Édition

Jean-Louis Gauthey : « La bande dessinée du réel est une imposture intellectuelle absolue »

Journaliste

À l’occasion des 30 ans de Cornélius, son fondateur Jean-Louis Gauthey revient sur l’histoire de cette maison d’édition alternative, qui a participé activement au renouveau de la bande dessinée. Le catalogue construit au gré des goûts et des passions de son fondateur ne se fixe aucune limite dans le temps ni dans l’espace, et explose allègrement les catégories habituelles du genre. Cornélius, c’est aussi une affaire d’engagement personnel, dans un secteur devenu un véritable casse-tête économique.

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Nées il y a tout juste 30 ans à Paris, les éditions Cornélius ont rejoint depuis quelques années la Fabrique Pola à Bordeaux, où l’on trouve aussi Les Requins Marteaux, autre acteur important de l’édition alternative de bande dessinée. Alternative, et pas indépendante, Jean-Louis Gauthey y tient car quelle que soit la taille du catalogue, le nombre d’auteurs ou de titres publiés chaque années, l’édition reste une industrie avec ses contraintes et ses obligations. Ce qui n’empêche pas l’éditeur-fondateur d’avoir ses idées sur la dérive de la surproduction et les difficultés des auteurs et des autrices à vivre de la bande dessinée aujourd’hui, ils sont 70 % à ne pas y parvenir. Dans cet univers, Cornélius – qui doit son nom autant à Gustave Lerouge qu’à Castoriadis et à Babar – a su garder le cap de l’exigence graphique, et de l’édition de qualité. Le catalogue, qui va de Gus Bofa à Blutch en passant par Charles Burns, Shigeru Mizuki, Jean-Marc Rochette, Robert Crumb, Anouk Ricard, Willem et bien d’autre, raconte une histoire qui va bien au-delà de ses trois décennies d’existence. RB

Cornélius a été créé en 1991, à une époque d’effervescence pour l’édition de bandes dessinées. Qu’est-ce qui vous pousse alors à vous lancer dans cette aventure ?
À l’époque, la bande dessinée vient de vivre une crise économique, et une crise artistique, qui a provoqué la disparition de plusieurs maisons d’édition importantes comme Artefact en 1986. D’autres se font absorber pour survivre, comme Futuropolis par Gallimard en 1988 ou la même année Dargaud qui est racheté par Médias-Participations. C’est sur ces ruines que se créé l’Association en 1990, puisque à l’origine les fondateurs Jean-Christophe Menu, Lewis Trondheim, David B., Mattt Konture, Stanislas et Mokeït devaient monter leur projet éditorial chez Futuropolis avec la revue Labo. La faillite et le rachat les ont décidés à se prendre en main et à créer cette structure. Ils n’étaient d’ailleurs pas les premiers, dans la génération précédente il y a eu par exemple Rackam. En ce qui concerne Cornélius, je l’ai créé en 1991 et, malgré une légende tenace, je ne pense pas avoir été influencé par Jean-Christophe Menu et ses compères, même si on est devenus amis très rapidement. J’étais plutôt porté par la volonté d’échapper au monde du travail et surtout aux rapports hiérarchiques qui le dominent globalement. Mes rares expériences, j’étais encore très jeune, comme commis en librairie, travailleur dans la grande distribution ou dans le marketing téléphonique, m’avaient convaincu qu’il y avait quelque chose de parfaitement toxique dans ce type de fonctionnement. J’avais toujours été ce qu’on appelle un fan de bande dessinée, et il se trouve que j’avais acquis quelques connaissances en sérigraphie, il m’a donc semblé assez naturel de basculer vers l’édition. Même si, à l’origine, c’était très peu structuré dans ma tête et je n’avais aucune connaissance.

C’est une époque charnière, à la fois d’explosion de la production de bande dessinée, et de crise d’une économie reposant notamment sur des revues qui disparaissent progressivement comme À suivre, Métal hurlant ou Pilote. Il faut alors réinventer un modèle pour les éditeurs, mais aussi pour les auteurs et autrices ?
À l’époque, À Suivre existe encore, mais difficilement. Effectivement, Pilote, Charlie Mensuel, Métal Hurlant ont déjà disparu ainsi que tous les autres mensuels que Les Humanoïdes Associés avaient développé comme Métal Aventure et Rigolo. Cette crise de la presse, en réalité, a été provoquée par les éditeurs eux-mêmes, puisque la plupart de ces revues appartenaient à des maisons d’édition qui faisaient le choix de pré-publier les albums qu’elles allaient ensuite sortir en librairie. Il y avait très peu de matériel inédit, ce qui a en réalité été un véritable suicide économique : qui a envie d’acheter chaque mois un journal dans lequel on trouve les morceaux d’un livre qui paraîtra un ou deux mois plus tard ? La première vague de surproduction arrive à l’époque, comme une réponse à cette crise et à la précarisation des auteurs qui en découle. Les revues faisaient vivre les auteurs, qui étaient payés pour la prépublication puis pour la parution en livre. Et même si tous n’avaient pas la chance de voir leurs œuvres recueillies en volume, ils avaient au moins des revenus mensuels. La plupart de ceux que j’ai connus par la suite, qui ont 15 ou 20 ans de plus que moi, m’ont décrit cette période comme faste, simplement parce qu’ils vivaient de leur travail. C’est cela qui a disparu avec les revues. À partir de ce moment, tout sort immédiatement en album : il n’y a plus d’échelonnement dans le temps. Mais on était encore très loin de ce qu’on connaît aujourd’hui puisqu’à l’époque paraissaient 500 à 600 nouveautés par an, aujourd’hui c’est 6 000. C’est donc une surproduction au sens technique, puisque la production ne peut pas être contenue dans un lieu de présentation. Aujourd’hui, aucune librairie en France n’a la capacité physique d’accueillir toutes les nouveautés publiées en une année. D’autant moins si on prend en compte tout ce qui a été publié avant, tout le patrimoine qui a quasiment disparu des librairies de bandes dessinées. Je ne parle même pas des libraires généralistes…

Le sujet est d’actualité comme l’a montré en janvier 2020 le rapport Racine sur « L’auteur et l’acte de création », récemment enterré par le gouvernement alors qu’il avait été salué à l’époque. Nous en avions alors parlé avec Benoît Peteers, qui insistait sur l’importance de rééquilibrer la répartition des revenus entre auteurs et éditeurs. Quel est votre point de vue à ce sujet chez Cornélius ?
Chaque année, je lis des articles complètement ahurissants sur ce formidable marché de la bande dessinée qui croit systématiquement, là où celui de la littérature ou des sciences sociales ne fait que baisser. En réalité, c’est un chiffre d’affaire en trompe l’œil, qui devrait toujours être rapporté au nombre de nouveautés produites. Or, on produit désormais beaucoup plus de livres, pour un chiffre d’affaires qui grossit un peu moins. On peut en revanche regarder les mises en place moyennes des nouveautés de bande dessinée, qui elles ont été divisées par trois en vingt ans. Ça, c’est du concret. À la fin, ce sont les auteurs qui payent les pots cassés. Par exemple, beaucoup d’éditeurs s’appuient aussi sur cette situation pour faire baisser les à-valoir des auteurs et des autrices. Pire, des éditeurs vont « créer » des auteurs et des autrices en publiant un ou deux de leurs albums, puis les délaisser parce qu’ils ont estimé qu’ils n’étaient pas assez rentables. Mais ces artistes se sont entre temps déjà engagés dans un processus professionnel. Les chiffres sont connus, il y a plus de 70 % des auteurs créateurs de bande dessinée qui n’ont pas la capacité d’en vivre.

Cornélius n’a malheureusement pas les moyens de contourner ces problématiques. Les droits d’auteurs sont répartis en fonction des ventes, et nous sommes un éditeur qui, non par vocation mais par choix éditorial, se retrouve avec des chiffres qui ne sont pas nuls, mais qui sont insuffisants pour faire vivre quelqu’un de la publication de ses ouvrages. Nous nous sommes tout de même astreint à certaines règles qu’il me semble important de respecter par principe. Depuis le début, la maison donne 10 % de droits d’auteur, et évidemment ce pourcentage augmente quand les ventes grimpent. En bande dessinée, le droit d’auteur tourne en moyenne autour de 8  %, voire 7 %. Quand les auteurs travaillent à deux, ils doivent diviser cette somme. En jeunesse c’est encore pire : ce chiffre peut tomber à 5 %. Franchement, c’est très, très compliqué. J’essaie toujours de calculer les à-valoir aussi en fonction du tirage, de faire du mieux que je peux… mais ce n’est jamais extraordinaire.

Ce tournant des années 90, c’est donc un moment où se creuse l’écart entre un approche industrielle de la bande dessinée, et une approche indépendante ou alternative. Vous reconnaissez-vous dans cette distinction et comment qualifieriez-vous Cornélius ?
L’édition, qu’on le veuille ou non, à l’échelle de Dargaud comme à celle de Cornélius – et même bien avant d’atteindre notre échelle – est une industrie. Dès lors qu’on fait appel à des imprimeurs, on entre incontournablement dans un processus industriel. À ses débuts, Cornélius pouvait être considérée comme une entreprise artisanale car je produisais moi-même les livres, avec mes propres outils de production : la sérigraphie et la photocopie. Mais dès lors qu’on veut diffuser largement le travail des auteurs et des autrices – ce qui est le devoir et même la responsabilité, l’engagement d’un éditeur –, on est très rapidement contraint à faire appel à une chaîne de production industrielle. Ensuite, l’outil de diffusion-distribution, celui qui va permettre que ce travail, ces livres, soient le plus accessibles possible dans les librairies, est lui-même industriel. Il nécessite une logistique importante et lourde, ce qui explique qu’il existe aujourd’hui très peu d’acteurs indépendants. La plupart des diffuseurs-distributeurs sont détenus par des grands groupes : Cornélius, de fait, est diffusé-distribué par une structure qui appartient à Gallimard. Cet aspect du métier d’éditeur ne me met pas particulièrement à l’aise. Cela fait partie des points qui me rendent toujours un peu pessimiste sur l’évolution du métier, et qui a même pu, à certains moments, me donner envie de l’arrêter.

Vous préférez qu’on vous présente comme une maison d’édition alternative que comme une maison d’édition indépendante ?
Oui, parce que l’indépendance à ce niveau économique n’existe pas : on dépend toujours d’un banquier ou de son diffuseur-distributeur… Dès lors qu’on fait du commerce, l’indépendance me paraît être une pure fiction. « Alternatif » me parait un terme plus juste, même si je ne pense pas qu’il permette d’englober ce qu’est l’expérience d’édition telle que Cornélius la pratique, ou telle que la pratique, par exemple, Adverse, un micro-éditeur qui est plus indépendant économiquement parce qu’il fait l’essentiel du travail par lui-même. Au moins, Cornélius peut se poser comme une alternative à l’industrie lourde, ce que je définis comme les « publieurs ». En France, il n’existe pas de distinction entre « éditer » et « publier ». Je trouve les termes anglais plus pertinents. Le publisher, c’est la maison d’édition ; elle a une dimension capitaliste, avec un patron qui détient la structure et la gère économiquement. L’editor – il peut d’ailleurs y en avoir plusieurs – est celui qui va mettre en forme le manuscrit pour qu’il soit lisible. Aujourd’hui, la plupart des grandes maisons industrielles sont des publieurs.

Outre le questionnement sur l’industrie de la bande dessinée, sur sa situation économique, la volonté artistique joue un rôle majeur dans la démarche de créer Cornélius. On voit alors, à l’Association comme chez Cornélius, une volonté de faire exploser le format traditionnel 48 pages cartonné couleur, de revenir au noir et blanc… Quelles sont les réflexions à l’origine de ce tournant graphique et esthétique ?
Sur la question du format, beaucoup de textes ont été produits, notamment par Jean-Christophe Menu dans son pamphlet de 2005, Plates-bandes, par l’historien et théoricien Thierry Groonsteen et même, il me semble, par Benoît Peeters que vous citiez. Mais il ne faut pas verser dans le romantisme quand on évoque ce métier et son histoire. Le format a aussi été déterminé par les capacités financières qu’on avait à l’époque : très franchement, le 48 pages cartonné couleur nous était tout simplement hors de portée. Nous avons donc cherché d’autres formes qui étaient moins coûteuses, mais peut-être plus ouvertes sur le plan de la création, et très rapidement ce changement de forme a suscité des envies et des possibles. Comme nous étions jeunes et assez inconséquents, il nous paraissait assez naturel de s’en emparer. C’est la même chose pour le retour au noir et blanc, qui coûte beaucoup moins cher que la couleur. Bien sûr, le goût esthétique nous a aussi porté vers le noir et blanc. De fait, j’ai de tout temps préféré le noir et blanc, même si je suis plus connu pour les couleurs des livres que je publie. J’adore faire de la couleur mais, en tant que lecteur, j’ai une préférence pour le noir et blanc tranché, contrasté, qui est un moyen graphique très simple pour mettre en valeur les volumes et la profondeur. Je pense à des auteurs comme Alberto Breccia et surtout à José Muñoz, ou chez Cornélius à quelqu’un comme Jean-Marc Rochette qui maîtrise extrêmement bien l’ancrage en noir et blanc. Ce qui est paradoxal, c’est que j’ai remis en couleurs l’un de ses livres, Le Tribut, dont les planches en noir et blanc sont stupéfiantes, mais l’histoire s’appuie sur une planète qui change de couleur, alors…

La couleur est en effet un marqueur de livres publiés par Cornélius, qui sont identifiés à leurs tranches colorées, reliées en tissu ou non. En revanche, il n’y a pas véritablement d’unité graphique, pas de logo. Pourquoi cette volonté ?
Il existe des logos, que j’ai créés, qui changent régulièrement, mais qui sont uniquement utilisés pour le papier à en-tête ou les cartes de visite. Je m’amuse à les dessiner à l’image de l’univers de la maison, mais ce n’est pas quelque chose que je souhaite mettre en avant. Cela date des tout débuts de Cornélius, quand j’ai cherché à trouver une ligne graphique, sans y parvenir car j’étais trop mauvais. Heureusement, j’ai quand même eu la lucidité de comprendre qu’au-delà de la nullité de mes capacités, il y avait autre chose : j’étais gêné par la rivalité graphique qui se créé nécessairement chez les autres éditeurs, entre leurs logos et les couvertures auxquelles ils s’intègrent souvent mal. Or la couverture doit mettre en avant le contenu et le style graphique de l’auteur ou de l’autrice. C’est donc une nouvelle fois par nécessité, et par conviction que personne n’était mieux placé qu’eux pour le faire, que j’ai décidé de demander aux auteurs et aux autrices de prendre en charge le style graphique de chaque album. Pendant une dizaine d’années nous avons fonctionné comme cela, toutes les mentions écrites, le titre, le nom de l’artiste, le nom de la maison d’édition étaient donc dessinées directement par elles et eux. Cette ligne a évolué par la suite car d’une part j’ai acquis des compétences en la matière, et d’autre part je me suis rendu compte que certains n’étaient pas parfaitement armés pour produire ce type de travail particulier. Au bout de dix ans, j’avais eu le temps d’affirmer mes goûts et mes envies, mais j’ai conservé le principe directeur d’éviter toute rivalité graphique. Au final, il y a bien une charte, mais elle est cachée, ou plutôt sous-jacente. Je pouvais, par exemple, donner des contraintes formelles très fortes pour structurer l’image de la couverture. Une des collections est ainsi construite sur des verticales très fortes. Il y avait aussi la contrainte technique de la sérigraphie qui limitait le nombre de couleurs. Même lorsqu’on a pu s’affranchir des dernières contraintes, comme le nombre de couleurs limités imposé par la sérigraphie, j’ai conservé l’idée de simplicité héritée de mon incompétence de départ et des moyens techniques à ma disposition à ce moment-là. J’ai compris que c’est ça qui avait fini par constituer, presque indépendamment de moi, une identité graphique. C’est pourquoi je recherche toujours la simplicité, et j’essaye de mettre le moins de couleurs possible, de privilégier les contrastes forts qui sont source de lisibilité et, à mon sens, d’impact et d’harmonie.

Quel rôle jouent pour vous les couvertures, qui chez Cornélius se rapprochent très souvent d’une affiche ?
C’est effectivement la référence. Je suis autodidacte, et si je suis passionné depuis l’enfance par la bande dessinée, je le suis plus largement par l’image, et l’image en tant que promesse. C’est ce qui me rapproche beaucoup de Robert Crumb, puisque toute son éducation graphique, tout son style, puisent dans les comic books américains conçus d’abord comme des produits de consommation, dont les images fracassantes devaient susciter le désir, la frustration, l’envie de posséder le livre pour connaître la clé de la couverture. Très fréquemment d’ailleurs, la couverture était d’une qualité supérieure au contenu du comics. J’ai moi aussi grandi dans un univers graphique qui découle du marketing, du commerce. En France aussi, la bande dessinée avait ce besoin de plaire. J’ai été énormément marqué par les couvertures de Lucky Luke, exemplaires de ce point de vue-là. La couverture est une promesse, elle dit souvent plus que le livre lui-même puisqu’elle suscite l’imagination du lecteur qui avant même de lire l’histoire l’a déjà presque écrite, ou du moins envisagée dans sa tête. C’est donc la voie que j’ai prise naturellement, et c’est une chance car cela a permis de me libérer graphiquement et ainsi de vivre une expérience éditoriale passionnante. Je n’ai cessé d’apprendre en pratiquant cette forme hybride à la frontière du design et du projet artistique. Je suis resté assez « Pulp » dans mes inspirations, tout en développant des goûts plus modernes, peut-être plus expérimentaux. Cela peut sembler étonnant car le catalogue de Cornélius est assimilé à une bande dessinée « radicale », qui à mon sens ne l’est pas en réalité car elle est lisible par tous. C’est peut-être simplement parce qu’il y a moins d’exigence ailleurs que nous le paraissons énormément. Mais je ne suis pas du tout convaincu que nous soyons de si grands expérimentateurs.

Justement, parlons un peu du catalogue. Il y a environ 80 auteurs, qui couvre quasiment toute l’histoire depuis le début du XXe siècle, les trois grands territoires de la BD que sont les États-Unis, l’Europe et le Japon. Comment l’avez-vous construit ?
Il s’est construit de façon très empirique et avec une bonne dose de chance. J’ai mis longtemps à comprendre la façon dont il s’est fabriqué, comme je vous l’ai dit je n’avais pas été formé à ce métier. Je n’avais que ma passion pour me diriger et ce n’est pas toujours un très bon conseiller, elle peut faire faire de grosses erreurs. Malgré ma méconnaissance de tout un tas de sujets techniques, ce qui a vraiment permis à ce projet de fonctionner c’est la volonté d’être fier de ce que je publiais. J’avais aussi le sens profond qu’en m’engageant auprès d’un auteur ou d’une autrice, je lui devais quelque chose : premièrement, de faire un beau livre, de bien mettre en scène son œuvre ; deuxièmement, d’en parler le mieux possible ; enfin, troisième clause non écrite, l’engagement personnel, l’engagement de principe, l’engagement moral, celui de ne jamais abandonner le livre qu’il ou elle m’avait confié. Je m’y suis tenu. Ce qui a fait le catalogue c’était mon goût, c’était des rencontres – validées par mon goût évidemment – et ça a été des passerelles. Il y a des auteurs des autrices que je n’ai pas publié dans un premier temps parce que je ne voyais pas comment ils ou elles pouvaient s’intégrer dans le catalogue tel qu’il était constitué à ce moment-là. Et quand j’avais véritablement la volonté de publier la personne, soit je créais une nouvelle collection, soit je cherchais quels auteurs ou autrices pourraient permettre de créer un lien cohérent entre ce qui existait et ce nouvel arrivant graphique. À une époque, par exemple, je voulais publier Osamu Tezuka, ce qui paraissait aberrant parce que rien dans le catalogue de Cornélius ne pouvait finalement coexister avec lui. Ça a été un long travail, sans que cette idée ne m’obsède non plus : je me disais qu’un jour, probablement, le catalogue aura élargi ses frontières, son spectre sera plus large et Tezuka pourrait naturellement s’inscrire dans ces choix éditoriaux. Ce qui s’est finalement produit. Je vois toujours des passerelles qui se créent d’un auteur à l’autre, qui créent une cosmogonie qui reste cohérente et qui, sans grossir démesurément, permet de s’ouvrir et de donner de la place à d’autres.

Osamu Tezuka était plutôt connu en France pour des dessins animés comme Astro le petit robot diffusé sur TF1 dans les années 80. C’est donc un auteur très pop, qu’on n’associe pas nécessairement à Cornélius pour qui on pense plus volontiers si l’on parle d’auteurs japonais à Shigeru Mizuki, Fauve d’or à Angoulême en 2006 pour NonNonBâ. Comment la passerelle s’est-elle établie ?
Pour moi, ce qui a permis de passer d’un auteur du catalogue comme Charles Burns à Tezuka, c’est Luciano Bottaro. Burns est dans une relecture des grandes thématiques, des univers pop américains et Bottaro, à son niveau, a créé lui aussi en Italie et souvent directement pour la France une œuvre très pop avec Pépito. Tezuka a fait la même chose au Japon. Je pense qu’il y a vraiment quelque chose qui relie Burns à Bottaro, et c’est probablement Hergé, le goût pour une ligne claire, précise, et des ancrages qui jouent des contrastes. Ensuite, c’est très facile de passer de Bottaro à Tezuka, surtout que les œuvres que j’ai choisies de ce dernier datent du début des années 60 qui est, à mon sens, la période magique de Tezuka. C’est celle durant laquelle il a les meilleurs assistants, il ne laisse pas de manuscrits inachevés parce qu’il a encore la confiance de ses éditeurs. Ce n’est pas encore le temps des prépublications arrêtées en plein vol, comme par la suite Dororo. Dans ces œuvres des années 60, il a encore ce style très ligne claire, presque « disneyen » par moments, et il présente un savoir-faire de la narration, des cadrages et des constructions de planches admirables à tout point de vue. Pour moi, il y a du Tezuka chez Bottaro et du Bottaro chez Tezuka. C’est la façon dont il est arrivé chez Cornélius.

Ce n’est pas anodin que vous rapprochiez l’auteur américain Burns, l’italien Bottaro, et le Japonais Tezuka. Chacun appartient à l’un des territoires historique de la bande dessinées, qu’on a tendance à séparer entre le comics, le franco-belge et le manga. Vous n’adhérez pas à cette géographie de la bande dessinée ?
Pire, je la conteste farouchement et je n’ai jamais créé une collection qui soit concentrée sur un territoire de bande dessinée quel qu’il soit, ou sur un angle sociologique quelconque d’ailleurs. J’ai publié des auteurs homosexuels ou étrangers et ça ne me viendrait pas à l’idée de mettre ça en avant, ce n’est pas pertinent. Prenons un exemple qui échappe au champ de la bande dessinée : il y a quelques années s’est produit une grande folie de la nomenclature en librairie, avec la création de rayons afin de, soi-disant, répondre à un public spécifique. Un jour, j’arrive dans une librairie et je vois qu’un rayon « gay » a été créé. Je regarde donc ce qu’on y trouve et je me rend compte qu’il n’y a même pas Jean Genet. Et c’est tant mieux d’ailleurs. Mais pourquoi séparer des auteurs qui peuvent se revendiquer comme gay ou transgenres des autres, pourquoi les mettre à part ? Ils ont parfaitement leur place dans la littérature au même titre que les autres. De même, je rejette cette distinction entre les trois territoires de la bande dessinée parce que je trouve ça tout simplement raciste. Pourquoi met-on à part les Américains des Européens, qu’on regroupe d’ailleurs maladroitement sous l’appellation fallacieuse de « franco-belge » où on retrouve des Espagnols, des Italiens, des Allemands, des Anglais…

Où met-on les Argentins Breccia et Muñoz que vous citiez tout à l’heure ?
Ils sont dans la catégorie « franco-belge » parce qu’ils ont été édités majoritairement en Europe ! Je trouve que c’est très bête parce que cela crée des appartenances totalement fictives et mécaniques à un certain type de bande dessinée, alors qu’il y a souvent des connexions parfaitement logiques et évidentes entre des auteurs de territoires différents, et qu’à l’inverse on trouve au sein de ces derniers des incompatibilités majeures. J’hésite presque à prendre cet exemple tellement il est facile, mais il est évident qu’il n’y a aucun lien entre Robert Crumb et Marvel Comics. Je suis pour la curiosité, et celle-ci est arrêtée aux frontières par cette nomenclature. Je suis contre les frontières culturelles. Je suis pour que tout se mélange, se mixe, il n’y a que ça qui rend joyeux, intelligent, tolérant et créatif.

Cela vaut aussi pour les époques, vous avez par exemple publié Gus Bofa qui est un illustrateur incroyable du début du XXe siècle et dont on ne pouvait plus rien voir. Vous dites qu’il est impossible aujourd’hui de trouver des classiques de la BD en entrant dans une librairie. Comment l’expliquez-vous ?
Parce que la bande dessinée n’a pas de mémoire, c’est quelque chose qu’on peut en effet observer facilement en librairie ou en se penchant plus simplement sur les textes produits sur la bande dessinée. On constate de véritables fractures générationnelles. En ce qui me concerne, je ne fais pas de distinction entre Gus Bofa et un auteur contemporain comme Blutch, parce qu’ils relèvent du même choix esthétique, du même champ plastique. De fait, ils partagent aussi de nombreux codes, des envies, des ambitions qui les rapprochent naturellement. Que les gens qui ont la curiosité de le faire jettent un œil aux auteurs des années 20 et 30, que ce soit au Japon, aux États-Unis, en France : vous serez sidérés par l’inventivité et la modernité de ces auteurs (il n’y a alors quasiment pas d’autrices) par rapport à la production actuelle. On a régressé sur le plan de l’ambition esthétique. Il faut être honnête, c’est aussi en partie pour cela qu’il faut que nous tenions : cette ambition est plus que jamais alternative à la production majoritaire, désormais concentrée sur ce qu’on appelle la bande dessinée du réel. On pourrait discuter très longtemps de ce dernier terme parce que c’est, selon moi, une imposture intellectuelle absolue. Mais effectivement, je ne veux pas non plus de nomenclature historique parce que ça ne me paraît pas pertinent.

Qu’appelez-vous la bande dessinée du réel ?
Dans la bande dessinée du réel, on range tout. C’est devenu un énorme fourre-tout, c’est la Foir’Fouille de la bande dessinée dans lequel on trouve à la fois l’autobiographie, l’autofiction, la bande dessinée de reportage, mais aussi la bande dessinée de vulgarisation – qui est majoritaire aujourd’hui. Le dévoiement des moyens de la bande dessinée pour permettre aux gens de lire, par exemple, l’adaptation d’un livre de sociologie sur l’histoire américaine, donc pour le rendre plus facile en utilisant la bande dessinée, est, pour moi, une régression…

N’y a-t-il pas une fonction de la bande dessinée historique ?
On ne peut pas créer un groupement artificiel de bandes dessinées sans qu’il n’y ait un intérêt et qu’on puisse y trouver d’excellentes choses. Malgré tout, la majorité de la production ne me parait pas digne de survivre à son époque. C’est comme ça. Cette bande dessinée de vulgarisation nous fait régresser car cela nous ramène à ce qu’a pu être la bande dessinée dans les années 40 et 50, voire même 60 : un outil à vocation pédagogique. À l’époque, le seul moyen de faire accepter la bande dessinée était qu’elle reflète des valeurs morales, comme le demandait monsieur Dupuis à ses auteurs. Ce grand catholique exigeait que la bande dessinée publiée dans son magazine Spirou défende certaines valeurs morales. C’est ce qui permettait de justifier aussi ce divertissement aux yeux des parents et de la société. Aujourd’hui, on arrive à faire des bandes dessinées qui traitent de sujets de société et je suis désolé, mais le domaine des sciences sociales est déjà bien rempli. On trouve à peu près tout ce qu’on veut sur tous les sujets, alors pourquoi aller chercher la bande dessinée si ce n’est pour faire de la vulgarisation scientifique ? Pour moi, ce n’est pas le propos, ce n’est pas le sujet, d’où mon avis que cela dévoie les moyens de la bande dessinée en tant que médium qui associe le texte à l’image dans une interpénétration extrêmement riche. Je trouve ça pas bien.

Puisque vous évoquez l’évolution du regard sur le dessin, et le rapport qu’il entretient avec la société, on a assisté ces dernières années à un phénomène étonnant autour des caricatures publiées par Charlie Hebdo. À écouter certains responsables politiques et certains journalistes, il y aurait une forme presque de sacralité à ces dessins qui ne souffriraient aucune discussion, ce qui au passage doit bien étonner leurs auteurs. Vous ne publiez pas de dessin de presse, même si Willem est un auteur important du catalogue de Cornélius. Quel regard portez-vous sur ce qu’on pourrait appeler une récupération de l’impertinence ?
C’est une question qui est liée à notre sujet précédent, à ce glissement assez malhonnête selon moi d’une bande dessinée du réel qui prétend décrire la réalité et donc une forme de vérité. C’est pourtant un principe élémentaire de dire qu’il n’y a pas de vérité absolue. Cette bande dessinée ne dit pas la vérité et, de fait, se contrefout de l’impertinence. D’un autre côté, je ne suis pas sûr que l’impertinence en tant que telle soit une qualité ou une valeur, pas plus que la sincérité d’ailleurs. En revanche, il faut la permettre. Je suis tout à fait intéressé et ouvert au fait que les auteurs et autrices puissent traiter de leur réalité, de leur quotidien et du monde dans lequel ils vivent. C’est presque inévitable d’ailleurs, que ce sujet prenne une forme très directe et frontale ou bien une forme plus symbolique, plus allégorique. Mais si je peux aller plus loin sur ce sujet, il n’y a pas de rapport entre la bande dessinée et le dessin de presse, ce sont deux champs totalement distincts. De fait, la bande dessinée de Willem a été pénalisée par son statut de dessinateur de presse, alors qu’il a réalisé plus de mille pages de bande dessinée tout à fait extraordinaires dans sa vie. Il ne travaille pas du tout de la même façon, il n’a pas recourt aux mêmes éléments graphiques…

Quant au lien entre caricature et impertinence, Plantu a tout à fait montré qu’il était possible de faire de la caricature sans impertinence. D’une façon générale, la qualité du dessin ne suscite plus d’intérêt, et pour moi, c’est ça le gros problème. Nous manquons aujourd’hui de culture graphique, peut-être autant ou plus que de culture politique. La majorité des dessins que je vois passer en presse ne sont pas terribles, très peu soutenus graphiquement. De ce point de vue-là, Willem est presque inégalable parce qu’il met en place une construction graphique dont il tire une force accrue pour son propos, et les deux finissent par s’enrichir l’un l’autre. Mais regardons honnêtement les caricatures de Mahomet d’abord publiées par le quotidien danois Jyllands-Posten puis en soutien par Charlie Hebdo : ce qui me choque le plus, c’est que l’immense majorité des dessins qui ont été publiés sont mauvais. Ce sont de mauvais dessins de presse : ils ne disent rien, ou du moins des choses assez plates ; ils ne proposent aucune mise en perspective ; ils ne suscitent aucune réflexion particulière. Certes, ils provoquent une réaction, mais si celle-ci n’est pas guidée par une réflexion, je n’en vois pas l’intérêt. Après les attentats, énormément de gens ont rendu hommage à Charlie avec des dessins… qui étaient tous plus mauvais les uns que les autres. En fait, ils ne rendaient pas hommage : ils montraient à quel point ils n’avait pas compris Charlie. Ceci se produit désormais dans tous les champs voisins, à chaque fois que quelqu’un meurt on se tape des dessins sur lesquels on voit cette personne arriver au ciel avec Saint Pierre et des anges, des cœurs ou des colombes. Et franchement, c’est nul ! C’est de cela dont j’aimerais qu’on parle, j’aimerais plutôt qu’on analyse la qualité des dessins, au-delà même de leurs propos. En général, un dessin de qualité va avec un propos de qualité.

On s’est un peu éloigné des 30 ans de Cornélius. Est ce que vous tenez toujours dans cet univers impitoyable de l’édition de la bande dessinée ?
Cornélius est pour le moment mis à l’abri, en quelque sorte, par l’investissement personnel que j’ai placé dans la société puisque je suis gérant bénévole. C’est un choix que j’ai fait il y a très longtemps parce que j’ai compris assez vite que, pour que Cornélius soit rentable, il m’aurait fallu faire des choix éditoriaux différents. Il y a beaucoup de livres qui ont marché plus tard dans d’autres maisons que j’avais refusé d’éditer parce que je ne les trouvais pas conformes à mon exigence – ou en tout cas à l’exemple des auteurs qui étaient déjà présents dans le catalogue. J’ai fait le choix très radical de ne pas en faire mon métier en tant que tel, ma profession, mon moyen de vivre. J’ai voulu échapper à tous prix aux vicissitudes de la fin de mois, du salaire et j’ai pris un autre métier. Cornélius est devenu mon apostolat, tout simplement – j’ai clairement un côté missionnaire… Quoi qu’il en soit, j’ai aujourd’hui les deux bras engagés jusqu’aux épaules puisque j’ai des salariés, des auteurs et des autrices auxquels je dois de continuer. Je ne peux pas les abandonner en rase campagne.

Ce qui a été une tentation au début des années 2000 ?
Oui, pendant très longtemps, j’ai voulu arrêter. Ce qui m’a retenu de le faire, ce sont les engagements que j’ai pris vis-à-vis de certains auteurs et autrices. Je savais très bien que si Cornélius disparaissait, alors leur espace de liberté allait se restreindre. Et notamment, je m’étais été engagé envers Robert Crumb à publier une anthologie assez complète de ses œuvres. Cela s’est fait aussi par contrainte, par enchainement au sens de chaîne, j’étais enchaîné à Cornélius. Finalement, je ne regrette pas de ne pas avoir arrêté parce les personnes avec qui je travaille aujourd’hui m’aident énormément et m’apprennent des choses. Mes collègues sont bons, deux d’entre eux sont d’ailleurs actionnaires. Et je pense qu’un jour, c’est eux qui répondront de Cornélius, s’ils le veulent en tout cas…

Des belles années encore pour Cornélius.
Pour moi, il n’y a pas de raison d’arrêter, sauf si un jour le livre disparaît ou perd de son attractivité au profit de la tablette… Normalement, on est supposé pouvoir continuer.

On a beaucoup parlé de ça il y a quelques années. La bande dessinée infinie sur les tablettes…
C’est des conneries ! C’est un sujet très intéressant, mais il ne peut être mené que par des créateurs ou des créatrices qui, d’une part, ont un univers graphique, ont une activité créative intense, sont artistes ; qui, en plus, détiennent les connaissances nécessaires pour utiliser ces outils numériques ; et qui, enfin, ont une ambition et une intelligence qui leur permettraient d’utiliser le caractère très novateur d’une tablette et les moyens qu’elle propose. Ce n’est jamais le cas. Il ne faut jamais dire jamais, le meilleur exemple d’un livre qui a une version tablette exceptionnelle, même supérieure à l’imprimé, c’est Ici de Richard McGuire, parce que c’est un livre qui fonctionne sur des allers-retours temporels et qui décortique des émotions et des sentiments à l’échelle des temps infinis. Quand McGuire a conçu son projet, il a beaucoup réfléchi à la façon dont il allait organiser les différentes époques et la façon dont elles devaient s’enchâsser les unes dans les autres, en sachant qu’il n’y a pas de continuité historique. Il a donc commencé à faire des story-boards en utilisant un iPad. Très rapidement, il en est arrivé à créer une application qui mixe de façon aléatoire toutes les séquences. En fait – j’en ai fait l’expérience avec lui – en jouant avec cet objet, il arrive qu’on trouve une meilleure composition que celle, forcément figée, qu’il avait retenue pour le livre. C’est  que c’est intéressant. Les outils proposés sont tellement variés : liens hypertexte, arborescence multiples et croisées qui font que rien n’est jamais figé… Au lieu de ça, on fait des PDF qui se lisent sur tablette – non mais, c’est une plaisanterie en fait, c’est une grosse blague !

 


Raphaël Bourgois

Journaliste