Littérature

Will Self : « Nous avons lu Junky et nous sommes devenus des junkies »

Journaliste

C’est en connaissance littéraire de cause, après avoir lu Thomas de Quincey ou William S. Burroughs, que Will Self est devenu toxicomane au début des années 1980. Avec Will, un texte autobiographique singulier, il invente une langue anglaise inédite pour revisiter cette expérience quarante ans après. Entretien à l’occasion du Littérature Live Festival de la Villa Gillet.

publicité

Depuis le début des années 1990, Will Self bâtit l’une des œuvres les plus singulières et forte de la littérature britannique contemporaine : comme Martin Amis pour la génération précédente, il contribue avec chaque livre à l’invention d’une nouvelle langue. Si, par son caractère ouvertement biographique, il détonne un peu dans une bibliographie d’abord marquée par la fiction satirique, Will, son nouvel opus, ne déroge pas à la règle : c’est un anglais différent qu’on y entend en le lisant, un anglais marqué temporellement du sceau des années 70-80 et ancré territorialement dans la glocalisation des drogues qu’a expérimenté la capitale britannique à cette époque. Will sans self, donc, comme pour signifier la distance empathique pratiquée par Will Self pour évoquer celui qu’il fut et ne saurait, par définition plus être, lorsqu’il avait 25 ans : un junky. Self était beaucoup d’autres choses dans ses années-là mais Will ne donne à saisir qu’une dimension : la toxicomanie. À l’occasion du Live Littérature Festival de la Villa Gillet, dont AOC était cette année partenaire, il revient ici sur ce memoir focalisé. SB

Par son caractère assez directement autobiographique, ce nouveau livre, Will, occupe une place à part dans la liste désormais assez longue des ouvrages que vous avez publié depuis une trentaine d’années. Pourquoi l’écrire à ce moment-là ? Pourquoi pas plus tôt ou dans quinze ans ? Avez-vous vécu un événement qui vous a poussé à l’écrire ?
J’ai passé les dix dernières années, probablement le point d’orgue de ma vie d’écrivain, à travailler sur une trilogie de romans assez ambitieux. Deux d’entre eux ont été publiés en France : Parapluie (Umbrella en version originale) et Requin (Shark), le troisième, Phone, n’est pas encore publié. Et je dirais que dans le monde anglo-saxon, la situation des écrivains masculins d’âge moyen est devenue assez compliquée et même plutôt compromise. Je crois que j’ai senti cette situation venir il y a quatre ou cinq ans et j’ai alors su qu’il était nécessaire, pour conserver la confiance de mes éditeurs, de leur proposer une œuvre susceptible de se vendre. Je dois donc être franc : il y a eu un peu de calcul de ma part, il y avait en partie le besoin d’écrire quelque chose qui serait acheté. Mais il y a aussi d’autres raisons. Cette trilogie de romans forme en quelque sorte un arc, une période de ma vie d’écrivain. Et tout comme la prose de ces romans est dominée par l’ellipse, symbolisée par des points de suspension, après les points de suspension qu’a été le temps de cette trilogie de romans, il était nécessaire d’imaginer autre chose, une césure, un vide en quelque sorte. Ces mémoires, sont un pas de côté. Nous vivons actuellement une période étrange, et pas seulement du fait de la pandémie ou d’autres évènements marquants qui se sont produits récemment, mais en termes de génération, en termes démographiques. Parce que je pense que bien plus encore que Pete Townsend qui chantait dès les années 1960 qu’il espérait mourir avant de devenir vieux (I hope I die before I get old, la génération punk fut la génération qui espérait vraiment mourir avant de vieillir. Or… nous sommes toujours là !

Écrire ce livre fut, j’imagine, une expérience particulière, très différente de celles des livres précédents, du fait notamment de la nécessité de se replonger dans les différents états, les différents sentiments mais aussi les différentes visions du monde de cette période difficile… Et je ne parle pas seulement du contexte politique, des années Thatcher, ou du contexte culturel mais de l’expérience qui est au cœur de ce livre, celle de la prise de drogue, de la toxicomanie.
J’ai déjà manifestement utilisé une grande partie de cette expérience dans mes fictions. J’ai publié vingt-cinq livres, dont une vingtaine a été traduite en français, cela fait beaucoup de mots. Toute fiction est, d’une certaine manière, une « psycho-biographie », et souvent, il est plus facile de dire la vérité à travers une construction que directement. Si ce livre avait originellement paru France, il aurait été publié comme un roman, comme ce que vous appelez une « autofiction ». Au Royaume-Uni, ces memoirs sont apparus comme une anomalie aux yeux des critiques britanniques, ils ont eu beaucoup de mal à l’appréhender, à le ranger dans une catégorie parce que ce qu’ils aiment c’est les trucs du genre « vous savez, adolescent j’étais un loup-garou, mais je vais bien mainten-aouuuuuuh !! »… Ils voulaient sentir une rédemption, ils voulaient cet effet dramatique dans lequel l’auteur se tient en dehors du texte pour clamer quelque chose comme « c’était mon jeune moi, je ne suis plus comme ça, vous savez, j’ai appris ma leçon, je suis un bon et honnête membre de la société maintenant. ». Or il se sont retrouvés face à un texte qui refuse totalement, délibérément cette attitude.
Derrida a écrit sur le fait qu’on ne peut jamais connaître la fin d’une phrase, même quand on commence à la lire du début, qu’il y a une indétermination dans le langage. Ce livre entend refléter cette profonde indétermination. La fin du livre en témoigne même s’il s’agit d’une expérience pour laquelle il n’y a pas d’histoire contrefactuelle possible. En fait, j’ai écrit un roman d’un genre particulier, la seule différence concerne la phase de recherche, il s’est agi de me reconnecter avec ce jeune homme qui, au début du livre, se tient dans une rue animée du sud de Londres, sachant pertinemment qu’il est sur le point d’être paralysé par le manque d’héroïne. Il n’a pas d’argent. Il est en retard au travail. Il a 24, 25 ans. C’était il y a 30 ans et la question au moment d’écrire c’est : comment je peux me reconnecter avec ce type ? Comment je peux savoir aujourd’hui ce que ce type pensait à l’époque ? La réponse est que je ne savais pas vraiment ce qu’il avait en tête, mais j’ai pris le temps d’identifier ses émotions, j’ai commencé à éprouver de l’empathie pour ce jeune homme – et, c’est la chose cruciale, il fallait absolument que je me dise « ce n’est pas moi » ! Je ne crois pas du tout être la même personne que le Will du livre. Comment cela pourrait-il être le cas ? Je suis un homme de 59 ans, père de quatre enfants adultes, qui a écrit 25 livres, et Will est un jeune homme de 24 ans qui occupe un emploi sans avenir dans le télémarketing et qui est accro à l’héroïne… Nous ne sommes clairement pas la même personne. Mais j’ai commencé à ressentir de l’empathie pour lui, puis de la sympathie – une profonde sympathie. Écrire le livre au présent et à la troisième personne m’a permis de maintenir simultanément la distance nécessaire pour provoquer l’empathie sincère et de ne pas me faire submerger par les émotions d’alors.  Et dès que je me suis mis au diapason avec ce jeune homme et que j’ai éprouvé de l’empathie pour lui, que j’ai commencé à compatir tout le reste m’est revenu : mes pensées, les conversations, l’apparence des gens, l’environnement, l’ambiance, tout m’est revenu d’un coup. C’était comme Bergson, Proust, les souvenirs involontaires… Tout vous revient en pleine figure. À commencer par le manque.

En fin de compte, tout est dans le titre du livre : Will mais sans le Self, le prénom sans le nom de famille, qui renvoie au soi…
(rires) C’est totalement focalisé sur Will, il n’y a de monde plus large, d’une certaine manière. C’est une narration mono-perspective ou un discours indirect libre, ainsi qu’on l’appelle depuis Kafka et La Métamorphose notamment. Le lecteur est connecté à ce personnage, mais pas non plus exactement dans sa tête. C’est la même sensation étrange qu’on éprouve pour son avatar dans un jeu vidéo : vous êtes condamné à accompagner Will alors qu’il essaie futilement de se procurer de la drogue, qu’il s’immole par le feu, qu’il fait une overdose, qu’il voyage beaucoup pour essayer d’échapper à son addiction. C’est encore vraiment une affaire d’empathie, quand je me suis mis à réfléchir attentivement à ce qui me préoccupait vraiment quand j’avais 24 ou 25 ans, ce n’était ni la politique, ni la philosophie, ni les grandes déclarations idéologiques. C’était avec qui je voulais coucher et mon besoin de me défoncer – et mes angoisses à propos de la défonce. En lisant le livre, le lecteur ne peut certainement pas deviner que j’étais très actif politiquement à cette époque. Au-delà de ma dépendance, il lui est impossible de comprendre qui j’étais socialement parlant. Ce livre était destiné à avoir pour sujet la dépendance elle-même.

Dans ses années post-étudiantes, Will fait l’apprentissage pratique de la drogue mais avant de s’y mettre en quelque sorte il disposait déjà de beaucoup de connaissances théoriques et littéraires sur la drogue. Ce n’était pas comme si la drogue était tombée du ciel, ou arrivée par accident. Ce personnage vient d’une famille dans laquelle l’existence des drogues n’a jamais été tabou, n’a jamais fait l’objet de jugement moral sur les drogues. Et sans doute est-ce aussi pour cette raison, du fait de cette socialisation qu’aujourd’hui encore, si longtemps après, et après toutes ces expériences, vous vous abstenez de jugement moral sur la prise de drogue.
Je n’y avais jamais pensé auparavant mais c’est très juste. Mon père est né en 1919 et ma mère en 1922. Mon père était adulte avant la seconde guerre mondiale. Ma mère, qui était américaine, installait des radios dans des bombardiers B-52 pendant la guerre. Ils n’étaient donc pas vraiment de la génération des années soixante. Et pourtant, ils ont bien réagi à cette décennie marquée, en Grande-Bretagne notamment, par une perte d’inhibition, un dérèglement de la « boussole morale », ce fut une vraie rupture. Mon père était universitaire, ma mère travaillait dans une masion d’édition, c’étaient des intellectuels et ils sont tombés dans ce vide. Enfants, nous étions très peu surveillés. Dès mes 12 ans, j’étais libre d’aller partout dans la ville, je pouvais y faire ce que je voulais. Et si ma mère était un peu vantarde – elle prétendait avoir fumé des trucs avec Timothy Leary dans les années 50, j’en doute un peu –, mon père était totalement indifférent au sujet des drogues, parce qu’il ne savait pas vraiment ce qu’elles étaient. Il les voyait juste comme une sorte d’alcool bizarre. Et, vous avez raison, aucun de mes parents ne portait de jugement moral sur les drogues. Et c’est peut-être pour cela que j’ai continué, dans un sens, à adopter une vision anthropologique de la consommation de ces substances plutôt qu’une vision binaire du style « are you mad or are you bad ?»
J’adopte un point de vue sociologique, mais votre remarque à propos de la culture de la drogue est également juste. Ce qui est surprenant, à la fin des années 1970, c’est qu’en quelques années l’on passe en Europe occidentale – en France, au Royaume-Uni – de quelques centaines ou milliers d’héroïnomanes à des dizaines, voire des centaines de milliers. L’un des principaux facteurs de cette augmentation exponentielle fut la chute de la dynastie du Shah en Iran en 1979. Une grande partie de la classe moyenne iranienne a émigré en Europe occidentale pour des raisons politique et cela a ouvert de nouvelles routes pour la drogue depuis ce qu’on appelle le Croissant d’or, les territoires de culture du pavot et de production d’héroïne en Afghanistan et dans le nord de l’Inde.
Toute la situation a donc changé dans les années 80 et le personnage de Will en est parfaitement conscient, parce qu’il est déjà imprégné de littérature sur la drogue. Il a lu Confessions d’un mangeur d’opium anglais (1822) de Thomas de Quincey. Il a lu Junky (1953) de William S. Burroughs. Il a lu le Journal d’un drogué (1970) de Aleister Crowley. Il sait plus ou moins ce qui se passe au plan socio-culturel avec la drogue. Il a lu des livres de sociologie, de théorie culturelle. Mais la grande présence littéraire présente dans la tête de Will se cache aussi derrière le texte de Will, c’est celle Burroughs, et plus précisément son Junky. J’ai souvent cette conversation avec des ex-toxicomanes de ma génération : nous avons lu Junky et nous sommes devenus des junkies. Alors qu’au contraire, dans son livre Burroughs prétend qu’il est le premier intellectuel de la classe moyenne à s’encanailler en devenant héroïnomane et à entrer dans ce monde souterrain de la dépendance. Je voulais inverser ce récit et montrer que pour ma génération – la vôtre aussi puisque vous en êtes un membre tardif–, la génération punk cela ne s’est pas passé ainsi. Nous avons fait nos choix en toute connaissance de cause, les yeux grands ouvert, nous comprenions ce qui se passait, et nous y sommes allés volontairement.

Pour écrire ce livre, avez-vous ressenti le besoin de relire les textes de Burroughs, Crowley ou de Quincey ?
Je les ai revisités toute ma vie – j’ai dû lire Junky de Burroughs vingt fois, bien plus même. On dit que si l’on se trouve sur une île déserte sans le moindre livre, on se souvient exactement de tout. Celui-ci est l’un de ceux dont je me souviendrais sans aucun problème. Je l’ai même enseigné en cours de littérature et de philosophie à l’université. Donc, oui, je le connais très, très bien en effet. Et ça ne m’a pas dérangé de le revisiter, celui-ci ou d’autres ouvrages sur la drogue. Kurt Vonnegut a dit qu’après 60 ans, au sens de sa construction narrative, la vie est finie. Ce n’est qu’un épilogue. La forme de votre vie a déjà été définie. Il aurait été ridicule de ma part de prétendre que la consommation de drogues n’avait pas eu d’importance dans ma vie. J’ai même continué à prendre de l’héroïne jusqu’à mes 40 ans. Et c’est tard pour survivre à ce genre de comportement. J’ai donc dû me garder immergé dans cette littérature. Et ce que j’ai vu au cours de ma vie d’adulte, c’est, encore une fois, non seulement l’épidémie d’héroïnomanie de la fin des années 1970 et du début des années 1980, qui ne s’est d’ailleurs jamais vraiment éteinte, mais les épidémies d’addiction aux médicaments opioïdes qui ont perpétué cette culture de la dépendance aux opiacés dans les pays occidentaux jusqu’à aujourd’hui, qui a donné un immense pouvoir aux grandes sociétés pharmaceutiques et a également corrompu notre culture sociale et de santé.

C’est l’expérience de tous ces Américains notamment qui consomment des opiacés prescrits par des médecins, pour le plus grand profit de  “Big pharma”. Mais participent-ils vraiment de la culture de la drogue ? Ils apparaissent plutôt comme des d’autodidactes, au regard de l’expérience de votre génération. C’est peut-être encore plus difficile pour ces personnes aujourd’hui, car quel sens peuvent-elles donner à leur expérience ?
Je pense que c’est exact. Je n’ai pas une grande expérience du milieu contemporain de la drogue, mais je m’y connais tout de même un peu – de temps en temps, je me rends auprès des sans-abris pour observer les drogues actuellement en circulation et l’évolution de la sous-culture de la drogue. Et vous avez tout à fait raison : cette dernière a perdu sa raison d’être dans le sens où, il y a quelques dizaines d’années, elle était reliée à l’avant-garde artistique, parce que celle-ci était fascinée par le tabou et le fait de le briser. La consommation de drogues non autorisées par la société, les pratiques sexuelles non admises par la société, telles étaient les sous-cultures de l’avant-garde.  Aujourd’hui, il n’y a plus d’avant-garde. Nous vivons dans un panoptique de Bentham dans lequel tout le monde observe tout le monde. En Occident, vous pouvez exprimer ce que vous voulez. C’est juste que personne n’écoute plus rien : ce que vous dites ne signifie plus rien. Toute forme de pensée, de sentiment, d’œuvre artistique ou de conception avant-gardiste véritablement contre-culturelle, sera instantanément transformée en produit de consommation et commercialisée. D’une certaine manière, le punk, avec son aptitude au détournement, son penchant pour le corps et les idées, a établi le paradigme de ce phénomène en démontrant la manière de vendre le plus efficacement possible. Et donc vous avez raison, les personnes qui prennent du Fentanyl et de l’OxyContin – ce qu’on appelle « hillbilly heroin » – sont privées du réconfort de se vivre comme des sortes de rebelles, cette attitude leur est inaccessible. Dans la culture dominante, au sein de laquelle la prise de drogue est devenue de plus en plus médicalisée, vous êtes maintenant traité comme si vous étiez atteint d’une pathologie – comme pour énormément de sujets de notre société. D’une certaine manière, je pense que c’est encore pire que d’être jugé au plan des valeurs morales.

Quand dateriez-vous la fin de l’avant-garde, et donc du mouvement punk ?
Cette époque s’est terminée en 1984 – une belle et noble année pour y mettre fin.
Peut-être écrirai-je un deuxième tome de l’histoire de Will. Et je pourrai, par exemple, commencer en 1991, soit sept ans après le début du premier roman. Will vit alors juste à l’extérieur d’Oxford, il est marié, il a un enfant, il est toujours toxicomane , il est assis dehors, dans son jardin, et il entend l’acid house des raves illégales qui résonne à travers la campagne – la périphérie d’Oxford, là où nous vivions à l’époque, était l’épicentre du mouvement des raves en Angleterre. Ce qu’on a appelé le « Summer of Love » y avait eu lieu deux ans plus tôt.
Will a la trentaine, il est tout aussi porté sur l’ecstasy que Will dans sa vingtaine l’était sur l’héroïne et la cocaïne. Il vit avec son temps. Mais il remarque que la vague de l’acid house n’a pas d’impact sur la culture de masse. La Beat Generation de la fin des années 40 et début des années 50 ont exercé une énorme influence culturelle, de même, en France, que les intellectuels et les artistes de la rive gauche, que ce soit Yves Klein qui prenait des amphétamines ou Juliette Gréco, muse de Saint-Germain-des-Prés, et la chanson française. Ensuite les influences du monde hippie pénètrent la culture dominante, ainsi de mes parents plus âgés qui ont été impactés par les révolutions culturelles des années 60. Le punk, avec son nihilisme et son cynisme, est, je dirais, toujours l’ère dans laquelle nous vivons. Le mouvement de l’acid house n’en a été qu’un lointain écho et, depuis les années 1960, aucun mouvement culturel lancé par la jeunesse dans les sociétés occidentales n’a eu un impact culturel aussi important, à l’exception du hip-hop bien sûr. Et je dirais de ce dernier qu’il représente une réplique caractéristique de la dialectique maître-esclave de Hegel, s’agissant de la culture d’anciens esclaves afro-américains.

Pour en revenir au livre, il est construit autour de différents moments, différentes époques. Sans que cela suive absolument un ordre chronologique. Pourquoi cette structure ? Et comment s’est opéré le choix des moments ?
Le critique Robert Adams affirme que le modernisme – j’ai été tantôt qualifié de post-moderniste, tantôt de moderniste – est obsédé par les œuvres qui sont « translucides », à travers lesquelles la lumière passe, comme on peut voir à travers La Mariée mise à nu par ses célibataires, même – ou Le Grand Verre – de Marcel Duchamp. Ce que j’essaie de faire ici, dans un esprit moderniste, c’est de superposer un temps donné à un autre temps donné. Au cœur de chacun d’entre eux se trouve un très bref moment ou épisode. Même le plus avant-gardiste des écrivains, comme je l’ai dit, a besoin de retenir son lecteur : ces épisodes, ces incidents autour desquels j’ai construit mon ouvrage sont assez dramatiques. La scène d’ouverture se termine par un accident de voiture, et dans chacune des scènes suivantes, le lecteur est confronté à un évènement tout aussi frappant. Entre ces scènes se trouvent des flashbacks vers le très proche passé, afin de donner une idée de la façon dont le personnage de Will a évolué ou non dans l’intervalle. Cette façon de procéder était très logique : elle correspondait à ma réflexion sur la façon dont les arcs narratifs classiques, ainsi que la narration classique, ne conviennent plus pour parler de la condition psychologique contemporaine. Ils décrivent un monde victorien de psychés refermées sur elles-mêmes, en connexion avec un Dieu omniscient et omnipotent qui se tient en dehors du monde, comme le narrateur se tient en dehors du texte, ce qui ne m’intéresse absolument pas. D’autre part, j’ai adopté cette méthode de l’empathie. Ces moments dramatiques, je m’en souviens particulièrement bien : bizarres, extrêmes, dérangeants, ils sont fortement ancrés dans ma mémoire. Donc quand il s’agissait d’écrire avec vigueur, j’avais sous la main un sélection toute trouvée d’évènements pour travailler la temporalité. Le livre commence lorsque Will a 17ans. Il prend de l’héroïne pour la première fois, acte que l’on peut considérer comme une réponse à l’élection de Margaret Thatcher. Il se termine en 1986, sept ans plus tard, alors que Will est en clinique de désintoxication. La question était donc aussi de donner de l’espace à cette temporalité, de répartir ces évènements dans la chronologie.

L’expérience en désintoxication devait nécessairement apparaître à la fin du livre ?
Je pense que oui, c’est un clin d’œil : le moment désintox fait tout autant partie de cette culture que le moment de la prise de la drogue. C’est évident, quand on y pense : le nombre d’héroïnomanes augmentant de façon exponentielle, le nombre de thérapeutes, le nombre de services de toxicologie, le nombre d’associations de toxicomanes anonymes augmentent également de façon exponentielle. S’il y a une culture qui fait de l’ombre à celle de la drogue aujourd’hui, c’est, paradoxalement, la culture du thérapeutisme. Ainsi, au lieu de tout savoir sur William Burroughs, Thomas de Quincey, Henri Michaux ou Baudelaire, les addicts d’aujourd’hui peuvent parler en détail de toutes les théories sur les psychopathies, les différents types de thérapies, la vision de Freud sur la nature de la dépendance, etc.

J’aimerais parler de la langue, la langue anglaise que vous inventez avec ce livre comme vous l’avez fait avec chacun des précédents. Dans quelle mesure, cette fois, avez-vous dû retrouver un état antérieur de la langue, renouer avec des mots, des expressions qui datent de la fin des années 1970 et du début des années 1980 ?
Les années 1970, la période où j’étais adolescent, ont été extrêmement importantes en ce qui concerne l’évolution de la langue. L’anglais, ça a toujours été un argot : il est le résultat du mélange de deux ou trois langues, l’anglo-saxon, le latin, le français normand. En ce sens, il n’a rien à voir avec cette langue classique et très structurée qu’est le français. L’anglais est irrégulier, il a toujours été poreux, ouvert à d’autres influences. Dans les années 1970, en Angleterre, l’évolution linguistique reflète les mutations des classes sociales. Quand j’étais enfant, les gens de la classe ouvrière ne parlaient pas du tout comme ceux de la classe moyenne. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas : il y a une grande zone linguistique intermédiaire, et je pense que c’est la même chose en France entre la classe moyenne et la classe ouvrière. Ce n’était absolument pas le cas lorsque vous et moi étions jeunes. Soit on parlait comme une personne de la classe moyenne avec le vocabulaire de la classe moyenne, soit comme une personne de la classe ouvrière, soit on essayait de faire semblant. Et c’est à travers ces personnes qui faisaient semblant que l’anglais des mandarins, l’anglais académique s’est progressivement trouvé corrompu. Les toxicomanes, étant des criminels, ont dû développer leur propre argot afin d’éviter d’être considérés comme des criminels ; mais un toxicomane est essentiellement un criminel et s’associe à des criminels, les deux types d’argot fonctionnent ensemble. Les toxicomanes des communautés immigrées sont un autre vecteur de nouveaux mots dans la culture dominante via l’argot. Dans le cas de la Grande-Bretagne des années 70 et 80, c’est le dialecte afro-caribéen en particulier qui a été très fortement intégré dans l’argot des drogués, mais ont aussi été adoptés des expressions des langues des pays d’Asie du Sud, du turc, etc. J’essaie de refléter cette porosité de la langue dans le texte lui-même, dans lequel Will, qui est manifestement un jeune homme très intéressé par la linguistique, commence à pratiquer ces expressions, cet argot dans son propre parler, en les utilisant d’un ton ironique, comme s’ils étaient entre guillemets, mais pas toujours. Cette période n’a été que le début de cette évolution. Aujourd’hui, à Londres, si vous écoutez parler un jeune les yeux fermés, vous ne pouvez pas deviner s’il est noir ou blanc. L’accent standard de la classe ouvrière londonienne, de la classe moyenne inférieure, s’appelle Jafaican (de fake Jamaican, « faux jamaïcain ») ou Jacockney, un mélange de patois jamaïcain et de cockney traditionnel. Tout a beaucoup changé et je pense que nous, toxicomanes, pouvons être fiers du rôle que nous avons joué dans cette histoire.

Il y a beaucoup de mots en italique dans Will, quel est leur statut ?
Les italiques sont importants. Je crois qu’il n’y a qu’un seul critique qui en a bien compris le principe, celui qui a écrit un article sur ma trilogie de romans Parapluie pour la Los Angeles Book Review. L’italique, c’est ce moment où ce que vous avez jusque-là pensé de façon incohérente devient soudain des mots, dans votre esprit. C’est le moment lors duquel on passe à une conscience de soi véritablement réfléchie, on se parle à soi-même, on soliloque. C’est comme de penser : « Où sont mes clés ? Je ne trouve pas mes clés de voiture… Où sont ces clés de voiture que je suis sûr d’avoir laissées et que – je les ai laissées là ! ». C’est là que les italiques entrent en jeu et sont censé convoyer cette impression – et peut-être que ça ne marche pas très bien pour les lecteurs. Je suis peut-être sous le charme des philosophes français du XXe siècle, comme beaucoup d’Anglais, parce que je ne crois pas que l’inconscient soit structuré comme le langage, comme le pensait Jacques Lacan. Je n’ai aucun doute là-dessus : nous pensons en dehors du langage, nous pensons dans nos corps, en images, en intuitions, en idées transcendantes. Jean-Paul Sartre dit qu’on pense à travers la nausée. Je suis d’accord avec lui. Les italiques sont donc destinés à singulariser du reste du texte ce que nous parvenons à penser en mots de ce qui n’est pas pensé en mots, qui relève de ce domaine beaucoup plus complexe de la pensée et du sentiment impossible à traduire en paroles.

Nous avons beaucoup parlé du voyage dans le passé, de la dimension temporelle de ce livre. Mais il y a également une forte dimension géographique, il y a des paysages, un décor qui m’a fait penser à  Small Axe, la merveilleuse mini-série de Steve McQueen qui documente le Londres de la fin des années 70, début 80 que j’ai eu la chance de connaître, et notamment le Notting Hill ou Ladbroke Grove jamaïcain dans lequel se déroule se déroule le sublime deuxième film de la série. Tout cela renvoie à une notion centrale pour l’un de vos écrivains préférés : le « territoire » au sens de JG Ballard…
Je ne suis jamais parti, Sylvain ! Je suis un paysan de Londres. Je suis le paysan de Londres (en français dans le texte). Je suis assis en ce moment à moins d’un kilomètre de l’endroit où commence ce memoir. Je ne suis jamais allé nulle part. Non seulement je ne suis allé nulle part, mais dans la lignée familiale il y a un Self qui vit à Londres depuis quatre ou cinq générations – nous, les Self, sommes des paysans de Londres. Bien sûr, c’est une question de territoire dans un monde globalisé. Et, bien sûr, la dépendance à l’héroïne est une caractéristique de la mondialisation. Néanmoins, le paradoxe, et j’espère l’avoir saisi dans ce livre, c’est qu’être un junkie à cette époque, c’était être une sorte de chasseur-cueilleur. Vous deviez survivre avec une connaissance très fine du territoire, vous étiez obligé de vous déplacer à pieds parce que vous n’aviez pas d’argent – parce que vous dépensiez tout en héroïne. C’était une vie très, très étrange, et intense – et bien sûr, Londres était très différente à cette époque. Avec la pandémie la ville a vu partir environ un million d’habitants ; après la Seconde Guerre mondiale, la population de Londres avait diminué d’environ deux millions de personnes. Et elle n’a pas retrouvé cette population avant la fin des années 80 et 90. À l’époque, la ville était vide. J’espère être parvenu à capturer tous les aspects de cette vie de chasseur-cueilleur d’héroïne.

Will Self, Will, traduit de l’anglais par Francis Kerline, éditions de l’Olivier, 2021.


Sylvain Bourmeau

Journaliste, directeur d'AOC

Rayonnages

LivresLittérature