Arnaud Desplechin : « On passait toutes les vacances dans nos chambres à lire des livres »
Comme vous le lirez à de nombreuses reprises dans cet entretien, Arnaud Desplechin dit qu’il n’a pas fait d’études, ou plutôt qu’il n’a fait que l’IDHEC, ancêtre de la Fémis. Il suffit de l’entendre ici évoquer des dizaines de livres pour comprendre qu’il n’en est rien : il est de ces autodidactes qui ont étudié par eux-mêmes, dans une relation compulsive à la lecture. D’où sans doute cette difficulté de n’en retenir que dix en vue d’un long séjour sur une île déserte. Mais c’est aussi par goût du jeu, à deux, qu’il a préféré attendre le moment de la conversation (visible ici en vidéo) pour définitivement trancher, dévoilant une liste magnifique qui jette une belle lumière sur son œuvre cinématographique, de La Sentinelle à Roubaix, une lumière, justement – en attendant très bientôt Angels à l’Escande à la télévision et Tromperie au cinéma. SB
Avant d’entrer dans la bibliothèque que vous avez prévu d’emporter sur une île déserte, je voudrais vous donner l’occasion de nous dire un mot des deux films que vous avez terminés et que nous n’avons pas encore vus, les deux étant d’ailleurs des adaptations d’écrivains : Tony Kushner et Philip Roth.
J’avais mis en scène Angels in America de Tony Kushner à la Comédie-Française, à l’invitation d’Éric Ruf. Et j’en ai aussi tiré un objet télévisuel qui s’appelle Angels à l’Escande, du nom de la salle de répétition Maurice Escande dans laquelle nous nous trouvions. Les acteurs étaient fous puisqu’ils n’avaient pas joué depuis deux mois et demi du fait du confinement. C’était brûlant, et tout d’un coup, ils ont réinventé la pièce, mais sans tout l’apparat du théâtre, sans la salle Richelieu derrière eux. C’est bricolé comme ça… C’est un hommage à Vanya on 42nd Street, un film de Louis Malle, sur une mise en scène d’Andre Grégory, que j’admire beaucoup.
Angels à l’Escande sera diffusé à l’automne sans doute sur France Télévisions. Et votre autre film prêt sortira en salles, quand cela sera possible, il s’agit d’une adaptation d’un roman de Philip Roth…
Oui, Tromperie. C’est un roman bizarre parce qu’il n’est constitué que de dialogues. Un roman de la série de ceux dont le héros s’appelle Philip – maintenant ils sont classés comme ça dans les éditions des œuvres complètes. Il peint principalement la relation entre un écrivain américain qui s’est exilé à Londres et son amante anglaise. L’amante anglaise est jouée par Léa Seydoux et l’écrivain américain par Denis Podalydès. Et c’est en français, j’y tenais. Il y a un trait théâtral, et j’espère que le film esquive ce trait théâtral, il l’embrasse d’abord pour l’esquiver ensuite.
De la littérature déjà à l’origine de vos deux prochain films, comme une manière de faire entrer par avance et en contrebande des livres dans cette bibliothèque conçue pour une île déserte. Un simple coup d’œil aux piles d’ouvrages sur la table devant nous laisse deviner que vous avez allègrement dépassé les dix volumes autorisés…
Oui j’ai triché ! Mais vous ne m’aviez pas dit combien de temps on partait sur l’île déserte… J’ai donc été prudent, je me suis dit que pour ce soir, ce serait pas mal. Il y a trois cas où je ne savais pas choisir entre plusieurs livres et je me suis dit que nous choisirions ensemble, que cela procèderait de notre discussion.
Et, dans d’autres cas, ce sont des œuvres complètes, et parfois de très hautes piles…
Si jamais le bateau ou l’avion ne me retrouve pas dans l’île déserte, ça me laisse de quoi patienter un ou deux mois…
Qu’est-ce que cela veut dire de votre rapport à la lecture toutes ces piles ? Vous êtes un dévoreur de livres, que vous passez énormément de temps à lire ?
C’est vrai que j’ai été, je ne le suis plus, un lecteur compulsif. La quantité m’intéressait énormément plus que la qualité. Je voulais lire beaucoup. J’ai des souvenirs… Mon père et ma mère, qui sont tous deux autodidactes, sont de très gros lecteurs. Ils le sont encore, ils n’arrêtent pas de lire. Je me souviens de vacances avec mes frères et sœurs et d’un jeu qui rendait dingue nos cousins. On allait d’abord à la librairie avant de partir en vacances et c’était à celui qui lirait le plus de livres. On passait toutes les vacances dans nos chambres à lire des livres. Après, mon rapport à la lecture s’est un peu modifié avec le temps parce que, à la différence de mes frères et sœurs, je suis le fils de mon père, je suis autodidacte également, je n’ai pas fait d’études. Il y a en même temps une boulimie et la panique de l’autodidacte, le sentiment d’illégitimité que j’essaye d’appuyer sur des livres que j’aurais lus. Évidemment, j’ai toujours échoué, je me sentirai toujours illégitime et toujours autodidacte. Et les livres essaient de pallier à ça gauchement.
Comment procédait cette compulsion ? Vous vous engouffriez dans des séries, vous exploriez tout d’un auteur ?
C’est venu par rebonds. On va y aller très vite mais cela s’est d’abord constitué sur le refus de Proust. C’était un rituel avec mon père : quand on arrivait en terminale, il fallait commencer Proust et le terminer si possible pas trop tard. Aller vite dans la lecture pour devenir un adulte. Et ce fut le cas pour mes sœurs, ce fut le cas pour mon frère. J’anticipais ce moment parce que mon père nous parlait beaucoup de Proust. J’avais très très peur, je voulais travailler dans les arts populaires et je me suis dit que si je lisais Proust, j’étais mort. J’allais devenir universitaire. Je terminerai universitaire, instituteur ou professeur des écoles, un truc comme ça, ce que j’aurais dû faire. Mais je voulais me dédier aux arts populaires, alors je me suis dit que les arts nobles, par superstition, j’allais les mettre de côté. Donc j’ai lu tout ce que je pouvais trouver de populaire. Je lisais Gustave Le Rouge, tous les Stevenson, tout ce qui pouvait relever de la littérature populaire, contre les littératures savantes. Et puis, quand je suis arrivé à Paris, j’ai lu des revues. C’est comme ça que j’ai découvert d’autres livres, je pense, par exemple, à un livre dont on parlera plus tard de Daniel Arasse. Cela s’est passé par rebonds. Je lisais une petite revue éditée par Patrick Mauriès, c’est là que j’ai découvert Panofsky…
Le promeneur…
Le promeneur, voilà. Je lisais les livres que Le promeneur recommandait ou qu’il traduisait, donc surtout de la littérature anglo-saxonne. Je cherchais des objets bizarres, des objets un peu décalés.
On commence par un objet bizarre, peu connu ?
Je vais commencer par le connu. C’est curieux, je vous disais, je lis moins en quantité. Les premiers de la liste que je vous ai envoyée, c’est des livres de philosophie. J’ai hésité parce que ce sont deux livres que j’ai lus à des âges très différents. Ça commence mal parce que ça commence par un choix infaisable, ça commence par les quatre tomes – parce que je ne sais pas combien de temps je reste sur l’île – des lectures talmudiques d’Emmanuel Levinas. C’est à dire qu’il y a les Quatre lectures talmudiques, Du sacré au saint, À l’heure des nations et L’au-delà du verset. J’ai d’abord commencé par les Quatre lectures talmudiques que j’ai lues très souvent. Et puis, peu à peu, avec le temps, les quatre livres sont devenus un seul livre pour moi. Ce sont des fragments de textes et des lectures de Levinas qui protestait à chaque fois qu’il n’était pas un grand talmudiste et qu’il rendait hommage à ses maîtres. C’est vrai de chacun des livres sur cette table, très certainement mais celui-là m’aura particulièrement sauvé et sauvé d’une très grande angoisse qui a été celle de mon adolescence : rester enfermé dans l’universalisme chrétien. C’était une terreur. J’étais un enfant pieux. Et ça ne me suffisait pas. Je ne voyais pas de sortie, et comme je n’ai pas fait d’études, je n’ai pas fait d’études philosophiques, je ne connaissais pas la sortie, comment est-ce qu’on pouvait sortir de ça ?
Vous souvenez comment vous êtes tombé sur Levinas ?
Il était cité dans des trucs que je lisais, un Cahier de L’Herne sur Heidegger, toujours le complexe de l’autodidacte… Comme je n’avais pas fait d’études, on m’avait dit Heidegger, c’est dur à lire. Donc, du coup, j’ai acheté Le Cahier de L’Herne qui lui est consacré en me disant qu’Heidegger, Être et temps, le Dasein, c’était trop calé pour moi. Et puis le nom de Levinas y traînait, alors cela m’y a conduit. Je suis tombé sur l’objet, ce livre aux éditions de Minuit. J’ai feuilleté et j’ai découvert aussi une autre façon de lire. Ça ouvre. C’est une façon qui est liée un peu au cinéma, qui est de prendre le texte à la lettre et non pas à l’esprit. Moi, j’ai été éduqué – je n’ai pas fait d’école religieuse, j’étais à la laïque, mais j’ai fait du catéchisme – avec l’idée qu’il faut respecter l’esprit. Et là, tout d’un coup, quelqu’un vient dès le début des Quatre lectures talmudiques et dit non, on va écouter la lettre, on va pas du tout écouter l’esprit. Il s’arrête et il trébuche sur le texte. Et ça, ça m’a enseigné pour toujours. C’est encore vivant, en moi, tout le temps. J’y reviens parce que j’oublie, puisque étant catholique ce n’est pas une culture qui m’est familière. Je reviens dessus tout le temps. Et ça m’enchante.
C’est comme un manuel de lecture alors ?
Oui, c’est un manuel de lecture. C’est un guide de lecture. Comment est-ce qu’on doit… Ça aide énormément à lire la poésie, quel doit être notre geste quand on lit un poète, une voix poétique. C’est cette écoute de tout ce qu’un texte recèle. Et ces rapprochements d’idées aussi, c’est lié… Stanley Cavell, que j’ai eu la chance de connaître personnellement, lui, son épouse Cathleen et ses enfants – et, Cavell vieillissant – est un philosophe qui écrivait des textes sur le cinéma, entre autres, mais sur Shakespeare aussi et sur plein de trucs…
Sur le cinéma populaire aussi, les comédies hollywoodiennes.
Sur le cinéma populaire bien sûr, les comédies hollywoodiennes (dans A la recherche du bonheur, Hollywood et la comédie du remariage et plein d’autres choses, des films contemporains. Et il avait ce respect de la lettre des films, de citer le plan exact, le photogramme. Et, en même temps, de le décrypter avec une éthique… Comment est-ce que vous fondez un corpus ? Qu’est-ce qui fait corpus ? Et dans le Talmud, vous prenez un mot et vous l’expliquez en disant « parce que » et vous citez, douze chapitres et trois livres après, un autre mot, il se trouve que c’est le même. Dans deux livres différents de la Bible, etc. Qu’est-ce qui vous autorise à parler ? Un autre extrait de… etc. Qu’est-ce qui autorisait Cavell à parler ? Un autre extrait d’un autre film qui l’autorisait à avancer ceci ou cela. Et j’ai compris peu à peu qu’en fait très sûrement la lecture des films de Cavell était influencée par le Talmud et qu’il avait une lecture profondément juive de la philosophie et des films. C’est quelque chose qui m’a enchanté.
Mais ce n’est pas Cavell que vous emportez sur l’île déserte, et il n’est même pas certain que vous emportiez ces quatre livres de Levinas…
Non, parce que j’hésite avec un choc qui est lié également à Cavell. C’est un livre de Merab Mamardachvili, qui est moins connu que Levinas, en France. Il est connu en Géorgie, moins en France… Je l’emporterai ce livre-là parce que je n’ai pas la capacité de le terminer. Il est très difficile à lire. C’est aux éditions Actes Sud. Il s’appelle Méditations cartésiennes. Cette année j’ai lu Cavell à propos du scepticisme, ce qui est pour moi une question très, très concrète : est-ce que je suis réveillé ou est-ce que je dors, est-ce que vraiment j’ai une connaissance, par exemple ici et maintenant, de vous ? Vous voyez, je suis empli par le trac, alors du coup je ne suis pas en pleine communication avec ce que je suis en train de vivre. Peut-être que je vis dans une illusion, donc comment je peux me réapproprier ma vie ? Et Descartes, quand j’ai lu les Méditations métaphysiques, ça m’avait marqué. Alors quand je suis tombé sur Cavell, qui est un philosophe sceptique et qui essaye de vaincre cette crise du scepticisme, ça m’a conduit à Merab Mamardachvili. Parce qu’à l’époque, j’habitais à Maubert, où il y avait une librairie russe pas loin et donc en passant devant, j’ai vu ce livre de Merab Mamardachvili dans la vitrine. Je suis rentré, je l’ai acheté. Je n’ai jamais été au bout. C’est un livre fou. C’est à mon sens un très très grand livre de philosophie, mais j’en ai lu très peu donc je ne suis pas la bonne personne pour le dire. C’est un livre que je voudrais recommander mille fois. J’ai pensé à vous… Et comme les gens ne connaissent pas, j’ai envie d’en lire un tout petit morceau, si ça ne vous embête pas. Je pensais à vous particulièrement Sylvain, parce que c’est une espèce d’éloge du non-engagement. C’est un texte très choquant vous voyez – qui ne recouvre pas les endroits où nous nous sommes rencontrés (NDLR : la mobilisation des cinéastes en 1997 en faveur des soutiens aux sans-papiers) – et que je trouve absolument merveilleux. Il évoque Descartes donc et il dit, pour Descartes, « lutter pour la liberté de penser et contre l’autorité de l’Église n’avait aucun sens. Simplement, Descartes est passé de l’autre côté, dans un autre espace où il a vécu en s’occupant de ce qui est l’occupation du philosophe. » Plus tard, il compare en disant : « Cette phrase me venant à l’esprit et évoquait, par association, un personnage tragique de l’histoire de la pensée contemporaine, Sigmund Freud. En 1938 ou 39, peu avant sa mort, alors qu’il avait déjà immigré en Angleterre, un journaliste se tourna vers lui, il cherchait à organiser une campagne pour la cause des Juifs persécutés par les nazis et naturellement, son choix tomba sur Freud. Freud lui répondit par une lettre brève qui semble bien étrange. Freud écrivait : « Je vous remercie pour votre proposition et je comprends pourquoi vous vous êtes adressé à moi. Les nazis ont brûlé ma maison et ma bibliothèque. Ils ont dispersé mon école et détruit le travail de ma vie. Mais précisément, pour cette raison, vous n’auriez pas dû vous adresser à moi. Il eût été préférable que vous vous adressiez à quelqu’un qui n’a pas été touché personnellement. » Plus loin, il cite un certain Lanoux poète français, « faire grand bruit c’est l’affaire d’un fat, se plaindre, celle d’un imbécile. Un honnête homme quand on le trompe s’en va sans maudire. Donc Descartes aussi est parti. » Où est-ce que Descartes est parti ? C’est la question politique qui m’occupe le plus en ce moment, c’est d’être, de créer, d’inventer un autre territoire, de répondre à l’injonction, à l’opinion, de répondre à l’injonction politique, de répondre avec un pas de côté. Le récit de la mort de Descartes tué par la reine Christine que fait Merab Mamardachvili ça vous tire les larmes. C’est bouleversant. C’est un philosophe kantien. Kant je ne connais pas mais pour moi c’est la Bible sur Descartes.
Mais vous ne l’avez pas terminé. C’est important de laisser des livres résister, en quelque sorte ?
C’est-à-dire que je le lis très, très lentement parce que je n’ai pas l’appareillage. Je n’ai pas fait les études afférentes. J’ai du mal, donc j’avance à chaque fois, je le reprends et puis je me rends compte qu’il faut que je le reprenne au début et je vais jusqu’aux deux tiers. J’aimerais bien arriver aux trois quarts. Très souvent, l’été je l’emporte, et soit mes lectures me conduisent ailleurs, soit j’y reviens, mais je sais que c’est vraiment l’un des livres de ma vie. Alors peut-être serait-ce le livre parfait pour l’île, peut-être n’emporterais-je pas le Levinas… Cela me fait penser à une anecdote, ces deux rabbins qui se disputent à propos d’un poêle. Dans une pièce où se trouve un défunt, vous ne pouvez pas avoir de chaussures en cuir, de porte-monnaie, des poêles fermés. Mais il y avait, à l’époque, un nouveau type de poêle, un poêle ouvert. Est-ce que c’est une cheminée, un poêle ouvert ? Auquel cas on a le droit de laisser dans la pièce. Ou est-ce quand même un poêle et il doit être interdit ? Deux rabbins se confrontent là-dessus et ils s’envoient des mots dans la yeshivah. L’un des deux dit : « Si j’ai raison, que le fleuve remonte à sa source ». Alors tous les étudiants regardent par la fenêtre et voient le fleuve qui s’arrête et puis qui remonte à la source. Et l’autre dit : « Mais ce n’est pas un fleuve qui va discuter de comment j’interprète la Torah. Donc le fleuve n’a pas raison. C’est moi qui ai raison. » Ça continue. Le légaliste : « Mais alors, si j’ai raison que les murs s’effondrent ! » Et les murs de la synagogue commencent à s’effondrer et s’arrêtent. Parce que l’autre rabbin, celui qui a la position la plus libérale, répond : « Les murs s’effondrent, mais ça n’a rien à voir. » « Mais c’est Dieu qui intervient, idiot. » « Mais Dieu nous a donné la loi, c’est à nous de l’interpréter. » Bien plus tard, deux des étudiants rencontrent le prophète Élie après la mort des deux rabbins. Mais alors lequel des deux avait raison ? Et à ce moment-là, le prophète Élie leur dit : « Eh bien, Dieu riait et il disait : “Ils sont forts, mes enfants. Ils sont forts, mes enfants.” » Alors peut-être ma tâche n’est-elle plus de lire Levinas mais d’essayer de nouveau de lire Merab Mamardachvili jusqu’au bout, et donc de le prendre sur l’île déserte.
Prendre un livre qui résiste me semble en effet une très bonne idée. Une autre idée assez évidente, c’est d’emporter de la poésie…
Pourquoi évidente ? C’est vrai, j’en lis pas mal. J’ai hésité parce qu’une amie, enfin une écrivaine dont les livres m’importent, Geneviève Brisac, m’a récemment offert des poèmes de Louise Glück, que j’ai lus. Passionnants.
Louise Glück qui vient de recevoir le prix Nobel de littérature.
Voilà, c’est sont des dialogues entre Dieu et ses créatures. Enfin, Dieu et une femme ou une femme et Dieu. Des poèmes absolument sublimes. Mais je suis retombé sur Poésie, une édition de chouettes poèmes de T.S Eliot, traduits par Pierre Leyris, parce que je les apprends par cœur. Ce livre-là, je l’ai lu 200 fois. Je connais certains poèmes par cœur. Et comme je ne les ai pas encore tous appris par cœur, sur une île déserte je pourrais continuer, apprendre tout le recueil. J’en apprends en français, dans la traduction de Leyris, mais parfois il m’irrite parce qu’il respecte les rimes et je me dis que ce n’est pas comme ça… En même temps, il a du génie, c’est un traducteur de génie. Parfois je les apprends en anglais, mais c’est beaucoup plus long à rentrer dans la mémoire.
Vous disiez que vous lisiez beaucoup de poésie…
Pas beaucoup, parce que je suis moins boulimique, que je lis plus lentement. Et je lis plus vite la philo que la poésie. Avec la poésie, j’ai cette croyance qu’il faut tout… Si je pense, par exemple, à Bob Dylan, qui a eu le Nobel également, si Bob Dylan dit un nom de rue, je crois qu’il s’est passé quelque chose dans cette rue là et qu’il faut y aller, faire une enquête et que c’est l’adresse exacte. C’est-à-dire que je le prends à la lettre. Et donc, quand je ne connais pas la rue, puisque je ne suis pas américain, je me dis, il y a quelque chose que j’ignore, que j’ignorais jusqu’à ce qu’un ami me raconte une anecdote. Donc en me tenant à la lettre, je trébuche sur les poèmes. Et puis surtout maintenant, quand je les aime bien, j’essaye de les apprendre par cœur, cela ça me prend donc un peu de temps.
Mais l’enquête elle est plus facile à mener aujourd’hui avec Internet…
Bien sûr, on va chercher pour décrypter. Et pour Bob Dylan, c’est facile parce qu’il y a beaucoup de sites qui vous expliquent. Je passe donc des heures sur les sites avec Bob Dylan. Pour T.S Eliot, c’est plus piégeant. Je n’en connais pas mille des poèmes de T.S Eliot mais je repensais à « La chanson d’amour de J. Alfred Prufrock », qu’il ait écrit ça comme première œuvre, c’est hallucinant. Publiée par Ezra Pound. C’est l’un des rares longs poèmes que je connaisse par cœur. On en reparlera après, mais c’était une obsession de Lanzmann, qui voulait faire une émission de radio là-dessus, et qui pensait qu’on ne dit pas assez qu’il faut tout apprendre par cœur. C’était fou le nombre de poèmes qu’il connaissait.
Peut-être parce qu’il fallait apprendre par cœur la poésie à l’école. On est tous passés par là.
Non, moi je suis déjà d’une génération où l’on n’apprenait plus la poésie par cœur. Et c’est une très très grande perte. Il suffit de lire l’historienne Frances Yates, à propos du Palais de la mémoire, j’ai lu tout ça… Et on revient toujours à Levinas, à ce rapport à la lettre au texte : apprendre par cœur c’est la seule façon, pour moi, de comprendre vraiment une poésie.
On passe au troisième livre, avec un nom déjà été cité, celui de Freud à moins qu’il s’agisse, là encore, de lui préférer un autre auteur…
Oui deux auteurs pour des raisons très différentes. Je crois que je sais où mon goût va me mener. J’hésitais entre deux livres. D’abord les Cinq psychanalyses de Freud. Bon, je n’ai pas lu tout Freud. Son œuvre est colossale. Il y a deux choses qui me passionnent, qui m’ont passionné dans la lecture de Freud. J’ai relu récemment Sur le rêve, Über den Traum, je le lisais la semaine dernière, c’est un livre fascinant. Un tout petit livre ramassé qu’il a écrit après l’échec de la Traumdeutung. C’est fascinant à lire. Les Cinq psychanalyses, je l’ai choisi parce que c’est un roman. Il y a cinq personnages et c’est cinq personnages incroyablement romanesques. C’est un roman comme je les aime – on parlera de Philip Roth – où le narrateur se met en crise. C’est-à-dire tous les romans de Roth… Il commence en disant : alors j’avais cru ça et mon patient me dit et je m’aperçois que je suis une andouille et que ça ne marche pas du tout comme ça donc j’ai formulé une autre hypothèse, etc. Et le livre n’arrête pas de s’inventer au fur et à mesure avec vous, lecteurs. Donc, c’est très prenant comme lecture. J’aime cet homme. J’aime son œuvre. J’aime le fait de ne pas être le maître chez moi, d’être fissuré. Ça m’importe. La cause de la psychanalyse, même si elle n’est pas à la mode aujourd’hui, m’importe énormément. Et puis, dans ce livre-là en particulier, il y a un personnage qui est mon frère, qui est l’Homme aux rats, qui est un des personnages auxquels je me suis le plus identifié. On le verra avec d’autres romans après. Mais ce personnage-là, sa douleur, cette obsession… Il est sublime. Il est tellement pathétique. Je suis pathétique comme l’Homme aux rats, ça me va très bien. Je m’identifie à mort à ce personnage.
Ça fait deux fois que vous en parlez comme d’un roman…
Mais c’est un roman qu’on lit. Les personnages sont tellement bien peints. J’adorerais le relire. Je ne l’ai lu qu’une fois et demie donc j’aurais bien du plaisir à l’emmener sur l’île. Mais je suis embêté parce que j’avais lu quelques livres de Freud, deux livres de Freud au lycée. Après quand je suis arrivé à Paris, comme je savais que je ne ferais pas d’études, j’ai travaillé comme électricien sur les plateaux de cinéma, l’année avant que je sois accepté dans l’école de cinéma, pour les courts métrages de mes camarades qui étaient déjà rentrés à l’école. Et j’avais lu dans un journal chez mes parents, ça devait être Le Nouvel Observateur, quelque chose comme ça. Sollers disait : « Lacan, l’homme le plus intelligent de France. » Je me suis dit si c’est le plus intelligent de France, quand même ça vaut le coup d’y jeter un œil. Donc j’ai acheté un séminaire pendant l’été, juste avant de rentrer à l’école de cinéma. C’était celui sur le regard. Je crois que c’est le onzième. Je me suis dit je veux faire du cinéma, donc j’achète celui sur le regard. En plus, c’était le portrait des Ambassadeurs que je connaissais bien, le Holbein sur la couverture et je suis tombé sur des tas de mots que je ne comprenais pas. Je ne comprenais rien. J’avais 17 ans, je ne savais pas ce que c’était, « l’objet a ». Je ne sais pas comment on le dit, objet petit a. Je ne sais pas le sens des mots. Ça m’a pris deux ans quand même de le terminer ce séminaire-là. Beaucoup plus tard dans ma vie, je suis tombé sur Le transfert, ce séminaire de Lacan qui est sur l’amour. La question de l’amour, c’était une des phrases de Lacan, il n’y a pas d’amour de transfert, il n’y a que l’amour tout court. Donc c’est sur l’amour. Et c’est principalement là aussi levinassien, c’est une lecture de la photo talmudique. C’est une lecture de lecture, c’est sur Le Banquet. Il reprend les différents discours sur l’amour du Banquet et ses analyses. C’est parmi les plus beaux poèmes d’amour que j’ai lus. J’avais prévu plus long sur Merab Mamardachvili mais je me suis arrêté parce que j’ai eu peur de vous ennuyer. Alors je ne vais pas vous ennuyer avec le Lacan, mais il y a une image, à un moment… Comme il le fait dans d’autres séminaires, il dit : j’ai fabriqué un mythe. Il dit : qu’est-ce que c’est l’amour, c’est une main qui se tend pour saisir un fruit, pour attraper une fleur, pour se réchauffer près d’un feu. Mais l’amour n’arrive que si du feu, du fruit, de la fleur sort une main qui vous atteint vous-même en tant que fruit, en tant que fleur, en tant que feu. Et il le dit avec une telle improvisation, je sais l’imiter parce que je l’ai écouté à la radio (NDLR : Arnaud Desplechin imite la voix de Lacan) : « le structuralisme durera ce que durent les roses, les symbolismes, les Parnasse, une saison littéraire. Mais la structure, elle, n’est pas faite, elle n’est pas prête de passer », etc. Et il y avait cette gouaille et cette langue qui était tellement sublime. C’est vraiment sur le vertige amoureux. Ce séminaire-là, c’est vraiment… Alors par esprit d’épicier, j’aurais tendance à prendre le transfert parce que comme ça, j’emmènerai deux livres en même temps. Celui de Lacan et le Platon, Socrate. Du coup, ça me ferait plus de lectures avec celui-là.
C’est cette proximité à la psychanalyse qui vous a conduit à accepter une expérience prochaine de tournage ?
Pour En thérapie ? Très certainement. J’ai adoré ça parce qu’avec tous les mouvements…
Vous allez réaliser un des personnages de la prochaine saison.
Je vais essayer d’aider les acteurs à jouer. Oui, je vais m’occuper avec le docteur Dayan, je vais m’occuper d’une de ses patientes. J’ai adoré la série et j’ai été sidéré par l’impact qu’elle avait. Aujourd’hui, on sait que dans bien des endroits, la psychanalyse est contestée, et parfois pour le mieux. Je pense à un livre de Cavell qui est formidable, La protestation des larmes. Je ne suis pas sûr du titre mais en anglais c’est Contesting Tears, que j’ai lu la première fois en anglais, après je l’ai lu en français, qui est un super livre. C’est un livre où le féminisme vient mettre en crise, attaquer la psychanalyse et où la psychanalyse vient fendre un peu l’armure féministe. Et alors vous ne savez pas du tout ce que vous lisez quand vous lisez le livre, vous ne comprenez pas si c’est un plaidoyer pro-féministe ou un plaidoyer pro-psychanalyse. En fait, c’est les deux, bien sûr, tenus dans une contradiction que Cavell réussit à garder ouverte tout le temps du livre. À cette époque où la psychanalyse vacille un peu, une série sort, c’est produit et réalisé par Nakache et Toledano. Ils font je ne sais pas combien de millions de spectateurs et vous vous rendez compte que ça parle à chacun. Alors, en temps de Covid, que les gens acceptent de se déprendre de leurs certitudes et qu’ils acceptent d’être des sujets fissurés, moi, ça m’enchante.
On passe au quatrième livre, il y en a encore qui arrivent par la fenêtre… Un livre de quelqu’un qui nous manque beaucoup.
C’est Daniel Arasse, que j’ai rencontré par rebond, grâce à un texte publié par Patrick Mauriès qui m’a introduit à une autre façon de regarder les œuvres d’art, en s’attachant à la lettre, aux détails etc. Ce livre – le plus bref de tous, d’ailleurs – est On n’y voit rien. Cet auteur m’a permis de voir des peintures plus qu’aucun autre écrivain sur la peinture. L’un de mes grands regrets est de ne jamais l’avoir vu en conférence.
Vous l’avez entendu sur France Culture, j’imagine.
Oui, mais j’aurais aimé le voir, cet homme, parce que je vivais dans le même pays. À l’inverse, je suis toujours allé voir Cavell (à nouveau lui), qui ne comprenait sûrement pas pourquoi, à chaque fois qu’il faisait une conférence en France, venait un type qui le regardait comme s’il était un chanteur de rock et qui lui demandait : « Vous pourriez signer ça ? et vous pourriez signer ça ? ». J’aurais aimé faire la même chose avec Daniel Arasse. Je ne l’ai pas fait et je me le reprocherai toujours. Il m’a permis de voir et, je crois, de faire un tout petit peu mieux du cinéma, en faisant attention aux images, à leur préservation, à leur écologie, comment elles dialoguent entre elles, comment elles peuvent être restituées ou décryptées… C’était un homme merveilleux, un très grand écrivain, et ce livre-là me touche. Chacune des descriptions des œuvres qu’il y fait est un exercice de virtuosité qui me renverse. Je ne peux pas partir sans Daniel Arasse.
Vous parliez tout à l’heure des Ambassadeurs de Holbein avec cette fameuse anamorphose. Quel rôle a joué ce regard sur la peinture, sur les images – même avant d’avoir découvert Arasse – en les regardant autrement, dans le rapport au cinéma ?
J’ai quelques livres de cinéma, mais nous y reviendrons à la fin. C’est une des premières choses que j’ai faites, encore et toujours parce que je suis autodidacte. Mon père était représentant et c’était un métier dur et mal payé, à être toujours sur la route et jamais chez soi. Il aurait adoré étudier la médecine et il aurait fait un merveilleux médecin, alors quand je lui ai dit que je voulais faire du cinéma à Roubaix… À l’époque, nous ne connaissions personne du milieu, pas même un seul acteur de théâtre de Lille – il s’est dit que j’allais droit au casse-pipe et que j’allais finir comme lui. Il voulait le mieux pour moi, c’est-à-dire que je fasse médecine ou architecture. J’ai alors décidé de lui prouver mon obstination. Il avait un dictionnaire formidable – qu’il a toujours chez lui – de la peinture impressionniste et j’ai appris à reconnaître chaque peintre et chaque image par cœur. Je devais avoir 12 ou 13 ans à l’époque… Ça a été un combat permanent entre nous jusqu’à ce que je passe le concours de l’IDHEC. Sur les 800 candidats, 22 étaient retenus, et j’ai atterri à la 25e place. Il m’a laissé partir à Paris et j’ai pu aller écouter Serge Daney à Censier, à l’université Sorbonne-Nouvelle.
On passe à tout autre chose, à un premier roman ou une première série de romans, de « vrais » romans, après celui de Freud…
Du roman anglo-saxon, du roman qui tache, celui où on y va pour s’identifier. J’ai choisi une trilogie toujours pour pouvoir en prendre le plus possible sur l’île déserte… C’est la trilogie de Smiley de John Le Carré, composée des romans La Taupe, Comme un collégien et Les gens de Smiley. Des livres que je me suis fait chiper… ou que j’ai perdu, qui sait : j’ai beaucoup déménagé et j’ai prêté mon appartement pour des tournages à deux reprises… Je ne les ai donc pas apportés ici alors j’ai pris Harlot et son fantôme, livre méconnu de Norman Mailer. Cet ouvrage, cependant, ne parle que de l’Amérique – des Républicains, de Cuba, de l’identité américaine… John Le Carré, lui, a un côté populaire, qui se rapporte aux lectures par lesquelles j’ai commencé, c’est-à-dire les feuilletons de Dickens et de Dumas entre autres. Les livres de John le Carré peignent le monde dans lequel j’ai grandi et qui n’existe plus : une Europe coupée en deux pour le pire, mais, nous fait entendre John Le Carré, aussi pour certaines raisons bien particulières. L’une d’entre elles est la destruction des Juifs d’Europe – c’est d’ailleurs le titre du célèbre ouvrage de Raul Hillberg ; l’autre, c’est le fait qu’il fallait un pays pour les gens pauvres. Cette patrie pour les pauvres, l’URSS, est devenue le rêve de Karla, le personnage soviétique de la série et némésis de George Smiley.
Ces livres ont provoqué chez moi un plaisir de lecture étourdissant. Après la chute du Mur, le Carré a moins écrit de livres formidables. J’ai choisi cette trilogie car je me suis rendu compte que je n’avais pas sélectionné d’écrivains dissidents, russes ou tchèques – des romanciers, je n’ai pas lu de philosophes dissidents. Et c’est toute une culture la dissidence… Je vous parlais de Descartes un peu plus tôt : lui a été de l’autre côté. Il était ailleurs. Soljénitsyne a écrit un merveilleux livre d’espionnage sur un type qui identifie les voix mais John le Carré, c’est moi, car je suis né à l’Ouest. Quant au personnage de George Smiley, celui-ci m’évoque un passage du Séminaire de Jacques Lacan, dans lequel il parle de Dante et Béatrice, un battement de cils de Béatrice, c’est comme cela qu’il définissait l’objet petite a. Dante arrive enfin au paradis, il retrouve la femme aimée, elle lui sourit, se détourne et s’éloigne, puisque lui est vivant, et qu’elle est morte. Et il voit de trois quart dos, un battement de cils, qui est l’objet même du désir. Smiley a une épouse qu’il aime plus que tout, mais qui, elle, le trompe ; elle n’a jamais su l’aimer car c’est un homme gris auquel elle aura préféré des hommes plus flamboyants ; lui aura toujours été l’aimant, elle aura toujours été l’aimée. C’est une peinture de couple absolument merveilleuse. Pour des raisons cinématographiques – je pense à Cold War de Pavel Pavlovski, un film que j’aime beaucoup –, cette période de l’Histoire, celle de l’Europe coupée en deux, celle de la répression soviétique, me passionne profondément.
John le Carré a été adapté au cinéma…
La dernière adaptation de La Taupe, en 2011, par Tomas Alfredson, est vraiment formidable. Alfredson est un réalisateur suédois qui a aussi réalisé un film de vampires en 2008, Morse, qui est un très bon film.
De manière plus générale, comment appréhendez-vous les adaptations de livres que vous avez aimés ?
Je les crains. Philip Roth m’attend bientôt d’ailleurs… Je crois avoir vu toutes les adaptations de ses livres, y compris la série télé The Plot Against America… qui sont toutes très mauvaises ! Stendhal a beaucoup été adapté dans les années 50 mais le cinéma de l’avant-guerre ou de l’Occupation, c’est vraiment pas mon truc. Voir Le Rouge et Noir, ce sera sans moi.
Stendhal justement nous attend.
J’aime énormément Le Rouge et Noir… mais je n’ai plus l’âge pour sélectionner ce livre. Je vais donc vous asséner une lecture brève de la Vie de Henry Brulard, dans une édition magnifique, la bonne édition qui comprend tous ses repentirs, le roman étant resté inachevé. De lire Stendhal se relisant… cela me rendait fou de joie. Contrairement à Flaubert, il s’irritait de compter 12 pieds dans une phrase ! Il notait un point d’exclamation au crayon dans la marge, comme s’il se disait « Oh la honte ! »… Il se corrigeait en rajoutant un « donc » ou un « et » ou il coupe pour arriver à onze parce que, sérieusement, on n’écrit pas en alexandrins ! Ce refus de la pompe chez Stendhal en fait l’un des écrivains de langue française que j’admire le plus. Pas le plus, c’est pas vrai mais je ressens de la fraternité envers lui, comme avec « L’homme aux rats». Et je suis en train de lire sa correspondance qu’un ami m’a offert dans une très belle édition, et je sais comment il pense… Il a d’autre part écrit ce tout petit essai, Racine et Shakespeare. Je n’ai pas fait d’études, je voyais le théâtre comme appartenant à la bourgeoisie et je n’ai jamais rien compris à Racine… contrairement à Shakespeare. Et Stendhal il était comme ça. J’ai vraiment infiniment aimé cet homme. Je me suis d’ailleurs rendu compte avec stupeur, pendant le confinement, que j’ai eu 60 ans et que j’avais désormais dépassé l’âge de Stendhal à sa mort. J’ai éprouvé à cette pensée un sentiment très étrange, inconfortable, qui m’a rappelé le tout début de cette œuvre et son appareillage de notes.
« Je me trouvais ce matin, 16 octobre 1832, à San Pietro in Montorio, sur le mont Janicule, à Rome. Il faisait un soleil magnifique ; un léger vent de sirocco à peine sensible faisait flotter quelques petits nuages blancs au-dessus du mont Albano ; une chaleur délicieuse régnait dans l’air, j’étais heureux de vivre. […] Quelle vue magnifique ! C’est donc ici que la Transfiguration de Raphaël a été admirée pendant deux siècles et demi. Quelle différence avec la triste galerie de marbre gris où elle est enterrée aujourd’hui au fond du Vatican ! Ainsi, pendant deux cent cinquante ans ce chef-d’œuvre a été ici, deux cent cinquante ans !… Ah ! dans trois mois j’aurai cinquante ans, est-il bien possible ! 1783, 93, 1803, je suis tout le compte sur mes doigts… et 1833, cinquante. Est-il bien possible ! Cinquante ! Je vais avoir la cinquantaine ; et je chantais l’air de Grétry : Quand on a la cinquantaine. »
C’est ce livre de Stendhal que j’emporte, pas un autre.
Philip Roth, dont nous avons déjà parlé, est au programme avec une édition originale en anglais…
Je lis très mal l’anglais, mais je suis trop impatient pour attendre les traductions ! Je les lis donc en américain dès leur sortie, en peinant énormément, en m’aidant du dictionnaire. Enfin, un an et demi après, je peux profiter de la traduction formidable de Josée Kamoun. Je préfère la traduction à l’adaptation cinématographique – et on revient toujours à Lévinas, au retour dans ma langue, celle que j’habite.
L’ouvrage de Philip Roth que vous avez choisi est paru au début des années 90.
C’est Le Théâtre de Sabbath – Sabbath’s Theater en anglais original. C’est peut-être le livre le plus scandaleux que cet écrivain scandaleux ait jamais écrit. J’en ai tant lu – Ma vie d’homme, La Contrevie, etc., mais c’est celui-ci que j’emporte sur l’île déserte, pour le scandale, la pornographie triomphante de ce livre tellement choquant. Je pleurais de rire en le lisant. Je ne peux pas résister au plaisir de vous déplaire : lors d’une de mes scènes préférées, le héros, Sabbath, un type totalement lubrique, est invité chez des amis, où il occupe la chambre de leur très jeune fille. Alors qu’il est en train de chercher dans les toilettes des poils pubiens pour sa collection – cela fait penser à Joao Cesar Monteiro –, la maîtresse de maison ouvre la porte et lui la regarde avec un air stupide. Roth montre ici une telle indignité de la condition masculine, et cela m’a empli de liberté. Sans Roth je n’aurais jamais été libre. Il m’a appris un appétit, le sel de la liberté. Il existe des liens forts entre Philip Roth et les écrivains et cinéastes tchèques dissidents. Lui aussi l’était… mais en Amérique. Avec ce livre pornographique, je m’ennuierai moins. Songez à la solitude sur une île déserte, quand même !
C’est une bonne raison. On reste dans le théâtre, mais cette fois-ci, celui de Shakespeare.
Toute l’œuvre de Shakespeare, dans l’édition originale de la première traduction de François-Victor Hugo, celle à laquelle je reviens en permanence. J’ai le souvenir de la mise en scène de Roméo et Juliette, d’Éric Ruf, que j’avais énormément aimé, et lorsque je lui ai demandé pourquoi avoir choisi cette traduction, il avait répondu que c’était plus simple.
J’ai toujours pensé qu’être français était un privilège – enfin, c’est aussi une tare puisque j’adore le cinéma américain et il m’est difficile d’accepter de faire des films français, mais ma chance est de pouvoir lire Shakespeare traduit. Il m’a pris de lire quelques bouts de texte en langue originale et je me suis rendu compte que les Anglais ou les Américains ne pouvaient rien y comprendre, car le vieil anglais original est complètement opaque ! Nous, cependant, comprenons tout et pouvons attraper chacun des mots. Même les sonnets de Shakespeare, auxquels je n’ai rien compris à la lecture, étaient limpides lorsque je les ai vus joués en allemand, tard le soir à la télévision, dans une mise en scène de Bob Wilson. Les sentiments, l’ambiguïté, l’enchevêtrement des relations amoureuses, c’était d’une beauté, d’une malice, d’une vérité amoureuse parfaite ! Il n’existe pas mille livres dont l’interprétation est infinie mais l’œuvre de Shakespeare en fait partie. Elle ne s’explique pas, au même titre que la Bible. Peu importe qui était vraiment son auteur – Shakespeare, quelqu’un d’autre ou même un collectif : d’avoir construit cette œuvre dans ce temps imparti est au-delà de ces considérations. C’est un réservoir infini de signification et de décryptage du monde.
C’est de la littérature populaire aussi : au XIXe siècle aux États-Unis, Shakespeare était joué au théâtre comme plus tard l’ont été les comédies hollywoodiennes…
Jules César de Joseph Mankiewicz est repassé récemment à la télévision et, même si je n’aime pas forcément ce film, j’étais admiratif car cette pièce n’est pas la plus facile du répertoire de Shakespeare ! J’écoutais il y a quelques temps sur France Culture une émission sur le problème. J’adorerais – et je serai terrifié par mettre en scène Le Marchand de Venise. Est-ce une pièce antisémite ou philosémite ? Il y a tant de façons de trébucher sur ce texte ! Comme Stendhal, Shakespeare est populaire. Il s’inscrit contre Racine, pour le Théâtre du peuple et contre le Théâtre du Roi. Cela me ramène à mon refus de Proust…
Nous allons devoir y venir. Mais avant ça, faisons un arrêt sur l’art et le cinéma – enfin, était-ce une obligation dans cette liste ?
Oui, oui. Matin, midi et soir, je pense au cinéma.
Même sur une île déserte sans moyen de tourner ?
Je ne pourrai pas arrêter d’y penser ! Les trois livres que j’ai emmenés sont en quelque sorte des pas de côté. Le cinéma est une chose merveilleuse – Marguerite Duras disait que le cinéma, c’est facile : c’est du son. Dans certains films de Guy Debord, on ne voit qu’un écran noir, mais – Olivier Assayas l’explique merveilleusement – c’est du cinéma : le cinéma n’est pas de l’image. Godard n’était pas d’accord, de même que les cinéastes américains qui préfèrent les scènes muettes. Les films muets d’Ernst Lubitsch sont formidables, mais ses scènes parlantes sont encore meilleures. Le cinéma est une façon d’appréhender le monde. Sans caméra, je partirai avec tout ce que le cinéma m’a appris de mon rapport au monde. Le livre que j’ai choisi ici est celui j’aurais le plus lu de ma vie : Le Cinéma selon François Truffaut, un ensemble de textes réunis par Anne Gillain, qui a écrit l’année dernière Tout Truffaut, un formidable ouvrage d’analyse de ses films et un des meilleurs guides sur son œuvre, meilleur encore que le très bon « Hitchbook », qui rassemble les entretiens qu’Alfred Hitchcock a donné à Truffaut.
Anne Gillain reprend dans Le Cinéma selon François Truffaut les entretiens qu’il a donnés sur ses films depuis leurs dates de sortie jusqu’à dix, quinze ou vingt ans après leur réalisation. Elle donne ainsi à voir sa pensée à l’œuvre, revenant sur les repentirs, les ratés, les choses bien aussi. Ce livre-là, je l’ai arpenté et j’y ai appris infiniment.
L’année dernière, je suis tombé sur les Chroniques d’« Arts-Spectacles » qu’écrivait François Truffaut pour ce magazine. Je connaissais déjà celles qu’il publiait dans les Cahiers du cinéma, mais celles-ci ont été écrites quand il était très jeune homme. Même si je ne connais qu’un tiers des films dont il parle, je l’ai lu en deux secondes. Ce jeune homme de 19 ans voit déjà où est l’homme qu’il veut devenir ; il voit l’art et la politique de l’art qu’il veut défendre, et qu’il a en effet défendues jusqu’au bout de sa vie et de son dernier film, Vivement dimanche ! ainsi que du second montage des Deux Anglaises et le continent qu’il faisait avec Yann Dedet. J’ai lu ce livre, qui voit la pensée du réalisateur s’affiner, comme un roman (comme les Cinq Psychanalyses de Freud) qui met en scène le narrateur (ici, comme Philip Roth)… J’hésite encore avec l’ouvrage que je lisais sur le tournage d’Esther Kahn, qui est l’Histoire de l’art d’Élie Faure, et en particulier les deux tomes (toujours la quantité !) de L’Art moderne. Sans Faure, il est impossible de comprendre la révolution du cinéma moderne née en France et qui s’est répercutée dans le monde entier – sans pour autant minimiser les révolutions américaine ou japonaise. Sans Faure, pas de Godard, pas de Truffaut (qui, en tant qu’autodidacte, a dû cependant lire quelques textes de lui), pas de révolution de la Nouvelle Vague. Ses textes sur l’impressionnisme sont les plus grandes critiques de films. J’aurais pu choisir un livre de Jean Douchet, qui me manque terriblement, mais il est un homme de parole, pas de livre.
Quid des Histoire(s) du cinéma en quatre tomes de Jean-Luc Godard – le livre, pas le film ?
J’aime tellement mieux le film… que j’ai d’ailleurs offert il y a trois semaines à mon père, qui est très godardien – tandis que je suis truffaldien. Je pense qu’il va s’ennuyer, car le film ne traite pas des Godard qu’il a connus quand il avait 30 ans ! L’œuvre d’Élie Faure me permet plus facilement de me souvenir de Godard, de l’histoire du cinéma et aussi de Jean Douchet, dont j’étais l’élève à l’IDHEC. Depuis que celui-ci nous a quittés, j’ai plus de mal avec les films de Godard. Lorsque que je sortais du cinéma, un peu mécontent du dernier Godard, je le lui racontais au téléphone – ce à quoi il me rétorquait que je n’avais rien compris au film. Il m’exposait les trois raisons pour lesquelles ce dernier était admirable et me renvoyait au cinéma le revoir, encore et encore, tant que je ne l’avais pas compris. Il était un grand critique de cinéma – en fait, non, il n’était pas un critique de cinéma du tout, je ne sais pas ce qu’il était !
Nous arrivons… je n’ose pas dire au dixième livre, parce que ce serait vraiment tricher !…
Je respecte la loi, je choisis Anne Gillain !
Dixième livre, donc, c’est la question du refus de Proust. Jusqu’où, le refus ?
Un air de Grétry, « J’ai la soixantaine »…
J’ai acheté Proust et les signes de Gilles Deleuze quand je suis arrivé à Paris ainsi que le Marcel Proust de Roland Barthes. J’ai lu longtemps autour de Proust, mais je refusais de lire son œuvre même. Les années passant, j’ai eu accès à quelques extraits – et finalement, j’ai lu le premier tome… tout en assurant à ma famille que jamais je n’avais lu et que je ne lirai Proust ! Je l’ai donc lu… mais pas les sept tomes, donc ça ne compte pas ! Finalement, il y a trois ans, sur le tournage de Roubaix, une lumière, l’acteur Antoine Reinartz – qui jouait le jeune flic qui débarquait dans la ville – m’a encouragé à lire Le Temps retrouvé, le dernier volume. D’après lui, avec ce seul tome, on comprend tout à La Recherche. Il me l’a offert, en cadeau de fin de tournage. Tentant… et puis puisque c’est un cadeau, j’avais le droit de le lire ! Ce que j’ai fait. Et, quand je suis parti en vacances, j’ai emmené le reste… qui est passé comme une lettre à la poste.
Bon. Proust est explicable, contrairement à Shakespeare – même si lui aussi propose une infinité de lectures. Cependant, l’ayant lu tellement tard dans ma vie, il n’aura jamais vécu avec moi, à l’inverse de Geneviève Brisac par exemple… Peut-être serait-ce une bonne raison pour l’emporter sur l’île déserte…
… Mais ?
… Mais j’ai pensé au Lièvre de Patagonie de Claude Lanzmann, qui n’a pas du tout le même tempérament que Marcel Proust – enfin, ce me semble, n’ayant pas connu ce dernier ! Cependant, j’ai connu Lanzmann, au moins un peu. Il m’a offert la chance de l’accompagner, et même d’être à ses côtés jusqu’à la fin, l’avant-veille disons. Je ne ferais pas de cinéma si je n’avais pas vu Shoah. Mes films n’ont rien à voir avec ce film, mais, selon moi, si le cinéma n’a pas été inventé pour mille raisons, Shoah en est une. Il y a un lien secret avec John Le Carré : le cinéma permet de faire un état du monde qui révolutionne le monde. Shoah est un moment unique de l’histoire du cinéma et cela ne s’explique pas. Le Lièvre de Patagonie est un livre de mémoires qui raconte mille choses d’une vie aussi romanesque qu’un feuilleton : ses jeunes années, la Résistance, sa mère et son compagnon le poète Monny de Boully, la Corée où il a été reporter… Claude Lanzmann est très hâbleur, ce qui rend ce livre presque comme un roman populaire ! Il a un ton hugolien et un français qui est merveilleux. L’un des chapitres qui me touche particulièrement raconte le montage de Shoah, et en particulier le prologue avec Simon Srebnik, l’enfant-chanteur de Chełmno – ce raccord entre le plan de l’homme chantant sur la barque, et celui où il déclare « Ja, das ist das Platz », et l’on devine ce qu’est l’endroit dont il parle. Lanzmann raconte à sa façon épique, qui rend tout gigantesque, qu’au bout de ces quinze ou vingt premières minutes, il s’est retrouvé bloqué – la page blanche du cinéaste. Quel plan mettre après ? J’ai su un jour – quand Claude est mort, le soir même…
J’aime beaucoup ce livre. Je n’ai pas connu Proust, mais j’ai connu Lanzmann, donc j’emporte Lanzmann.
La bibliothèque d’Arnaud Desplechin :
Merab Mamardachvili, Méditations cartésiennes, 1986 ; traduit du russe, Actes Sud, 1999
T. S. Eliot, Poésie, traduit par Pierre Leyris, éditions du Seuil, 1969.
Sigmund Freud, Cinq psychanalyses, Presses Universitaires de France, 2014 (1935 pour la première édition française chez Denoël et Steele).
Daniel Arrase, On n’y voit rien. Descriptions, Denoël, 2000.
John le Carré, « Trilogie de Karla » : La Taupe (Tinker, Tailor, Soldier, Spy), 1974, 380 pages ; Comme un collégien (The Honourable Schoolboy), 1977, 495 pages ; Les Gens de Smiley (Smiley’s People), 1980, 375 pages ; traduction de l’anglais par Jean Rosenthal, éditions Robert Laffont.
Stendhal, Vie de Henry Brulard : écrite par lui-même, éd. diplomatique présentée et annotée par Gérald Rannaud, Paris, Klincksieck, 1996, 3 tomes, 2615 pages.
Philip Roth, Le Théâtre de Sabbath (Sabbath’s Theater, 1995), traduction de l’anglais par Lazare Bitoun, Gallimard, 1997, 480 pages.
Œuvres complètes de Shakespeare, traduction de l’anglais par François-Victor Hugo, Pagnerre, 1867-1872.
Le Cinéma selon François Truffaut, textes réunis par Anne Gillain, Flammarion, 1988.
Claude Lanzmann, Le Lièvre de Patagonie, Gallimard, 2009, 550 pages.
Sélection d’autres lectures et films cités :
Emmanuel Levinas,
Quatre lectures talmudiques, Paris, Minuit, 1968, nouvelle édition in coll. « Critique », 1976.
Du sacré au saint : cinq nouvelles lectures talmudiques, Paris Minuit, coll. « Critique », 1977.
L’Au-delà du verset : lectures et discours talmudiques, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1982.
À l’heure des nations, Paris, éditions de Minuit, coll. « Critique », 1988.
Jacques Lacan Le Séminaire, Livre VIII, Le Transfert (1960-61), Paris, Le Seuil.
Stanley Cavell, A la recherche du bonheur, Hollywood et la comédie du remariage (Editions des Cahiers du Cinéma 1993, Vrin 2017
Stanley Cavell, Contesting tears: The Hollywood Melodrama of the Unknown Woman, University of Chicago Press, 1997.
La Taupe (Tinker Tailor Soldier Spy), Tomas Alfredson (réal.), 2011, 127 minutes.
François Truffaut, Chroniques d’«Arts-Spectacles» (1954-1958), édition de Bernard Bastide, Gallimard, 2019.
Élie Faure, Histoire de l’art, 5 volumes illustrés, 1919-1921.
L’Art moderne I, dossier critique par Martine Courtois, Denoël, octobre 1987, 272 p. Rééd. Gallimard, collection « Folio Essais », 1988.
L’Art moderne II, dossier critique par Martine Courtois, Denoël, octobre 1987, 336 p. Rééd. Gallimard, collection « Folio Essais », 1988.
Shoah, Claude Lanzmann (réal.), 1985, 570 minutes.