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Achille Mbembe : « La lecture occupe une trop grande partie de ma vie »

Journaliste

Après Arlette Farge puis Maylis de Kerangal, c’est au tour du théoricien de la politique Achille Mbembe de se prêter, depuis Johannesburg, au jeu de l’île déserte et de nous révéler, dans le cadre d’une rencontre à la Fondation Pernod Ricard, quels sont les dix livres qu’il emporterait avec lui en pareille situation de confinement extrême. Une pile de pavés et de frêles volumes qui mêle histoire, psychanalyse, féminisme, géographie et littérature.

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Auteur d’ouvrages déjà classiques (Critique de la raison nègre, Politiques de l’inimitié ou encore Brutalisme), professeur d’histoire et de sciences politiques à l’université de Witwatersrand, Achille Mbembe est assurément l’un des plus grands penseurs du continent africain. Il est aussi, depuis le lancement, l’un des plus réguliers compagnons de route du quotidien AOC, dans les colonnes duquel il a publié analyses, opinions et critiques. À l’occasion d’une rencontre à la Fondation Pernod Ricard, il a accepté de changer de rôle en se prêtant, depuis Johannesburg, au jeu de l’île déserte et en commentant avec passion et rigueur chacun des dix livres qu’il a choisis. Bienvenue dans la bibliothèque d’Achille Mbembe. SB

Comment êtes-vous parvenu à cette liste ? Fut-il difficile de ne retenir que dix titres parmi tous les livres importants pour vous ?
Le choix fut assez difficile. Au bout du compte, j’ai fait confiance à mon intuition, c’est-à-dire à une série de questions pas nécessairement explicites mais qui parcourent mon esprit, qui m’habitent, sans que je puisse leur donner une voix tout à fait formelle et systématique. Je me suis retrouvé sur une route qui m’a amené vers ces dix titres dont certains sont de véritables briques – 400 pages, 500 pages, mille pages – et d’autres sont de tous petits livres d’à peine 80 pages, mais qui parlent d’une façon que je n’avais jamais entendu auparavant.

Quelle place occupe la lecture dans votre travail au quotidien et, plus généralement, dans votre vie ? Y a-t-il eu un moment où vous avez basculé dans ce monde des livres, un moment décisif dans votre parcours biographique ?
Oui, j’ai appris à lire très tôt dans ma vie et j’ai également appris à accorder à la lecture une place éminente – pour ne pas dire que la lecture occupe une trop grande partie de ma vie. Je lis pour le travail, mais je lis aussi juste pour pouvoir dormir, pour pouvoir voyager, surtout qu’en ce moment nous sommes assignés à résidence – même si nous ne sommes pas surveillés. C’est devenu une pratique de vie quotidienne. Comme certains lisent leur bréviaire, je lis tout ce qui me tombe sous la main.

Ce qui va tomber sous nos mains ce sont les dix livres que vous avez choisis. Je vous propose de commencer avec le premier de la pile à côté de vous…
Ce premier livre est un recueil de textes de Michel Leiris, qui a pour titre Miroir de l’Afrique. C’est un pavé, un immense texte au carrefour de la littérature, de l’ethnographie et de la réflexion esthétique. On y trouve aussi des textes fondamentaux, parfois d’ailleurs inédits, que Leiris consacra à l’Afrique entre 1931 et 1977. L’Afrique était sa passion. J’aimerais partager avec vous la petite citation qui se trouve en page 4 : « Les méthodes de collecte des objets sont, neuf fois sur dix, des méthodes d’achat forcé, pour ne pas dire de réquisition. Autant des aventures comme celles des enlèvements du kono (NDLR : un fétiche de la société Komo, des populations Bambara en Afrique de l’Ouest), tout compte fait, me laissent sans remords, puisqu’il n’y a pas d’autre moyen d’avoir de tels objets et que le sacrilège lui-même est un élément assez grandiose, autant les achats courants me laissent perplexe… : on pille des Nègres, sous prétexte d’apprendre aux gens à les connaître et les aimer, c’est-à-dire, en fin de compte, à former d’autres ethnographes qui iront eux aussi les “aimer” et les piller. » C’est une citation d’un texte de 1931, à l’époque où Leiris entreprenait de très longs voyages en Afrique et durant laquelle, effectivement, se faisaient les collectes des objets d’art que l’on retrouve aujourd’hui dans la plupart des grands musées, le Quai-Branly etc. Cela pose évidemment, pour nous autres aujourd’hui, la question de la restitution. Leiris n’en parle pas ici, à cette époque. Il parle plutôt de la collecte, et éventuellement du pillage, mais du pillage en tant que don d’amour.

Comment avez-vous été amené à rencontrer son œuvre ?
Lorsque j’étais à Paris pour travailler à ma thèse de doctorat, je fouillais nombre de librairies, en particulier la librairie Présence africaine, du nom de la revue fondée par le Sénégalais Alioune Diop, rue des Écoles, et c’est là que j’ai rencontré pour la première fois Michel Leiris – disons, un texte de Leiris. J’avais également eu le plaisir de lire, je crois, le tout premier numéro de Présence africaine. Ce numéro et quelques autres de ces années-là, à la fin des années 1940, avaient accueilli des textes de personnalités intellectuelles françaises qui s’intéressaient à l’Afrique. L’Afrique, a leurs yeux, n’était pas un continent exotique.  Certains d’entre eux y avaient consacré le gros de leurs réflexions intellectuelles. Michel Leiris était de ceux-la. Il avait été publié dans un des tout premiers numéros de Présence africaine, et il a été fidèle à l’Afrique toute sa vie.

Un autre point important à propos de Michel Leiris, que vous avez mentionné, c’est le fait qu’il se situe au croisement de l’ethnographie et de la littérature – un positionnement assez impur, en tout cas vu d’aujourd’hui où les disciplines apparaissent très compartimentées. Vous qui êtes un grand styliste dans l’écriture, est-ce que cette dimension littéraire du travail intellectuel continue de vous importer – de ce point de vue-là, Leiris a peut-être été une forme d’exemple ou d’influence ?
Leiris ne m’a pas exactement influencé, mais j’ai toujours éprouvé énormément de plaisir à le lire. Je veux citer comme exemple ses considérations sur la possession et ses aspects théâtraux. Le texte qu’il consacre aux génies zar d’Éthiopie, notamment – est quelque chose d’absolument magnifique. C’est un tableau extrêmement précis. Chaque mot est ciselé à la manière d’un bijou et l’ensemble fait sens, d’un point de vue à la fois ethnographique et, je dirais, philo-esthétique. Je pense également à tous ses textes sur l’histoire des arts plastiques ou de la création plastique en Afrique. En fait, il est un des grands théoriciens des arts plastiques du continent africain, prenant la suite de nombre d’auteurs, en particulier allemands, je pense a Carl Enstein, qu’il révise et corrige, en utilisant le voyage à la fois comme méthode et pratique esthétique en soi. A ses yeux, le voyage sert à la fois de moyen de se « purger le sang » dans le but d’éviter la mélancolie, mais surtout d’épreuve de vérité : la vérité à l’égard de soi-même. Mais le voyage est aussi une méthode pour acquérir ce qu’il appelle une connaissance réelle, c’est-à-dire une connaissance non pas nécessairement objective, mais une connaissance vivante. Le voyage vaut également comme moyen d’accomplissement des rêves d’enfance et en même temps – et là je le cite – il est un moyen de lutter contre le vieillissement et la mort. Comment ? Il permet en effet de se jeter  à corps perdu dans l’espace. Il y a là, à mon avis, quelque chose qui est non seulement intrigant, mais extrêmement riche, et qui demande à être déchiffré patiemment.

Deuxième livre choisi, une œuvre de Carlo Severi.
Le Principe de la chimère, une anthropologie de la mémoire. Carlo Severi est quelqu’un que j’aime beaucoup. En fait, je l’ai découvert à travers un texte plus tardif, de 2017, L’Objet-personne, livre absolument magnifique pour qui cherche à comprendre les fondements de ce que l’on pourrait appeler la pensée animiste, c’est-à-dire une pensée qui ne s’embarrasse pas des dichotomies dont est si friande la pensée occidentale – par exemple,  « d’un côté, le sujet et de l’autre, l’objet ». Le Principe de la chimère traite des questions de mémoire. Carlos Severi part de l’idée, généralement tenue par les historiens de l’écriture, selon laquelle, dans une société où il existe seulement une tradition orale, la mémoire sociale est toujours la mémoire de quelqu’un, c’est-à-dire toujours soumise à un destin personnel. C’est donc une mémoire un peu arbitraire, ou en tout cas portée vers le faux, sujette à un processus constant de variation.

Ce livre est une réfutation méthodique et patiente de ce préjugé. Son enquête porte sur l’Amérique indienne et l’Océanie, mais elle aurait pu également porter sur l’Afrique tant les ressemblances entre ces deux continents culturels sont manifestes. Il montre comment, dans les sociétés dites orales, ce qui mobilise la mémoire, c’est à la fois le regard et les images. Il en est ainsi parce que la mémoire est, a plusieurs égards,  une opération mentale. Elle est condensée en ce que Severi appelle des images efficaces, des images intenses, parfois fragmentaires – ou alors tout cela à la fois. Et je trouve ce travail très important dans la mesure où il insiste sur un fait, lui aussi observable dans les contextes africains: la mémoire  accorde en effet une place centrale à l’évocation. Le travail d’évocation, qui se trouve au cœur de tout travail de mémoire, est une manière d’orienter l’imagination et, finalement, de construire des schémas cosmologiques. Voilà le projet que poursuit Carlo Severi dans ce très beau livre.

Troisième livre : Le Sexe du capitalisme. « Masculinité » et « féminité » comme piliers du patriarcat producteur de marchandises, un recueil de textes de Roswitha Scholz. Qui est-elle ?
Roswitha Scholz fut, aux côtés de penseurs et penseuses comme Robert Kurz, l’une des membres du fameux groupe allemand EXIT!, « sortie ». Elle est une des principales théoriciennes en Allemagne d’un courant de pensée qui a fait de la critique de la valeur-dissociation son objet privilégié. C’est un courant de pensée qui veut théoriser le lien entre capitalisme et patriarcat, ce qui est, aujourd’hui, toujours à l’ordre du jour des grands débats dans le féminisme contemporain.

Scholz s’intéresse aux transformations qui ont affecte le rapport entre capitalisme et patriarcat. Son objectif est de dépasser les féminismes dits de l’égalité et de la différence. Elle veut également dépasser les féminismes dits intersectionnel, déconstructionniste – je pense à Judith Butler – ou décoloniaux – je pense ici aux travaux de Françoise Vergès, Hourya Bentouhami, Elsa Dorlin et beaucoup d’autres –, les féministes matérialistes et de la lutte des classes etc. Il est clair aujourd’hui que le féminisme, ce n’est pas une seule école, mais plusieurs familles, plusieurs images de la pensee.

C’est un livre qui a été publié relativement récemment.
Disons que la traduction française est assez récente… Vous savez, dans le monde de langue française, – pour ne pas dire en France – beaucoup de ces textes nous arrivent un peu en retard. Ce recueil est sorti en 2019, mais l’édition en langue originale date de 2000. En fait, Scholz, comme beaucoup d’autres d’ailleurs, estime que le lien entre le capitalisme et le patriarcat demeure un problème non résolu, en partie parce que – c’est son avis – la plupart des féministes se posent cette question en se référant à un marxisme du mouvement ouvrier, dans lequel l’aspect central de la critique de la société bourgeoise reste focalisé sur l’appropriation de la sur-value par le travail. Or, elle estime qu’il y a un certain nombre d’activités qui ne sont pas prises en compte dans les analyses du capital, ou qui sont hissées au même niveau que le travail salarié alors que ce n’est guère le cas objectivement. De fait, tout travail n’est pas salarié ; c’est vrai des femmes, ce fut vrai aussi des esclaves. Il nous faut donc sortir du traquenard dans lequel ce type d’analyse nous plonge et inventer de nouveaux concepts pour rendre compte de ce qui, tout en participant de la domination du type patriarcal, ne se réduit pas à un rapport salarial. C’est un peu, disons, la limite de la critique de l’approche de la race que l’on entend chez certains de nos historiens. Ils ne comprennent pas que le rapport salarial n’est pas le tout du rapport de domination. Ni même le rapport originel de domination – originel dans le sens ou l’on parle de “péché originel”, c’est-a-dire de ce qui fonde le reste. Il ne fut jamais tout et il ne l’est surtout pas aujourd’hui. On peut étendre plus loin la critique de la masculinité et de la féminité comme pilier du patriarcat que développe Scholz. Son objectif est de développer une critique de la notion de travail, non comme essence générique par excellence. Elle veut porter l’attention sur ce qu’elle nomme le travail relationnel ou le travail domestique, qui comprend évidemment tout ce qui a trait aux émotions et aux sentiments, à l’éducation des enfants… Tout cela, dit-elle, ne représente pas que l’autre facette du travail salarié, mais quelque chose d’absolument singulier et d’original.

Le livre suivant est également un texte féministe, un livre de Silvia Federici…
Il s’agit de Caliban et la Sorcière : femmes, corps et accumulation primitive. Federici s’intéresse à des questions tout à fait semblables à celles de Roswitha Scholz. Elle met l’accent sur la période qui court du XVIe au XVIIe siècle, durant la transition entre le féodalisme et le capitalisme. Pour bien saisir les enjeux dont traite ce livre, il faut le replacer dans le contexte des débats autour du mouvement féministe aux États-Unis, des débats à propos de l’origine de l’oppression des femmes et évidemment, des stratégies politiques à mettre en œuvre dans la lutte pour la libération des femmes. Federici entre dans ce débat qui, de manière très générale, est dominé par les féministes dites socialistes d’un coté, et de l’autre, les féministes dites radicales.  Ces dernières comprennent la discrimination sexuelle et la domination patriarcale sur la base de structures culturelles transhistoriques, c’est-à-dire censées opérer indépendamment des rapports de production ou même des rapports de classes. Les féministes socialistes, de leur côté, assument que l’histoire des femmes ne peut être distinguée de l’histoire des différents systèmes d’exploitation, mais elles envisagent les femmes d’abord en tant que travailleuses dans la société capitaliste.
Federici juge que les catégories usuelles du marxisme sont inadéquates. Elle veut faire un sort à l’idée marxienne selon laquelle le capitalisme marquerait l’apparition du travail salarié et du travailleur libre, idée qui, d’après elle, contribue à dissimuler, à naturaliser la sphère de la reproduction – nous sommes aujourd’hui encore en plein dedans. Elle entreprend donc une vaste étude des formes de réorganisation du travail domestique – la vie familiale, l’éducation des enfants, la sexualité – dans l’Europe des XVIe au XVIIe siècle. Ce livre est le résultat, de cette vaste enquête. Les questions qu’il pose ne datent pas d’aujourd’hui, et pourtant elles sont toujours brûlantes aujourd’hui.

On entend à travers ce commentaire l’historien que vous êtes : un historien qui se préoccupe d’abord du présent… Nous basculons maintenant dans un tout autre domaine avec Jean-Michel Hirt, votre choix suivant.
Un tout petit livre, un peu plus d’une centaine de pages, au centre desquelles se trouve le personnage de Paul : Paul, l’apôtre qui « respirait le crime ». C’est un personnage qui m’a toujours frappé, qui a frappé plusieurs d’entre nous  en tant que figure dont l’un des traits est de n’avoir jamais eu cesse d’annoncer ce qu’il considérait être une vérité, la vérité. Il n’avait aucun doute sur ce qu’il était en train de faire : il annonçait la Vérité, et ne se fatiguait jamais de le faire. Une vérité que lui-même considérait comme à la fois un scandale et une folie. Une vérité à double dimension, donc, scandaleuse mais qui ressortissait aussi de la folie, d’une certaine idée de la folie, c’est-à-dire d’une forme ou d’une autre de déraison. Cette folie qu’annonçait Paul, cette étroite parente de la folie et de la vérité,  c’était la Passion. La Passion non pas comme le dernier mot de l’histoire, mais comme la voie qui mène à la résurrection d’un individu qui s’appelait Jésus, une résurrection qui elle-même anticipait celle de toute l’humanité, de tout le monde, du « tout monde ».

Le Jésus de Paul est ainsi le premier cas dans une longue procession de ressuscités. C’est de cette histoire dont se saisit Jean-Michel Hirt, qui pense que Paul, ici, fait un pari qui repose sur un désir, le désir de croire en celui qui est ce ressuscité – dans le sens que je viens d’expliquer – et le désir de vivre à partir de la résurrection. C’est là que ça devient très intéressant. Car chez Hirt, la résurrection est un signifiant criminel, le signifiant d’un crime perpétré contre la mort. La résurrection est aussi le signifiant d’un passage, celui d’une évidence implacable à une évidence lumineuse ou en tout cas béatifique. Il en sort une question : comment renonce-t-on à la violence pulsionnelle qui nous habite – celle qui habitait Paul avant sa conversion ? Comment renoncer à cette violence qui fait rage en nous pour, comme dans le cas de Paul, la mettre au service d’une construction et non d’une destruction ? Hirt répond à la question qu’il pose de façon tout à fait magistrale. Il « psychanalyse » les épîtres de Paul, et ce faisant, ouvre de nombreuses questions absolument fascinantes, qui ne sont plus uniquement celles de Paul, mais aussi les nôtres, aujourd’hui.

Ce choix témoigne aussi du fait que la religion est une matrice culturelle très importante pour vous. C’est à travers le militantisme religieux, d’ailleurs, que vous avez commencé votre vie intellectuelle.
Ce qui m’a toujours fasciné, en particulier avec le christianisme, avec le noyau de la foi chrétienne (je n’appartiens à aucune église au passage), c’est précisément cette capacité de subvertir toutes les formes de violence, la violence pulsionnelle (dont il est question dans le livre de Hirt) et également les violences historiques. C’est la prééminence accordée a ce que j’appellerais la construction du vivant. C’est l’attention accordée aux gisements de vie, un peu comme dans les philosophies animistes de l’Afrique ancienne. C’est d’ailleurs ainsi que je comprends la métaphore de la résurrection, la métaphore par excellence de ce que les Dogons anciens appelaient la graine. Du reste, cette idée de subordonner le travail psychique a la construction du vivant, c’est la question d’aujourd’hui !

Nous allons justement parler du vivant et de la terre. Nous sommes désormais à mi-chemin, et passons au sixième livre, celui de Charles Stépanoff.
Publié par La Découverte il y a à peine un an et demi, c’est un livre de plus de 450 pages. Je suis frappé par ce que dit ce livre au sujet de l’art chamanique du voyage mental et par son extraordinaire richesse ethnographique, le fruit d’enquêtes dans plusieurs régions du monde, en particulier dans le nord de l’Eurasie et de l’Amérique. C’est également le produit d’un traitement méthodique de la littérature existante. Parmi les thèses abordées dans ce livre, je n’en retiendrai qu’une seule ici. La thèse majeure, c’est que les pratiques chamaniques, aussi éloignées du délire extatique que de la simulation calculée, ont souvent, d’après Stépanoff, fait l’objet de réductionnisme dans les interprétations savantes. En réalité, dans les traditions sibériennes, qui sont l’objet spécifique de son analyse, la vision, le rêve sont des techniques permettant d’explorer les subjectivités des non-humains, en particulier les animaux, les arbres, les montagnes. C’est en partie sa thèse. Ces entités, ces existants disposent, comme nous, de subjectivité. Et celle-ci peut être explorée par le biais du voyage mental, qui est un art chamanique. Stépanoff part de cela pour montrer comment, dans ce que l’on appelle l’invisible, git la dimension intentionnelle du milieu vivant : nous, les humains, ne sommes pas les seuls à être dotés d’intentionnalité. Le milieu vivant dans son ensemble est doté d’intentionnalité. Stépanoff met en évidence que disposer ou non d’un accès légitime à ces subjectivités implique des rapports différents au vivant.
Si nous voulons avoir accès à leur subjectivité, à leur intentionnalité, nous devons nous rapporter à eux d’une manière tout à fait différente. La question de savoir comment une société régule son mode d’accès à l’invisible révèle non seulement une dimension politique, mais aussi, d’après lui, une dimension écologique cruciale. Par conséquent, créer des régimes d’imagination, c’est-à-dire des modes de distribution, des compétences imaginatives, cela renvoie par définition à la politique de l’écologie. Je trouve cela très intéressant, d’autant plus qu’énormément de rapprochements peuvent être faits entre ces régimes de l’imagination en Sibérie et les régimes de l’imagination des pays où nous vivons, en Afrique et ailleurs. C’est extrêmement important que nous nous demandions quelles écologies de l’imagination nous devons élaborer en réponse à la crise du vivant dont nous faisons l’expérience aujourd’hui.

On reste sur des questions qui ont trait à l’anthropocène avec le livre suivant, de Sarah Vanuxem.
C’est un tout petit livre que j’ai découvert la dernière fois que je suis passé à la librairie Companie, rue des Écoles, où j’achète mes livres en général. C’est un petit titre d’environ une centaine de pages, dont le titre est La propriété de la terre. C’est un livre très intéressant dans le contexte actuel, alors que nous nous interrogeons sur les limites de la propriété privée et, par exemple, sur les possibilités de ce que l’on pourrait appeler « le commun » ou, comme je le préfère,  « l’en-commun ». C’est justement à la mode en ce moment de revisiter des notions telles que celle de l’incalculable, de l’inappropriable, de ce qui est sans prix  etc., des notions venant à contrepoint des doctrines dominants de la proprietee. Sarah Vanuxem montre dans ce livre que la propriété ne peut pas être conçue comme « le pouvoir souverain d’un individu sur les choses ». Elle développe cette these à partir d’exemples puisés dans l’histoire meme de l’Occident. Il ne s’agit donc pas uniquement d’une construction spéculative. Elle montre que, même dans le droit moderne européen, dont beaucoup d’autres régions de la Terre ont hérité, même dans le Code civil lui-même, dans ses racines romaines, mais aussi, évidemment, médiévales, la propriété a souvent été prise dans la communauté ; les choses sont enracinées dans le commun. À partir de là, elle montre comment il est possible aujourd’hui d’accorder des droits à ce qu’elle appelle les lieux.
Son effort consiste à sortir de la conception occidentale moderne de la propriété privée, mais de l’intérieur même du droit occidental – dans le sens où il n’y a pas besoin d’aller voir comment en Afrique, en Amazonie, bref hors l’Occident, chez les Autres, les choses se sont passées. Il ne s’agit pas de faire un détour chez les Autres pour montrer comment leurs modèles pourraient servir à critiquer le modele occidental.  Elle montre plutôt qu’à l’intérieur même du droit occidental, il est possible de tirer des fils pour sortir de cette conception monocentrée de la propriété et, ce faisant, de faire converger des héritages juridiques multiples avec ce qu’elle appelle les perspectives écoféministes, mais aussi indigènes et autres. En d’autres termes, les héritages occidentaux ont encore beaucoup a offrir pour ceux qui cherchent à inventer un  nouveau droit du commun qui permettrait de faire échec a la privatisation indéfinie du vivant.

Cette utilisation de l’Histoire comme ressource pour penser nos problèmes contemporains vous fait aller vers le livre suivant, un ouvrage d’André Leroi-Gourhan.
On retrouve, en effet, également cette dimension d’enracinement dans l’histoire avec le livre d’André Leroi-Gourhan “La Mémoire et les Rythmes”, le second tome de son ouvrage Le Geste et la Parole, dont le premier volume est titré Technique et langage. Dans ce deuxième volume, Leroi-Gourhan explore sa vision biologique du phénomène social sous deux aspects. L’un est consacré à la mémoire et aux gestes techniques – nous parlions de la mémoire tout à l’heure avec Carlo Severi – et l’autre concerne ce que Leroi-Gourhan appelle le symbolisme des rythmes et des formes. Dans la première partie – qui est assez aride, mais de laquelle on récolte énormément de choses si on s’agrippe – geste et mémoire sont considérés dans leur évolution : le passage du silex taillés à la machine automatique, des recettes orales à la programmation électronique. Déjà à cette époque, dans les années 1960, Leroi-Gourhan était extrêmement sensible à cette idée de programmation. Dans la seconde partie du livre, il débute par une introduction à ce qu’il appelle une paléontologie des symboles, qui s’inscrit donc dans le temps long. Ici sont définis les rapports du comportement esthétique avec les attitudes de l’espèce. Il revient sur le langage des formes, dans lequel l’art figuratif est pris comme le témoin d’une expression abstraite du langage, antécédente puis parallèle à l’écriture. Ce qui m’intéresse dans ce livre, c’est comment nous sommes nés à la technique ou, si vous voulez, la technologie. Ce sont les prolégomènes à notre avènement de la technologie. La distinction que fait Leroi-Gourhan entre, d’une part, le langage et la parole et, de l’autre, les gestes techniques me paraît absolument essentielle pour jeter un regard sur l’escalade technologique contemporaine. Mon hypothèse est que nous sommes en train d’assister au triomphe final du geste sur la parole. Ce n’est pas sa théorie, c’est la mienne, mais grâce à la lecture de son travail, je bénéficie d’outils, d’instruments, de concept qui me permettent de lire le moment technologique contemporain comme celui qui scelle définitivement le triomphe du geste sur la parole.

L’activité de lecture permet ainsi de forger des hypothèses et donc de prolonger le travail de ceux qu’on lit.
Absolument. Leroi-Gourhan est mort dans les années 1980, bien avant l’avènement des instruments dont nous disposons aujourd’hui, qui nous permettent, par exemple, de nous voir et de nous parler en visioconférence. Il faut d’abord le lire, essayer de comprendre ce qu’il veut dire, puis, forts de ces connaissances, se demander comment nous pouvons reformuler les questions originelles de l’auteur. Que pouvons-nous ajouter à ce qu’il nous a dit et ainsi nous permettre d’aller de l’avant ? C’est aussi comme ça que l’on lit.

Avant-dernier choix, direction : un continent avec Franco Farinelli.
Farinelli est professeur de géographie à l’Université de Bologne et il est aussi à la tête du département de philosophie et (c’est très intéressant) de communication. Il a également enseigné, à Genève, à Berkeley et à Paris, à Panthéon-Sorbonne. Le livre s’appelle L’invention de la Terre. La question est très simple : comment avons-nous inventé la Terre ? D’abord, il faut noter que Farinelli écrit vraiment bien. Il y a quelque chose de très séducteur dans son écriture, y compris dans le rythme de ses chapitres qui, même lorsqu’ils sont brefs, ont, je pense, l’ampleur d’une fresque. On y rencontre plein de personnages : Homère évidemment, mais aussi Linné, Melville… C’est un livre à la fois jubilatoire mais également chargé d’angoisse, pour un certain nombre de raisons. Farinelli avance l’idée selon laquelle la réduction de la sphère au plan, l’invention de la carte, l’invention de la perspective ont lentement permis de mesurer et de contrôler un territoire, un territoire devenu l’espace où établir, où déployer nos activités – il parle uniquement de nous, humains, même s’il aurait pu parler des autres, c’est-à-dire les non humains. De son point de vue, ce modèle du plan, de la carte, s’est effrité et ce qui s’y est substitué, ce sont les réseaux. Ces réseaux immatériels, situés partout et nulle part à la fois, constituent ce qu’il appelle un milieu bio-électronique, lui-même immatériel, qui est issu de la somme des différentes unités d’information – les ondes, les câbles, les fibres etc. : tout une gamme d’éléments qui ne peuvent reposer sur un territoire et qui agissent selon des modalités très différentes de celles adoptées par la perspective où nous avions vécu jusqu’alors. Ce que Farinelli déclare, c’est que nous sommes en train de changer de Terre ; on est en train d’inventer, peut-être pas une nouvelle Terre ni un double la Terre, mais, en tout cas, quelque chose qui ne répond plus du tout à ce sur quoi étaient posés nos pieds auparavant. Il conclut que ce domaine est en train de se reconfigurer comme, je le cite, un véritable « anti-monde invisible », où néanmoins s’effectuent des opérations de contrôle du monde physique que donc nous voyons. Cette idée explique le caractère à la fois jubilatoire et angoissé du texte, qui répond tout à fait à l’esprit du temps.

On termine cette promenade dans votre bibliothèque avec un dernier livre qui nous fait passer de l’anti-monde au Tout-monde, avec Édouard Glissant.
Le plus simple, c’est de citer le titre : La Terre, le Feu, l’Eau et les Vents : une anthologie de la poésie du Tout-monde. Et je terminerai en lisant un extrait : « Diriez-vous qu’un poème peut être coupé, interrompu, qu’on pourrait en donner des extraits, morceaux choisis et décidés par l’action de vents malins ? Oui, quand les morceaux ont la chance c’est-à-dire la grâce de tant de rencontres, quand ils s’accordent entre eux, une part d’un poème qui convient à un autre poème, à cette part nouvelle, et devient à son tour un poème entier dans le poème total, que l’on chante d’un coup. Une anthologie de la poésie du Tout-monde, celle que voici, aussi bien ne s’accorde pas à un ordre, logique ni chronologique, mais elle brusque et signale des rapports d’énergie, des apaisements et des somnolences, des fulgurations de l’esprit et de lourdes et somptueuses cheminaisons de la pensée, qu’elle tâche de balancer, peut-être pour que le lecteur puisse imaginer là d’autres voies qu’il créera lui-même bientôt. »

Ce sera une belle conclusion. 

Je crois que seul Édouard aurait pu l’écrire.

 

Liste des dix livres choisis par Achille Mbembe :

Michel Leiris, Miroir de l’Afrique, recueil posthume illustré, édition de Jean Jamin, Gallimard, 1996, 1484 pages.

Carlo Severi, Le Principe de la chimère : une anthropologie de la mémoire, éditions Rue d’Ulm-musée du quai Branly, 2007, 370 pages.

Roswitha Scholz, Le Sexe du capitalisme. « Masculinité » et « féminité » comme piliers du patriarcat producteur de marchandises (Das Geschlecht des Kapitalismus. Feministische Theorie und die postmoderne Metamorphose des Patriarchats), 2000 ; traduit de l’allemand par Sandrine Aumercier, Stéphane Besson, Heike Heinzmann, Clément Homs, Salima Naït Ahmed et Johannes Vogele, éditions Crise et Critique, 2019.

Silvia Federici, Caliban et la Sorcière : femmes, corps et accumulation primitive (Caliban and the witch : women, the body and primitive accumulation), 2014 ; traduit de l’anglais par le collectif Senonevero, éditions Entremonde, 2017, 464 pages.

Jean-Michel Hirt, Paul, l’apôtre qui « respirait le crime ». Pulsions et résurrection, éditions Actes Sud, 2014, 128 pages.

Charles Stépanoff, Voyager dans l’invisible. Techniques chamaniques de l’imagination, La Découverte, 2019, 465 pages.

Sarah Vanuxem, La Propriété de la terre, éditions Wildproject, 2018, 144 pages.

André Leroi-Gourhan, La Mémoire et les Rythmes, Le Geste et la Parole, vol. 2, éditions Albin Michel, 1965, 288 pages.

Franco Farinelli, L’Invention de la Terre (L’invenzione della Terra), traduit de l’italien par Christophe Carraud, éditions de la revue Conférence, 2019, 214 pages.

Édouard Glissant, La Terre, le Feu, l’Eau et les Vents : une anthologie de la poésie du Tout-monde, éditions Galaade, 2010.

 


Sylvain Bourmeau

Journaliste, directeur d'AOC