Histoire

Sylvie Lindeperg : « Nuremberg fut pensé, aussi bien par les Américains que par les Soviétiques, comme un show trial »

Réalisateur et écrivain

Au moment où, en France, un nouveau projet de loi de réforme de la justice propose de systématiser la présence des caméras dans les prétoires, il est particulièrement intéressant de revenir sur le procès filmé le plus célèbre de l’histoire : Nuremberg. Une « bataille des images » à laquelle l’historienne du cinéma Sylvie Lindeperg vient de consacrer un ouvrage majeur.

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Sylvie Lindeperg est professeure à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et membre honoraire de l’Institut Universitaire de France. Ses recherches portent sur les relations multiples entre le cinéma, la mémoire et l’histoire. Elle a consacré une large part de ses travaux aux images de la Seconde Guerre mondiale et aux procès pour crimes contre l’Humanité. Sylvie Lindeperg a écrit et dirigé une quinzaine d’ouvrages parmi lesquels Clio de 5 à 7 (CNRS Éditions 2000), Nuit et Brouillard. Un film dans l’histoire (Odile Jacob, 2007), La Voie des images (Verdier, 2013), Les Écrans de l’ombre (Seuil, 2014). Son dernier livre, Nuremberg, la Bataille des images, vient de paraître chez Payot. Sylvie Lindeperg en présente les lignes de force dans un dialogue avec le cinéaste, critique et théoricien Jean-Louis Comolli avec lequel elle a co-écrit en 2009 le film Face aux fantômes, dans lequel elle joue son propre rôle.s

L’originalité de ton livre tient à ta manière de faire l’histoire d’un évènement historique (le procès par les vainqueurs des dignitaires nazis à Nuremberg en novembre 1945) en prenant en compte tout ce qui est de l’ordre de la représentation – filmage du procès lui-même, projection de « films-preuves » montrant les atrocités commises par les nazis, publicité du procès comme exemplaire d’un idéal « démocratique » à l’américaine – dès le moment de la conception de ce procès, pendant sa préparation matérielle et technique et lors de son déroulement.
C’est une proposition intéressante pour nouer les fils du livre qui interroge la notion de « procès-spectacle ». Nuremberg fut pensé, aussi bien par les Américains que par les Soviétiques, comme un show trial, c’est à dire un procès dont les enjeux débordaient de très loin le sort des 22 accusés pour remplir des missions politiques, pédagogiques, mémorielles. Pour le procureur des États-Unis Robert Jackson, qui fut le maître d’œuvre du procès, il s’agissait autant d’imposer un récit que d’établir un verdict, de construire l’avenir que de juger les crimes du passé. Il souhaitait en effet garantir la paix par le droit et vanter les idéaux de la démocratie américaine. Dans cette perspective, la notion de « représentation », par sa polysémie même, offre un point d’entrée très pertinent.
Je me suis d’abord intéressée aux « représentations mentales » de ce petit groupe de pionniers américains réunis autour de Jackson et du général Donovan, chef de l’agence de renseignement des États-Unis, l’OSS (Office of Strategic Services), ancêtre de la CIA (Central Intelligence Agency). Ce dernier avait mis ses équipes au service de Jackson pour rechercher et analyser les documents nazis, interroger les témoins et les accusés, concevoir la salle d’audience.  Mais sa carte maîtresse était la Field Photographic Branch dirigée par John Ford qui avait rejoint ses rangs en septembre 1941. L’OSS avait imaginé pour Nuremberg une imbrication très audacieuse des usages du cinéma. En juin 1945, la Field Photo fut ainsi chargée de rechercher et assembler des images permettant de prouver les crimes nazis, de réaliser un court-métrage préparant l’opinion à l’ouverture du procès, de filmer les audiences et de concevoir, à l’issue du jugement, un documentaire qui fixerait sa mémoire.
J’ai d’abord essayé d’entrer dans les coulisses du procès en éclairant la manière dont l’équipe américaine imagina – et donc se représenta – le futur procès. Grâce aux archives, je rends compte de leurs certitudes et de leurs doutes lorsqu’ils visionnèrent les images et montèrent les « films-preuves ». Puis, passant du procès rêvé au procès réel, je suis le déroulement des débats judiciaires. Je montre notamment que les documentaires américains – en particulier Nazi Concentration Camps – jouèrent moins un rôle de preuve qu’ils remplirent une fonction dramaturgique. La projection des images des camps devant les accusés, dont les visages étaient éclairés par un rai de lumière, offrit une représentation à haute valeur dramatique et morale : les leaders nazis furent livrés en pâture aux spectateurs et aux journalistes qui leur infligèrent une punition symbolique, une sorte de damnation publique. La présentation du film The Nazi Plan, sur lequel les Américains avaient beaucoup misé, fut en revanche un échec. Jackson l’avait conçu à l’origine comme une reconstitution judiciaire dans laquelle les accusés seraient appelés à redire les mots et à refaire les gestes. Le 21 novembre 1945, dans son discours d’ouverture, le procureur américain annonça à la Cour qu’elle verrait les inculpés rejouer leurs crimes sur l’écran. On retrouve ici un autre sens du mot représentation dont l’étymologie renvoie à l’action de « replacer devant les yeux », de re-présenter. Mais, la projection de ce documentaire qui assemblait surtout des actualités allemandes et des fragments du Triomphe de la volonté de Riefenstahl fut un échec, car les anciens chefs nazis prirent plaisir à se revoir sous le IIIe Reich au temps de leur splendeur et ils en firent la démonstration depuis leurs bancs. Au drame moral voulu par l’accusation américaine, ils opposèrent une pantomime qui faillit tourner à la farce.
Ce qui m’amène à une dernière acception du mot représentation compris dans le sens de spectacle théâtral. Il y eut tout d’abord, pendant les préparatifs de Nuremberg, des répétitions en costumes qui permirent aux interprètes de s’exercer, aux membres du tribunal de tester le fonctionnement des appareils de traduction simultanée et aux cameramen de faire des essais. La pièce judiciaire fut ensuite « interprétée » sur la scène du prétoire pendant dix longs mois. Les images du procès permettent de mesurer les écarts entre les intentions dramaturgiques des principaux acteurs et leurs performances pendant la « représentation » : on y découvre la part nécessaire d’imprévisible, la difficulté de certains protagonistes à incarner leur récit et le libre-jeu des accusés – en particulier Göring qui avait un sens aigu de l’auto-mise-en-scène.

On n’avait jamais analysé comme tu le fais les avatars du filmage des audiences, les contradictions et problèmes à la fois pratiques et éthiques qui sont apparus. Tu fais l’histoire non seulement de ce qui a été dit et montré, mais des mécanismes matériels mis en œuvre pour cela (place des caméras, des projecteurs, du son…). Il y a une opposition souvent soulignée entre « l’idée » que se font les organisateurs et les « acteurs » (procureurs, juges…) et ce qui se passe dans la réalité des audiences. Tu donnes à voir la grande distance qui s’installe entre les désirs et les aspirations d’un côté, les réalisations de l’autre. Il y a plusieurs scénarios de l’évènement Nuremberg et aucun ne sera accompli vraiment. En ce sens, le déroulement du procès évoque le tournage d’un film. Tu le traites ainsi, en parlant des rôles des uns et des autres, dans cette ambiguïté qui fait que les mêmes termes concernent aussi bien le théâtre que la justice, et tu soulignes ces connivences comme un pas de plus dans le triomphe des représentations, dans ce qui devient « la société du spectacle ».
J’aime beaucoup cette comparaison avec le processus de fabrication d’un film et je la fais donc mienne. Lors des préparatifs du procès, il y eut plusieurs scénarios concurrents, non seulement entre les pays membres mais également au sein du camp américain.
Donovan et Jackson s’accordèrent pour faire de Nuremberg un instrument qui permettrait aux États-Unis d’imposer leur interprétation de la guerre et leur vision de la justice. Donovan voulait mettre en scène un immense show judiciaire pour transmettre au monde « le plus grand conte moral jamais raconté ». En ce sens, le Nuremberg des Américains s’inscrit dans la catégorie de ce que Mark Osiel appelle un « procès-spectacle libéral », c’est à dire un procès où les juges et les procureurs poursuivent à la fois des enjeux judiciaires et extra-judiciaires. Ces derniers transfigurent le jugement en « théâtre d’idées » tout en respectant les droits de la défense, contrairement aux mises en scènes des régimes totalitaires.
Donovan et Jackson partageaient donc des objectifs communs. Mais ils s’opposèrent sur le scénario et la dramaturgie du procès. Le chef de l’OSS estimait nécessaire, pour incarner le récit américain, de confier le rôle principal aux victimes dont les témoignages donneraient chair au drame moral et retiendraient l’attention de la presse. De son côté, Jackson pensait qu’il lui revenait de porter et de personnifier dans le prétoire le récit des crimes du IIIe Reich. Il choisit surtout de privilégier une stratégie d’accusation fondée sur la présentation des archives écrites confisquées aux nazis. Le procureur considérait que ces documents seraient plus difficiles à attaquer que les dépositions des témoins et qu’ils offriraient par ailleurs des sources précieuses aux historiens, ce qui fut le cas. Mais la stratégie documentaire de Jackson contribua à transformer le procès en monument d’ennui. Les journalistes et le public trouvèrent fastidieuses les interminables lectures de documents et ils se détournèrent de Nuremberg.
Il y eut donc un gouffre entre les ambitions américaines et le déroulement du procès, ce d’autant que le tribunal affronta une série d’imprévus. Ce furent d’abord des événements extérieurs, en particulier l’entrée en Guerre froide, en mars 1946, après le discours de Fulton où Winston Churchill évoqua le rideau de fer qui tombait sur l’Europe. Ce nouveau contexte politique permit à la défense, et aux adversaires du procès, de dénoncer le pacte faustien entre les Alliés occidentaux et les Soviétiques qui se retrouvaient à la tribune des juges et au pupitre des procureurs alors qu’ils avaient commis certains des crimes poursuivis par le tribunal.
Jackson eut également du mal à incarner sa vision de la guerre et à donner à son récit une épaisseur sensible : les images du procès révèlent que l’incontestable beauté littéraire de sa plume ne fut pas servie par le talent du grand orateur. Sa prestation tourna même au fiasco lors de sa confrontation avec Göring qui prit très nettement l’ascendant. Or, ce moment du procès était attendu comme un exercice de rédemption morale. Le juge britannique Norman Birkett avait prédit que le contre-interrogatoire par Jackson du principal accusé serait « un duel à mort entre le champion des valeurs de la civilisation et le dernier survivant important parmi les protagonistes des forces du Mal ». Les membres du tribunal furent donc très déçus par la prestation de Jackson, qui tourna à la déconfiture politique et morale. Reste que cet espace de jeu et de liberté offert aux accusés, tout comme l’imprévisibilité du verdict (rappelons que trois inculpés furent acquittés), permirent de maintenir Nuremberg comme procès au lieu de le réduire à un pur théâtre de propagande. C’est pourquoi j’avance que le grand procès international fut un semi-échec dont les causes peuvent être mises finalement au crédit de Jackson. Et ce par nécessité autant que par vertu. Car le récit américain vantait les mérites de la justice démocratique des États-Unis : il exigeait donc de préserver l’équité du procès. Ce fut à la fois sa grandeur et son infirmité.
Comme tu le notes par ailleurs, le prétoire de Nuremberg fut aussi le lieu d’un tournage bien réel qui buta sur des difficultés techniques et sur les exigences de l’éthique judiciaire libérale promue par les Anglo-américains. En ce sens, on peut regarder les images du procès comme un symbole de leurs contradictions et un miroir des stratégies politiques qui s’affrontèrent au sein du tribunal militaire international.
L’une des originalités de Nuremberg, étonnement négligée, tient en effet à la coprésence de plusieurs équipes chargées de filmer les audiences. Du côté américain, le tournage ne fut pas dirigé par John Ford comme le prétend une légende tenace. En août 1945, en effet, la Field Photo fut déchargée de cette mission au bénéfice des cameramen militaires du Signal Corps. Ces derniers travaillèrent aux côtés d’une poignée d’opérateurs des actualités et d’une équipe soviétique expérimentée conduite par le cinéaste Roman Karmen.
Il y eut par conséquent coexistence entre trois grandes traditions de filmage des procès : celle des Soviétiques qui croyaient en la puissance du cinéma comme auxiliaire de justice ; celle de la presse filmée qui privilégiait les moments dramatiques et spectaculaires ; celle enfin du Signal Corps qui défendait l’idée d’un filmage « documentaire », en phase avec la vision de Jackson, et qu’il prétendait neutre et objectif ce qui était une illusion.
Pour faire enregistrer les audiences, Jackson tenta de concilier deux principes essentiels de la justice inscrits dans la Constitution des États-Unis : celui de l’équité et celui de la publicité. Mais si Jackson estimait la publicité indispensable, elle ne devait pas se faire au prix du désordre et de l’indignité. C’est la raison pour laquelle il exigea que les opérateurs et les photographes soient assignés dans des emplacements fixes dont ils n’auraient pas le droit de bouger.

Ce sont là des contraintes qui briment le travail des opérateurs, en effet, mais qui témoignent, comme tu le soulignes, d’une certaine phobie du désordre et donc, le désir d’un retour à l’ordre après la guerre.
Oui, car l’équipe américaine était hantée par les débordements du procès Hauptmann (le meurtrier du bébé Lindbergh) qui avait tourné en 1935 au cirque médiatique. Les architectes de l’OSS construisirent donc au parterre des cabines vitrées insonorisées pour les preneurs de vues afin qu’ils ne perturbent pas les audiences. De leur côté, les Britanniques – qui interdisaient les photographes et les opérateurs dans leurs tribunaux – étaient très méfiants à l’égard du filmage. Le président de la Cour, l’Anglais Geoffrey Lawrence, veilla donc rigoureusement au respect de la dignité des débats et il entrava le travail des cameramen. Ceux-ci avaient par exemple besoin de beaucoup de lumière. Or, les néons installés dans la salle s’étaient révélés insuffisants pour tourner dans de bonnes conditions. C’est pourquoi l’OSS avait rajouté de puissants projecteurs qui gênèrent les juges et les accusés dès le premier jour d’audience. Lawrence en fut très contrarié et il refusa que son prétoire se transforme en plateau de cinéma : il exigea que les opérateurs lui demandent l’autorisation pour brancher leurs projecteurs. Cette décision lui donna un redoutable pouvoir de contrôle et d’empêchement sur le travail d’enregistrement. Il en usa fréquemment, en particulier aux moments les plus intenses du procès, au désespoir des cameramen d’actualités !

Compte tenu de la quantité très importante des archives que tu as étudiées et traduites, tu es parvenue à une écriture synthétique et précise à la fois, qui plus est légère et agréable, alors que l’on pouvait craindre le contraire…
Ta comparaison avec la fabrication d’un film vaut aussi pour l’écriture du livre. Pour rendre intelligibles et digestes les dizaines de milliers de pages d’archives que j’avais consultées, j’ai cherché un principe narratif qui permettent au lecteur de ne pas périr englouti sous le flot. L’histoire que je voulais raconter devait elle aussi être incarnée par des personnages – Ford, les frères Schulberg, Jackson, Donovan – dont je suis le destin et tente de pénétrer les rêves, les pensées, les dispositions mentales grâce à leurs notes, leurs journaux intimes, leurs correspondances, tout en empruntant certains codes narratifs au cinéma et au théâtre. En outre, de la même manière qu’un réalisateur doit faire le deuil, en salle de montage, des rushes que la construction de son film rejette, j’ai dû renoncer à des fragments du texte qui contrariaient la fluidité et l’efficacité du récit. J’ai choisi de les placer dans des suppléments plus rhizomatiques présentés à la fin du livre, un peu dans l’esprit de ces séquences coupées proposées dans les bonus de certains DVD. C’était aussi le moyen de respecter les exigences de la recherche historique. Car je trouve essentiel de pas m’affranchir des règles scientifiques qui exigent d’étayer ses démonstrations et d’exposer ses sources pour permettre que leur interprétation soit discutée. Je suis très reconnaissante à mon éditrice, Sophie Bajard, d’avoir accepté ce principe.

Un autre point m’a frappé : dans les fictions hollywoodiennes et notamment les films de John Ford, les procès (de fiction) tiennent une place importante et dans toutes les scènes d’audience le public est présent, intervient, prend parti, etc. Or, à Nuremberg, le public est relégué loin de la scène, il n’est que très peu ou pas filmé par les opérateurs. Cette relative absence s’explique : le public du procès est pensé dès le départ comme étant partout ailleurs, dans le monde entier, et ce sera le public censé voir le film final. Mais le spectateur ne verra pas d’autres spectateurs que ceux qui sont noués dans l’intrigue : les accusés, les interprètes, les avocats, les procureurs… C’est un peu comme si on avait eu peur de la présence de spectateurs réels. Cela accroit la dimension « démonstration ».
Cette question est importante. Mais puisque tu évoques les fictions hollywoodiennes, je voudrais revenir tout d’abord au projet de filmage de la Field Photo qui resta donc lettre morte. J’ai retrouvé dans les archives un document dans lequel le groupe Ford présentait son futur dispositif d’enregistrement. Ce projet très ambitieux était en adéquation avec la campagne de propagande américaine. L’auteur de la note – qui pourrait être Ford – indique que les images du procès devaient servir la cause des États-Unis. Le dispositif imaginé par la Field Photo avait aussi pour vocation de pousser la dramatisation et la théâtralisation des audiences, de surligner les émotions, d’entretenir les « effets de suspense ». Il était également prévu que les opérateurs enregistrent les réactions du public et montrent la presse au travail. Le projet de la Field Photo puise dans un imaginaire de la justice popularisé par les court-dramas hollywoodiens – au premier desquels Young Mister Lincoln de John Ford. L’auteur de la note d’intention préconisait en effet des formes et des figures de filmage qui renvoyaient aux fictions de prétoire anglo-saxonnes, quitte à négliger les contraintes propres au tournage dans un lieu de justice. L’auteur fait mine d’oublier qu’une salle d’audience n’est pas un studio de cinéma dans lequel on pourrait redécouper le décor à sa guise, retirer momentanément certains acteurs pour installer les caméras – ce que fait Ford dans Young Mister Lincoln en filmant successivement le procès depuis la place du jury, des accusés, des spectateurs.
Dans ces fictions hollywoodiennes, comme dans le projet de la Field Photo, le public occupe une fonction centrale. Il est au sens fort un coproducteur du drame judiciaire. Or, comme tu le notes très justement, les spectateurs jouèrent un rôle discret à Nuremberg, aussi bien dans le prétoire que dans les images du Signal Corps. Il faut d’abord rappeler que la place du public a été largement sacrifiée dans l’enceinte du tribunal international. En raison de l’exiguïté de la salle du Palais de Justice de Nuremberg, l’OSS dut construire en hauteur une étroite galerie qui n’offrait que 80 places à des visiteurs occasionnels, pour l’essentiel des VIP. Le public « ordinaire », local – et donc pour l’essentiel allemand – fut tenu à distance de ce procès qui devait pourtant servir la campagne de dénazification. Mais les contraintes spatiales n’expliquent pas tout. L’admission des spectateurs allemands posait des problèmes de sécurité dans ce pays vaincu en état de choc : à l’évidence, les militaires américains n’étaient pas disposés à ouvrir les portes du tribunal à la « population ennemie ». Jackson estimait par ailleurs que le procès n’avait pas vocation à attirer des « flots de curieux en mal de sensations ». Une fois encore, contrairement à Donovan, le procureur général se méfiait d’un théâtre de la justice où l’émotion prendrait le pas sur la raison. Il préférait s’adresser à une audience internationale par le filtre des médias : sa scène judiciaire était le monde auquel le reliaient les journaux, la radio et les écrans.

C’est dire que la dimension spectaculaire du procès entre en contradiction avec le désir d’ordre dont on parlait… Mais la mise en retrait du public est-elle spécifique à Nuremberg ?
Non. On retrouve aujourd’hui dans les tribunaux ad hoc de la justice pénale internationale cette tentation d’exclure le public en le séparant physiquement de la Cour par des parois vitrées. Si les raisons invoquées sont la sécurité des membres du Tribunal, on peut également voir dans cette conception de l’espace le symbole d’une justice déterritorialisée qui a du mal à penser la place du tiers au nom duquel les jugements sont rendus.
Cette logique est aux antipodes de celle du procès Eichmann de 1961. Celui-ci fut organisé dans le grand auditorium de la Maison du peuple de Jérusalem, qui pouvait accueillir jusqu’à 750 personnes. Au fil du procès, les spectateurs israéliens furent de plus en plus nombreux et assidus, particulièrement pendant les témoignages des survivants du génocide qui bouleversèrent en profondeur le pays. Le documentariste américain Leo Hurwitz, qui avait la charge de filmer en vidéo les audiences de Jérusalem, sut rendre compte de cette émotion collective en tournant ses caméras vers les spectateurs pour composer des gros plans sur leurs visages émus. Le cinéaste fut donc le témoin d’un événement en train d’advenir qui n’avait pas été anticipé. Il en rendit compte à l’image tout en le déplaçant sur une autre scène : celle de la réception du procès en Israël et de la commotion qu’elle entraîna dans tout le pays.
Si le filmage d’Hurwitz s’inspire largement des techniques du show télévisé, la place donnée aux spectateurs l’inscrit néanmoins, par certains aspects, dans la lignée des films de procès soviétiques. En URSS en effet, le public ainsi que les journalistes jouaient un rôle central au sein des tribunaux populaires. Les spectateurs, sélectionnés parmi des membres du parti, se voyaient confier un rôle d’acteur à part entière dans la scénographie judiciaire. Ils manifestaient leurs sentiments, applaudissaient les discours des procureurs et les sentences. Le public était par ailleurs abondamment filmé pour offrir un miroir des émotions aux spectateurs des documentaires. Mais les techniques d’enregistrement étaient bien différentes de celle du procès Eichmann. À Jérusalem, les caméras avaient été dissimulées derrière des parois pour ne pas interférer sur le cours du procès. En URSS au contraire, les caméras étaient à vue : elles imposaient leur emprise sur les spectateurs dont les mouvements étaient dirigés par le balayage de puissants projecteurs. Ces lumières vives sculptaient la foule des spectateurs pour en faire une entité homogène : il s’agissait de créer l’image d’un peuple uni autour des décisions de la justice révolutionnaire.
Pour revenir à Nuremberg, on retrouve sans surprise dans les images de Karmen quelques figures des films de procès soviétiques. Le cinéaste russe arriva en Allemagne porteur de cet imaginaire de la justice façonné par les documentaires de ses prédécesseurs. Mais il dut innover pour s’adapter aux singularités de ce procès international dont il ne maîtrisait ni les codes ni le déroulement. Contrairement à ses collègues qui filmaient les procès en URSS, Karmen ne pouvait s’appuyer sur un script préétabli, il n’avait pas de prise sur les accusés et aucune possibilité de faire du public le complice du jugement. Les opérateurs russes tentèrent malgré tout de filmer les spectateurs ainsi que les journalistes et écrivains qui couvraient le procès pour leur pays ainsi que les personnalités militaires et politiques de passage. Ce fut donc moins le peuple soviétique, totalement absent, que son avant-garde qui fut mise en valeur.
Les opérateurs russes tentèrent par ailleurs de contourner les contraintes techniques du dispositif imposé par l’armée américaine. Ils tournèrent certaines scènes en marge des audiences, pendant les pauses. Karmen pouvait ainsi se placer librement dans la galerie de presse pour filmer les reporters au travail. Le cinéaste alla plus loin en faisant rejouer dans la salle vide les procureurs soviétiques : cette mise en scène lui permit de les filmer en contre-plongée selon les canons du genre, de corriger certains défauts sonores des prises originales et même de réécrire quelques répliques des interrogatoires pour mettre en lumière l’efficacité des procureurs russes. Dans ce tournage comme dans le film réalisé par Karmen, la représentation est infiltrée par le mythe. On retrouve l’articulation entre la fiction et le réel, mais dans un rapport très différent de celui du projet Ford.

Une simple remarque : la mise en spectacle passe presque toujours par le rappel du « besoin de distraction ».
On peut aussi entendre « distraction » au sens de Pascal, comme ce qui détourne de l’essentiel : en l’occurrence, selon Hannah Arendt, de la seule et unique vocation d’un procès qui est de rendre la justice.
La question du spectacle – au cœur de mon ouvrage – s’articule avec une réflexion sur les rapports entre les vérités judiciaire, historique et cinématographique. L’une des leçons à en tirer serait que les images de Nuremberg, largement négligées par les historiens du procès, offrent une puissante métaphore des philosophies de la justice et des stratégies politiques qui s’affrontèrent dans son enceinte pour en maîtriser le récit. L’analyse du filmage ne se limite donc en aucune manière à des considérations techniques : les questions de formes sont des questions de fond aux résonances sociales, politiques, éthiques.
Les prises de vue de Nuremberg ont enfin pour vertu de livrer le procès dans toute son épaisseur sensible. Elles complètent utilement – et parfois même corrigent – les minutes officielles. Les images dévoilent au plus juste la coprésence sur scène des acteurs du procès. On y découvre également d’autres professions au travail – interprètes, sténographes, secrétaires… – dont la fonction fut essentielle et au sein desquelles les femmes étaient nombreuses, en contraste avec la composition exclusivement masculine du tribunal qui chagrina tant l’écrivaine Victoria Ocampo. L’enregistrement filmé nous rend les voix et les mots des acteurs dans la fraîcheur de leur profération avant le lissage des traductions et les embaumements de l’écrit. Ces images révèlent la richesse des échanges non verbaux, elles ramènent à lumière des regards et des gestes et redonnent vie à un fourmillement de détails qui viennent nous faire signe.

Sylvie Lindeperg, Nuremberg, la Bataille des images, Payot


Jean-Louis Comolli

Réalisateur et écrivain