Art contemporain

Kapwani Kiwanga et Zahia Rahmani : « Se frayer des chemins »

Journaliste

L’une est une artiste qui a obtenu l’an dernier le prix Marcel Duchamp et présente actuellement Cima Cima, une exposition personnelle au Crédac. L’autre est une historienne de l’art et écrivaine, qui a conçu pour le Centre Pompidou Sismographie des luttes, une exposition en forme d’histoire globale des revues critiques et culturelles. La première a suivi, à l’Institut National d’Histoire de l’Art, le séminaire de la seconde et avait envie de poursuivre la conversation.

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Lauréate l’an passé du prestigieux prix Marcel Duchamp, l’artiste franco-canadienne Kapwani Kiwanga était très attendue pour sa nouvelle exposition, Cima Cima, présentée au Crédac à Ivry-sur-Seine. C’est pour approfondir certains des gestes, esthétiques et politiques à la fois, dont elle y fait preuve que nous lui avons proposé de dialoguer avec l’historienne de l’art Zahia Rahmani, par ailleurs récente curatrice d’une autre exposition importante, au Centre Pompidou cette fois, « Sismographie des luttes ». Cette rencontre s’est tenue au Crédakino, l’espace de projection du Crédac, dans le cadre d’un partenariat entre le centre d’art et AOC. SB

Kapwani Kiwanga vous avez eu l’occasion de suivre certains des séminaires de Zahia Rahmani à l’Institut National d’Histoire de l’Art : que pensez-vous y avoir en quelque sorte appris ?
Kapwani Kiwanga : Il faut que je sois complètement honnête, j’étais une étudiante un peu fainéante, j’ai suivi de loin en loin le séminaire. Je n’y ai pas vraiment participé mais sur mon propre petit temps de loisir, j’allais voir qui était invité et ce qu’il ou elle avait écrit. À ce moment-là, avec Zahia, nous avons pu échanger sur certaines thématiques. Et notamment l’idée de placer au cœur de notre travail la relation avec le monde naturel, dans un contexte qui pouvait prendre en compte différentes questions de pouvoir et de luttes, de résilience et de créativité également. Les mots des penseurs et les moments historiques, pour moi, aident à enrichir une histoire commune.

Ce fut donc l’ouverture vers une bibliographie, l’occasion de nombreuses lectures, d’explorations d’ouvrages…
Kapwani Kiwanga : Oui, peut-être une amplification de pensées de recherche qui n’étaient pas forcément accessibles à tout le monde ou qui n’ont pas bénéficié des mêmes plateformes que d’autres pensées et que d’autres paroles. L’idée, c’était vraiment d’y trouver une discussion et un débat plus riche, une multi-positionnalité, si l’on peut dire ça comme ça. ( Je vous préviens : je vais inventer des mots, c’est la poésie d’une anglophone qui parle français…) Je pense que c’était ça : complémenter, nourrir et ouvrir d’autres points de vue. C’est quelque chose qui recoupe ma façon de travailler. Et puis, dans la curation de ce séminaire, j’ai découvert quelques échos et des sensibilités communes avec Zahia.

Quel était, pour vous Zahia Rahmani, l’objet de ce séminaire ? Que s’agissait-il d’explorer à travers ces invitations, ces lectures, votre « curation », pour reprendre le mot de Kapwani ?
Zahia Rahmani : Ce séminaire avait pour titre « Paradis perdu », avec en sous-titre « Colonisation des paysages, destruction des éco-anthroposystèmes », ce qui indiquait un point de vue politique. L’intention était de toucher tous ceux qui ont été portés dans leur enfance par l’idée qu’il y avait derrière eux un territoire perdu et, selon les légendes ou les récits de leurs parents et malgré toutes les contraintes, toutes les vicissitudes et toute la violence de la colonisation, un paradis. J’ai assumé complètement ce terme, même s’il pouvait poser problème d’un point de vue scientifique. On porte en soi un pays, qui a peut-être été perdu, mais on le porte, et je pense que c’est ce qui a plu dans le titre et dans l’énoncé.
J’ai très touchée quand j’ai vu pour la première fois cette très belle installation de Kapwani Kiwanga, Flowers for Africa. En l’espace de quelques gestes puissants, aussi forts, tridimensionnels, ces fleurs posées comme ça, comme des trophées… Comment dire autrement l’histoire de ce continent ? Tout ce qu’on a pu savoir, apprendre en l’espace d’une installation en trois dimensions : c’est ce que j’ai aimé. C’est-à-dire comment un plasticien, quelqu’un qui utilise un métalangage, autre que l’écriture, la scripturalité, vient nous heurter par ce geste. Il y a une donnée poétique dans le travail, il y a aussi quelque chose de l’ordre de la violence, on est face au continent. Comment peut-on renaître de cette violence, c’est ça la vraie question. On l’a vu dans l’Histoire : on a détruit des populations entières, des continents entiers. Et il y a toujours cette chose folle, cette résilience incroyable qui fait qu’on restructure, qu’on cautérise, qu’on essaye de redevenir comme ça, d’aller vers l’avant et ça fait de nous une autre expérience de l’humanité. Je pense que ce que j’aime aussi chez les artistes et en particulier chez Kapwani, c’est le dialogue qui s’instaure. Ce qu’on propose, on le propose parce qu’il nous est donné en retour. Moi, je ne pourrais pas vivre sans les pratiques artistiques. Elles me portent. Elles me disent constamment qu’on peut frayer des chemins en dehors de l’ordre, qui est parfois contaminé par une idéologie. Les artistes frayent des chemins. Et ces chemins nous guident vers une possibilité de structurer nos pensées autrement que par l’arrière-plan épistémologique dont on a hérité, et qui a été façonné par des drames dont il faut se défaire.

On peut repartir de ces fleurs dont parlait Zahia Rahmani. L’une des façons d’aborder la question, c’est de faire le détour par la nature ou plutôt de prendre en considération la nature au même titre que les humains. C’est un geste qu’on trouve au cœur de votre travail et que vous partagez avec un certain nombre de chercheurs et de chercheuses aujourd’hui, ou même de citoyens et de citoyennes, il s’agit au fond de prendre acte du moment anthropocène. Quand en avez-vous pris conscience et comment ?
Kapwani Kiwanga : Ce n’est pas très intellectuel, c’est très physique et phénoménologique d’une certaine façon. C’étaient les balades, les moments passés dans la nature. C’est intéressant ces mots qui sont compliqués pour moi, « anthropocène », par exemple, et cette idée de “faire le détour” ou de “rentrer en contact avec”. Je pense que dans cette exposition, Cima Cima, il y a aussi ce geste de vouloir réorienter, repositionner ce rapport entre êtres humains et nature, comme s’il y avait une séparation. Dans Cima, Cima, il y a vraiment l’idée de prendre les gestes de marronnage comme une possibilité de vivre avec la nature, et d’affirmer qu’il ne s’agit pas d’une chose séparée. Les marrons survivaient parce qu’ils se fondaient dans la nature. Quelque part, c’était elle qui les protégeait des regards hostiles et violents qui voulaient reprendre la personne, l’être de la nature et faire d’elles ou eux une machine de travail. Donc, la nature les protégeait, même si ce rapport pouvait, par exemple, passer à côté des questions d’agriculture. Extraire de la terre, même pour se nourrir, c’est aussi un acte d’extraction. Positionner le marronnage comme une approche philosophique mais aussi pratique d’être avec le monde était important pour moi. Je parlerais plutôt de relation que de rapport, d’ailleurs. Je viens du Canada et certaines populations autochtones parlent beaucoup de la relation, celles entre les personnes, avec d’autres êtres. Les relations, ça souligne encore autre chose qui est cette cosmologie, cette épistémologie, qui est un point de départ pour moi et qui n’est pas toujours cette épistémologie occidentale qui sépare les deux. Ce positionnement permet de penser la nature comme une relation, et les parties de la nature comme des relations. Comme dans la série de conférences que Zahia a proposée, il faut aussi d’autres cosmologies ou d’autres positionnements philosophiques et politiques, qui ne sont peut-être pas aussi présents dans le débat autour de l’anthropocène. Il y a, par exemple, le travail très intéressant de Kathryn Yusoff, A Million Black Anthropocenes or none, qui déconstruit tout à fait cette idée d’anthropocène et critique l’absence de prise en considération de la violence, ce qui renvoie aussi à la question du corps noir ou de la subjectivité noire. Elle fait le parallèle avec l’extraction de minéraux. Ces questions permettent de réconcilier une fracture ou une rupture, une violence, par le langage, par la philosophie qui a créé des taxonomies, des mondes différents. Moi, j’ai toujours vécu ou senti ça et je trouve qu’il y a beaucoup d’exemples pour lesquels cette rupture ne fait pas sens. Il s’agissait donc aussi de placer ce rapport relationnel au centre.

Pour penser cette relation, cette non-séparation d’avec « la nature », nous disposons de nombreux travaux et concepts, on peut parler d’anthropocène, de plantationocène ou de capitalocène, etc. Mais il y a aussi des expériences pratiques et des expériences phénoménologiques, sensorielles pour lesquelles l’art nous est particulièrement précieux et que jamais un texte de philosophie ou d’histoire de l’art ou de sociologie ou d’anthropologie ne permettra d’approcher.
Zahia Rahmani : Ce que dit Kapwani, c’est aussi que les violences faites aux sols sont les violences faites aux corps. La mécanisation et les outils construits par l’homme et la puissance d’extraction de ces outils posent de vrais problèmes lorsqu’on compare le temps qu’il faut pour que les choses se sédimentent avec la rapidité avec laquelle cette machine construite par l’homme est capable de détruire ce temps. Je crois qu’on est arrivé à un stade où l’on doit mettre un frein à cette extraction, parce que l’on a touché au cœur même de notre survie. Le XIXe siècle et le XXe siècle sont d’abord deux siècles de destruction qui nous amènent à une sorte de catastrophe a priori impossible. Il me semble que l’on doit réapprendre à poser le pied au sol. On doit réapprendre à se demander si, fondamentalement, ces éléments qui nous entourent ne sont pas le cadre de notre coexistence et de la possibilité de vie. Je constate qu’à l’échelle de la planète, il y a une sensibilité contemporaine mondiale, que je retrouve parmi la jeunesse et dans des pays qui sont éloignés de nous. C’est très visible au Bangladesh, en Malaisie ou ailleurs. Ce n’est pas pour rien que partout dans le monde actuellement, c’est sur la jeunesse qu’on tire. Ce qu’elle fait, partout où elle manifeste, elle le fait pour les mêmes choses : une possibilité de coexistence commune à l’échelle mondiale, dans le respect d’un environnement qui nous permettrait presque une coexistence amoureuse, c’est-à-dire partout où se mettent en place aujourd’hui ces grands rassemblements, où la jeunesse se déplace selon des moyens parfois complexes, ces choses que l’on appelle Biennales d’art par exemple. Qu’est-ce que l’on voit ? On voit un phénomène totalement nouveau. Il y a des langues qui portent ces échanges, qui peuvent être l’anglais ou d’autres, mais ce qu’on voit vraiment se construire devant nos yeux est l’avènement d’une société qui veut transcender la question des frontières. C’est très fort et c’est très présent dans les constructions de ces métalangages, que l’on nomme par défaut – et tant mieux – les pratiques artistiques. Je l’ai vu même en Afrique du Nord où, pour déjouer l’autorité de la police ou l’autorité des régimes, des personnes inventent des modalités d’expression tellement inattendues par le pouvoir qu’il ne sait pas comment réagir. J’avais un ami artiste qui me disait : « Au Maroc, nos parents n’avaient pas les bons outils. » Et aujourd’hui, on voit poindre de par le monde des métalangages face auxquels, finalement, les autorités ne savent pas quoi faire, on le voit avec la manière dont l’art contemporain s’est réinventé dans des zones où il n’y avait pourtant pas la structure pour le permettre. Ça a échappé au système. On en voit partout. J’ai vu, par exemple, en Algérie des gens descendre avec des pancartes blanches sur lesquelles il n’y avait rien d’écrit. On les arrête ou on ne les arrête pas ? Et du coup, pourquoi est-ce qu’on vous arrêterait ? Pour une expression que vous n’avez pas donnée ? Et pourtant, il y a une expression dans la non-expression : ça dit beaucoup de choses sur l’impossibilité de dire, c’est performatif et ça reste fondamentalement une pratique artistique.

Kapwani Kiwanga : Je suis artiste donc je ne définis pas trop mon travail, mais c’est vrai qu’à un moment donné, j’ai eu besoin de mettre des mots sur la façon dont j’essayais de travailler. Je me suis dit que j’allais travailler avec les exit strategies, les stratégies de sortie. Dans les formes que je propose, les expériences ou les déambulations dans un espace, ou juste la conscience de corps en face d’une échelle, il y a la volonté de ma part de donner des outils pour sortir du quotidien qui est établi, qui est hégémonique et auquel on ne réfléchit pas. Mais il s’agit juste de donner un tout petit geste, qui peut ensuite provoquer davantage de fissures. « Regardez par-là. Peut-être qu’on peut sortir de ça. » Ce sont ces petits moments-là, dans l’exposition ou dans des œuvres, que je tente de proposer aux visiteurs. Après, les gens peuvent prendre ce qu’ils veulent de ça. Il n’y a pas de stricte autorité dans ce que je propose. Mais à chaque choix que je fais, je me pose des questions. Quelle est ma position, et qu’est-ce qu’elle veut dire ? Eh bien, pas seulement des questions esthétiques. L’esthétique est très importante, parce que c’est cela qui fait qu’à la fin, les choses restent, et parce que c’est le langage que j’ai choisi d’utiliser. Mais dans chaque geste esthétique, il y a aussi un geste politique qui est très propre, très subjectif et qui doit être fidèle à moi. Je ne l’impose pas aux autres, mais ma production en soi doit suivre mes valeurs personnelles. L’esthétique que je propose pour les autres, c’est de voir nos corps pour marcher différemment dans un espace, et, du coup, ce que ça veut dire de la manière dont nous sommes avec le monde, avec les autres, et ces stratégies de sortie sont purement esthétiques.

Comment nos corps peuvent marcher, j’ai envie de le comprendre au sens propre, de marcher pour sortir, de poursuivre le chemin de cette fissure. J’entends derrière, avec ces « stratégies de sortie », le modèle qu’a proposé Albert Hirschman il y a longtemps, Exit, Voice et Loyalty, sachant qu’il y la possibilité des trois. Est-ce à dire, Kapwani, que votre travail consiste notamment à trouver des formes artistiques qui empruntent davantage à l’idée de l’Exit qu’à la prise de parole ou au témoignage de la loyauté ?
Kapwani Kiwanga : J’écoute et je lis beaucoup les paroles des autres, elles me nourrissent et m’offrent un socle, elles me permettent de comprendre comment je vais m’orienter. Ma voix est présente, mais c’est une voix qui est mélangée. Je pense que Zahia parle beaucoup mieux que moi de ça, mais c’est un mélange de textures et de textes. Il y a une voix mythologique, une voix d’archives… Et toutes ces voix-là ne sont pas les voix autoritaires. Ça peut être une voix subjective par moments, mais même avec ces voix, quand la voix est prise, c’est vraiment une sensibilité, un environnement, presque une odeur. Et c’est toujours poussé vers l’action ou vers l’exit, la sortie. Les fragments sont aussi présents pour pouvoir donner cet espace au silence, au possible, à cette chose à sortir, cette chose qui n’était pas dite, et de ne jamais enfermer. Il y a donc beaucoup de vide dans mon travail, dans certaines installations. Ça peut être le temps, ça peut être le rythme. J’ai commencé mon travail comme cinéaste, j’ai fait des documentaires pour la télévision. Ces questions de rythme et de temps que je sculpte sont toujours présentes dans mon travail. Cette question de vide est très importante. Ça peut être l’espace entre des objets, ça peut être le fait que je travaille beaucoup avec des choses abstraites, minimales par moments, que je veux laisser de l’espace, ne pas enfermer, ne pas être dans la position de la voix qui dénonce ou de la voix qui dit comment faire. Ce n’est pas intéressant, ce n’est pas productif. Et ça ferme au lieu de proposer un exit.

Zahia Rahmani, vous avez pensé et organisé au Centre Pompidou cette exposition titrée  « Sismographie des luttes », qui vous a donné l’occasion de traverser des décennies de prises de paroles. Le contraste avec la démarche de Kapwani doit être assez saisissant.
Zahia Rahmani : J’aime beaucoup ce que dit Kapwani sur la question du support. Ce que j’ai toujours apprécié dans son travail, c’est son formalisme. C’est ce que la littérature nous a aussi enseigné : ce n’est pas du bavardage. C’est une structure dans laquelle vous êtes, vous, invité à pratiquer votre subjectivité. Et le XXe siècle est un siècle qui a amené l’homme à devoir se taire parce qu’il doit nous rendre humble devant ce qu’on a été capable de perpétuer, c’est-à-dire la destruction des Juifs d’Europe. Et au-delà de ça, quand on regarde comment les gens se sont relevés, si je pense à Barnett Newman, si je pense à Rothko, tous ceux qui nous ont ouvert la voie de cette chose qu’on pourrait appeler se remettre debout. On ne peut pas recommencer à rentrer dans ce bavardage toxique qui voudrait que chacun de nous impose sa subjectivité comme un récit autoritaire sinon il n’y a pas la place pour la donnée politique, sensible, fragile. J’adore la phrase d’Edward Saïd qui dit qu’« un art digne de son époque est un art qui ne peut pas se réconcilier avec l’époque qui est la mienne ». Quand je vais vers une forme, c’est le cas par exemple de cette sculpture avec des graines que propose Kapwani, je vais vers une structure portée par son matériau – et là vient un élément végétal qui ne devrait pas avoir d’existence possible avec cette structure. Ça m’oblige, moi, à m’interroger sur cette absence de narration subjective de la part de l’artiste pour me renvoyer à mes compétences intellectuelles, avec lesquelles je dois appréhender l’objet. C’est ce que j’aime aussi, c’est tenter, toujours, cette aventure des formes. J’ai l’impression que si on l’abandonne, on abandonne quelque chose qui fait de nous des êtres assez essentiels. Il n’y a pas le choix. Sinon, on abandonne un champ qu’on appelle l’esthétique. Les objets ont leur autonomie. Si on me prend la main pour me dire, « Reviens, je vais te raconter un truc, tu dois l’apprendre par cœur de A à Z », et c’est ça que j’ai voulu faire, c’est sans intérêt d’un point de vue subjectif. Je pense que c’est ce qui nous élève. Et c’est ça qui m’enchante toujours dans son travail. Il n’y a pas de référent identitaire, on peut le dire comme ça, dans le sens du matériel qu’elle utilise et de la narration sur laquelle elle travaille. Ça nous est donné et c’est à nous de prendre.

Kapwani Kiwanga, pour tenter d’expliquer les raisons pour lesquelles vous vous inscrivez dans cette démarche décrite par Zahia Rahmani, est-ce qu’on peut faire l’hypothèse que c’est lié au fait que, contrairement à beaucoup d’autres artistes, vous avez d’abord eu une formation en sciences humaines et sociales et que vous n’avez aucune espèce de complexe à l’égard des concepts ou de la théorie ? Il ne s’agit pas de faire des sciences sociales avec de l’art mais il s’agit de faire de l’art. Et cela vous facilite les choses : vous n’êtes jamais tentée d’être dans cet explicite, qui est redoutable et qu’appréhende Zahia Rahmani ?
Kapwani Kiwanga Je ne sais pas si c’est parce que j’ai fait des études en sciences sociales mais c’est vrai que le choix était assez clair pour moi, à un moment donné : je ne voulais pas que mes études soit le champ où je m’exprime et où je partage avec les autres. C’est un endroit qui me nourrit toujours beaucoup et j’ai beaucoup d’estime, de respect et d’admiration pour les personnes qui s’engagent dans des recherches très pointues, mais je ne trouvais pas ça assez libre, ni dans l’expression, ni dans l’accès. J’ai pu expérimenter certains codes ou certaines façons d’être avec les idées, de proposer des idées, et aussi revenir sur les idées des autres, mais ce n’était pas suffisant. C’était pareil avec mes documentaires à la télévision, c’était trop limité pour moi. Les frontières étaient trop fortes, pas assez perméables. D’où mon choix progressif d’aller vers l’expression artistique. En essayant, j’ai peu à peu compris que je pouvais faire ça, que cela me semblait en lien avec moi. Ce n’est donc pas “parce que” j’ai fait des sciences sociales, mais  c’est le chemin qui m’a amené là. On se forme avec nos expériences, avec les autres.
L’intelligence est une vraie croyance, il y a des intelligences diverses, celles du corps, de l’intellect aussi. Mais il y a différentes façons de comprendre et il y a des intelligences qui ne sont pas celles que j’avais apprises, enfant et jeune adulte, celles de l’intellect et l’académie. Je veux revenir sur d’autres intelligences, celles que tout le monde a vécues dans sa vie, celle de pouvoir être quelque part et d’avoir une expérience esthétique tel un coucher de soleil – ce n’est pas plus compliqué que ça – et de se dire « ah, il y a quelque chose de plus fort qui nous touche », ça peut être la lecture d’un texte. Mais les deux peuvent coexister, et j’espère que dans les expositions – dans les œuvres, je n’arrive pas toujours à avoir autant de couches – mais dans une exposition, j’essaie de penser à ces diverses intelligences et donc de varier aussi les portes d’entrée, certaines plus académiques, d’autres plus sensuelles, esthétiques, temporelles. C’est plutôt cette question de multiplicité et de diversité de l’intelligence qui m’anime, davantage que le fait d’avoir fait de belles études en sciences sociales.

Avec cette idée de portes d’entrée vous n’essayez pas de contrôler la réception de votre travail par les spectateurs, par les regardeurs. Mais néanmoins, il y a toujours un contexte qu’on peut essayer d’appréhender et d’anticiper. Est-ce ce contexte, la crainte, justement, d’une réception trop littérale, qui vous a conduit à changer le projet que vous aviez conçu pour le Crédac au départ, un travail autour de la notion de proxémie, de la distance sociale et qu’au fond, cette question de la distance sociale est arrivée au cœur de nos vies avec la pandémie. Est-ce cette crainte d’une lecture trop explicite qui vous a fait réorienter l’exposition ?
Kapwani Kiwanga Ce n’est pas une crainte intellectuelle, mais une crainte émotive. Je pense toujours au spectateur ou au visiteur qui entre dans un espace – que va-t-il éprouver ? Dans un moment où nous avons tous vécu des choses très différentes, avec un rapport avec la proximité très vif, ce n’était ni respectueux ni sensible pour les personnes. Après, de manière générale, les choses littérales, illustratives m’intéressent moins. Il y a moins d’ouverture, il y a moins de poésie, moins de possibilités – c’est un peu trop fermé. C’est par respect pour le public, un respect partagé avec l’équipe du Crédac que nous avons ressenti qu’il fallait changer le projet.

Zahia Rahmani Pour aller dans le sens de ce que disait Kapwani, il me semble que le XXe siècle est un siècle qui a tout accéléré. Et peut-être que, sans vouloir abîmer l’université, l’espace académique n’a pas toujours été à la hauteur ou suffisamment adéquat pour ces nouvelles figures déplacées, elles qui ont construit et conduit à construire des narrations à partir d’identités multiples. C’est ce que tu dis, d’une certaine manière. Finalement, il faut inventer son propre langage pour pouvoir venir perturber, d’une certaine manière, l’académie. Voilà, l’académie a besoin d’être perturbée, sacrément perturbée parfois, parce qu’elle nous a maintenu durant ce XXe siècle dans une situation complexe. Je suis d’accord avec cette idée qu’à un moment donné, dans l’Empire, il n’y a qu’une langue et nous sommes nombreux à vouloir participer à sa déconstruction. Et dans le même temps, il y a de la place pour tout le monde, comme disait Aimé Césaire, tous ceux qui le veulent peuvent venir à cette table. Pourquoi ? Parce que cette langue a fait la preuve de son incapacité à faire coexister les hommes dans un pacifisme qui aurait fait du bien à l’humanité. Et donc beaucoup, beaucoup de gens qui ont connu en leur corps, en leur histoire familiale, en leur biographie la violence de cette langue se sont finalement inscrits dans des interstices. L’art contemporain en est un, fondamentalement, comme la littérature, parce que l’académie reste, malgré tout, le lieu de la normativité. D’ailleurs, elle est de plus en plus discutée et remise en cause : en France, on a affaire aujourd’hui à ce phénomène, on voit des gens, les universités réclamer que l’État nous interdise un certain nombre de questionnements. On a jamais vu ça ! Cent professeurs, voire 300, qui interdisent les études postcoloniales sans qu’on puisse dire de quoi il en relève. On n’explique pas ce dont il s’agit et donc c’est encore plus complexe. Ce qu’il faut comprendre, c’est que notre fuite, notre manière à nous de leur échapper leur pose problème…

Un autre aspect de cette exposition, qui nous fait revenir à la question des non-humains, des graines en l’occurrence, c’est la question de la circulation, de la mondialisation. Beaucoup d’efforts et de violence physique ont été déployés pour contraindre des êtres humains à voyager, puis désormais pour les empêcher de voyager, de traverser des frontières. Mais cela n’empêche pas que les graines, par exemple, ou d’autres éléments naturels voyagent. C’est cette idée qui se trouve au centre de certaines de vos œuvres Kpawani.

Kapwani Kiwanga L’installation « Oryza » est le deuxième chapitre d’une recherche autour de glaberrima, une variété de riz qui vient de l’ouest de l’Afrique, que l’on retrouve aujourd’hui au Surinam et qui est très importante pour moi car elle permet de montrer différentes choses, surtout des choses liées aux questions d’archives, à la préservation par l’oralité. Déjà, il y a des histoires de Marrons du Surinam qui évoquaient une femme qui a apporté le riz d’Afrique vers le Surinam dans le tissage de ses cheveux. Plus tard, un ethnobotaniste avec lequel j’étais en contact, et qui est basé aux Pays-Bas, a fait des études ADN qui ont montré que ce riz provient effectivement d’un endroit spécifique en Afrique de l’Ouest. La préservation de ces histoires par l’oralité, par les rituels et par les usages d’une population qui a pris sa liberté, qui a créé une nouvelle société dans un endroit qu’elle n’avait pas choisi mais qui lui a été imposé, qui en a fait quelque chose de créatif et de survivant a été pour moi très, très, très fort. Cela touchait à des choses très intéressantes pour moi : l’archive, la nature, et surtout la botanique comme témoin de l’histoire de manière générale, mais aussi de l’histoire politique, économique et sociale. Et bien sûr, cette idée de comment se nourrir ? comment survivre réellement ? comment manger ? C’est vraiment de la nourriture pour le corps, mais ça peut être aussi quelque chose qui enrichit l’esprit ou même l’âme. Cette question de semences qui sont nées des petites graines, il y avait là pour moi nombre d’éléments qui m’intéressaient. Il est intéressant, je trouve, de penser à ces questions à travers des faits historiquement très concrets, mais qui ouvrent bien sûr vers des choses autrement plus grandes.
De vrais grains de riz ont été amenés et plantés pour cette exposition – et les plantes se portent assez bien ! Chaque fois que je viens, je suis content de voir qu’elles se portent assez bien. Léonard, qui est paysagiste, a pu s’occuper de ces petites graines, les faire germer et prendre soin d’elles. Ce n’est pas si compliqué, mais j’avais peur de ne pas y arriver. Léonard, avec ses connaissances, a pu vraiment faire en sorte qu’elles se portent bien. Il ne s’agit jamais pour moi de mettre du vivant dans mes propositions uniquement pour des raisons décoratives : si ces êtres vivants vont mal, alors j’ai vraiment raté ce que je propose au public.
A côté, il y aussi cette tapisserie qui est plutôt une exploration métaphorique ou poétique de cette même histoire : des graines sommairement faites en cristal qui sont intégrées dans un tissage fait par Paul Morabito, un artiste textile de Chicago qui a repris avec moi certains motifs de tapisserie de l’ouest de l’Afrique, plutôt dans une influence légère, plus comme une improvisation à partir de ces motifs-là. Ce tissage mural renferme ces graines, comme les fantômes de ces graines gaberrina tissées et cachées ou préservées dans le tissage de tapisserie.

Zahia Rahmani Pour rejoindre ce que tu disais, j’ai été invitée à participer au Festival de littérature de la ville de Cali, en Colombie qui est totalement à l’ouest du pays, et un artiste originaire du Congo, qui vivait à Londres où il était cuisinier a fait tout un travail sur la nourriture colombienne à partir des éléments nutritifs amenés par les esclaves d’Afrique. Quand on commence à réfléchir à cela, à l’intérieur du continent africain, les individus qui étaient attrapés pour être mis dans des bateaux pour subir une traversée à laquelle ils ne savaient pas s’ils allaient survivre, et ensuite être vendus, ces personnes avaient, sur la durée, compris qu’ils devaient porter, apporter avec eux ces graines. C’est incroyable de se dire qu’ils partaient avec un bout de leur pays, qui était ces graines. Ça m’a touchée profondément de voir cela. Ensuite, ces graines venues d’Afrique ont été plantées en Colombie. Quand on sait la manière dont ont été attrapées ces personnes – ce n’est pas venir faire une croisière, on les attrape – et que la seule chose qu’ils prennent avec eux et qu’ils arrivent à sauver, ce sont ces graines, c’est bouleversant.
Ce qui est magnifique dans ton travail, c’est qu’à aucun moment on ne tombe dans une sorte de subjectivité qui nous rendrait larmoyants par rapport à cette question. C’est sec, c’est posé là et ce qui me touchait beaucoup dans ce que tu énonçais à l’instant, c’est comment ces individus nous ont enseigné la résistance, comment nous sommes les héritiers de ces gens, du fait de ce qu’ils ont éprouvé et étonnamment, comment ils ont perpétué une idée simple, au-delà de la survie, qui est la dignité, et comment elle nous a été transmise malgré la barbarie de ce qu’ils ont vécu. Je trouve que c’est ça aussi qui est très beau dans le champ de l’art contemporain, c’est quand l’objet lui-même garde sa dignité. Il n’est pas dans ce qu’on pourrait appeler de l’ordre du commentaire.

Kapwani Kiwanga a utilisé un mot important : archives. Elle a aussi évoqué le travail d’un ethnobotaniste qui remonte le temps grâce à l’ADN, cela fait penser à l’idée de « sismographie » que vous avez utilisée, Zahia, dans votre exposition. Que peuvent faire les historiennes et historiens de l’art avec tous ces enregistrements ? Comment continuer d’écrire l’histoire à partir de ce type documents ?
Zahia Rahmani La question est la suivante : tout le problème, toute la difficulté, c’est le chemin pour y accéder. Il a été modifié. Un exemple : les expéditions qui ont amené à un moment des êtres humains à un endroit et aussi des plantes – parce que le XXe siècle est un moment durant lequel on a eu honte des crimes qu’on a perpétués, on a décidé de déclassifier les modèles, c’est-à-dire qu’avant, vous pouviez retrouver des graines en sachant de quelle expédition elles venaient. Si vous allez au Musée d’histoire naturelle aujourd’hui, tout ce qui touche la représentation de l’homme a été envoyé au Quai-Branly et seules les graines sont restées. La grande séparation est là. Pourquoi ? Parce qu’on trouvait indigne la manière dont cela s’est fait. Certaines graines sont liées à une histoire et une conquête données, mais parce qu’on a hérité d’une sorte de honte à assumer cette histoire, nous les classons désormais par genre. La zone géographique qui concerne ces graines n’est donc plus en amont mais en aval. Cela va donc être très difficile de réécrire, de reconstituer et de recomposer les territoires. Je ne dis pas qu’il le faut, mais ce qu’on peut au moins donner à l’humanité à venir, c’est d’être en mesure de voir plus loin avec ce qu’on a comme documents pour dire comment était le monde à un instant T. Parce qu’on en a vraiment besoin. Parce que c’est une catastrophe de savoir que d’un point de vue botanique, dans certaines régions du monde, tout commence au XIXe, parce c’est notre histoire coloniale. Heureusement que le numérique nous permet de mettre tout ça en accès libre. Comme pour « Sismographie des luttes », il faut redonner langue aux disparus. Cette graine, c’est une forme de résistance. Tout comme fabriquer une revue dans les conditions dans lesquelles ces gens qui les faisaient vivaient. Malgré ce que ces sociétés, ces communautés d’hommes ont vécu, mais vraiment d’une violence inouïe, ce qui nous apparaît fou, c’est que, dans ces conditions, elles ont pu produire de la résistance, soit en sauvant une graine soit en créant une revue – j’en parle comme d’un énoncé critique. Et ça, c’est incroyable. J’en reste encore aujourd’hui totalement stupéfaite.

Kapwani Kiwanga, pour  votre série Lazarus vous avez également convoquée cette question de l’enregistrement, des traces …
Kapwani Kiwanga Il faut toujours chercher des nouveaux documents. C’est quelque chose qui m’anime beaucoup. Lazarus est un bon exemple dans le sens où c’est une sérigraphie de blanc sur blanc d’illustrations prises au Musée d’histoire naturelle de « taxons Lazare », c’est-à-dire des animaux ou des espèces qu’on a cru éteintes et que des années ou des siècles ou des décennies plus tard, la « science » redécouvre ; ces animaux n’ont en fait jamais cessé d’exister mais ils ont été, non pas effacés, mais cessé d’être vus par une subjectivité, une autorité. Et cette question de visibilité/invisibilité joue beaucoup dans cette exposition où l’invisibilité est l’existence. On existe, on survit parce qu’on est invisible, on est complètement dans une autre possibilité. Et nos positions prises ne sont pas « Regardez-moi, regardez-moi », mais plutôt « Laissez-moi vivre ». Cette invisibilité peut sauver. Cette question de taxonomie, on va la mettre dans ce musée-là, on va la museler, on va la nommer ou non, on va dire si c’est important ou pas important. C’est toute la violence de quelques épistémologies ; bien sûr qu’on est aussi en train de danser avec, de vivre avec, mais aussi d’essayer de proposer une autre sortie. Il y a une autre pièce dans cette exposition qui s’appelle The Marias pour laquelle cette idée d’archives et de documents est aussi très, très présente ainsi que la question de ce qui est présent dans l’archive. The Marias est une reproduction en papier de fleurs de paon et j’ai travaillé avec une chercheuse, Kim Walker, de Kew Gardens, sur différentes plantes utilisées comme abortif. On a trouvé les écrits d’explorateurs partis à la recherche d’informations à propos des plantes et de leurs usages par les personnes qui vivaient au Surinam. Les deux hommes, un Anglais et un Français, n’avaient pas noté cet usage abortif de la plante. Mais une naturaliste allemande du XVIe siècle, Anna Maria Sibylla Merian – auteure des très nombreuses illustrations, concernant notamment la mutation des chenilles la métamorphose des chenilles en papillons – l’avait noté, elle. On sait que les archives sont toujours incomplètes, mais c’est un exemple assez clair : le fait même de ne conserver qu’une seule archive comportant une information est essentiel. Il est très important pour moi de toujours penser à ce qui n’est pas regardé, lu, noté mais simplement dit. La question de l’invisibilité est aussi très présente dans ce travail. Il est nécessaire de penser aux archives d’une manière beaucoup plus complexe et beaucoup plus critique, ce qu’on est déjà en train de faire. J’essaye de trouver le chemin pour produire de nouveaux documents qui notent quelque chose, mais qui ne l’expliquent par forcément, et qui ne vont pas imposer un dialogue autoritaire. Cette question se trouve peut-être aussi dans d’autres œuvres que j’ai travaillées avec des pierres, une géologie donc, qui est déjà en elle-même une archive minérale. Ces manières de tenter de trouver une forme pour un document demandent à la personne en face d’être active, plus active que lorsqu’il s’agit de lire ou de regarder une image. Chercher des formes a une portée esthétique, oui, mais aussi une portée « archivale » quelque part, archivistique.

Zahia Rahmani Ça va dans le sens du Schibboleth de Derrida, c’est-à-dire que le grand drame de l’humanité, c’est que quiconque n’a pas une archive matérielle n’existe pas. Et pourtant, sur des siècles, il y des sociétés qui n’avaient que le secret comme archives, d’une certaine manière, la langue. Nous, nous sommes un peu les héritiers du papier, ce qui fait que tout ce qui n’est pas palpable comme archive n’est plus une archive. Des sociétés entières se sont retrouvées englouties dans cette absence de données palpables de l’archive, alors que la raison était que nous n’étions pas capables de pénétrer leur propre pratique archivistique, parce que nous n’avions pas les bons outils. Et tout cela nous rend maintenant un peu humbles face à cet héritage, ce XIXe siècle qui a consisté à indexer tout le monde – sauf soi-même, on pourrait dire – et du coup, à écarter pour nous la possibilité d’appréhender des mondes qui étaient en train de disparaître, dont il nous reste l’ombre. C’est exactement ce que tu fais avec tes dessins, c’est fugitif et dans le même temps, on a énormément besoin de se raccrocher à ces choses incroyables, parce que ça fait de nous des êtres incroyables, si on avait encore la force de vouloir l’accepter. Tout notre travail aujourd’hui consiste à essayer de nous protéger d’une barbarie à venir, avec ce que la barbarie du passé nous a enseigné. Que fait-on d’autre en travaillant sur ces documents, quelque part ? C’est tirer l’expérience de la manière dont on a réussi à tenir debout malgré tout. Mais c’est aussi, je l’espère, parce que tout travail artistique, d’une certaine manière, est portée vers cette chose qui consiste à nous prémunir du présent futur.

Comment vous projetez-vous justement par votre travail dans ce futur Kapwani ?
Kapwani Kiwanga C’est vrai que le futur est toujours présent dans mon travail. Dans d’anciennes œuvres, c’était plus évident. J’ai travaillé sur des conférences-performances inspirées des gestes afrofuturistes, mais je regarde toujours en arrière, dans le passé, pour aller vers des archives, des documents, des passés historiques qui m’intéressent. Il y a quelque chose dans le présent qui m’intéresse, mais c’est dans le passé que je regarde. Mais pour créer des sorties, c’est toujours vers le futur. C’est peut-être une utopie, ce sont peut-être comme des gestes, non pas futiles, mais qui ne sont pas forcément sûrs d’arriver au but. Nous sommes dans le CrédaKino où est projeté un de mes films qui s’appelle Vumbi – qui est plutôt un document vidéo – datant de 2012, où je nettoie des feuilles qui sont couvertes de poussière rouge et j’enlève cette poussière pour que les feuilles puissent de nouveau avoir accès au soleil. Il y a un geste de peinture soustractive dans le paysage, avec ces lignes vertes qui apparaissent. Et je fais ce geste à côté d’une route en terre, ainsi, quand des motos ou des camions passent, la poussière tombe à nouveau et va les recouvrir à nouveau. Je fais ce geste en sachant que je ne vais pas réussir à leur donner à voir le soleil pour toujours. Dans ce futur, pour moi, ce sont ces gestes-là, donner une stratégie de sortie, durant le moment d’une exposition ou devant une œuvre où l’on peut se dire « Ah ok, je peux le voir comme ça », ou « j’ai une expérience qui… », ou peut-être qu’on n’explique même pas, mais qui donne une petite ouverture pendant une période. Et ça, c’est le futur. C’est de pouvoir créer dans cette possibilité, de reconstruire ou de construire, de faire, avec n’importe quelle stratégie, mais d’aller vers quelque chose de possible.

 

Cima Cima, exposition de Kapwani Kiwanga au Crédac (Ivry-sur-Seine) jusqu’au 11 juillet

Sismographie des luttes, exposition conçue par Zahia Rahmani, Centre Pompidou (Paris) jusqu’au 28 juin


Sylvain Bourmeau

Journaliste, directeur d'AOC