vérification ouverte… C’est une alternative à « l’épistémologie des ténèbres » de l’institution étatique, de ces politiciens populistes qui nient les faits comme un acte de violence en soi.

Prenons quelques exemples français sur lesquels vous avez travaillé avec cette méthode d’architecture forensique, comme la mort d’Adama Traoré, en collaboration avec le journal Le Monde, et la mort de Zineb Redouane à Marseille lors de la crise des “Gilets Jaunes”. Pouvez-vous nous dire comment vous travaillez et ce que l’approche forensique permet aujourd’hui ?
Nous menons deux types d’enquêtes qui fonctionnent parfois simultanément. Dans les cas français que vous avez mentionnés, il était important de déconstruire la déclaration officielle, non pas tant pour raconter l’histoire du début à la fin, mais pour briser le récit du gouvernement ou de la police afin de montrer son incohérence – comment il est impossible que ce qu’ils disent soit arrivé de la façon dont il disent que c’est arrivé. Ce type de déconstruction est vraiment important et provient de notre formation universitaire critique. D’autre part, il y a des cas où nous ne ne nous contentons pas de déconstruire les déclarations du gouvernement, mais où nous disons aussi ce que nous pensons qu’il s’est passé. Dans ces cas de violences policières – en particulier de violences policières racistes – il y a toujours une question de dissimulation de l’État. Il y a deux crimes : le premier est le meurtre proprement dit, le second est le mensonge et la dissimulation.

Les deux cas français que vous avez mentionnés s’inscrivent dans un engagement beaucoup plus large de lutte contre le racisme au sein des forces de police. Nous avons mené de nombreuses enquêtes en Turquie, en Israël, en Allemagne, aux États-Unis et au Royaume-Uni sur des affaires où la police a tué des civils. Ce qui nous a frappé, c’est que le dénominateur commun, dans presque tous les cas, est que la police se justifiera en disant qu’il s’agissait d’une décision prise en une “fraction de seconde”. L’anglais, l’allemand, l’hébreu et le turc ont tous une expression similaire. Ce que l’on ne dit jamais, c’est : combien de temps dure cette fraction de seconde ? Cela suppose une durée indivisible du temps de perception, c’est-à-dire le temps sans processus, comme l’arrêt sur image d’un film ou le pixel d’une image. C’est un plan fixe dans le déroulement du temps et la loi juge toujours cette fraction de seconde par rapport à elle-même. L’origine de cette approche, c’était le procès de l’agression de Rodney King en 1991. Les avocats des policiers ont utilisé la vidéo prise par un spectateur de la scène et ont l’isolé image par image pour analyser chacune d’entre elles, indépendamment, afin de mettre en avant celles où on aurait pu penser que Rodney King tentait de se lever et d’attaquer la police.

Selon moi, il est impossible d’isoler une fraction de seconde du temps continu et la démarche contre-forensique consiste justement à replacer cette fraction de seconde dans son contexte et sa durée. Car très souvent, l’acte forensique consiste au contraire à examiner ce qui s’est passé en une fraction de seconde. Lors du meurtre de Mark Duggan à Londres en 2011, l’officier de police mis en cause a déclaré : “J’ai vu une arme à feu dans la main de Mark Duggan”. Même lorsqu’il a été démontré qu’il n’avait pas d’arme, il a insisté : “pendant une fraction de seconde, j’ai vu un pistolet dans sa main”. En 2017, Yacoub Mousa Abu Al-Qia’an, un enseignant, sortait de sa maison qui était en train d’être démolie avec d’autres bâtisses de son village bédouin, la nuit, très lentement, dans une voiture avec les lumières allumées. L’un des policiers israéliens qui escortaient l’équipe de démolition a plaidé : “en une fraction de seconde, j’ai pensé, il allait m’écraser”. Ce n’était pas le cas, rien ne le prouvait, mais ils lui ont tiré dessus et l’ont tué. En 2018, nous avons travaillé sur une affaire qui s’est déroulée à Chicago concernant un homme appelé Harith Augustus. Il marchait dans la rue, il avait une arme (légalement, il possédait un permis de port d’arme). Il a été arrêté par un policier, puis deux autres sont venus et l’ont poussé. L’un d’eux a cru qu’il essayait d’attraper son arme. Et en une fraction de seconde, il a tiré et assassiné Harith Augustus.

Ce qui rapproche toutes ces affaires, outre cet argument de la “fraction de seconde”, c’est que ce sont des policiers blancs qui ont tiré sur des sujets racisés, parce qu’ils imaginaient qu’ils allaient les attaquer. On peut se demander pourquoi la victime d’une décision en une fraction de seconde est toujours un sujet racisé – des Palestiniens, des Noirs ou peut-être des Arabes en France ? C’est au niveau moléculaire du temps qu’on trouve la longue histoire de l’esclavage, de la ségrégation, de l’apartheid, du colonialisme. Et la fraction de seconde fonctionne, pour la police, comme une sorte de zone d’exception. Dans cette fraction de seconde, vous pouvez tuer sans que ce meurtre ne soit considéré comme un meurtre. C’est la durée temporelle la plus dangereuse. Elle relie tous les continents et tous les temps.

Vous travaillez au Goldsmiths College de l’Université de Londres, vous êtes expert au tribunal, mais vous dites aussi “nous sommes des militants” ou “nous travaillons avec des militants”. Il y a actuellement en France un débat sur le lien entre les sciences sociales et le militantisme. Que répondriez-vous à quelqu’un qui vous reprocherait de ne pas être neutre ?
Je répondrais qu’il n’y a pas de science sans activisme. C’est un malentendu complet, un mensonge datant de l’époque victorienne. La science victorienne au XIXe siècle a développé cette valeur épistémique de l’objectivité, qui considère que vous ne devez avoir aucun enjeu dans le jeu, comme si vous pouviez rendre un jugement depuis l’extérieur. Depuis cette position de connaissance, d’impartialité, vous pouvez dire le vrai, assis sur une sorte de satellite en dehors de la Terre. Je pense que les scientifiques comprennent aujourd’hui que pour faire de la bonne science, il faut être impliqué. Vous devez reconnaître qu’il n’y a jamais eu de possibilité d’objectivité. Il faut se situer et il faut aussi être une sorte de combattant pour la cause. Si vous êtes un scientifique spécialisé dans l’environnement et que vous n’êtes pas environnementaliste, il y a un vrai problème dans ce qui mobilise votre recherche, dans la façon dont vous la présentez, la façon dont vous travaillez, la façon dont vous franchissez la ligne entre votre laboratoire et l’espace public… C’est extrêmement important pour nous. Nous ne ferions rien de ce que nous faisons si nous n’étions que des observateurs neutres.

Cependant, être partial, être un activiste ne signifie pas que être déconnecté des faits. Cela signifie que vous dynamisez votre recherche. Lorsque nous trouvons des choses qui nous mettent mal à l’aise politiquement, nous les rendons publiques de la même manière. En 2015, nous avons été appelés par des parents et des collègues de Tahir Elçi, un avocat des droits de l’homme qui a été abattu à Diyarbakır, dans l’est de la Turquie, lors d’une conférence de presse. Ses proches pensaient que la police l’avait assassiné. Nous avons confirmé que c’est effectivement la police qui l’a tué, mais nous n’avons pas pu prouver qu’il s’agissait d’un meurtre intentionnel. Nous ne transigeons pas avec l’obligation d’être parfaitement honnête par rapport aux faits.

Quelle est la place de l’architecture dans ce domaine de l’administration de la preuve, de la recherche des faits ? Dans votre livre, vous présentez l’architecture comme un média. Qu’entendez-vous par là ?
L’architecture est la clé de ce que nous faisons. L’architecture n’est pas seulement l’art de construire des bâtiments ou des villes, c’est aussi un domaine de connaissance qui examine la nature des relations spatiales, l’assemblage des différents éléments dans l’espace. Ce qui a rendu notre travail possible, c’est une approche diversifiée de l’architecture. Parfois, la preuve en elle-même est architecturale. Quand vous travaillez sur un territoire de guerre urbaine, quand les villes sont bombardées par avion ou par drone, quand les bâtiments sont détruits, nous utilisons le savoir architectural pour faire une archéologie du temps présent. Mais l’architecture peut aussi permettre de rassembler et de construire des relations entre différents éléments de preuves.

Quand nous avons commencé à travailler en 2010, le matériel était rare, nous avions parfois une vidéo tremblante d’une attaque de drone au Pakistan. Aujourd’hui, quand nous travaillons sur les manifestations à Hong Kong, celles de Black Lives Matter, les protestations au Chili… nous disposons de milliers et de milliers de vidéos. Et chacune d’entre elles peut durer des heures, un flux continu d’images et d’informations. À ce moment-là, la seule façon de comprendre la situation, c’est de regarder non pas les images mais entre les images. Il faut spatialiser chaque vidéo et naviguer dans cet espace plutôt que d’avoir recours à un montage où vous coupez et collez les événements dans une structure linéaire. La “navigation” offre une vision tridimensionnelle de la scène lorsque vous passez d’un film à l’autre.

L’architecture est aussi un moyen d’accéder à la mémoire. Dans beaucoup de nos cas, nous construisons des modèles pour aider les survivants à se souvenir de la chose la plus traumatisante qui leur soit arrivée et qu’ils ont oubliée. Comme vous le savez, le traumatisme efface la mémoire.

À ce sujet, on peut lire dans votre ouvrage l’histoire d’une femme allemande revenue du Pakistan après que sa maison a été bombardée par un drone. Qu’avez-vous fait pour l’aider à se souvenir de ce qui s’est passé ?
C’est le premier cas d’une série “d’architecture de la mémoire” que nous avons développé. Cette femme était donc revenue en Allemagne et elle voulait livrer son témoignage à un groupe de défense des droits de l’homme sur ce qui lui était arrivé. Mais comme pour beaucoup de témoins, plus elle se rapprochait de la chose la plus douloureuse de son récit – et il s’agit très souvent de la partie la plus importante de votre témoignage, lorsque la violence se produit réellement – plus sa mémoire lui jouait des tours, elle avait des lacunes, des trous de mémoire ou des répétitions. Il fallait donc aider cette femme à reconstruire sa mémoire. Nous avons commencé à travailler systématiquement en prenant un élément à la fois : un tapis, un cendrier, une assiette, des couverts, etc. Nous avons commencé à les construire en trois dimensions, aussi fidèlement que possible, afin qu’elle puisse s’adapter – se plonger progressivement dans la réalité.

Il y avait un élément notable : c’était le ventilateur. Au début, elle disait que c’était un ventilateur de plafond. Puis elle s’est rectifiée, c’était un ventilateur sur pied. Puis le ventilateur sur pied n’était pas à l’intérieur, mais dans la cour. Au début, nous ne comprenions pas pourquoi elle était obsédée par ce ventilateur. En fait, cet objet était celui qui lui avait causé sa perte de mémoire, parce qu’il la renvoyait à son souvenir le plus traumatisant. Ce qui s’est passé, c’est qu’après le bombardement, elle a découvert de la chair humaine sur les pales – des morceaux de chair de personnes qu’elle connaissait, des membres de sa famille. Elle ne pouvait pas supporter l’intensité de ce souvenir, alors elle l’a effacé. Nous le modélisions encore et encore et encore, et tout à coup nous avons pu voir le poids de sa mémoire revenir à travers ce ventilateur. Et puis, autour de cet élément décisif, nous avons pu reconstruire un monde.

Nous avons développé cette technique et nous l’avons notamment utilisée avec des Syriens victimes de torture dans une prison appelée Saidnaya. Nous travaillons toujours avec cette technique. Tout récemment, j’ai rencontré un survivant de l’incendie de la tour Grenfell, en 2017 dans le quartier de North Kensington à Londres. Nous avons simulé sa descente des escaliers, alors qu’il s’échappait du bâtiment, et c’est dans la description qu’il en a faite qu’il s’est souvenu qu’il était en train de marcher sur des corps. Encore une fois, le moment traumatisant.

Vous utilisez l’architecture mais aussi l’image. Vous parliez du point de bascule qu’a été l’apparition et l’accès aux images satellite. Le titre original de votre livre est The Violence at the Threshold of Detectability, “la violence au seuil de la détectabilité”. Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est ce seuil de détectabilité ?
C’est un concept que j’ai développé lorsque j’ai découvert qu’en Israël-Palestine, la taille des pixels des images satellite aériennes était plus grande que celle choisie dans la plupart des autres endroits du monde. Ce n’est pas une limitation technique mais politique, le fruit d’un accord qu’Israël a passé avec les États-Unis pour que la taille du pixel corresponde à celle d’une voiture. Or, une grande partie des exactions en Israël-Palestine se sont produites à l’échelle d’un bâtiment, donc les images satellite ne vous permettent pas de voir les dommages. Il est aussi difficile de voir certains villages bédouins parce qu’ils sont, pour ainsi dire, « mangés » par les pixels. C’est cela, le seuil de détectabilité. Cela signifie que l’approche contre-forensique doit tenir compte du fait que l’État a des moyens de dissimulation et qu’il voit plus que ce que les militants de la société civile peuvent voir. Nous devons donc faire preuve de créativité pour compenser ce déséquilibre.

Concernant la nécessité de la créativité, il existe un mouvement artistique autour de la représentation des archives et de la mémoire – je pense à ces artistes libanais comme Joana Hadjithomas et Khalil Joreige ou Walid Raad, qui explorent ces archives, ces preuves médico-légales. Vous travaillez même avec des artistes, considéreriez-vous l’architecture forensique comme un mouvement artistique ?
Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, Walid Raad, Rabih Mroué, ces artistes libanais sont des amis avec qui il m’est arrivé de travailler dans certains cas. C’est par exemple à la demande de Tony Seker, un autre artiste libanais, que nous avons enquêté sur la double explosion cet été au port de Beyrouth. Cette connexion avec le monde de l’art peut s’avérer très productive. Les galeries sont très utiles lorsque nous ne pouvons pas montrer de preuves devant les tribunaux. La Tate Gallery a ainsi rendu possible notre enquête en Palestine sur l’assassinat de Yacoub Mousa Abu Al-Qia’an en finançant la reconstitution que nous avons réalisé directement dans le village avec les habitants. Cette enquête a obligé Benjamin Netanyahu à se rétracter de son accusation initiale, selon laquelle Abou Al-Qia’an était un terroriste et à présenter des excuses. Ça a été l’un de nos plus clairs succès.

Il peut y avoir une relation étrange entre le monde de l’art et le monde judiciaire. Lorsque nous avons été invités en Allemagne à la documenta, nous avons présenté le résultat de notre enquête sur un meurtre néo-nazi qui s’était précisément déroulé à Kassel, la ville qui accueille cette immense exposition se déroulant tous les cinq ans, et nous avons montré l’implication d’un agent des services secrets allemands dans ce meurtre. À l’origine, ce projet n’avait pas vocation à se retrouver devant la justice. Nous l’avions fait pour le tribunal populaire et les parents du défunt. Mais beaucoup de policiers et de parlementaires sont venus le voir à Kassel, et même si cela a été très controversé, l’œuvre a finalement été montrée dans le cadre de la commission d’enquête parlementaire sur les sympathies néo-nazies de certains fonctionnaires des services secrets allemands. C’était une situation étrange, parce que dans le monde de l’art notre pièce n’a pas été reçue comme une œuvre, mais comme une preuve. Pourtant, lorsque nous l’avons présentée dans un cadre légal, des voix se sont élevées pour dire qu’elle ne pouvait pas constituer une preuve, puisque qu’elle avait été montrée à la documenta : c’était donc de l’art !

Nous aimons nous déplacer à travers plusieurs champs. Nous ne voulons pas nous restreindre dans un seul domaine exclusivement. Nous travaillons dans un contexte universitaire, dans des contextes juridiques, des droits de l’homme, du journalisme, de l’art et de l’architecture. Et nous rassemblons ces domaines. Cependant, cela ne signifie pas que les espaces artistiques sont meilleurs ou plus purs que les espaces politiques. Loin de là.

NDLR : Eyal Weizman publie le 18 mars La Vérité en ruines : Manifeste pour une architecture forensique, éditions La Découverte (Traduit de l’anglais par Marc Saint-Upéry).


Raphaël Bourgois

Journaliste