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Carlos Lopes : « Le respect de la diversité est le défi le plus important pour la démocratie en Afrique »

Journaliste

Début mars, l’Assemblée Nationale a voté un texte visant à augmenter l’aide publique au développement, afin d’atteindre enfin d’ici 2025 les 0,7% du revenu national brut promis depuis 1970. Cette décision s’inscrit plus largement dans une réforme de la vision de l’aide au développement, souhaitée depuis longtemps par des économistes africains comme Carlos Lopes. Il publie L’Afrique est l’avenir du monde, un essai dans lequel il explique comment décoloniser les mentalités pour permettre au continent de véritablement se transformer.

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Carlos Lopes est un économiste qui compte en Afrique et dans les instances internationales. Ancien sous-secrétaire général des Nations unies et secrétaire exécutif de la Commission économique pour l’Afrique, il est depuis juillet 2018 le Haut négociateur de l’Union Africaine avec l’Union Européenne. Des postes de responsabilité où le Bissau-Guinéen peut faire valoir sa vision du développement, celle qu’il développe dans le livre qu’il vient de faire paraître, L’Afrique est l’avenir du monde. C’est d’abord le constat d’un échec, celui du modèle incarné par l’Europe, qui ouvre paradoxalement des opportunités inédites pour un continent longtemps empêtré dans les suites de la colonisation. L’Afrique fait certes face à de nombreux défis mais par sa démographie, sa jeunesse et sa conscience des enjeux écologiques, elle peut aussi s’engager directement dans un modèle d’avenir et devenir un exemple pour le monde. Cela restera toutefois impossible tant que le regard sur le continent, qui doit être pris selon Carlos Lopes comme un ensemble, ne changera pas. C’est donc l’avenir du monde qui se joue en Afrique, et pas seulement celui des Africains. RB

Pourquoi avoir titré L’Afrique est l’avenir du monde un livre finalement assez critique à l’endroit de certains discours récents jugés trop optimistes sur l’essor du continent ; discours qui, en minimisant les difficultés réelles de l’Afrique, empêchent de penser des politiques de développement, de trouver les possibilités de sa transformation ?
C’est bien connu, la représentation de l’Afrique a été fortement marquée pendant des siècles par un regard très pessimiste, qui remonte à la Renaissance et aux interprétations religieuses du monde qui reléguaient l’Afrique à un rôle mineur, et qui passe ensuite par les propos d’Hegel sur ce continent qui ne serait pas entré dans l’Histoire… Le planisphère de Mercator apparaît comme le symbole de cette vision : il réduit la taille de l’Afrique à celle du Groenland quand elle est en réalité quatorze fois plus grande. Or, cette projection du monde est toujours utilisée aujourd’hui, par Google Maps par exemple, alors que l’on sait pertinemment qu’elle est fausse et surtout qu’il existe la projection de Peters qui représente exactement la proportion territoriale des différents continents. C’est vraiment la métaphore, selon moi, d’une représentation pessimiste de l’Afrique qui se perpétue parce qu’elle est confortable. Confortable pour les yeux en l’occurrence, car les gens reconnaissent la carte dessinée par Mercator, même si cela oblige Google à jouer des tours avec ses algorithmes. Mais c’est aussi significatif de la façon dont on traite l’Afrique du point de vue économique, de ses possibilités sociales et politiques, de son développement historique récent. C’est la raison pour laquelle j’ai voulu, dans ce livre, exprimer non seulement que l’Afrique devait transformer structurellement son économie, bien entendu, mais aussi qu’elle était porteuse de réponses, au-delà des questions strictement économiques, à un certain nombre de défis de notre temps. Par exemple, le regard sur les trois mégatendances qui influencent l’ensemble des débats sur le développement – la mégatendance démographique, la mégatendance technologique et la mégatendance climatique – peut totalement changer si l’on donne un peu d’espace à l’expression d’une autre Afrique. Il faut renverser les perspectives sans se voiler la face. C’est le sens de ce titre.

Comment modifier cette représentation erronée ? Vous insistez sur les indicateurs statistiques qui déterminent l’idée qu’on se fait de l’Afrique, d’un continent qui croît rapidement, aussi bien économiquement que démographiquement, mais qui se transforme lentement. Or, ces indicateurs posent un certain nombre de problèmes.
Je pense que la question des indicateurs et des statistiques est absolument fondamentale, parce qu’elle illustre la façon dont certaines représentations sont construites en l’absence de connaissances fiables. Je m’explique : on a bien enregistré depuis le début de ce siècle une croissance soutenue des économies africaines. Le produit intérieur brut combiné du continent a plus que doublé depuis 2000, ce qui est une performance remarquable dont il n’existe que deux autres exemples historiques, la Chine et un certain groupe de pays d’Asie du Sud-Est. En comparaison, les pays européens n’ont jamais enregistré de toute leur histoire un doublement de leur PIB dans une période aussi courte. Ils ont bien sûr connu une accumulation de croissance au long des siècles, mais pas avec cette rapidité. Mais ce constat, lorsqu’il est formulé, suscite immédiatement le doute, puisque cette croissance ne semble pas se traduire dans la réalité, par exemple dans la réduction de la pauvreté. C’est là que les indicateurs et les statistiques jouent un rôle si important, et parfois contradictoire. Car malheureusement, dans les pays africains, la situation est telle que les trois éléments majeurs pour la composition de l’architecture statistique sont défaillants. D’abord, les comptes nationaux : seuls dix-sept pays sur tout le continent ont des comptes nationaux à jour. Or, nous savons que les pays africains qui ont fait des ajustements – ce qu’on appelle en anglais une procédure de rebasing qui consiste à réviser les méthodes et les données de base utilisées pour calculer le PIB – constatent que la taille de leur économie est quelquefois de 20 % supérieure, voire un tiers plus grande. Un autre problème concerne la démographie : nous ne connaissons pas la population africaine car 40 % des Africains n’ont pas de carte d’identité et les registres d’état civil sont très lacunaires. Cela signifie que nous devons là aussi recourir à des projections. S’ajoute à cela le troisième élément, l’absence de connaissance du territoire faute de registres fonciers. Sur ce point la situation est encore plus grave : seulement 10 % des terres africaines ont un registre foncier légal et bien géré. Les outils statistiques sont donc défaillants et nous ne connaissons de manière satisfaisante ni l’économie, ni la population, ni le territoire africains. Dès lors, la réalité du continent est obtenu à partir de projections fondées sur les « externalités » de l’Afrique, c’est-à-dire tout ce qui concerne les transactions avec l’extérieur : la balance des paiements, le commerce, les exportations, les importations… Tous ces éléments existent et vont alimenter les données du Fonds monétaire international (FMI) qui fait ensuite tourner ses logiciels économétriques pour juger de l’état de l’économie de tel ou tel pays. Mais tout cela, au final, est un peu approximatif, pour dire le moins.

Mais alors, comment concilier ce que vous venez de dire et le discours qui s’est développé depuis les années 2000 à propos de l’essor de l’Afrique ?
Cette idée de l’Africa Rising vient d’un rapport réalisé par la société de conseil McKinsey, repris par The Economist et le Financial Times – les journaux économiques qui font la pluie et le beau temps dans le monde. Or, c’est un discours d’opportunités qui était alors développé, afin d’attirer l’attention des investisseurs et des acteurs économiques sur un marché, sur une population trop souvent négligés. On est très loin d’un propos centré sur la transformation de l’Afrique, de son économie, de son image. Surtout, cette approche ne change pas grand-chose pour les Africains eux-mêmes, qui se retrouvent encore une fois cantonnés dans les limites du modèle colonial, fondé sur l’extraction et l’exportation des matières premières. Pour bien faire comprendre les conséquences économiques de ce modèle colonial, je donnerais l’exemple du Nigéria. Dans ce pays, la pression fiscale n’est que de 7 %, alors que la moyenne mondiale se situe plutôt autour de 35 %. La part des impôts par rapport à l’économie du pays est donc infime, parce que – et en l’occurrence la statistique existe – 90 % de l’argent public est tiré de l’exportation du pétrole, qui ne représente pourtant que 6 % du PIB nigérien total. On voit bien ici l’influence du modèle colonial sur une économie gérée à partir et en fonction uniquement des exportations de matières premières, mais pas en fonction du reste. L’immense majorité de l’économie n’est pas transformée, elle reste informelle, c’est-à-dire sans figurer dans les registres civils, dans les comptes nationaux. On retrouve l’enjeu des statistiques qui révèlent à la fois le manque d’informations et l’absence de transformation structurelle.

Le reste, ce qui ne relève pas de l’exportation de matières premières, ce sont des secteurs comme l’agriculture ou les services qui prennent comme partout ailleurs dans le monde de plus en plus d’importance dans l’économie. Mais vous insistez surtout sur l’industrialisation, pourquoi accorder une place centrale à cette question ?
Je dois d’abord préciser que je parle d’industrialisation dans le sens où il s’agit d’amener les transactions économiques à l’ère industrielle, de transformer l’économie pour amener les différents secteurs d’une basse vers une haute productivité. La question n’est pas nécessairement de construire des usines, mais d’opérer une transition vers des modèles de transaction économique qui ont été créés à l’ère industrielle. On ne va pas refaire la mondialisation comme à Manchester au XVIIIe siècle. On ne peut pas non plus faire comme la Chine et se tourner vers l’exportation de masse de produits manufacturés. Nous devons tenir compte des conditionnalités qui sont les nôtres aujourd’hui, des difficultés comme des opportunités sur le plan climatique et technologique. Il est évident que l’Afrique doit faire face à une série de difficultés qui ne lui permettent pas de suivre le chemin de ceux qui l’ont précédée. D’abord, le monde est plus protectionniste et les règles commerciales sont devenues très complexes. Il y a aussi une très grande concentration de propriété intellectuelle, ce qui signifie que pratiquement tout ce que vous pouvez imaginer a déjà été breveté. Nous avons des difficultés de toutes sortes avec la logistique parce que celle-ci est devenue extrêmement sophistiquée, les chaînes sont gérées globalement et émiettées dans des domaines de spécialisation. Nous avons des difficultés de tout ordre concernant la capacité de notre main d’œuvre à répondre aux exigences de la production la plus développée. Les chaînes de valeur [ndlr : ensemble des activités d’une entreprise qui lui donnent un avantage concurrentiel] sont devenues globales quand elles étaient autrefois nationales, parfois même régionales. Le problème auquel l’Afrique doit faire face, c’est qu’il n’est plus possible de trouver de points d’entrée, à moins d’être capable de développer un très haut niveau de précision. C’est la raison pour laquelle la transformation structurelle est indispensable et qu’elle doit se faire directement à un haut niveau de sophistication.

Est-on pour autant arrivé trop tard pour participer à la fête ? Je ne le crois pas. L’Afrique doit se concentrer sur les avantages qui sont encore disponibles, peu nombreux mais bien réels, pour pouvoir faire ce pas vers l’industrialisation. Nous avons la possibilité d’entrer directement dans l’ère de l’automatisation et de la robotisation – et bientôt de l’intelligence artificielle – mais aussi de l’industrie verte, bien plus facilement que n’importe quelle autre région du monde. En effet, les énergies renouvelables coûtent maintenant autant que les énergies fossiles, voire même moins dans certains cas. Par ailleurs, les industries existantes qui dépendent des énergies fossiles sont prises dans des mécanismes fiscaux qui les orientent vers un fonctionnement polluant qu’il est très difficile de réformer. Essayer de démanteler n’importe quel petit élément de cette structure fiscale, c’est s’exposer à ce que les gens descendent dans la rue comme l’a démontré l’épisode des Gilets jaunes en France. L’Afrique n’a pas cette difficulté parce qu’elle est en retard : comme nous partons de loin, il n’y a pas besoin d’effectuer de rattrapages ou d’ajustements difficiles et coûteux. Imaginez le coût financier et environnemental que l’Allemagne a payé pour construire ses autoroutes. Ce coût gigantesque est impossible à assumer par l’Afrique, mais la bonne nouvelle est qu’elle n’en a pas besoin, car elle peut aujourd’hui choisir directement des énergies et des matériaux respectueux de l’environnement et bon marché.

Deuxième élément avantageux pour l’Afrique : sa démographie. Très souvent, nous n’en voyons que les mauvais côtés du fait d’une conception malthusienne du monde, qui nous poursuit depuis longtemps et ne s’est pourtant jamais avérée. Or, si on songe à l’innovation, celle-ci n’a d’avenir que si elle se concrétise dans des objets de consommation, que si elle génère des débouchés que l’on trouve en règle général chez les jeunes. À partir de 2030, une naissance sur deux aura lieu sur le continent africain. La jeunesse africaine est absolument indispensable en tant que consommatrice des produits qui sont en train d’être développés. Il faut cependant préparer cette jeunesse africaine à être aussi productrice. C’est le troisième élément : si, à cause de notre retard, nous n’avons pas eu l’opportunité comme ailleurs de mettre en place de barrières pour protéger le développement de notre industrialisation, nous devons tenter de le faire maintenant. C’est la condition pour que nos industries naissantes puissent fructifier. C’est notamment l’objet de la Zone de libre échange continentale africaine (ZLECA), qui a été mise en place le 1er janvier 2021 pour les 36 pays ratificateurs, qui est le plus important projet d’intégration aujourd’hui. Elle va en effet créer des barrières extracontinentales – qui respectent bien sûr les règles de l’Organisation Mondiale du Commerce et de l’environnement économique international en général – tout en créant de larges chaînes de valeur, à l’image de la Chine qui a développé les siennes au niveau national avant de les internationaliser.

Dès lors que l’on considère la possibilité de la transition technologique et climatique, la transition démographique et la protection du commerce, il est possible de regarder autrement la structure de l’économie africaine. Cela permet notamment de changer le regard sur l’agriculture, dont dépend 60 % de notre population, et qui a le taux de productivité le plus bas du monde. Que faut-il faire pour la transformer ? Si nous nous référons aux travaux de l’économiste caraïbéen Arthur Lewis, prix Nobel en 1979, et à toute la connaissance économique que nous avons, il apparaît clairement qu’il n’y a pas d’exemple historique d’augmentation significative de la productivité agricole sans qu’elle ne s’adosse à une ère industrielle. Il faut cesser d’opposer agriculture et industrialisation, comme cela a beaucoup été le cas dans les discours sur le développement en Afrique, parce que c’est l’industrialisation qui est la condition majeure du développement de l’agriculture.

La Chine occupe tout un chapitre de votre livre, car c’est évidemment le dernier exemple en date d’un développement économique spectaculaire. Mais on parle aussi beaucoup de son influence et de ses ambitions sur le continent africain. N’y a-t-il pas aujourd’hui un risque de basculer d’une forme d’assujettissement à une autre ?
Il faut toujours souligner que l’importance géostratégique de l’Afrique pour la Chine n’est pas celle qu’on imagine. Si on regarde par exemple les flux d’argent de la Chine vers le continent, ils représentent 4 % des investissements chinois dans le monde ; il y a donc 96 % de ces investissements qui vont ailleurs. La totalité de l’Afrique reçoit, en termes d’investissements chinois, autant que le Pakistan – ce qui remet les choses en perspective. Alors pourquoi parle-t-on autant de la Chine, et pourquoi est-elle aussi visible ? D’abord parce qu’elle est très présente dans les infrastructures. Si vous observez le secteur des services, qui est comme partout dans le monde la catégorie la plus importante des économies africaines, vous n’allez pas voir la Chine autant que dans les infrastructures. Il y a par ailleurs un aspect qu’on oublie souvent : s’il y a beaucoup d’infrastructures en construction en Afrique, et que les entreprises chinoises sont très présentes dans ce secteur, ce n’est pas nécessairement avec de l’argent chinois. Pour chaque dollar d’argent chinois investi, il y a environ trois dollars financés par d’autres acteurs. Les banques privées ou la Banque européenne d’investissement financent ainsi des infrastructures en Afrique, construites par des entreprises chinoises. Il est donc possible de voir les choses de la manière suivante : de la dette publique est contractée par l’Afrique pour « subventionner » des entreprises de construction chinoises, ce qui fait dire que les infrastructures sont chinoises – alors qu’elles ont pu être financées par la Banque mondiale.

La deuxième raison pour laquelle la Chine est très visible, c’est parce qu’elle ne fait pas de politique. Du moins pas en apparence. Il est vrai qu’elle ne mène pas, comme l’ont fait d’autres acteurs traditionnels en Afrique, une politique de la « conditionnalité », qui consiste à donner des leçons, à fixer des priorités, à demander des comptes sur les dépenses ou sur des réformes structurelles. En revanche, elle mène bien une politique que j’appelle « réputationnelle », dans des pays qui n’ont un intérêt ni stratégique ni économique ; dans une grande majorité des petits États africains, la Chine est présente pour marquer le terrain et créer un marché. Pour conquérir le monde, les marques chinoises doivent avoir une dimension globale, et le marché le plus facile et le moins cher pour y parvenir est en Afrique. Un exemple notable : l’entreprise de technologie Huawei a de grandes difficultés en Europe aujourd’hui, mais elle est déjà présente dans la plupart des pays africains. Le Lesotho a été le pays d’essai de la 5G et pourrait devenir le premier pays complètement équipé d’Afrique. Le coût est minime, mais les effets politiques sont spectaculaires en termes de réputation.

Cela correspond aussi à une évolution de la Chine, de son économie, qui a de moins en moins besoin de matières premières traditionnelles, et de plus en plus de matières premières dites « stratégiques ». Or, celles-ci se trouvent en Afrique : le cobalt pour les batteries de voitures électriques, le graphite pour l’impression 3D, les terres rares sur lesquelles la Chine veut maintenir son monopole puisqu’elles sont des composants essentiels en électronique. C’est ce qui explique la présence de la Chine en République démocratique du Congo, qui est un dépôt gigantesque de matières premières stratégiques. La Chine fait une bonne affaire en Afrique, où elle occupe un terrain que d’autres désertent, dans des pays qui ne sont pas des exportateurs de matières premières traditionnelles mais qui sont appelés à devenir des exportateurs de matières premières stratégiques, celles qui sont tournées vers l’avenir, comme l’Éthiopie. Et tout cela à un prix extrêmement bas.

Vous évoquez la nécessité de décoloniser l’économie africaine, dans quelle mesure cela oblige de changer les règles internationales ? La pandémie, qui a aussi eu pour effet de faire exploser ce qu’on pensait possible ou impossible sur le plan économique, peut-elle jouer un rôle en ce sens ?
Nous assistons clairement à une faillite de l’hyperglobalisation. Ce constat nous oblige à remettre en cause toute l’orthodoxie macroéconomique, ce qui n’était pas possible il y a 20 ans. Aujourd’hui, même le département de recherche du FMI le fait. Il était inimaginable que des taux d’intérêt négatifs existent. Il était inimaginable de voir les dettes publiques exploser. Il était inimaginable que des Banques centrales rejettent la réglementation bancaire de Bâle. Il était inimaginable que ces mêmes Banques centrales impriment de la monnaie comme mesure contracyclique. Les grandes institutions financières internationales ont été renvoyées à une attitude dont elles n’avaient pas l’habitude : la modestie. Tout ce que je viens d’évoquer, qui s’est réalisé alors que c’était impensable il y a un an, nous ne savons pas – et ni le FMI, ni la Banque mondiale, ni les Banques centrales non plus – si les mesures mises en place seront suffisantes. Il y a donc une course à la solution miracle qui s’est engagée avec la vaccination collective, et en attendant il s’agit de renflouer l’économie avec un maximum d’argent. Je trouve cela complètement stupide. Je vous parle depuis l’Afrique du Sud où nous savons, et la science le confirme, que le virus mute et que nous ne pouvons pas nous reposer entièrement sur une vaccination qui pourrait s’avérer insuffisante. Mais nous refusons de le reconnaître car ce constat ne nous arrange pas. Croire à la solution miracle du vaccin nous permet de fermer les yeux sur les questions de fond que nous devons nous poser, qui portent sur la remise en cause de la globalisation. Il faudrait par exemple reconnaître que nous ne pouvons pas traiter ces sujets de santé publique globale avec les règles de propriété intellectuelle existantes. Il faudrait aussi faire en sorte de ne plus dépendre d’une seule région du monde pour produire les équipement médicaux nécessaires. Mais pour cela, les règles du commerce international doivent être modifiées – et apparemment il est plus facile de croire aux miracles que de s’engager dans ces démarches. Pourtant, ce problème de santé publique est en train de faire exploser le contrat social tel que nous le connaissons. Les tendances étaient déjà présentes et elles n’ont été qu’exacerbées par cette crise. Le comble, c’est que ce sera cette solution miracle qui détruira complètement le contrat social, parce qu’elle ne viendra jamais à bout des difficultés rencontrées. Nous serons obligés, je pense, dans un avenir pas si lointain, de parler du contrat social, et la remise en cause de l’hyperglobalisation sera au centre de notre discussion.

Quel lien faites-vous entre politique, démocratisation et développement ?
L’expression « droit au développement », qui s’est longtemps imposée, a été très coûteuse. Elle nous a empêché de compléter les transitions postcoloniales nécessaires, de discuter des aspects et des dimensions civiques qui auraient permis la transformation politique. Nous nous sommes précipités d’adopter les institutions de la démocratie libérale, sans avoir la base nécessaire au bon fonctionnement de ces institutions, pour qu’elles puissent contribuer au changement de la vie des gens. Si je devais par exemple donner une définition simplifiée de la notion de « développement humain », je dirais qu’il s’agit avant tout d’augmenter les opportunités. Si l’éducation se développe, le nombre de choix, donc d’opportunités, augmente. Si l’espérance de vie s’allonge, le nombre d’années d’opportunités fait de même. Si les ressources augmentent, les opportunités de consommation aussi. Si les prestations sociales se diversifient, les opportunités d’utiliser ses ressources autrement que pour des prestations de base se multiplient. Pour y parvenir, il faut que la transformation économique accompagne la transformation sociale et politique. Sinon, on enferme l’Afrique dans le choix entre démocratie d’un côté et développement de l’autre. On saupoudre la société avec des institutions démocratiques qui ne le sont pas vraiment et qui, au fond, légitiment des pouvoirs autoritaires. Lors des élections, c’est celui qui gagne qui prend tout. Je propose une nouvelle typologie dans mon livre, qui sépare les régimes et les leaders africains en deux catégories : les rentiers et les transformateurs. La transformation sociale et politique est l’élément principal qui va produire le développement. Les régimes qui se cantonnent dans un comportement rentier, même s’ils sont légitimés par des élections fantastiques, n’augmentent pas les opportunités des gens : c’est du camouflage.

Il y a une autre dimension que vous liez au développement et que nous n’avons pas encore abordée, c’est la problématique de l’identité et de la diversité. Ce sont des défis important pour les nations africaines, et notamment quand on parle de démocratisation ?
À mon sens, le respect de la diversité est le défi le plus important pour la démocratie en Afrique. La question que je pose est la suivante : faut-il démocratiser l’Afrique ou africaniser la démocratie ? Démocratiser l’Afrique, c’est importer des institutions de l’extérieur qui semblent correspondre à certains modèles constitutionnels, mais sans transformer le reste. Africaniser la démocratie, c’est mettre dans le cocktail des institutions démocratiques le respect de la diversité. Si nous n’introduisons pas ce respect, nous ne réussirons jamais à construire l’équilibre entre pluralité et unité qui est nécessaire pour établir un climat de paix et de stabilité. À mon avis, on peut juger la qualité d’une démocratie en Afrique avec ce seul critère. Le respect de la diversité de la population de l’île Maurice, composée de beaucoup d’ethnies, de races (si on veut utiliser cette expression, qui a beaucoup de défauts) a été une grande contribution pour le développement du pays. Cela a aussi été le cas en Namibie, au Botswana et au Ghana. Il y a en revanche beaucoup de contre-exemples, où l’on constate la défaillance majeure de la construction politique africaine précisément à cause du manque de respect de la diversité. C’est un autre héritage direct de la période coloniale, qui a divisé les peuples en deux catégories : les citoyens et les sujets. L’État postcolonial a continué à traiter son élite comme « citoyenne », et le reste de la population comme des « sujets ». Aujourd’hui, c’est l’appartenance à une ethnie qui joue ce rôle de légitimation ou non. Moins le respect de la diversité est grand, moins les membres de ces minorités ont de chance d’être traitées en citoyens. Les exemples se multiplient un peu partout en Afrique et c’est visible lors des élections : le candidat victorieux appartient à une certaine ethnie (ou un certain clan comme en Somalie), celle qui constitue l’élite ; les autres minorités restent alors traités comme des sujets.

Puisque vous parlez beaucoup de décoloniser la pensée et l’importance de s’appuyer sur une pensée africaine qui est très vivace, où puisez-vous aujourd’hui pour « africaniser la démocratie » ? Par exemple, comment utilisez vous des concepts très différents, mais très présents dans les débats sur l’Afrique, de panafricanisme ou d’afrocentrisme ?
Je ne n’utilise pas le concept d’afrocentrisme qui est selon moi trop décalqué d’une vision inspirée par la diaspora africaine et caraïbéenne présente aux États-Unis. Cette vision s’est trop concentrée sur les questions identitaires et politiques et pas suffisamment sur la transformation réelle des sociétés. Elle a fait beaucoup de raccourcis et empêché la pensée d’évoluer vers la discussion sur un autre modèle de développement, sur l’économie. Je ne rejette pas totalement cette approche, qui dit des choses importantes, mais je suis beaucoup plus intéressé par la question de la transformation structurelle à l’instar d’auteurs africains comme Célestin Monga ou nombre d’économistes qui sont dans la diaspora. C’est un combat qui, à mon avis, est en train de gagner sur le terrain politique, comme le montre le processus de construction de la ZLECA qui est porté par un groupe d’intellectuels africains assez puissants. L’idée de libération du continent en termes politiques oblige à regarder aussi la technicité des débats sur le commerce, et ceux qui savent comment influencer les leaders politiques agissent aujourd’hui pour créer les conditions de cette transformation.

Un mot sur la réforme de l’aide au développement actuellement discutée au Parlement en France, s’agit-il d’une évolution positive ?
Je trouve en effet que des choses intéressantes se passent en France. Le premier exemple de cela, c’est la décision de l’Agence Française du Développement (AFD) de traiter l’Afrique comme une unité continentale. Ce choix n’est pas seulement symbolique, car c’est une des premières agences du genre à décider de sortir des cadres de référence restreints qui prévalaient jusque-là : Afrique noire, Afrique sub-saharienne, Afrique francophone, pré-carré etc. Contre toutes ces désignations qui, au fond, émiettent l’Afrique et sont porteuses d’une vision coloniale, il y a une tentative de décoloniser les mentalités, de voir l’Afrique dans son ensemble, de voir les institutions d’intégration régionale comme l’Union africaine, comme la ZLECA, avec des yeux complètement ouverts. Cette évolution est évidemment très positive, de même que le désir de s’attaquer à un certain nombre de difficultés systémiques comme la dette, qui est un bon exemple, mais cela va encore au-delà. Il faut bien avoir conscience que ce sujet continuait à être traité avec la pensée du club de Paris, qui a détenu 80 % des dettes souveraines en Afrique mais ne représente plus désormais que moins d’un tiers. Or ce club de prêteurs bilatéraux, qui se réunit dans un cadre unique sous la direction de l’administration des finances françaises pour traiter et négocier des dettes souveraines, a une pensée qu’on pourrait dire « clouée » à l’évaluation du risque, très influencée par les agences de notation. C’est ce qui est entre autre remis en cause aujourd’hui dans les propos du président Emmanuel Macron sur l’annulation de la dette, qui réinterrogent cette approche d’une façon certes diplomatique, mais assez claire. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que continuer à utiliser les critères du club de Paris conduit à ne plus prêter d’argent à l’Afrique – or c’est la zone qui a le moins d’argent prêté par rapport à la taille de son économie. On ne peut même pas comparer en termes de proportions, car le niveau d’endettement de l’ensemble du continent, je dis bien du continent, est équivalent à celui des Pays-Bas et de la Belgique. Il faut donc vraiment que les mentalités changent, et c’est ce qui est en train de se passer en France comme le montre l’analyse produite sur l’Afrique par le Sénat, deux tomes publiés il a trois ou quatre ans qui sont remarquables. On y trouve une véritable remise en cause de la façon de voir l’Afrique, en appelant à un changement de paradigme, au besoin de respecter beaucoup plus la voix africaine, à la défense de l’industrialisation du continent dont on a parlé et qui me tient à cœur. Il y a tout de même des limites : cette remise en cause, à mon avis, ne va pas assez loin, notamment en ce qui concerne deux domaines dans lesquels l’Afrique a besoin d’appui : le poids des organismes financiers internationaux de Bretton Woods, et le commerce.


Raphaël Bourgois

Journaliste