Gary Gerstle : « Biden n’est pas encore Roosevelt, et ne le sera peut-être jamais »
Joe Biden a surpris beaucoup d’observateurs au cours des 100 premiers jours de sa présidence. D’abord par l’audace de ses plans de relance, mais aussi par sa façon de faire tomber un à un les tabous biens ancrés dans la politique américaine de la fiscalité, de l’action du gouvernement fédéral, de la plus juste répartition des richesse… Élu d’abord contre Donald Trump, pour répondre à la crise sanitaire, il est désormais comparé à Franklin Delano Roosevelt et à sa politique du New Deal. C’est aller un peu vite estime Gary Gerstle, professeur à Cambridge, spécialiste du socialisme aux États-Unis, mais aussi de ce qu’il a appelé « l’ordre du New Deal » des années 30 aux années 70 et de « l’ordre néolibéral » qui s’étend des années 80 à 2016 très précisément. Pour le grand historien américain, un ordre politique advient quand le parti dominant ne se contente pas de gagner, mais qu’il devient capable de plier le parti d’opposition à sa volonté, à ses thèmes de prédilection. À cet égard, Biden n’en est encore qu’au stade du rêve rooseveltien de transformation, et pourrait même n’être qu’une parenthèse avant l’instauration d’un ordre trumpien, autoritaire et oligarchique. RB
Après 100 jours au pouvoir, Joe Biden est régulièrement comparé à Franklin D. Roosevelt, comme si la réponse apportée par le 47e président des États-Unis à la crise du Covid-19 rappelait celle du 32e à la crise économique de 1929. Que pensez-vous de ce parallèle ?
Joe Biden a surpris beaucoup de monde, à commencer par moi. Il est présent à Washington depuis 47 ans, comme sénateur puis comme vice-président de Barack Obama, c’est un professionnel aguerri de la politique, mais finalement on le connait peu. Son nom n’est associé à aucun texte de loi important, et il n’est certainement pas considéré comme une grande figure réformatrice. Il a bien servi Obama, tout en restant dans son ombre, et lors des primaires les électeurs ont voté pour lui non pas pour son bilan politique, mais parce qu’il n’y avait pas d’autre alternative. Il subsistait donc un doute sur sa capacité de rassembler toute l’énergie qui circule actuellement au sein du parti démocrate et de la gauche, de la galvaniser pour en faire quelque chose d’important. Il était certes l’« anti-Trump » – c’est d’ailleurs ainsi qu’il se présentait – mais il n’avait pas montré pendant la campagne sa capacité de compréhension du moment dans lequel nous étions, ni son rêve de transformation de la politique américaine. Il l’a finalement énoncé le 25 mars dernier en déclarant que les États-Unis avaient besoin d’un « changement de paradigme ». Les États-Unis sont à un point d’inflexion et Joe Biden l’a bien compris, quelles que puissent être ses véritables convictions.
En ce qui concerne les points communs avec Franklin D. Roosevelt, j’en vois au moins deux. Premièrement, ils se ressemblent par leur extraordinaire capacité d’empathie. Les deux hommes ont subi, même si elles n’ont pas la même nature, de terribles tragédies personnelles. Roosevelt, un vigoureux jeune homme du Nord-Est du pays, a perdu l’usage de ses jambes à 40 ans, à cause de la polio, et il est resté infirme le reste de sa vie. Biden a perdu sa fille et son épouse dans un accident de voiture, et un de ses fils du cancer. Certaines personnes, lorsqu’elles font face à une telle douleur, deviennent amères, hargneuses, pleines de ressentiment. Ce ne fut ni le cas de Roosevelt, ni celui de Biden. Au contraire : cette souffrance les a ouverts au monde. Elle les a rendus capables de parler de la douleur et de la perte d’une manière très évocatrice et, en même temps, de montrer leur détermination à ne pas être vaincus par elle. Après un président incapable de la moindre empathie face à la pandémie, cela compte. Les États-Unis ont perdu 570 000 personnes, et probablement plusieurs centaines de milliers de ces décès auraient pu être évités. La plupart des familles et des communautés ont été touchées d’une manière ou d’une autre. Qu’une figure politique puisse parler ouvertement de cette tragédie tout en communiquant un message d’espoir rappelle l’ampleur de l’empathie dont Roosevelt a pu faire preuve.
Le second point commun de Biden et Roosevelt, c’est leur capacité à comprendre qu’il y a certains moments en politique qui ne ressemblent à aucun autre, et à s’en saisir. C’est l’attitude que Roosevelt a eue lorsqu’il a dû faire face à la Grande Dépression de 1929. Il était progressiste, mais il est allé au-delà des intentions qu’il avait exprimées durant sa campagne de 1932 pour devenir un véritable président transformateur. Je pense qu’il se passe quelque chose de similaire avec Biden. Il a compris que la pandémie de Covid-19 a déstabilisé la politique états-unienne, que l’ordre qui l’a dominée depuis les années Reagan est en train de s’effondrer et donc que cette période inhabituelle peut devenir un point d’inflexion. En d’autres termes, c’est le moment d’être audacieux.
Ces deux exemples sont-ils exceptionnels dans l’histoire des présidents des États-Unis ?
Il est intéressant de comparer cette attitude avec la réaction d’Obama face à la crise financière et à la grande récession de 2008-2009. À sa manière, Obama a été audacieux, mais il a toujours fait très attention à ne pas dépasser les limites et à chercher le consensus en faisant participer toute la classe politique. Biden, ayant en partie tiré les leçons d’Obama, n’a pas cette prévenance et, comme Roosevelt avant lui, profite du moment pour trouver le type de politiques et de communication adéquat, former une coalition solide, et ainsi pouvoir mettre en œuvre des transformations. Biden rêve de Franklin D. Roosevelt, et je dirais que ses 100 premiers jours ressemblent plus à ceux de Roosevelt qu’à ceux de n’importe quel autre président depuis cette époque. D’autant plus qu’en termes d’audace, de dynamisme et d’expérimentation, il n’y a pas que les trois grands plans de relance, mais aussi la réforme du droit de vote, la réforme de l’immigration et bien d’autres encore. C’est un programme très audacieux, et il est délibérément calqué sur ce que Roosevelt a fait lorsqu’il est entré en fonction en 1933. D’ailleurs, l’expression « 100 jours » vient de Roosevelt, qui estimait que c’était le délai qui permettait de mesurer le succès d’un nouveau président. Toutefois, lui a pu faire passer 15 lois majeures rien que pendant ce laps de temps. Joe Biden ne va pas reproduire cet exploit : il a déjà fait passer une loi majeure, je pense qu’il espère en faire passer une deuxième… Il reste loin du bilan de Roosevelt, mais je pense qu’il a eu l’ambition de faire de ces 100 jours une période de transformation de la politique aux États-Unis.
Mais en a-t-il réellement les moyens, vous venez de le dire : il n’a pour l’instant fait passer qu’une loi majeure ?
Je le pense, car il profite d’un autre élément inédit : la renaissance d’une gauche politique. Quand Obama était président, il n’y avait pas de « gauche » à proprement parler. Elle commençait à peine à se construire en 2011, avec la naissance du mouvement Occupy Wall Street, de manière spontanée, sans avoir encore de direction. Ce sont les candidats à la primaire démocrate Bernie Sanders et Elizabeth Warren qui ont fait de la gauche une force au sein même du parti démocrate, mais aussi une force nationale. Ce courant ressemble à celui avec lequel Roosevelt avait dû composer lors de sa réélection en 1935-36. Pour mettre en œuvre son programme, il avait dû contenir la gauche – et ici j’entends « contenir » dans un double sens : elle devait faire partie intégrante du mouvement démocrate, mais il fallait aussi la maîtriser. Roosevelt avait compris qu’une négociation était cruciale pour le bien-être du parti démocrate. Biden, qui a nommé des personnalités de ce courant dans son administration, l’a compris également. Les plus grandes réalisations politique des progressistes se sont toujours produites lorsque le centre du parti démocrate était en discussion avec sa gauche. Cela a été le cas sous Woodrow Wilson dans les années 1910, sous Roosevelt dans les années 1930, sous Lyndon Johnson avec les militants des droits civiques dans les années 1960 et l’émergence de la New Left dans les années 1970. C’est à nouveau le cas aujourd’hui, même si Biden doit faire face à des obstacles conséquents pour atteindre ses ambitions rooseveltiennes.
Vous avez parlé « d’ordre » instauré par la présidence de Reagan. Qu’entendez-vous par là ?
J’ai coécrit un livre intitulé The Rise and Fall of the New Deal Order [« Ascension et chute de l’ordre du New Deal », avec Steve Fraser, 1989, non traduit en français], qui développe l’idée selon laquelle les victoires de Roosevelt dépassent la période de la Grande Dépression. Elles ont débouché sur une manière différente de penser la politique, et notamment sur un réalignement de la relation entre les deux partis. Roosevelt a réussi à faire du parti démocrate le parti dominant de la vie politique états-unienne, position qu’il a maintenue jusqu’au début des années 1970. La raison pour laquelle le New Deal des années 1930 est important, ce n’est pas seulement ses réalisations, c’est parce qu’il a inauguré une autre manière de faire de la politique qui a duré 40 ans. L’une des conditions de ce que j’ai appelé un ordre politique, c’est lorsque le parti dominant ne se contente pas de gagner, mais qu’il devient capable de plier le parti d’opposition à sa volonté, à ses thèmes de prédilection. D’une certaine manière, l’évènement le plus significatif de l’ordre du New Deal ne se produit pas durant les années Roosevelt, mais au cours des années 1950, lorsqu’un républicain, Dwight D. Eisenhower, est élu après 20 ans de présidence démocrate. Les républicains allaient-il préserver le New Deal ou le défaire ? Au bout du compte, Eisenhower l’a préservé, notamment parce qu’il ne pensait pas pouvoir le démanteler efficacement. C’est à ce moment-là que ce mouvement de réformes devient un ordre, dans le sens presque littéral d’ordonner la politique. Ses principes idéologiques clés deviennent ceux de la vie politique états-unienne : le capitalisme doit être géré par les autorités publiques ; l’État, dans cet objectif, doit être fort et recruter des experts ; l’État doit redistribuer une partie des revenus et des richesses des riches aux pauvres et aux classes moyennes afin d’éteindre les conflits de classe et de garantir la paix du pays ; surtout, le gouvernement central doit être puissant pour servir les intérêts publics plutôt que ceux du secteur privé. Cette philosophie du big governement gouverne les États-Unis des années 1930 jusqu’à l’élection de Ronald Reagan en 1980. Ainsi, ce ne sont pas tant des triomphes momentanés dans une période de crise qui donnent son ampleur au New Deal, mais l’établissement de principes politiques qui vont perdurer et dominer la politique états-unienne pendant deux générations.
Malgré les alternances ?
Comme je le disais, l’ordre du New Deal ne s’est pas brisé sur l’élection d’un président républicain, il a commencé à sombrer à cause d’un sujet qu’il avait soigneusement évité jusque-là : celui de la race. Or, une série d’évènements a ramené cette question au premier plan dans les années 1970, ce qui a divisé le parti démocrate. L’autre élément qui l’a affaibli, c’est la perte de la position prééminente des États-Unis dans le monde. Des années 1940 au début des années 1970, c’est une puissance économique sans égale. Dans les années 70, elle voit soudainement arriver des rivaux, dont plusieurs se sont reconstruits sur les cendres de la seconde guerre mondiale, et une économie internationale modifiée rend certains des outils économiques – les outils keynésiens du New Deal – inefficaces. Un processus de crise s’ensuit, l’ordre commence à se fragmenter, ouvrant des opportunités pour des courants et des personnalités politiques qui étaient auparavant en marge. Le personnage clé, ici, est Ronald Reagan, qui établira un ordre néolibéral, à l’opposé du New Deal dont le gouvernement, affirme-t-il, « conduit les États-Unis vers le communisme, la tyrannie et le totalitarisme ». Le pays ne retrouvera selon lui sa grandeur que dans « les marchés libres, un État central plus faible qui, ainsi, favorise l’individualisme ».
L’ordre néolibéral a inauguré une période de capitalisme de libre marché – qui était à l’opposé, à bien des égards, des idéaux qui dominaient jusque-là. Mais cette fois encore, ce n’est pas durant les années 1980 que le néolibéralisme est devenu un ordre. C’est arrivé lorsque le parti démocrate est retourné au pouvoir tout en restant « plié » à la volonté du parti opposé, avec Bill Clinton dans les années 1990. Le même phénomène s’est produit au Royaume-Uni d’ailleurs, avec l’ascension au pouvoir du travailliste Tony Blair. Quelqu’un a demandé un jour à Margaret Thatcher quelle était sa plus grande réussite en tant que politique, et elle a répondu « Tony Blair ». Ce qu’elle entendait par là, c’était qu’elle avait converti le parti travailliste à un mode de pensée néolibéral. Ainsi, dans les années 1990, Clinton estimait que la seule façon pour le parti démocrate de survivre et de gagner les élections était d’accepter les prémisses de la révolution reaganienne. C’est à ce moment-là que le néolibéralisme devient l’ordre néolibéral. Il a façonné les présidences de Clinton, de George W. Bush et même, je dirais, d’Obama. Trump et Sanders sont ceux qui, en 2016, ont commencé à donner des coups de boutoir à cet ordre, et Biden a hérité d’un ordre fracturé, disloqué, ce qui lui ouvre l’opportunité de devenir le président transformationnel qu’il aimerait être selon moi.
L’histoire américaine, en tout cas l’histoire du XXe et du début du XXIe siècle, serait donc un cycle ? Le retour annoncé du Big governement, de l’investissement de l’État dans les infrastructures, la lutte contre les inégalités, la redistribution, les politiques sociales… tout ce qu’a annoncé récemment Joe Biden serait le retour à un ordre précédent ?
Je ne crois pas à une histoire faite de cycles. Arthur M. Schlesinger Jr. affirme dans son livre Cycles of American History que le système politique fonctionne par oscillation permanente entre la gauche et la droite, balançant avec la régularité d’un pendule. Pour ma part, je suis convaincu que la théorie de cet historien très important est malgré tout fausse. Il y a trois possibilités qui se dégagent de ce moment. La première est que Biden vienne à bout de son programme de réformes, commençant ainsi à construire un nouvel ordre politique. Il ressemblera sûrement à certains égards à celui du New Deal, mais il en sera également différent sur des points importants : il n’y a pas de possibilité de retour en arrière.
Deuxième possibilité : la présidence Biden est un mirage. On pourrait faire valoir – je l’ai fait – que la seule raison pour laquelle il a été élu était la pandémie. Qui sait, peut-être était-ce juste un coup de chance, et l’ordre politique à venir sera trumpien, autoritaire et oligarchique, marqué par l’affection pour un dirigeant fort et l’entrave des procédures démocratiques et du compromis. Je ne parle pas seulement de l’aspiration à un homme fort, capable de prendre les choses en main, qui va parler de peuple et de patrie – comme on en voit tellement d’exemples aujourd’hui à travers le monde –, mais aussi de la détermination du parti républicain à gouverner, durablement, comme une oligarchie, comme un parti minoritaire. Le parti sait que tel qu’il est actuellement construit – avec sa philosophie et son idéologie –, il ne peut pas attirer la majorité des votes. Il cherche donc à créér les condtions d’un gouvernement minoritaire, par exemple en travaillant jour et nuit pour restreindre les droits de vote et éloigner les électeurs démocrates potentiels des urnes. Ainsi, dans un cas comme dans l’autre, les États-Unis pourraient entrer dans un ordre autoritaire ou oligarchique durable que le pays n’a jamais encore connu à l’exception peut-être de la période qui a précédé la guerre civile au XIXe siècle, quand les Sudistes avaient un pouvoir immense au Congrès.
La troisième possibilité part du principe que le pays serait si polarisé qu’aucun des deux groupes ne se trouverait capable d’établir un ordre. À mon avis, cette situation aussi serait extrêmement mauvaise, car elle provoquerait beaucoup de chaos et d’agitation dans la population. Or, les États-Unis ont une certaine tendance à la violence et je crains que les gens ne prennent les choses en main si cette troisième possibilité devait advenir.
Il faut donc espérer que la première possibilité puisse se réaliser, à quelle condition cela vous semble-t-il possible ?
Je ne voudrais pas faire croire que Biden est sur le point d’instaurer un nouvel ordre. Pour l’instant, il n’a que des rêves de transformation, la capacité de penser comme Franklin Roosevelt. Ce qui m’amène à une autre grande différence entre Biden et Roosevelt : ce dernier disposait de larges majorités dans les deux chambres du Congrès lorsqu’il a été élu en 1933, et elles n’ont fait qu’augmenter en 1934 puis en 1936. Il a donc bénéficié d’un temps exceptionnellement long pour mettre son programme en œuvre. Biden, au contraire, a une marge extrêmement mince. Le Sénat est à égalité (50 démocrates, 50 républicains) et il ne dispose que d’une majorité de 8 élus à la Chambre des représentants, qui pourrait facilement lui échapper lors des élections de mi-mandat en 2022. Il a donc un an tout au plus avant que toute possibilité de mettre en forme une législation sérieuse s’arrête et que la propagande électorale ne redémarre. De manière réaliste, tout ce qu’il va accomplir le sera probablement d’ici le mois d’août.
Si Biden a choisi d’être audacieux, ce n’est pas seulement pour ressembler à Roosevelt, mais aussi certainement parce qu’il sait qu’il doit prendre des mesures spectaculaires et montrer des résultats rapidement. Il espère ainsi arracher certains électeurs au trumpisme, non pas par conviction idéologique, mais par des emplois, des infrastructures de santé, de vaccination… bref, des améliorations visibles dans la vie quotidienne. Tel est son premier objectif s’il veut construire un ordre : il doit gagner les élections de midterm en 2022. Puis lui ou son successeur devront gagner en 2024, peut-être même en 2026 et 2028. Sinon, il sera impossible d’implanter un nouvel ordre progressiste dans la vie politique états-unienne. Il est pour l’instant très important de garder à l’esprit que nous n’en sommes qu’au tout début de son mandat, au « stade du rêve », et qu’il faut distinguer clairement ce dont rêve Biden, et ce qu’il est capable d’accomplir, qu’il n’est pas encore Roosevelt et ne le sera peut-être jamais.
L’historien français spécialiste des États-Unis Romain Huret insiste sur un autre élément : Roosevelt a pu s’appuyer sur un mouvement social très important, des syndicats forts, des grèves. La gauche du parti démocrate, celle qui se dit socialiste, peut-elle aujourd’hui jouer ce rôle ?
Biden ne fait certainement pas face à un mouvement ouvrier du type de celui qu’a connu Roosevelt. Romain Huret a raison, la période 1933-37 a été une période d’insurrection intense, de grèves, de rébellion de la classe ouvrière, d’occupations d’usines et d’entreprises, avec une augmentation spectaculaire de l’activité syndicale. C’est cette pression qui a obligé Roosevelt à déplacer son programme vers la gauche durant la campagne de 1935. Il n’y aura plus de mouvement ouvrier fort ou de gauche de cette ampleur, elle a complètement disparu. À titre de comparaison, lorsque le mouvement ouvrier des années 1930 et 1940 était à son apogée, il comptait 15 millions de membres, soit 35 % de la force de travail industrielle. Aujourd’hui, il doit représenter 11 ou 12 % de la main-d’œuvre, et sans les employés du secteur public, c’est 6 à 7 % des travailleurs. C’est une énorme différence. De plus, les syndicats viennent de perdre une grosse bataille dans une usine de distribution d’Amazon en Alabama [Début avril, les employés du géant de la distribution ont majoritairement voté contre la création d’un syndicat, après une campagne antisyndicale de leur employeur, inédite par sa férocité et fortement dénoncée par la gauche, ndlr]. D’un autre côté, le mouvement Black Lives Matter a rassemblé autant d’Américains l’année dernière que pendant les années les plus intenses des manifestations ouvrières de la Grande Dépression. Ce mouvement a eu un impact énorme, avec des manifestations qui de plus n’étaient pas seulement noires, mais multiraciales.
Il n’y a donc pas d’opposition selon vous entre la question sociale, la réduction des inégalités, et la question raciale ?
Non, et Biden là-dessus a fait le bon choix en prenant la décision opposée à celle de Roosevelt qui avait ignoré les questions d’égalité raciale et de racisme. Il souhaite que les États-Unis s’attaquent à ces problèmes tout en s’occupant de leur économie, affirme que l’un ne peut être prioritaire par rapport à l’autre. La communauté noire représente une part beaucoup plus importante de son électorat que pour Roosevelt. Les électeurs noirs l’ont placé à la Maison-Blanche, et il a choisi avec Kamala Harris une vice-présidente noire très énergique et accomplie, qui est intimement impliquée dans la formulation de la politique. La grande question est de savoir s’il va être capable de poursuivre ces deux objectifs en même temps. S’il réussit, on se souviendra de lui comme d’un grand président transformateur qui aura réussi ce qu’aucun président n’a été capable de faire, à savoir avancer en même temps sur le front de l’égalité économique et des droits civiques. Woodrow Wilson a privilégié l’égalité économique à la justice raciale. Franklin D. Roosevelt aussi. Lyndon Johnson a finalement opté pour la justice raciale plutôt que pour l’égalité économique, et a profondément divisé le parti démocrate dans le processus. Je suis impressionné par la sophistication dont Biden fait preuve dans l’élaboration des stratégies pour faire ce qui doit être fait, mais rien ne garantit qu’il y parvienne. C’est un chemin très difficile, même si les choses ont évolué depuis l’apparition sur la scène politique nationale de Bernie Sanders, qui est devenu le deuxième socialiste le plus populaire de toute l’histoire américaine.
Qui était le premier ?
Eugène Victor Debs. Ses parents étaient de Colmar en Alsace et ils avaient un lien fort avec la France. Il a vécu et atteint le sommet de sa popularité il y a 100 ans. Comme Bernie, il n’a pas remporté de grand mandat électif, mais a eu un impact très fort sur la politique. Il existe, en ce moment, un mouvement de masse qui est fondé sur la race. Black Lives Matter prend cependant aussi l’économie politique au sérieux, puisque le mouvement cherche à établir un lien entre les droits des Noirs et la nécessité de précipiter la fin de l’exploitation du capitalisme. C’est un mouvement de gauche, il est important de le reconnaître. L’autre moyen pour la gauche d’exercer une influence concrète, c’est de participer au processus électoral. Le modèle ici est l’ère progressiste du début du XXe siècle, avec Eugene Debs au centre. Il s’est présenté cinq fois à la présidentielle comme candidat du Parti Socialiste des États-Unis, et il a obtenu un score de 6 % en 1912. Il était bien sûr très loin de la victoire, mais sa participation a influencé de manière cruciale le débat, le discours, les propositions politiques. Sanders a eu le même effet.
La gauche n’est certes plus du tout la même que celle des années 1930, mais en termes d’impact et d’influence, elle me rappelle cette période encore plus que celle des années 60 qui n’est pas allée assez loin en termes de réduction des inégalités entre les riches et les pauvres. Elle s’est concentrée sur les mouvements de droits civiques, les mouvements de libération des femmes, des homosexuels, le mouvement anti-guerre… L’économie et la critique du capitalisme n’étaient pas au centre de ses préoccupations, elles le sont à nouveau aujourd’hui. Cela ne serait pas arrivé sans ce fort soulèvement. La gauche est donc différente, mais elle est bien présente et j’avoue que sa réapparition m’a pris par surprise. Je connais bien l’histoire du socialisme aux États-Unis, je l’ai étudiée pendant de nombreuses années et j’ai attendu si longtemps qu’il renaisse au cours du second âge d’or des années 1980 et 1990… mais il n’a pas revu le jour. J’ai bien pensé qu’il avait complètement disparu. Et finalement, le voilà ! Mais Biden a, autant que je puisse en juger, au moins temporairement désarmé la gauche en s’ouvrant à elle beaucoup plus qu’elle ne s’y attendait, en la surprenant. Et de la même manière que Trump n’a pas pu vraiment trouver d’angle d’attaque contre Biden, la gauche n’y arrive pas non plus. Cela suggère une sophistication de la politique de Biden que nous avons peut-être sérieusement sous-estimée, et qui encore une fois me rappelle Roosevelt.
Cette réapparition d’un mouvement de gauche aux États-Unis, autour de personnalités comme la représentante au Congrès Alexandra Ocasio-Cortez, a pourtant été perçu au début comme un obstacle pour Biden. Aujourd’hui, le président n’hésite pas à parler du retour du Big government, alors qu’on pensait cette référence à l’intervention de l’État fédéral définitivement impossible…
Il faut toujours avoir en tête que la nation américaine est née, à la fin du XVIIIe siècle, d’une révolte contre le gouvernement. Pas seulement contre le gouvernement de George III, la puissance coloniale, la Grande-Bretagne : la rébellion contre le roi George était nécessaire pour se débarrasser de tout pouvoir concentré dans une autorité centrale, considérée comme un chemin inéluctable vers la tyrannie. La Révolution américaine – et à cet égard, elle est très, très différente de la Révolution française – a vu naître cette antipathie envers les grands États centralisés, parce qu’ils étaient considérés comme l’ennemi de la liberté individuelle. Or, la valeur la plus sacrée aux États-Unis n’était pas l’égalité – et je dirais même que ce n’était pas la souveraineté populaire –, mais la liberté, celle des individus, de faire ce qu’ils voulaient. La plus grande menace pour cette liberté était non pas de la voir se concentré aux mains des élites privées, mais du gouvernement lui-même. Cette méfiance s’est renforcée au XXe siècle lors de la montée du communisme et de ce qu’il représentait, à savoir la concentration de tous les pouvoirs entre les mains d’une seule autorité publique.
C’est pour cela que la mise en place d’un gouvernement central efficace et puissant a toujours été plus difficile aux États-Unis que dans n’importe quelle nation européenne. Il a fallu attendre les années 1930 et une calamité de l’ampleur de la Grande Dépression pour qu’un parti politique surmonte cette hostilité fondamentale. Mais cela explique aussi pourquoi l’attaque contre l’État central est devenue aussi féroce qu’elle l’a été sous Ronald Reagan dans les années 1980, et pourquoi elle s’est poursuivie dans les années 1990, dans une détermination à démolir ce pouvoir fédéral et à le voir pour ce qu’il était – ou plutôt pour ce que les conservateurs croyaient qu’il était : un ennemi de la liberté. Une des figures conservatrices de la fin du XXe siècle et du début du XXIe, Grover Norquist, le disait ainsi : « Nous voulons réduire le gouvernement fédéral jusqu’à ce que nous puissions le noyer dans une baignoire. » Les républicains conservateurs avaient le désir profond de ramener les États-Unis à son état pré-New Deal. C’était la promesse de Reagan. Ce sentiment est toujours ancré et les progressistes qui veulent construire un État central fort doivent constamment lutter contre lui. Les personnes politiques ne peuvent échapper à ce stigmate qui n’est attaché à un État central fort qu’à certains moments très précis. La Grande Dépression en était un, la pandémie en est un autre.
De quelle manière Biden peut-il s’y prendre et quels obstacles voyez-vous se dresser contre lui ?
Il veut réduire les inégalités entre les riches et les pauvres, ce qui signifie qu’il va devoir utiliser les mécanismes du gouvernement pour gérer le capitalisme et les capitalistes beaucoup plus efficacement qu’il ne l’a fait jusque-là. Cela pourrait aller jusqu’au démantèlement des géants des médias, qui sont aujourd’hui les entreprises les plus puissantes aux États-Unis. Biden s’est aussi engagé dans un projet majeur visant à stopper le dérèglement climatique, mais le mouvement d’opposition aux États-Unis est gigantesque. Il parle sans cesse de combattre le racisme systémique, mais beaucoup de Blancs n’aiment pas qu’on leur rappelle constamment qu’ils sont racistes. C’est un point sur lequel il ne peut pas imiter Roosevelt, qui a privilégié l’égalité économique sur l’égalité raciale, et a d’ailleurs assumé cette attitude. Biden comprend que ce n’est plus possible aujourd’hui. Mais sera-t-il capable de faire progresser l’égalité raciale et l’égalité économique pour tous les Américains en même temps ?
S’il y a un obstacle aux ambitions de Biden, je pense que sa politique d’immigration est un point très vulnérable. Son plus grand faux pas jusqu’à présent, à mon avis, a été d’initier des campagnes humanitaires en faveur des réfugiés le long de la frontière sud, sans comprendre le désordre politique qu’il allait entraîner. Je pense qu’il fait face à un problème que les progressistes du monde entier vont devoir affronter ces 50 prochaines années, c’est-à-dire une gigantesque crise des réfugiés. Le nombre de réfugiés à la recherche d’un nouveau foyer dans le monde sera sans précédent, en raison du dérèglement climatique. Il y a déjà, je crois, 60 millions de réfugiés dans le monde, imaginez maintenant une centaine de millions de plus au cours des 30 à 40 prochaines années. Il s’agit de personnes dont les terres auront littéralement disparu de sous leurs pieds à cause de la montée des eaux, ou dont les terres cultivables seront devenues des déserts incapables de subvenir à leurs besoins. L’ampleur de ces mouvements de population est telle qu’ils ne peuvent être résolus par la gestion même la plus humanitaire. L’Union européenne est déjà confrontée à ce problème au quotidien. Les États-Unis y seront confrontés. Les débats sur les murs et les frontières font partie de l’avenir de l’UE et de l’Amérique du Nord. C’est un grand défi pour les progressistes. Réfléchir à l’alternative qui est à la fois humanitaire et protège la frontière n’est pas une tâche facile, et je pense que c’est la question à laquelle Biden, est le moins préparé, et qui pourrait facilement le faire trébucher.
Cette volonté affichée de Biden de réduire les inégalités, elle se heurte encore à de nombreux tabous, sur la fiscalité, sur la mise en place d’une couverture sociale, d’une prise en charge de la santé…
Les États-Unis ont connu une période de réduction significative des inégalités pendant le New Deal. L’un des mots clés d’alors c’était la sécurité : sécurité économique et sécurité des revenus. Le début a été la période la plus égalitaires en Amérique de ces cent et probablement même de ces 150 dernières années. Dans les années 40, le taux d’imposition avait atteint 90% sur les taux marginaux les plus élevés. Il est maintenu à ce niveau par un président républicain – Eisenhower dans les années 50 – avant d’être légèrement réduit dans les années 60. C’est encore une fois Ronald Reagan qui change la donne en réduisant l’impôt sur le revenu d’environ 60 % pendant sa présidence. Il y a donc eu une Amérique avec un État fort, qui donnait la priorité aux besoins des classes ouvrières et moyennes sur ceux des élites, qui contenait les inégalités économiques. En 1960, le patron de General Motors, qui était alors l’une des entreprises les plus puissantes du monde, gagnait 16 fois le salaire d’un ouvrier moyen travaillant sur la chaîne de montage. En 2000, c’était quelque chose comme trois à quatre cent fois le salaire moyen d’un ouvrier à la chaîne. Ainsi, l’ordre du New Deal a proposé une manière différente d’organiser la politique et la plus grande période d’abondance pour les gens ordinaires.
On a toutefois oublié de mentionner un élément fondamental : c’était aussi la période de la guerre froide, avec un ennemi capable d’anéantir les États-Unis. J’ai montré dans mes travaux que si les républicains n’avaient pas remis en cause les acquis du New Deal lorsqu’ils sont revenus au pouvoir dans les années 1950, c’était grâce à ce sentiment que l’Amérique était engagée dans une compétition mondiale. Il fallait donc faire certains sacrifices pour les gens ordinaires, que les conservateurs n’auraient pas naturellement été enclins à faire autrement, pour prouver la supériorité de la société américaine, pour prouver que le capitalisme était meilleur que le communisme. Il n’y a pas ce genre d’ennemi dans le monde d’aujourd’hui, et il n’y a donc rien qui puisse ancrer le parti républicain dans un calcul différent que celui des coûts et des avantages, de sorte que ses tendances les plus radicales, je dirais même destructrices, ont le champ libre. Mais je pense qu’il est important de savoir que, des années 30 aux années 60, l’Amérique a failli devenir une social-démocratie à l’européenne. Peut-être qu’elle en prend aujourd’hui le chemin…