La savante et le politique : conversation entre Zeynep Gambetti et Sonia Corrêa
L’anti-intellectualisme, qu’on pensait réservé aux leaders populistes comme Recep Tayyip Erdoğan en Turquie, Jair Bolsonaro au Brésil ou Donald Trump aux États-Unis, se répand peu à peu dans les démocraties libérales européennes, sous la forme d’attaques de plus en plus sévères et coordonnées contre la pensée critique. C’est évidemment la polémique sur le supposé « islamo-gauchisme » de certains chercheurs en France, des dispositions pour défendre « la liberté de parole » dans les universités en Grande-Bretagne, le débat contre le « militantisme excessif » des universitaires au Danemark… L’exigence de neutralité scientifique est ainsi instrumentalisée dans un combat avant tout politique. La question se pose alors à celles et ceux qui ont fait du genre, des études post-coloniales ou du féminisme leur terrain de recherche, de savoir s’il faut absolument se revendiquer d’une position de neutralité, ou s’il faut assumer que les sciences en générales, et les sciences sociales en particulier, sont toujours politiques. C’est la question qui était posée cette semaine lors du colloque international « La savante et le politique. Défense et illustration des libertés académiques », organisé par Caroline Ibos et Eric Fassin, auquel participaient Zeynep Gambetti, politiste et professeure à la Bogazici University (Université du Bosphore, Istanbul) et la militante féministe brésilienne Sonia Corrêa. RB
Un débat fait rage au Danemark sur « le militantisme excessif » de certains chercheurs. Débat au cours duquel les propos de la ministre française de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, Frédérique Vidal, sur l’« islamo-gauchisme » supposé gangréner l’université en France, ont largement été cités en exemple. Dans une lettre ouverte, 262 chercheurs danois spécialisés dans les études de genres et les études migratoires se sont inquiétés des menaces et des intimidations qui pèsent sur eux. Êtes-vous surprises de voir cette question de la liberté académique s’imposer dans des démocraties libérales comme le Danemark ou la France, vous qui avez dû la défendre au Brésil et en Turquie ?
Sonia Corrêa : Ce n’est malheureusement pas surprenant. Cette situation s’inscrit dans une longue trajectoire d’attaques contre la pensée critique. Ce qui est plus surprenant en revanche, c’est le ton employé, le niveau d’agression et de violence qui caractérisent ces attaques. En France, on a tendance à penser que le débat dans le contexte européen est plus pacifié que, disons, au Brésil ou en Turquie, mais c’est oublier que l’Europe est le continent historique du fascisme, le continent de la tragédie nazie. Il existe toujours, sous des formes nouvelles, ce que l’on pourrait appeler cette « politique des tripes », qui s’organise. On la voit à l’œuvre en France et au Danemark, mais aussi en Espagne ou au Royaume-Uni où le gouvernement a annoncé vouloir s’attaquer à la « cancel culture » dans les universités. Ce qu’il est important de comprendre aujourd’hui, avec ces exemples qui se multiplient, c’est la nécessité de sortir d’un cadre d’analyse purement national, de ce nationalisme méthodologique qui empêche de voir le caractère transnational de ces événements. Cette urgence apparaît clairement depuis l’Amérique latine où l’on connait mieux, par exemple, le rôle de l’Alliance Defending Freedom (ADF), un réseau qui opère dans le monde entier et dont le pouvoir est impressionnant. Principalement évangélique, il compte aussi parmi ses membres des intégristes catholiques, et ses représentants sont partout sur notre continent mais aussi en Europe, en Asie… et font avancer leur agenda réactionnaire en portant le combat sur le plan juridique et en mobilisant la question de la liberté religieuse. L’une de leur grandes forces stratégiques, c’est un réseau très important et étendu de communicants qui poussent leurs idées dans tous les milieux. Deux bons exemples, ce sont l’avortement et la lutte juridique contre l’écriture inclusive que certains veulent interdire dans les écoles, les documents administratifs et jusque dans la littérature et la presse au Brésil.
Zeynep Gambetti : Je voudrais souligner aussi le caractère transnational de ce phénomène qu’on peut qualifier tout simplement d’anti-intellectualisme, en faisant le lien avec une forme de répression de la pensée critique qui s’exerce à travers le monde. C’était révélateur pour moi d’apprendre que des chercheurs comme Éric Fassin, et d’autres en France, étaient poursuivis dans une sorte de chasse aux sorcières contre les soi-disant islamo-gauchistes. La dernière nouvelle de la tentative d’intimidation des chercheurs par les députés au Danemark m’a d’ailleurs confirmée dans l’idée que ce phénomène d’aversion, de la répression de la pensée critique, n’est pas seulement limité aux pays du Sud global. Cela se voit dans le rétrécissement de l’aide publique aux sciences sociales dans les pays du Nord, par l’application des nouvelles règles du marché qui ont désigné les sciences sociales comme inutiles et secondaires en comparaison avec les sciences applicables comme l’industrie ou la physique, la biologie, etc. Cet étouffement des sciences sociales, qui s’est accompagné dans les années 1980-90 d’une dévalorisation publique des approches critiques, était un signe précurseur de ce que nous vivons actuellement. Dans les pays du Sud, les attaques contre les domaines critiques comme les études de genre ou les études raciales, les études postcoloniales ou, en Turquie, sur les sujets tabous nationalistes comme la question du génocide arménien ou la répression des Kurdes, sont beaucoup plus prononcées. Mais on assiste désormais à l’intervention du politique dans les sciences sociales en Europe et aux États-Unis. Pour nous, les chercheurs du Sud, il était évident que la montée de la nouvelle droite qui a repris le discours conservateur sur la famille, l’État, le patriotisme, une sorte de masculinité politique, se répandait dans le monde. Cela peut prendre des formes différentes, les acteurs changent, l’idéologie de base change, les justifications changent… mais on assiste au même processus de la dévalorisation et de la criminalisation de la pensée critique. En Turquie, c’est le discours du retour du religieux d’un certain islamo-turquisme, qui prétend qu’il devrait y avoir une science qui est native et nationale, purifiée de l’influence occidentale. Aux États-Unis, le suprématisme blanc a joué le même rôle, c’est à dire que les effets qu’il a provoqués sont comparables. Ce qui se joue là, c’est un déni du caractère international et universel de la science.
Les attaques contre la pensée critique s’inscrivent donc selon vous dans ce que Jean-François-Bayart a décrit comme l’alliance du néolibéralisme économique et de l’anti-libéralisme ou l’illibéralisme politique et intellectuel. Cette alliance n’est donc pas contre nature ?
Zeynep Gambetti : Le néolibéralisme, c’est la fin du libéralisme. Cet ultralibéralisme, ce fondamentalisme du marché n’est pas du tout incompatible avec la montée de l’autoritarisme. La première expérience, c’était le Chili et le coup d’État de Pinochet contre Salvador Allende en 1973. En Turquie, pareillement, le marché ouvert international s’est mis en place après le coup d’État de 1980. Le projet néolibéral a souvent été lié aux coups d’État, aux méthodes militaires, fascisantes : c’est un projet disciplinaire. C’est une transformation totale de la société d’un bout à l’autre. Ce n’est pas simplement une question économique, c’est la déchirure du tissu social qui a été, si vous voulez, ressoudé par le discours de la Nouvelle droite. La montée de la Nouvelle droite et le projet néolibéral sont concomitants.
Sonia Corrêa : Ils n’ont pas convergé immédiatement, ça a été un phénomène progressif. Quand on analyse la politique antigenre en Amérique latine, elle émerge sur un terrain qui est au croisement entre le néolibéralisme croissant depuis les années 80, la redémocratisation avec ses problèmes et limitations et distorsions comme le clientélisme, le populisme ou la corruption, le retour du religieux dans une forme dogmatique ou intégriste, et, dans notre cas, aussi la violence structurelle que la démocratie n’a pas résolue. Au croisement de ces quatre tendances – néolibéralisme, redémocratisation, retour du religieux, violence structurelle –, la politique contre le genre, associé au marxisme, a pu prospérer. Dans In the Ruins of Neoliberalism The Rise of Antidemocratic Politics in the West, son dernier livre (non traduit, NDLR), la théoricienne du politique américaine Wendy Brown procède à une excavation, une recherche généalogique au sources du néolibéralisme. Elle montre que dans les années 1930, cette vision très conservatrice sur la famille, les traditions, la place de femme était déjà présente. On la retrouve dans les thèses de Friedrich Hayek, d’Edmund Burke, des ordolibéraux. Ces racines sont là, et ce à quoi on assiste aujourd’hui n’est donc pas un hasard. En Amérique latine, les antigenres se réfèrent à ces auteurs, les citent avec plaisir, et répliquent comme un code idéologique que le féminisme est allié au marxisme pour changer la société. Les postures antigenres, la défense de la famille traditionnelle et de la place de la religion peuvent donc être considérées comme une manière de contenir les déstabilisations provoquées par le capitalisme de marché. La capacité destructive de ce dernier est tellement évidente aux yeux de ceux-là mêmes qui en font la promotion, qu’ils ressentent le besoin de trouver une forme d’ancrage pour la contenir. C’est la famille, le genre, les traditions… le néolibéralisme n’est alors plus simplement une logique économique, c’est une rationalité totale qui affecte la politique, la subjectivité, l’organisation sociale.
Zeynep Gambetti : Je suis tout à fait d’accord avec Sonia, le néolibéralisme est une « grande transformation », comme disait Karl Polanyi à propos du capitalisme au XIXe siècle. Mais je voudrais ajouter à ce tableau le sujet délicat du discours qui s’est développé autour du terrorisme, à l’origine d’une nouvelle visée sécuritaire de l’État, et qui a coïncidé aussi avec la grande transformation néolibérale. Le terrorisme, au-delà de sa réalité matérielle, a été instrumentalisé comme un empty signifier, un signifiant vide, devenu très efficace pour criminaliser et prévenir les révoltes populaires, mais aussi pour établir et normaliser la notion d’intervention préventive, pas seulement quand il y a un acte illégal commis, mais dès qu’il y a un suspect. La généralisation de la suspicion, et la création de ces ennemis anonymes de l’intérieur, qui seraient parmi nous, se cachant le visage, sont aussi un des éléments à prendre en compte. Je ne sais pas comment ça s’est passé au Brésil, Sonia, mais en Turquie, la révolte kurde contre l’État turc date du début des années 1980. C’était justement l’époque où les conservateurs au pouvoir ouvraient de force le marché turc au marché global. La notion de terrorisme a été utilisée contre les Kurdes évidemment, mais, par la suite, contre tous ceux qui s’opposaient à l’État et critiquaient ses interventions, ses projets militaristes ou sa vision sécuritaire de la société. Aujourd’hui, le terme « terroriste » est appliqué ou utilisé contre les universitaires. Je trouve que ça peut nous indiquer des pistes de comparaison à qui se passe en France, parce que l’islamo-gauchisme est une accusation qui lie une pensée critique et de recherche critique au terrorisme islamiste. C’est par le biais de cette notion vidée de son sens, devenue applicable à tous les domaines, que l’on criminalise aussi la pensée.
Sonia Corrêa : Dans le cas du Brésil, la place du terrorisme comme signifiant vide joue un peu de la même façon, parce qu’il faut rappeler que ce pays a une longue tradition de dictature militaire. La Loi relative à la sécurité nationale de 1983, qui vise à punir les atteintes politiques et sociales à la sécurité nationale, n’a jamais été réformée après la démocratisation et la constitution de 1988. À l’époque de la dictature militaire, le terrorisme de gauche était l’ennemi principal ; cette loi a été réactivée aujourd’hui dans le but d’attaquer des intellectuels. Au Brésil, d’ailleurs, c’est plutôt la « sécurité publique » qui est utilisée comme un signifiant vide par Jair Bolsonaro, qui peut ainsi développer une rhétorique qui amalgame le trafic de drogue, les économies criminelles, la corruption et le « désordre du genre ». La gauche est ainsi accusée de favoriser, de créer tous ces phénomènes dans un même mouvement de criminalisation qui touche désormais les militants féministes et les intellectuels.
Comment glisse-t-on de cette réponse sécuritaire face à la criminalité, face au terrorisme, qui sont des situations bien réelles, dont on peut discuter longtemps les origines sociales, historiques, mais qui sont des défis sécuritaires indéniables pour les États, à une forme de criminalisation de la pensée ? Vous l’avez rappelé, l’accusation d’islamo-gauchisme postule une forme de complicité entre certains champs de la recherche en sciences humaines et le terrorisme islamiste. Mais aussi que ce souci des minorités, des subalternes, serait devenu tellement puissant, majoritaire, qu’il serait en position de censurer toute vision différente. Comment expliquez-vous ces glissements ?
Zynep Gambetti : Je peux l’expliquer par le concept de post-vérité. Ce serait difficile d’expliciter tous les liens, mais je peux juste dire qu’il existe, dans cette ère de post-vérité, un désinvestissement de la vérité ou des méthodes qui établissent les vérités scientifiques et factuelles. Que quelque chose soit considéré comme vrai ou faux cesse d’être essentiel pour un ordre social qui, premièrement, est basé sur l’efficacité, la rentabilité et la virtualité – n’oublions pas les réseaux sociaux – et, deuxièmement, voit ses sphères publiques fortement polarisées et dans lesquelles il n’y a plus de volonté de comprendre et de dialoguer, mais seulement d’accuser et de former des camps. Ce sont des étapes qui nous éloignent des vérités conventionnelles ou des méthodes d’établissement des vérités. C’est une vaste question, mais on peut noter, en particulier, l’inversion des termes, des sens : l’inversion entre victime et agresseur est ainsi devenue presque normale, elle ne provoque plus de dissonance cognitive quand elle est exprimée dans un discours. Tout le discours sécuritaire de la Nouvelle droite est basé sur la victimisation, sur la construction d’une nation victime d’agressions, de ces ennemis anonymes qui se cachent parmi nous, et de la perte de son identité. Elle veut donc reconstruire cette identité, mais cette fois-ci en suivant une doctrine. Alain de Benoist, qui est l’une des têtes pensantes de la nouvelle droite – celle qu’on appelle alt-right aux États-Unis –, parle du droit à la différence. Je trouve ça très révélateur, car quand il prononce le mot différence, il ne pense évidemment pas aux différences d’origine ou d’opinions qui peuvent exister dans une société dans un moment donné ; ce qu’il veut dire, c’est que les identités doivent être séparées par des barrières. Il est complètement contre la mixité : le droit à la différence dont il parle est, en fait, le droit à la hiérarchisation des identités. Je pense que ce renversement du stigmate, dès lors, peut être entendu ou analysé à partir de ce type de subjectivité.
Sonia Corrêa : L’inversion sémantique ou sémiotique caractérise la révolution conservatrice en cours. Un autre exemple très clair de cette attitude nous est fourni par les attaques contre le genre. Le berceau de cette construction fantasmatique de la « théorie du genre » est le catholicisme, c’est le Vatican et son entourage. De façon incroyable, ils ont produit le discours qu’on entend aujourd’hui au Brésil, selon lequel cette prétendue « théorie » serait en réalité une manœuvre néocoloniale imposée par l’Occident au reste du monde. Venant de l’Église catholique, et connaissant son histoire en Amérique latine, cette accusation de néocolonialisme a quelque chose de savoureux. Quant à la victimisation, c’est une question que l’on peut critiquer des deux côtés de la polarisation. Zeynep a tout à fait raison de dire que la nouvelle droite se présente comme une victime, dans le système qui est, fondamentalement, celui des démocraties libérales ; un peu comme le fascisme qui était une rébellion contre le libéralisme. La rhétorique de la nouvelle droite est la même : ils sont des victimes innocentes, des minoritaires, ils n’ont pas de voix dans ce système soi-disant pacifié des démocraties libérales, ils sont la majorité silencieuse qui subissent l’hégémonie des minorités. Mais il ne faudrait pas négliger l’autre bord, du côté de la gauche, des politiques d’identité : on a vu se développer, depuis les années 70 jusqu’à maintenant, un biais de victimisation qu’on doit repenser. En grande partie, cette polarisation qu’on constate aujourd’hui est le fruit de cette extrême victimisation d’un discours critique et minoritaire qu’il faut, à mon avis, interroger dans notre champ. Ce discours contribue à la fermeture des délibérations démocratiques, il crée une situation où la conversation est effectivement impossible. Il est primordial désormais de réfléchir à la meilleure façon de ne pas abonder vers ce que les théoriciens brésiliens appellent la « société incivile », dans laquelle les règles, les principes et les possibilités de pluralité et des délais de délibération démocratique sont systématiquement coupés et fermés. À ce sujet, la « digitalisation », la politique numérique, la politique sur les réseaux sont des éléments structurels à prendre en considération. La numérisation de la vie est intimement liée à la rationalité néolibérale à travers les géants d’Internet qui en sont partie prenante. On ne peut pas voir la crise du politique de notre époque sans prendre en compte ces effets.
Zeynep Gambetti Je diffère légèrement de Sonia sur le discours victimisant de la gauche ou des minorités, parce que je pense que c’est lorsque les minorités cessent d’être véritablement victimes et minoritaires, lorsqu’elles commencent à construire un mouvement qui a des effets sur la société en général et qu’elles commencent à faire entendre leurs réclamations que « l’establishment » ou les forces dominantes commencent à se considérer comme des victimes.
Sonia Corrêa : Je suis d’accord, mais ce que j’essaie de dire, c’est que lorsque la société commence à bouger, à se transformer, cela provoque une réaction viscérale des conservateurs. Dans notre champ, je pense qu’il est urgent et nécessaire de repenser les termes et la manière d’y réagir ou de s’engager dans cette polarisation, surtout dans le contexte des nouvelles technologies où, effectivement, la cancel culture est partagée par les deux camps engagés dans une spirale négative. C’est une espèce de guerre interminable alors qu’il est très important d’ouvrir la conversation.
Le danger de la cancel culture viendrait donc plutôt de cette réciprocité entre une partie des militants des minorités et la droite réactionnaire, et non pas dans un phénomène d’hégémonie d’une parole, d’une pensée sur une autre ?
Sonia Corrêa : Tout à fait. Ces deux camps sont pris dans une dynamique de rétro-alimentation. Pour prendre un exemple très simple, c’est le cas lorsque des étudiants élèvent des barricades pour empêcher une personne d’intervenir dans une université. Ils pourraient boycotter cette conférence, refuser d’être exposés à ces idées… Mais l’attitude qu’ils choisissent, dans les conditions d’aujourd’hui, alimente cette spirale continue qui permet aux gens de droite de se poser en victimes. Cette dynamique est très difficile à rompre, car sa violence ne cesse de s’accroitre à partir de cette polarisation, c’est le thème central de la violence politique.
Cette idée selon laquelle il faudrait sortir de la position de victime, qui est en fait un cercle vicieux, est-ce qu’elle se pose différemment selon vous au féminisme ?
Sonia Corrêa : Cela n’a rien de surprenant que la figure de la victime soit un thème central du féminisme, compte tenu de la brutalité et du caractère millénaire de la violence patriarcale. On ne peut pas ignorer délibérément sa place dans l’Histoire, et particulièrement quand on aborde une perspective intersectionnelle et qu’on considère par exemple les effets de la colonisation sur les femmes, qu’elles soient des esclaves déportées ou des membres de la population autochtone des territoires colonisés. Cette dimension de violence, de victimisation et brutalisation ne peut pas être chassée : elle est trop forte dans la trajectoire et la construction du féminisme. Mais d’un autre côté, le féminisme ne s’est pas construit uniquement sur cette lutte contre la domination. L’essence du féminisme, c’est aussi de penser un autre monde commun, dans lequel les femmes ont de l’agency, de l’autonomie et une capacité à agir à part égale des hommes. La violence contre les femmes, la violence de genre est devenu le thème mainstream du féminisme et lui a permis indéniablement depuis les années 1970 de s’imposer avec succès dans la société. Mais il y a là aussi des choses à reprendre là-dessus. Je suis très préoccupée par ce qui se passe au niveau du tribunal médiatique que constituent désormais les réseaux sociaux, et qui se fonde uniquement sur les accusations, sans passer par les procédures normales de vérification. On ne peut pas, on ne doit pas, dans cette lutte indispensable contre les violences faites aux femmes, s’affranchir de la justice. Sinon, encore une fois, on alimente, on légitime l’arbitraire des autres.
Vous pensez à ce qui s’est passé notamment avec le hashtag MeToo ?
Sonia Corrêa : C’est un terrain très complexe. On ne peut pas écarter le fait que pendant des millénaires, et jusqu’à notre période contemporaine, la parole des femmes a été méprisée. Structurellement, le patriarcat enlève aux femmes la possibilité d’être crues vient, donc voir cette parole reconnue est une dimension très importante du féminisme. Encore aujourd’hui, cette situation n’est pas résolue au sein d’institutions comme la police ou la justice. C’est une bataille qui continue. Ce contre quoi je tiens à mettre en garde, c’est la tendance à prendre une direction vers des jugements très arbitraires, parce que cela va dans la même direction que les forces de droite. Mais j’aimerais aussi aborder un autre point, qui permettra de mieux exprimer ma position à ce sujet. La tendance à la victimisation, que ce soit en Europe, aux États-Unis ou en Amérique latine, a pu pousser les féminismes – au pluriel – à considérer la loi pénale comme une solution aux problèmes de violences sexuelles. Mais à aucun moment la critique de cette loi et de la signification de sa place dans les structures de pouvoir de l’État moderne n’est ou a été menée. En négligeant cela, on a apporté de l’eau au moulin de la droite. Au Brésil, Bolsonaro et son gouvernement sont tout à fait en faveur de la criminalisation des féminicides, des violences faites aux femmes, et promeuvent des peines maximales contre les coupables. Ils instrumentalisent ce combat pour appeler à la peine de mort ou proposer la castration chimique. Et ils ne sont pas seuls à réclamer cela : même les mouvements LGBT en Amérique latine, au Brésil en particulier, ont fait appel à la loi pénale comme instrument pédagogique pour changer l’ordre établi ; mais croire qu’il suffit de changer la loi pénale pour y arriver est absurde. À mon avis, c’est l’aspect le plus complexe du débat actuel sur les violences faites aux femmes. Les féministes noires américaines, par exemple, ont fait une critique très solide de ce recours au tribunal, à la loi pénale par les féministes blanches en particulier, car il ne considère pas les effets sur l’incarcération spécifique des hommes noirs.
Partagez-vous cette opinion sur les effets pervers de la criminalisation des violences faites aux femmes, Zeynep Gambetti ?
Zeynep Gambetti : J’aimerais bien souligner que la lutte féministe ou la lutte des femmes a deux dimensions qu’on a tendance à confondre. La première dimension est celle que je pourrais peut-être appeler la lutte pour « l’agentivité », l’agency, partagée avec les minorités sexuelles : il s’agit de faire reconnaitre son existence dans la société, de faire entendre une voix qui ne l’était pas jusque-là, de créer des espaces d’action… Le but bien d’acquérir de l’autonomie, d’avoir un mot sur les décisions politiques, sociales, économiques, etc., donc de devenir des agents. Un des grands exemples du résultat de cette lutte, c’est la pénalisation des discriminations, de la violence, du harcèlement qui voit les agresseurs être dénoncés et traduits en justice. #MeToo s’inscrit dans la lignée de cette première dimension où les femmes et les membres des minorités sexuelles s’affirment en tant qu’individus, par rapport à ce qu’ils subissent dans la société.
La deuxième dimension est structurelle. Et à ce sujet, il est particulièrement important de distinguer le militantisme et l’analyse critique. Le féminisme n’est pas seulement une lutte des femmes, mais aussi une lutte pour établir une perspective qui manquait jusqu’alors dans les sciences sociales, dans le discours quotidien, dans les pratiques de l’État, dans les lois… qui ignoraient complètement la présence, l’existence corporelle et sociale de personnes porteuses d’une autre opinion, d’une autre manière d’approcher les questions qui se posent à la société. La politique féministe, l’économie féministe, donc la féminisation de notre manière de penser fait partie de cette lutte qui est structurelle ou analytique. Et pour ce faire, il fallait définir ce qu’est le patriarcat en tant que structure qui dépasse l’individu, qui n’a rien à voir avec ce que font les hommes ou les femmes en tant qu’individus. À ce titre, le mouvement Ni una menos (« Pas une de moins ») en Argentine est exemplaire. Judith Butler a récemment écrit une tribune dans laquelle elle compare #MeToo avec Ni una menos. Le premier individualise le problème et la culpabilité. Le second dénonce, en empruntant le terme que les féministes argentines ont récupéré de la lutte contre la dictature, celui des femmes de la Plaza de Mayo, pour créer un mouvement assez inclusif : ce n’est pas seulement les femmes et les minorités sexuelles qui sont concernées par la répression patriarcale, c’est aussi les peuples marginalisés et les classes les plus précaires. On peut y inclure les femmes des favelas ou des faubourgs qui sont exploitées par le système néolibéral, ainsi que les recuperadores (les « récupérateurs » de déchets) argentins. La lutte de Ni una menos consiste à créer des liens, sans isoler le problème des droits des femmes – il parvient à créer une convergence des luttes. Et c’est cela, à mon avis, qui nous évite de tomber dans le piège de la « victimisation » dont parlait Sonia.
Sonia Correa : C’est important parce que Ni una menos a vraiment su faire de la lutte contre la violence faite aux femmes un thème politique collectif, en ne se limitant ni à des procès sur les réseaux sociaux, ni à la critique de la loi pénale, mais en se construisant comme une mobilisation véritablement politique – la politique de la rue, la politique des connexions, la politique d’interdépendances – qui a eu des répercussions à la fois régionales, nationales et internationales.
Zeynep Gambetti faisait la distinction entre une approche individualiste et une approche systémique du féminisme. Où se situe selon vous, Sonia Corrêa, le lien entre recherche et militantisme ?
Sonia Corrêa : Je pense que la contribution principale de la pensée féministe, qui se transporte graduellement vers le militantisme, la politique féministe, c’est la compréhension du fait que les systèmes de sexe/genre ne sont pas secondaires, ils ne sont pas des effets culturels, mais ils sont au centre des structurations de toutes les sociétés. À travers le temps, à travers les cultures, il se trouve toujours une manière d’organiser la société sur la base de la différence sexuelle ou de la différence biologique, ce qu’on pourrait appeler une « politique sexuelle ». Cette organisation est systématiquement hiérarchisée, asymétrique, avec une distribution injuste des ressources, avec des dimensions de ségrégation, de discrimination et de violence. Ce que je peux dire sur ce lien entre recherche et militantisme en matière de féminisme, c’est que nous sommes encore loin du point où la place des systèmes de sexes dans les structures sociales, politiques et économiques seront tout à fait compris par nos partenaires – je parle ici de la gauche ou même de l’aile libérale du centre. Par contre, et de façon paradoxale, les mouvements politiques de l’extrême-droite, les conservateurs religieux, les fascistes les comprennent très bien. Ils ont fait de ce thème leur cible principale et ce n’est pas par hasard. Au Brésil, même aujourd’hui sous Bolsonaro qui en a fait un point central, une partie importante de la gauche et des libéraux pensent que ces questions sont secondaires.
Cette frontière entre le militantisme et la recherche, qui fait couler beaucoup d’encre ces temps-ci en France et dans le monde, vous semble-t-elle pertinente ou faut-il la remettre en question ?
Zeynep Gambetti : La neutralité de la science n’a jamais été une neutralité. Il existe une politique épistémique, une politique des institutions : les sciences n’ont jamais été hors du champ politique. Aujourd’hui, ces accusations de politisation de la pensée révèlent à quel point la recherche critique est de nature politique, c’est-à-dire qu’elle a le pouvoir de déstabiliser les structures. On peut retourner l’accusation et souligner, premièrement, que c’est grâce à des dispositifs institutionnels et constitutionnels que la liberté académique et la liberté de recherche ont été établies. L’autonomie universitaire n’aura jamais été possible sans la politique. Deuxièmement, la pensée non-conformiste et critique est politiquement indispensable pour une société plus juste, plus égalitaire et plurielle. Il est évident que ce travail intellectuel critique a des effets sur la société en général. Mais ce n’est pas ceux qui mènent ce travail qui le politisent, ce sont ceux qui politiquement redoutent ses effets : l’avènement d’une société plus juste, plus égalitaire et plus plurielle qui remettrait en cause un certain nombre de privilèges. Je crois donc qu’au lieu de nous défendre en affirmant que nous sommes neutres, il faut davantage souligner l’effet politique des accusations de nos détracteurs. Quel type de société procède des études conformistes ? quel type de transformation ou de modification de la pensée notre type de recherche va créer ou est susceptible de créer ?
Sonia Corrêa : Je suis tout à fait d’accord. Le thème de la neutralité scientifique n’est pas nouveau, il a été discuté tout au long de l’histoire par les historiens, les politistes, les philosophes – Platon a écrit sur ce sujet ! Il y a des bibliothèques entières sur le sujet ! Je pense à Thomas Kuhn qui a démontré que les résultats scientifiques ne sont pas détachés de la subjectivité des chercheurs, même dans les laboratoires de sciences dites « dures ». Il y a une littérature importante pour démontrer que le champ de la pensée est toujours politique, et toujours traversé par les trajectoires personnelles et les conceptions idéologiques de ceux qui font ce travail intellectuel. On ne peut pas se dégager de cette compréhension. Cela me rappelle une phrase de Hannah Arendt – dont Zeynep est spécialiste – très appropriée à cette situation : « Il n’y a pas de pensée dangereuse. La pensée est une activité dangereuse. Mais ne pas penser est plus dangereux encore. » Il faut utiliser cette pensée comme chemin possible afin d’aborder ce débat d’une manière qui nous ne nous mette ni dans la cage de la neutralité, ni dans la peur d’être accusé. La pensée est toujours une activité dangereuse parce qu’elle nous amène dans des endroits que nous n’étions pas encore préparés à découvrir. Cela ne fait pas longtemps qu’on s’y aventure, qu’on s’est affranchi d’une pensée dogmatique.
Zeynep Gambetti : Je peux juste ajouter, Sonia, qu’il y a quand même aussi une pensée dogmatique que Arendt n’appellerait pas « pensée », et qui répète certains schémas. La pensée, pour être vraiment une pensée qui ouvre vers un avenir beaucoup plus inclusif et égalitaire, doit être auto-critique et auto-réflexive, c’est fondamental. Joan Scott a écrit de très belles choses là-dessus, sur le fait que la pensée, même critique, est une pensée disciplinée. Ce n’est pas du bullshit, on ne peut pas dire n’importe quoi car on est dans un cadre scientifique.
Sonia Corrêa : Cette auto-réflexion critique est une dimension centrale. C’est la question que tu posais sur la victimisation : il est fondamental que dans notre domaine, nous soyons capables de revenir sur notre travail afin de laisser la pensée ouverte au danger. C’est le contraire de la pensée dogmatique – qui est elle aussi le fruit d’un travail intellectuel : il y a de la méthode, de la lecture et de la révision de textes, mais ce n’est pas une pensée ouverte à l’avenir dans un monde différent ou même à la possibilité de revenir sur sa propre pensée. Hier, je lisais un entretien avec Edgar Morin qui va être centenaire. Il va très bien, il publie un livre parlant de son histoire. Ce qui est merveilleux, c’est que cet ouvrage est auto-réflexif et critique : il fait une réflexion très dure contre lui-même vis-à-vis de son attachement non critique au socialisme réel du stalinisme dans les années 1940-50. C’est un exemple de la pensée ouverte au monde et à l’autoréflexion. C’est incroyable de lire ce centenaire déclarer « J’ai fait des erreurs » ! C’est un intellectuel français exemplaire.