Politique

Serge Audier : « Le souci écologique fait partie de l’histoire de la gauche »

Journaliste

Dans La Cité écologique, Serge Audier plaide pour l’avènement d’un « éco-républicanisme ». Au regard du débat médiatique actuel, cette alliance de l’écologie et de la République peut surprendre. Elle prend pourtant tout son sens dès lors, comme y invite le philosophe, qu’on redonne toute leur signification à ces termes, et qu’on adopte une certaine profondeur historique.

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Serge Audier est à contre-courant, et même à contretemps, pourtant c’est sans doute l’un des intellectuels qui permet le mieux de se sortir de certaines apories politiques les plus paralysantes de notre époque. Alors que tout est à la simplification extrême, au confusionnisme, que les mots République, Écologie, Universel, Démocratie, Libéralisme, Néolibéralisme… sont devenus des totems ou des anathèmes, le philosophe, qui enseigne à l’Université de Paris-Sorbonne s’emploie à leur rendre complexité et profondeur historique. Un travail indispensable pour réconcilier une conscience écologique et sociale qui, nous apprend-il, se sont développées conjointement. En trois ouvrages importants, pour exactement 2 228 pages – autre signe que l’homme est en décalage avec l’époque des 280 signes – Serge Audier a su dessiner une généalogie de la pensée écologiste, et montrer que si les défis étaient inédits, la gauche était loin d’être dépourvue pour les relever. Il dessine ainsi une généalogie intellectuelle de l’écologie qui remonte bien avant les bornes chronologiques habituelles, le plus souvent arrêtées dans les années 60. Un travail qu’il mène dans sa trilogie composée de La Société écologique et ses ennemis (2017), L’Âge productiviste (2019) et La Cité écologique (2020). Ce dernier essai vient tout juste de recevoir le prix des Rencontres Philosophiques de Monaco. RB

Demain se tiendra le second tour des élections régionales. Sans préjuger des résultats, on peut dire qu’après une poussée historique des écologistes lors des dernières municipales, on constate une certaine stagnation des votes pour EELV. En revanche, on a l’impression que tout le monde est devenu écologiste. Qu’est-ce que vous inspire cette compétition politique pour se présenter comme le détenteur de la vraie écologie ?
Il faut dire tout d’abord que le succès des écologistes à l’échelle locale est inscrit dans leur histoire, puisque c’est aux municipales de 1977 qu’a eu lieu la première grande percée des verts français. Très actifs dans les luttes locales, parfois régionalistes, les Verts ont assez logiquement trouvé une première reconnaissance à cet échelon, avec déjà le symbole et la réalité de la bicyclette, la « vélorution ». Il y avait là un phénomène nouveau et prometteur dont la revue de la « deuxième gauche » et de l’autogestion, Faire, rendit bien compte aussitôt, en mesurant aussi combien cette nouvelle façon de faire la politique, antibureaucratique, spontanée et expérimentatrice, percutait les organisations de gauche plus classiques. Il y avait, et il y a encore, beaucoup à en apprendre. À l’époque, la gauche « classique » et les écologistes se regardaient un peu en chiens de faïence – même si certains écologistes venaient du PSU… Cela n’a pas totalement changé, mais on voit que les choses progressent. Il y a depuis une conscience écologique et sociale qui se développe conjointement, et on assiste à un mariage politique, même s’il est lent et difficile, entre le versant écologiste et le versant socialiste. De mieux en mieux, on mesure que la question écologique est aussi une question sociale, et réciproquement. Et aussi que les deux dimensions doivent être affrontées ensemble. En outre, le thème très en vogue du « territoire », y compris dans la pensée écologique, épouse ou accompagne ces dynamiques locales. Mais cet ancrage local produit aussi, me semble-t-il, un sens et des effets ambivalents dont les écologistes risquent de payer le prix : tout se passe comme si, pour beaucoup d’électeurs, le vert s’accommodait bien à la gestion de la vie quotidienne, à un désir d’espaces verts et de qualité de vie, mais n’était pas à même d’affronter les problèmes généraux ou globaux de l’ensemble de la société, sans parler des relations internationales. Il faudrait dès lors confier à des gens supposés plus sérieux et réalistes, plus « professionnels », la prise en charge des enjeux généraux. Le risque, pour tous ceux qui considèrent que l’écologie est un enjeu fondamental, est de la voir confinée à ces enjeux certes majeurs, mais qui ne font pas non plus un projet de société et une politique.

Ce qui m’amène à votre question sur la généralisation de la thématique écologiste, en tout cas affichée, à tous les partis. Elle n’est d’ailleurs pas si importante chez certains… Reste que, outre la dimension bien-être et amour de la nature – même les magazines qui ont flirté avec le climatoscepticisme nous invitent maintenant à embrasser les arbres ! – personne ne peut tout à fait y échapper. Il faut bien essayer de répondre à une inquiétude qui se diffuse dans la société au rythme par exemple des rapports du GIEC, comme encore celui très alarmant publié cette semaine, et que personne ne peut se permettre d’ignorer. Cependant, la variété des discours autour du sujet montre qu’on n’échappe jamais entièrement à la politique. Ainsi, il existe un vert réactionnaire, identitaire, un vert de la clôture sur soi. C’est l’idéologie du localisme du Rassemblement national qui a été théorisé depuis très longtemps notamment par Hervé Juvin et par la Nouvelle Droite. Elle fait miroiter aussi des emplois locaux. Il y a aussi un vert plus libéral : ainsi, en Allemagne, les écologistes envisagent sérieusement une alliance possible avec la droite conservatrice de la CDU, dont le programme est pourtant fort peu « écolo ». On voit aussi se développer un discours vert articulé à une forme « d’éco-modernisme », dont Luc Ferry est le tardif vulgarisateur idéologique en France, et qui est très diffus dans les élites économiques et politiques. Contre ce que Le Point appelle les « fariboles » des écologistes, il faudrait passer aux choses sérieuses, les nouvelles technologies vertes. L’objectif, c’est de tout changer pour que rien ne change, c’est-à-dire de faire en sorte que le capitalisme dans ses orientations fondamentales et ses hiérarchies, puissent continuer à se « développer ». Mais pour cela, nos éco-modernistes prônent un effort d’adaptation stratégique, comme le capitalisme a dû en faire à de nombreuses étapes de son histoire et de ses crises, pour mieux « rebondir » face à ses crises de fonctionnement et de légitimité. Il va de soi que cet éco-modernisme est aussi une idéologie, qui se pare du vernis de la « science ».

Donc on voit bien que le vert peut s’articuler à des projets idéologico-politiques différents, qu’il n’est pas en soi une politique, mais que nous ne pouvons pas échapper à la politisation de ses enjeux. Car de lourds choix de société, dans les moyens et les fins, sont en jeu. De mon point de vue, les approches de droite et d’extrême droite sont une impasse sur le plan des valeurs fondamentales, mais aussi parce qu’elles seront impuissantes à affronter ce défi, car elles sont dans le statu quo qui nous conduit dans le mur. Ma conviction est que l’écologie doit s’articuler à une perspective d’émancipation, d’intérêt général et de solidarité à la fois nationale et internationale. Je disais tout à l’heure que nous avons encore énormément à apprendre de la réinvention de la politique par les Verts depuis les années 1970. Mais j’ajouterai maintenant : eux aussi ont beaucoup à apprendre de toute une tradition d’émancipation et de recherche de l’intérêt général qui a été portée très largement par le républicanisme, le socialisme et les milieux libertaires. Nous ne partons pas de zéro, contrairement à ce que certains discours de la pensée écologiste donnent à croire, au risque de provoquer vertige et désarroi. .

C’est ce que vous développez dans La Cité écologique : Pour un éco-républicanisme, qui vient clore une trilogie commencée avec La société écologique et ses ennemis (2017) et poursuivi dans L’âge productiviste (2019). Avec, à chaque fois, le souci de replacer cette question écologique dans sa profondeur historique, contre l’idée qu’il s’agirait de questions complètement inédites. Pourquoi cette démarche vous semblait-elle nécessaire ?
Parce que pendant très longtemps on a cru que la conscience écologique remontait aux années 70, au Club de Rome, aux premiers mouvements écologistes en Angleterre, en Allemagne ou en France, à la naissance des partis verts. Or, on peut déjà remonter aux années 60 et à la contestation du capitalisme et des rapports de hiérarchie de l’époque. C’est dans l’après-68 que s’affirme le mouvement écologiste, avec le mouvement féministe, etc. L’un des plus grands penseurs et activistes de l’écologie au XXe siècle, Murray Bookchin, vient du mouvement des années 1960. Mais cet inventeur de « l’écologie sociale » vient aussi de beaucoup plus loin, étant l’héritier de toute une sensibilité « verte » de l’anarchisme. C’est justement ce que j’ai essayé de démontrer, en exhumant des voix plus ou moins – parfois totalement – oubliées. En réponse au développement du capitalisme industriel entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle, se déploie en effet une critique qu’on peut dire « pré-écologique », qui montre déjà les dégâts sociaux, environnementaux, sur la biodiversité – même si le mot n’est pas utilisé –, les dégâts esthétiques… Convenons qu’une immense partie des travaux d’histoire sociale et de critique socialiste du capitalisme est longtemps passée totalement à côté de cette dimension ! Si l’histoire est toujours une histoire contemporaine, comme disait Benedetto Croce, alors elle nous renseigne aussi sur les angles morts de plusieurs générations de chercheurs, et surtout de leur époque. L’intérêt de la démarche historique, pour des chercheurs notamment de ma génération, c’est aussi de retourner aux sources de cette articulation déjà évoquée entre écologie, question sociale et projet politique. Cela suppose de questionner la double généalogie qui structure l’imaginaire idéologique aujourd’hui sur cette question, avec l’inconvénient d’occulter beaucoup de choses. Le premier courant historique insiste sur les racines conservatrices ou réactionnaires de l’écologie, comme procédant d’une critique antimoderne. Les partisans aujourd’hui d’une vision conservatrice de la société en seraient les héritiers légitimes. Au Figarovox, on aime parfois le rappeler ! À l’opposé, la deuxième généalogie fait parfois remonter la critique écologique au mouvement hippie, à ce qu’on appelle parfois la « gauche libertaire », présentés en ancêtres des « bobos » libéraux-libertaires.

Mais qu’est-ce que cette « double généalogie » de l’écologie, dominante, empêcherait de voir selon vous ?
Une histoire philosophique de plus long terme de la conscience et des mouvements écologiques nous permet d’échapper à certaines dichotomies qui ont beaucoup pesé, et à mon avis pèsent encore, dans la capacité des gens de gauche à comprendre que le souci écologique fait partie de leur propre histoire, et que les mouvements de gauche critique du capitalisme n’ont jamais été réductibles à ce qu’on appelle la critique sociale. C’est la fameuse dichotomie établie par Luc Boltanski et Ève Chiapello, dans Le Nouvel esprit du capitalisme, entre les deux registres de critique du capitalisme : le registre de la critique sociale et le registre de la critique artiste. La première pointerait les problèmes des inégalités et des injustices sociales, et la seconde pointerait l’aliénation, la destruction des paysages ou un saccage de l’esthétique. La critique sociale serait ainsi liée à l’imaginaire de la gauche dite classique – socialiste, communiste voire républicaine – et la critique artiste étaient plutôt portée par des gens qui n’avaient rien à voir avec la gauche comme Baudelaire, les antimodernes, même si cette critique a ensuite tourné à gauche avec l’École de Francfort, etc. Cette dichotomie de Boltanski et Chiapello a été construite pour rendre compte notamment des conflits entre une gauche de type communiste et une « contestation » de type libertaire, et pour comprendre comment le capitalisme a réagi à l’une et à l’autre, notamment après 68. Mais si on sort de cette période très particulière des Trente Glorieuses, et si on remonte aux sources des critiques du capitalisme, on voit que cette dichotomie se brouille ou se complexifie en partie.

Certes, il y a bien une critique sociale d’un côté et une critique artiste de l’autre, mais elles ne s’opposent pas toujours, comme par exemple chez certains des plus importants précurseurs du socialisme à l’instar de Fourier et de sa mouvance. Très tôt, dès les années 1820, cette figure de ce qu’Engels appellera avec un peu de condescendance le « socialisme utopique » dénonce une planète rendue malade par les exactions et les ravages de l’industrie capitaliste, par la déforestation, et dont le climat risque de changer. Cet amoureux des fleurs, des fruits et des jardins est aussi sensible aux ravages esthétiques du capitalisme. Beaucoup d’autres suivront dans une direction plus ou moins comparable, d’Elisée Reclus à William Morris, dans les discours, mais aussi dans des pratiques individuelles et communautaires alternatives. Les républicains ou socialistes républicains sont aussi concernés : de Pierre Leroux à Michelet en passant par George Sand et Marie d’Agoult, le sens de notre lien profond aux êtres de la nature et à la Terre, voire notre responsabilité à leur égard, sont formulés plus ou moins clairement. L’émancipation du peuple n’est pas alors pensée exclusivement contre le milieu naturel, mais aussi avec lui.

Il y a donc très tôt selon moi, même si c’est bien sûr dans une frange très minoritaire, l’esquisse d’une articulation entre ces deux dimensions de la critique sociale et de la critique artiste – c’est plus tard que cette articulation va largement se défaire, sous la pression d’une idéologie et d’une pratique productiviste de plus en plus prégnante à gauche. Bien sûr, je ne suis pas naïf, une nouvelle généalogie de l’écologie ne nous sauvera pas. Mais nous avons là aussi perdu tant de temps – combien de fois n’ai-je pas entendu d’esprits réputés que la gauche ne savait pas faire avec l’écologie, parce que « la gauche c’est le progrès », etc. ! Comme si le progrès était nécessairement pour la gauche le développement des forces productives ! Aujourd’hui encore, un des thèmes les plus fréquents dans le discours de la pensée écologique consiste à dire que nous entrons dans un monde totalement inédit et que nos ressources intellectuelles, au moins en Occident, ne servent plus à rien vu qu’elles ont produit la catastrophe écocidaire. Quant à la « gauche » dans son ensemble, elle serait une boussole obsolète liée aux fantasmes progressistes de la « Modernité ». Bien entendu, notre situation est absolument inédite, mais nous ne partons pas de rien. Et puis, cette articulation entre mouvement d’émancipation, mouvement social et « critique artiste » du capitalisme me paraît riche d’aperçus sur les enjeux d’une « écologie sociale ». Par là, tout comme Bookchin, je n’entends pas seulement une écologie soucieuse de la question sociale, mais j’entends également une écologie qui affronte le problème de la domination. Revenons au fouriérisme qui, avec d’autres mouvements, suggère que la destruction par le capitalisme de la solidarité-intra humaine s’est accompagnée de la perte de solidarité avec le cadre naturel et les êtres de la Terre. Bref, est dénoncée une double scission : de la solidarité interhumaine, et de la solidarité vis-à-vis des autres êtres de nature, et de tout le globe. Les deux scissions obéissant à une logique similaire – le règne de l’égoïsme et de la domination – et étant concrétisées par des éléments fondamentaux dans la critique du capitalisme, par exemple le triomphe de la propriété privée et son absolutisation comme matrice d’une société « insolidaire » comme disent les premiers présocialistes, qui a rompu les liens de solidarité interhumaine, intergénérationnelle, et avec la nature. C’est une thématique intéressante parce qu’une fois de plus, elle permet rétrospectivement de voir qu’on n’a pas d’un côté les vraies exigences sociales, et de l’autre des exigences naturelles ou esthètes qui seraient l’apanage des « bobos » si on veut prendre un langage contemporain. On a au contraire un moment d’articulation qui a été finalement brisé sous l’hégémonie du productivisme – la valorisation de la production exponentielle.

Quelle place faites-vous au concept de « commun », qui s’est beaucoup développé ces dernières années, et qui fait le lien comme vous le souhaitez entre la dimension sociale et la dimension écologique ?
La question du « bien commun » et du « monde commun » est à la fois une question éminemment républicaine et une question fondamentalement écologique. C’est précisément pourquoi je parle d’éco-républicanisme, pour soutenir leur indissociabilité. N’oublions pas que le « bene comune » est au cœur de la conception républicaine civique depuis les Commune libres d’Italie. L’idée de l’éco-républicanisme est que la « chose publique » poussée jusqu’au bout implique de prendre plus que jamais au sérieux la question de nos interdépendances dans une communauté élargie qui va bien au-delà de l’humain ; inversement, que l’écologie poussée jusqu’au bout implique d’affronter la question de la « chose publique » et du « bien commun ». La question du « commun » est très ancienne, et on sait qu’elle a été réactivée depuis quelques décennies notamment grâce aux travaux d’Elinor Ostrom. Beaucoup de mouvements et d’auteurs, entre la gauche altermondialiste et les écologistes, s’en sont réclamés. Chez Ostrom et d’autres, il s’agit d’un paradigme, rendant compte de pratiques réelles de gestions et d’aménagement par des règles partagées – pêcheries, etc. –, qui échappe à la dichotomie entre l’État et le marché, entre privé et public. On voit très bien comment cet enjeu du « commun », comme principe de gestion qui nous fait sortir des logiques propriétaristes classiques – voire de la propriété comme telle selon certains – peut à juste titre séduire les écologistes, soucieux de retrouver une capacité de prendre en charge horizontalement les ressources et les territoires. Sans doute certains des auteurs et mouvements que je viens d’évoquer à propos de la Société écologique et ses ennemis relèvent peu ou prou de cette approche qui est féconde.

En revanche, je suis plus sceptique quand il s’agit de dire que le « commun », en tant que principe au fond de démocratie et gestion directes, suppose de sortir radicalement et partout de toute propriété publique, mais aussi de l’État et de la démocratie représentative. Ce n’est pas le cas chez Ostrom, dont la prudence scientifique est admirable – les « communs » ne sont pas, à ses yeux, totalement généralisables –, mais on ne mesure pas toujours que c’est bien le cas chez d’autres. Ce serait alors une sorte de nouveau communisme sans État – donc de vrai communisme, car Marx et nombre de marxistes voulaient déjà sortir de l’État. On comprend que cette approche séduise tant d’anciens militants communistes, dont certains de leurs théoriciens actuels ! Pour ma part, je pense qu’il faut distinguer les « biens communs » – ressources fondamentales ouvertes à tous et à perpétuer – du « commun » en tant que principe de gestion directe, et qu’il est totalement irréaliste, dans un avenir prévisible, de croire que nous allons faire un saut périlleux en sortant de l’État. En revanche, des formes importantes de « communs » ont un rôle à jouer, et c’est un enjeu de luttes que de transformer l’État et la démocratie représentatives pour qu’ils soient à la hauteur des défis posés par le « commun » et les « biens communs ». La tendance actuelle à rabattre le principe du « commun » sur la seule démocratie directe – qui a évidemment aussi ma faveur – est d’autant plus problématique en matière écologique que ce défi-là implique d’agir pour les absents : les générations futures, les non-humains, etc. Cela suppose des médiations, institutions du long terme, etc. C’est peut-être aussi pour cela que je préfère la logique républicaine à la logique communiste : elle fait leur place aux « communs », mais elle ne ferme pas non plus dogmatiquement la porte au rôle de pouvoirs publics, y compris étatiques. Et je crois que beaucoup d’écologistes et de militants de gauche n’imaginent pas une seconde que l’État, à moyen terme, est dépassable, et qu’on puisse s’en passer, surtout face aux défis de transformations et d’adaptation en cours. On pourra toujours dire et répéter que l’État est l’agent du Capital ou du « néo-libéralisme », qu’il est le problème écologique et non la solution, que les États actuels ont des logiques écocidaires – et c’est vrai –, cela ne changera rien au fait que, dans la situation actuelle, nous avons besoin de cette puissance publique, à condition de la transformer. Là encore, je plaide pour que nous nous appuyions sur nos ressources émancipatrices, par exemple sur la théorie du service public, et non pas pour que nous commencions de zéro – alors qu’il nous reste quelques petites décennies pour essayer d’infléchir ou de renverser la tendance.

Mais cela suppose aussi de reprendre entièrement l’histoire et la pensée républicaine sous cet angle, car l’enjeu du commun est aussi celui du vivant et de la Terre. On peut revenir ici sur l’importance cruciale d’un personnage comme Jules Michelet, la référence tutélaire, l’icône, des milieux républicains jusqu’à aujourd’hui, le grand historien de la Révolution française, du peuple français… Eh bien, Michelet s’intéressait passionnément, par exemple, aux ravages que l’humanité assoiffée de profit était en train d’infliger à la mer, en massacrant sa faune admirable, les baleines, etc. Michelet adorait aussi les oiseaux – fort heureusement, nous n’avons pas attendu des essais récents sur le sujet. Et le « Peuple » du très républicain Michelet incluait non seulement les milieux populaires, méprisés et humiliés, mais aussi les êtres naturels et même l’ensemble de la planète. Il y a donc chez lui un geste très audacieux – mais très significatif de cette période entre socialisme, romantisme et humanitarisme – qui pensait l’intérêt général au-delà d’un monde exclusivement humain, dans une extension indéfinie sur le plan spatial, mais aussi temporel, c’est-à-dire toutes les générations antérieures et à venir. Je pense qu’il est intéressant d’y revenir, comme de revenir sur les milieux solidaristes et autres : cela permet de réécrire notre histoire du républicanisme et de repenser ce qu’est la République comme institution en devenir de la solidarité. Là aussi, nous n’avons pas attendu ces quelques dernières années pour entendre parler d’interdépendance, de liens, etc. L’idée de solidarité avait déjà un sens biologique, mais aussi – chose parfois oubliée – politique, c’est-à-dire objet d’action et de délibération commune.

Ma conviction, et c’est particulièrement vrai en France, c’est que le républicanisme actuel a la mémoire très courte, et très sélective. Il s’appuie sur un récit de « l’identité » française, de sa construction politique, et, dans le rapport à la nature, d’un récit hérité de l’histoire fort récente, celle de l’après 1945 et du gaullisme. C’est donc une certaine idée de l’identité républicaine qui s’est développée dans l’oubli total d’une histoire infiniment plus riche et conflictuelle – faut-il rappeler que ce n’est pas seulement Adolphe Thiers, le fondateur de la IIIe République, qui se réclamait de « la République », mais que ce sont aussi les Communards qui voulaient une « République sociale » ? Au fur et à mesure de cette idéologisation, le républicanisme s’en est trouvé limité a été une théorie ou à une idéologie de l’État fort, planificateur, productiviste, garant et agent de la croissance. Toute critique de ce modèle est devenue dès lors antirépublicaine. C’est dans ce piège que les adversaires d’une transformation écologique  profonde entendent enfermer ses partisans – eux sont « républicains », les autres sont donc en marge de l’intérêt général…

Vous pensez par exemple à l’opposition entre les « démocrates » et les « républicains », ce débat initié par Régis Debray dans un article paru dans Le Nouvel Observateur en 1989 ?
Cette dichotomie établie par Régis Debray structure encore une partie des représentations d’aujourd’hui, alors qu’elle me semble fausse pour plusieurs raisons. D’abord parce que cette dichotomie tend à inscrire un signe égal entre républicanisme et identité française, alors même que le républicanisme, beaucoup de travaux l’ont montré – ceux de Hans Baron, de John Pocock, de Quentin Skinner et de tant d’autres – est une histoire qui remonte au moins à l’Antiquité grecque et surtout romaine, qui se déploie ensuite dans les cités et les communes libres d’Italie, qui circule aux Pays-Bas, en Suisse, en Angleterre, aux Etats-Unis, etc. Bien entendu, la France est une des expressions majeures de ce mouvement, elle en est même un des sommets avec la Révolution française ou ensuite la Révolution de 1848, mais elle n’en est qu’une des expressions parmi d’autres – et qui doit énormément aux autres ! Le premier geste extrêmement violent qui est encore prégnant dans l’idéologie contemporaine et dans les débats contemporains, est d’avoir au fond dit que le républicanisme était l’identité française, alors que le républicanisme est un mouvement, un idéal, qui s’est diffusé bien avant l’histoire française et qui concerne bien d’autres pays et bien d’autres citoyens que les seuls citoyens français. Même récemment, qui sait en France que le gouvernement Zapatero en Espagne a conduit des politiques audacieuses contre les violences faites aux femmes, au nom d’une philosophie « républicaine » de la « non-domination » ? Sans doute beaucoup répondraient que cela n’a rien à voir avec la République, la vraie, c’est-à-dire la nôtre !

Donc dire que la France, c’est la République, et les États-Unis, c’est la démocratie, c’est aberrant et c’est la première étape de la confusion dans laquelle on se trouve aujourd’hui. Après cela, il y a eu toute une série de dichotomies qui ont suivi comme l’idée selon laquelle la République ce serait la verticalité de l’État, tandis que la démocratie serait une société horizontale d’individus. Cette dichotomie-là aussi a été désastreuse, parce qu’elle a contribué à faire comme si la France était une citadelle unique, assiégée, et à perdre de vue la richesse et la complexité de l’histoire des idéaux républicains qui sont l’histoire de la liberté et du bien commun. Et puis, elle a contribué à disjoindre la République de la dynamique démocratique, réduite bizarrement à l’individualisme. Chose comique ou triste, le sociologue Alain Touraine, défenseur des « nouveaux mouvements sociaux » et de l’émancipation individuelle, a repris à Debray cette dichotomie absurde entre « République » et « démocratie » – en inversant les signes du jugement ! Pourtant, la « chose publique », pour l’être vraiment, doit s’ouvrir aux luttes démocratiques. Et c’est par la démocratie que l’intérêt général « républicain » est sans cesse reformulé.

Mais quel lien peut-on faire avec la question écologique ?
On voit justement que les écologistes tendent à être renvoyés du côté des minorités, du minoritaire, de l’horizontal, tandis que la République ce serait au contraire la transcendance de l’État, garante de l’intérêt général, au-delà même de ses particularités et de ses mouvements minoritaires et spontanés. Bref, il y aurait d’un côté les agités de la démocratie horizontale, de l’autre les gens sérieux garants des intérêts supérieurs de la Nation. Dans ce cas, on sait à qui confier les destinées de la société… Une large partie de la propagande contre l’écologie repose sur ces ficelles. Or, cette opposition est non seulement fausse, mais elle est aussi désastreuse puisqu’elle exclut l’écologie de la défense de l’intérêt général. Mon hypothèse, c’est que ce partage tacite continue de structurer les débats actuels car il permet de minoriser les contestations écologiques, de les renvoyer à l’expression de minorités, de sectaires, loin des gens sérieux – politiques professionnels, bureaucrates, «experts », etc. – qui doivent gérer l’État. Or, une fois de plus, même les questions posées par ces « minorités » peuvent être des questions fondamentales d’intérêt général qui intéressent toute la société, et qui intéressent en plus les générations futures. Encore faut-ils qu’ils soient à la hauteur de cette tâche difficile.

Cette façon de minorer les contestations écologiques, de les renvoyer à une forme d’irrationalité, d’inaptitude à exercer des responsabilités politiques, cela s’est traduit concrètement par des « polémiques » autour de prises de positions de maires écologistes : le sapin à Bordeaux, le Tour de France à Lyon, de l’aéroclub à Poitiers. Avec un discours très dur, qui les qualifiait d’anti-français, d’antirépublicain…
Ce qui se joue actuellement, c’est une bataille pour l’hégémonie sur la question écologique. Si ces points, anecdotiques, sont tellement mis en exergue par les adversaires des écologistes, c’est pour les renvoyer là encore à une vision minoritaire et sectaire, qui nous arracherait à notre supposée « identité », à notre terroir, et qui serait pour cette raison aussi liberticide. C’est le thème d’une virulence inouïe des « khmers verts ». Il y a la volonté de discréditer les verts comme des post-nationaux, des post-traditionnels, de les bouter hors du « commun national » – dont l’autre nom serait la « République française » – afin de pouvoir mettre la main sur les enjeux écologiques, dans une perspective cette fois conservatrice, et dire qu’ils sont inséparables de l’identité française. Au fond, une écologie du « clocher » contre une écologie soi-disant « bobo ». C’est aussi pour ça, par-delà des problèmes réels, que les éoliennes sont devenues un enjeu majeur, dans lequel se sont engouffrés la droite et le Rassemblement National, dont la cheffe a souvent répété que la France était de toute façon exemplaire en matière écologique – encore le statu quo – et que tous les problèmes venaient de l’extérieur. Mais tout cela confirme aussi que, pour les écologistes, il y a un défi de « montée en généralité » : il faut convaincre, par des arguments et une vision, qu’une vraie transformation écologique est dans l’intérêt général de la société sur le long terme. Une des difficultés pour y parvenir tient au fait que le mouvement écologiste a été porté par ceux que Serge Moscovici appelle les « minorités actives », qui ont énormément apporté, mais qui en même temps ont une difficulté structurelle de montée en généralité. D’autant qu’en France les forces qui ont prétendu au monopole de la « généralité » ont souvent considéré l’enjeu écologique, au mieux, comme subalterne, y compris les pourfendeurs actuels des éoliennes. .

Vous dites que l’écologie a été portée au début par des minoritaires. Aujourd’hui, on a le sentiment, que ce que vous appeler la « conversion écologique » de la société est bien entamée. On peut, pour preuve, citer les réactions aux rapports du GIEC, comme celui publié encore cette semaine. La conversion écologique n’est-elle pas devenue « socialement désirable » ?
À mon avis c’est une fausse impression, c’est-à-dire que de toute évidence les climatosceptiques ont perdu, en tout cas en France et dans d’autres endroits – et encore, pas partout, on l’a vu avec Trump et Bolsonaro ! Mais il a fallu beaucoup de temps, et ce repli des climatosceptiques me paraît en partie tactique. Première chose, donc : on a perdu un temps fou. Deuxièmement, il y a aussi eu une stratégie d’adaptation des milieux climatosceptiques, qui reconnaissent la réalité du réchauffement climatique, mais remettent en question ses causes, son origine humaine, ou minimisent le défi. C’est ce qu’a fait encore récemment Michel Onfray, l’idole intellectuel des magazines de droite et d’extrême droite : on n’a pas assez observé que ses insultes d’une moralité plus que douteuse envers Greta Thunberg allaient de pair avec une minimisation répétée du rôle de nos sociétés industrielles dans le réchauffement climatique. Son rapprochement récent avec l’éco-moderniste Luc Ferry est plus qu’anecdotique, mais il faut toujours observer de près les vendeurs de livres, car ils « sentent » certaines tendances, c’est précisément leur métier d’entrepreneurs idéologiques. Un autre angle d’attaque, justement, c’est de propager la foi dans les mécanismes du marché, l’idée que « l’éco-modernisme » pourrait être une solution, qu’on s’en sortirait par l’économie circulaire, sans changer les logiques capitalistes de profit. C’est un discours d’adaptation qui se veut rassurant et maintient l’illusion que des transformations technologiques et techniques pourraient nous sauver. Les chroniques « écolos » des radios et magazines nous abreuvent de ces solutions magiques, comme si les « solutions » techniques suffisaient, sans changer le cadre d’ensemble, le projet de société. Ce discours est séduisant, car c’est une chose d’être conscient que l’on va dans le mur, c’en est une autre d’être prêt à faire un certain nombre de sacrifices pour se sortir de cette trajectoire, et de se mobiliser politiquement pour cela – dans un moment où, quoiqu’on en dise, les mobilisations sont assez faibles, malgré les belles mobilisations pour le climat, contre les discriminations, etc.

Or, on est à la croisée des chemins, il ne s’agit pas seulement de s’inquiéter, d’avoir conscience, mais bien de réduire radicalement notre empreinte écologique, les modèles économiques, et donc d’entrer dans une énorme zone d’incertitudes et de turbulences. Les pays riches, donc leurs citoyens – il ne suffira pas de taxer la jet set ! – ont un effort particulier à faire, parce qu’ils portent la plus lourde responsabilité et pour des raisons de justice. Un effort différencié et accompagné socialement, certes, mais un effort. C’est ce qui me rend pessimiste, et me fait craindre que les résistances soient beaucoup plus importantes qu’on ne peut l’imaginer, car dès qu’on touche à la vie des individus, dès qu’on rentre dans le « dur » des relations humaines, c’est souvent là que les problèmes commencent. Par exemple, il faudrait brider les moteurs des voitures, réduire à 100 km heures la vitesse maximale : qui aura le courage de sa lancer dans ce programme ? Plus facile de dire : « faites payer les riches ! », « qu’ils fassent un effort d’abord » – et il faut certes les faire payer, bien sûr. Or les correctifs indispensables impliquent des transformations très importantes même si elles peuvent être parfois très simples : avoir des petites voitures, et surtout ne pas en avoir, renoncer à toute une série de choses qui, pour beaucoup de gens – et pour le capitalisme –, font partie d’un standard de vie normale ou agréable. Le tout sur fond de contraintes qui font que, en l’état actuel, beaucoup de gens n’ont pas le choix de certaines conduites anti-écologiques. Et puis, l’être humain a une capacité faramineuse de déni, dans sa vie personnelle et collective, surtout quand cela flatte ce qu’il a envie de croire. Au fond, même au cœur des catastrophes, je crains que la belle « entraide » si chère à Pablo Servigne soit largement devancée par le « sauve qui peut » et le « chacun pour soi » à l’échelle individuelle, familiale, nationale voire régionale – c’est déjà, je pense, un des moteurs puissants de l’extrême droite dans le monde, qui incarne un macro-égoïsme. Sa devise cachée, que comprennent tant de ses électeurs, est simple et courte : « Il n’y en aura pas pour tout le monde ! ». Mais le pire n’est pas toujours sûr, et l’histoire du républicanisme et du socialisme est aussi celle de la bataille, jamais gagnée d’avance, en faveur de la coopération et de la solidarité.

Que peut dès lors la politique, concrètement, elle qui semble aujourd’hui très impuissante, ou réduite à ses expressions les plus radicales ?
Il y a un clair sentiment d’impuissance de la politique, mais en même temps on ne peut rien faire sans elle. Contrairement à ce qu’on prétend parfois, les États conservent un pouvoir énorme, y compris pour sauver le capitalisme de ses effondrements ! Bien sûr, la politique ne se réduit pas à la politique institutionnelle et électorale, mais elle peut beaucoup, pour le pire et le mieux : on l’a vu au début du mandat de Joe Biden, que beaucoup à gauche présentaient avec scepticisme comme un politicard centriste qui ne ferait rien. Là encore, les mutations ne peuvent se faire sans attaquer les problèmes à l’échelle macro, par la planification, la réforme et la transformation du système productif, la fiscalité, les règles de la mondialisation… Non, ce ne sont pas seulement les Zad qui sauveront le monde ! Et qui mobiliseront les trilliards nécessaires à la mutation écologique, ce qui ne peut se faire sans puissance publique fiscale. Même si là encore il ne faut pas opposer les mobilisations horizontales aux logiques institutionnelles – les mobilisations contre le racisme et une jeunesse militante ont notamment joué un rôle important dans la dynamique politique de la gauche états-unienne. Reste que l’on ne peut pas non plus négliger les coordonnées classiques de la politique : il faut construire une hégémonie intellectuelle du bloc écologique et social – et nous en sommes quand même assez loin de mon point de vue – et sur la base de cette hégémonie intellectuelle, transformer les choses en profondeur. Je crois que c’est une des clés d’une des plus violentes campagnes idéologiques, celle d’aujourd’hui, que nous ayons connue depuis la Guerre froide : il s’agit de maintenir sous l’eau la tête de tout ce qui ressemble à une gauche écologique. Jamais sans doute le « gramscisme de droite » n’a été aussi virulent et de mauvaise foi. En ce sens, il ne faut pas être dupe de ce qui se joue : si à droite on tient absolument à décréter chaque jour le coma dépassé d’une gauche soi-disant « irréconciliable » et minée par « l’indigénisme », si on tient à renvoyer les Verts à l’islamo-gauchisme, c’est aussi parce que l’on sait que beaucoup de chose se jouent au niveau de l’hégémonie culturelle. Et que les défis écologiques sont tellement colossaux et angoissants que les choses pourraient basculer un jour.

Mais la gauche et les écologistes ont beaucoup à apprendre de cette tentative de liquidation symbolique de leurs adversaires. Au lieu de leur donner des perches pour se faire battre, à travers des micro-polémiques dérisoires ou les provocations absurdes d’individus ou de micro-groupes qui ne représentent qu’eux-mêmes, ils devraient réfléchir à la façon de construire leur propre hégémonie. Cela suppose de penser et de parler à tout le monde, avec respect. Cela suppose aussi, de la part de certains milieux intellectuels ou engagés, d’arrêter de cracher sur la politique institutionnelle ou sur les organisations classiques, en prétendant que c’est uniquement dans les luttes et expériences « d’en bas » que tout se joue. Bien sûr, la micro-politique est extrêmement importante, surtout en matière écologique où les enjeux de territoire, de vivre-ensemble, etc., sont cruciaux. Là peuvent se préparer, ici et maintenant, des expérimentations porteuses de transformations plus large. Mais pour monter en généralité, encore faut-il accepter de jouer le jeu des institutions politique, y compris en les renouvelant. Je sais bien que défendre un renouvellement de la politique institutionnelle, y compris la démocratie représentative, n’est pas à la mode dans certains milieux. Dans son livre La démocratie, c’est le mal !, l’historien des idées Marx Angenot a rappelé à quel point la « démocratie bourgeoise » fut vomie par beaucoup. Le prix à payer en a été une exaltation d’une démocratie directe ou des « producteurs », et un mépris pour les logiques de contre-pouvoirs institutionnels, d’État de droit, etc., laissées aux « libéraux ». La politique non-institutionnelle, même quand elle se veut apolitique, est certes le ferment de transformations, et même sa mise en acte. Mais si elle ne s’articule pas, même conflictuellement, à la macropolitique, elle risque de rester dans une logique de pratiques minoritaires.

Le parcours de Cyril Dion est intéressant à cet égard. Dans son association des Colibris, on exaltait la « société civile », et son film Demain défend avant tout les initiatives locales. Puis lui et d’autres se sont se sont investis dans l’expérience de la Convention citoyenne sur le climat, parce qu’ils ont commencé à comprendre que l’outil politique au niveau macro était indispensable, et même fondamental. En même temps, dans un des entretiens de Demain était exalté le tirage au sort – celui qui a composé la Convention citoyenne – contre l’élection, jugée oligarchique et antidémocratique. Mais il faut, je crois, faire un pas de plus. Certes, le tirage au sort peut être un moyen important de revitaliser la démocratie délibérative, et je pense qu’une deuxième ou troisième chambre du temps long pourrait être composée en partie sur ce principe. Mais le tirage au sort n’est pas la panacée, n’est pas la seule vraie démocratie, et ne remplacera pas des projets collectifs alternatifs sanctionnés par l’élection. Personnellement, j’étais dans l’ensemble très favorable aux propositions de la Convention citoyenne, et elle a joué un rôle crucial de maturation réflexive sur les enjeux collectif. Mais on doit admettre deux choses. Si elle avait été « briefée » par des « experts » sélectionnés par Le Point ou Le Figaro, son résultat n’aurait pas été nécessairement le même. Et que donc rien ne remplace le « grand bain » de la délibération et de la bataille idéologique à grande échelle, et de la démocratie représentative – à condition, une fois encore, de transformer en profondeur celle-ci.

Pourtant votre dernier ouvrage parle de la Cité écologique, ce qui sous entend cette démocratie directe et suppose même une échelle locale ?
J’entends par Cité non pas seulement Athènes au Ve siècle, mais la communauté des citoyens, et donc une échelle qui dépasse la ville, la région ou même la nation – ou une pluralité d’échelles imbriquées. L’idéal républicain est devenu un projet civique et politique, qui repose sur la prise en charge des affaires communes par les citoyens, sur un pied d’égalité. La « res publica », comme « res populi » ou chose du peuple, c’est la chose commune, ce sont les ressources et certains biens en partage, et c’est aussi la communauté des citoyens. Cette « res » a évolué au fil du temps, comme ce « peuple ». J’évoquais tout à l’heure les conceptions républicaines de la solidarité et de l’interdépendance : dès le XIXe siècle, leurs défenseurs savent bien que ce lien social et naturel excède la seule sphère de la nation – les épidémies mondiales étaient déjà là pour le leur apprendre ! La Cité est un idéal qui remonte à l’Antiquité, mais qui, par après, a pu se matérialiser de différentes manières. Au XVIIIe siècle, cet idéal républicain structure aussi des projets cosmopolitiques. Certains parlent même aujourd’hui de « République européenne ». Sur le versant « communauté des citoyens », c’est devenu une certaine conception de la liberté, au sens non pas seulement privatif ou privé, mais de souci de la chose commune, de participation aux affaires communes, de conflit autour du sens de ce « commun » – de qui en fait partie, de ses visées, etc.

Or, une grande partie des éléments de ce qu’a été l’hégémonie de ce qu’on appelle, à tort ou à raison, le néolibéralisme ou du moins une certaine idéologie libérale, a consisté à privatiser la liberté. On a considéré que celle-ci relevait de choix personnels, de choix purement privés – c’est la fameuse liberté du consommateur, c’est aussi la « liberté du choix » de Milton Friedman – et elle a été coupée de ses racines et orientations civiques pour être pensée dans l’orbite du privé, celle de la propriété et de la consommation. Une partie de l’hégémonie de droite est liée à cette privatisation de la société, et surtout des individus. Un politiste comme David Marquand a bien montré que la révolution thatchérienne s’est aussi accompagnée d’un déclin d’une certaine culture du bien commun et de la solidarité dont la gauche avait été porteuse. L’hégémonie néolibérale ne s’éclaire pas seulement par le coup d’Etat de Pinochet, elle a aussi joué sur une vision réductrice et séduisante de la liberté privée – du type « je fais ce que je veux, et je vous emmerde pour les contraintes collectives d’intérêt général ». En mettant l’accent sur le concept de Cité, mon but est de souligner la double dimension de la chose commune, à la fois bien commun et souci actif des affaires communes. Pour moi, c’est important d’insister sur cette dimension de liberté-participation et non pas simplement de liberté privée, qui est évidemment fondamentale aussi, et qui ne réduit pas à la « liberté du consommateur ».

C’est dans cette perspective que vous maintenez la référence à l’universalisme, dont on sait qu’elle fracture la gauche aujourd’hui ?
La question de l’universalisme me semble fondamentale et souvent assez mal posée dans les débats actuels. Elle déchire trop souvent de façon absurde le pays et la gauche, même si je ne minimise pas les désaccords. Certains apôtres de l’universalisme ferment les yeux sur les situations d’exclusion et de racisme ; certains contempteurs de l’universalisme le réduisent à une idéologie de mâles blancs occidentaux sécularisés. Et les deux jouent au ping-pong, pendant que les autres regardent ce faux débat qui fait les choux gras de l’extrême droite. L’universalisme a partie liée à l’idée d’égale dignité de toutes et de tous, et si elle a été proclamée par les grandes révolutions modernes elle a été démentie dans la réalité de ces révolutions, avec toutes les formes de ce que le philosophe communiste Domenico Losurdo a appelé les « clauses d’exclusion » : exclusion des peuples ou des « races » colonisés et impérialisés, exclusion des femmes, exclusion ou domination des ouvriers… Oui, Jefferson avait des esclaves – mais est-ce une raison pour jeter à la poubelle les grandes Déclarations des droits dont les mouvements anti-esclavagistes se sont emparés ? On a donc assisté à la fois à l’émergence d’un discours qui associe République et universel, et au fait que cet universel, malgré des avancées énormes – la Révolution française marque un pas en avant incontestable dans le sens de l’universalisme réel – était démenti par la réalité des formes d’exploitation, de domination et d’exclusion, y compris du point de vue économique avec la captation de la propriété par une minorité.

Simplement, il ne s’agit pas, selon moi, de jeter l’universel à la poubelle ou de dire que celui-ci est indissociable d’un imaginaire occidental – on ajoute aujourd’hui, colonialiste et inséparablement écocidaire. Il s’agit plutôt de dire que, comme l’intérêt général et le bien commun, il n’est pas donné une fois pour toutes. Il est un objet de contestation, un objet de lutte, un objet de redéfinition permanente. Ce qui m’intéresse dans la valorisation de l’universel, c’est qu’au fond il y a une indétermination radicale dans l’universalisme, qui rend possible la remise sur le métier de ce qu’est vraiment un commun, de ce qu’est vraiment le bien commun. Même la question de la sensibilité et de la rationalité des animaux a été historiquement posée dans ce cadre – et sans doute aussi du type d’ « l’intelligence » du végétal aujourd’hui. Cette indétermination fondamentale est aussi pour moi celle de la République et de la démocratie. Je crois qu’il ne faut surtout pas renoncer à cela et que l’universalisme n’est absolument pas incompatible avec des revendications dites minoritaires, puisque souvent, celles-ci sont aussi liées à des formes d’exclusion et donc de volonté de participation à la chose commune et à la société, à la possibilité effective de dire son mot sur les affaires publiques, au fait d’être pris au sérieux dans la délibération collective. Ne confondons pas les excès spectaculaires de quelques activistes – et il y en a – avec le fond des problèmes…

Parallèlement à la critique selon moi biaisée de l’universalisme, on a vu aussi se développer, notamment dans la pensée écologique, une remise en cause croissante de la modernité ou des « Modernes » comme on dit de plus en plus. Notre situation écocidaire serait liée à l’ensemble du dispositif moderne, depuis au moins la révolution scientifique galiléo-cartésienne, en passant par les grandes Déclarations des droits, foncièrement « individualistes ». Des dispositifs qui seraient structurellement orientés vers la domination de la planète par la technique, vers l’expropriation et l’exploitation. Qu’il faille développer une critique impitoyable des logiques criminelles et écocidaires de l’Occident est une chose ; que l’on en vienne à criminaliser toute la trajectoire occidentale en est une autre. Comme j’ai essayé de le montrer dans L’Âge productiviste, il y a eu historiquement une hybridation problématique, dans la modernité occidentale, entre le projet d’autonomie et le projet de domination – sur la « nature » et sur les sociétés – qui est une des sources de la catastrophe écologique. J’en tire la conclusion qu’il est très dangereux de jeter aux orties l’intégralité de la modernité, quand on parle de tout un mouvement émancipation qui a été porteur aussi, je l’ai évoqué à propos de la Société écologique, d’une vision pré-écologique. Dire « les Modernes », c’est un peu court. Les « Modernes », c’est le libéral John Locke, apôtre de la propriété privée, mais c’est aussi le républicain Rousseau, apôtre d’un rapport harmonieux à la nature et grand critique de la civilisation marchande. Les « Modernes », c’est Bacon ou Descartes qui veut nous rendre comme « maîtres et possesseurs de la nature », mais c’est avant lui Montaigne, qui nous enseignait l’humilité vis-à-vis des animaux ; et c’est bien après lui Darwin dont l’écologie est l’héritière.

Arrêtons de répéter, comme tant d’essais actuels qui entendent renouveler la pensée écologique, que les « Modernes » ont tous hypostasié la «Nature » comme la toile de fond passive de leurs exploits. Ils n’étaient tous pas des défenseurs si bornés du « projet moderne » ! En revanche, il y a tout un travail d’élucidation et de tri réflexif à conduire sur ce qu’a été la trajectoire de la modernité depuis le XVIe-XVIIe siècle, et c’est ce que j’ai essayé de faire avec d’autres. Il s’agit selon moi de réfléchir aux raisons pour lesquelles ces dispositifs « modernes » se sont révélés largement écocidaires, mais aussi de se demander si on ne peut pas trouver des ressources dans la modernité elle-même, c’est-à-dire dans ses visées de rationalité critique et d’émancipation, pour corriger et changer notre trajectoire. Il y a une formule que j’aime bien d’Ulrich Beck, qui a été reprise par André Gorz : « Il faut moderniser la modernisation. » – de même qu’il faut démocratiser la démocratie, et universaliser l’universel. La modernisation a été conçue en particulier à l’âge du capitalisme industriel, avec le déploiement de la « rationalité instrumentale », comme auraient dit Weber ou Habermas, de la technique et de la maîtrise, de la domination de la nature au service de la croissance. Au fond, moderniser la modernisation, cela reviendrait à examiner la manière dont ce projet-là était irréfléchi, puisqu’au final le ciel va nous tomber sur la tête, et qu’il constitue aussi ce que Weber appelait une « cage de fer ».

Comment y parvenir ?
Le projet moderne doit être redéfini. On ne pourra pas retourner en arrière, et c’est heureux, sur un certain nombre de valeurs fondamentales – autonomie, universalisme, l’égale dignité de toutes et de tous – mais il faut le repenser à l’aune des échecs qu’on a connus et à l’aune des défis qui sont les nôtres. En fait, je suis très attaché à toute cette affaire parce que, de mon point de vue, il y a une tendance dans le discours contemporain à dire que nous sommes face à un inconnu total, nous sommes dans une situation radicalement nouvelle et qu’il faut accomplir un tournant ontologique sans précédent, un tournant métaphysique, parfois décrit comme un tournant du « vivant » ou du « non-humain », rien de moins qu’une « révolution » radicale de la pensée. La nouvelle mode de ce mot « révolution » me frappe, tant elle participe d’un imaginaire avant-gardiste – même pour fustiger « les Modernes » ! Beaucoup de choses sont stimulantes dans cette « mode », mais je m’inquiète de sa capacité à changer politiquement les choses. Je garde en mémoire l’énorme échec politique de « l’écologie profonde », la deep ecology, qui a suscité une gigantesque littérature académique, mais engendré des résultats politiques limités. Ne risquons-nous pas un même scénario, malgré une certaine fièvre éditoriale et médiatique ? Sans entrer ici dans le fond, je pense qu’une mutation aussi radicale de notre rapport au monde, bien que très séduisante, risque de nous embourber encore plus dans une impuissance politique, car nous n’allons pas, en trente ans, réinventer de A à Z notre vision du monde et notre ontologie (sauf dans les séminaires de philosophie et d’anthropologie).

Je pense qu’on a mieux à faire, c’est-à-dire s’appuyer sur nos intuitions fondamentales, qui sont des intuitions démocratiques, de justice, de liberté sociale, de solidarité, et de réfléchir à la manière dont celles-ci peuvent être élargies, trouver en quelque sorte un nouveau déploiement, s’ouvrir en effet au vivant et aux « non-humains » ou « autres qu’humains » – un enjeu évidemment fondamental. Arrêtons-nous par exemple sur la solidarité, qui est une valeur cruciale dans l’histoire des sociétés démocratiques et surtout dans l’histoire de la construction des États sociaux, de l’économie sociale et solidaire, des coopératives, etc. Nous pouvons la faire résonner bien au-delà de ce qu’elle a signifié pour beaucoup, c’est-à-dire une solidarité avant tout intra ou interhumaine et pensée dans un temps t. En vertu d’une conception plus universaliste, qui prend véritablement au sérieux l’universel, la solidarité peut être élargie d’abord par-delà les frontières géographiques, mais aussi par-delà les frontières temporelles et, à certains égards, par-delà les frontières de l’humanité. Rien n’est plus éloigné de l’idée de solidarité élargie que le très cynique : « à côté de moi, le déluge ! » et « après moi, le déluge ! » Plutôt que de biologiser le lien et l’interdépendance, nous pouvons les politiser à partir de notre culture politique et sociale de la solidarité.

Pour ce qui est de la frontière et puisque nous parlions de la Cité, qui peut être prise dans le sens de « petit groupe », je rappellerais que la cité athénienne et démocratique du Ve siècle consistait justement à sortir d’une pure logique de lignages et de clans, et à faire participer à la chose commune des individus, des familles différentes, quand bien même existaient l’institution de l’esclavage et toute une série de hiérarchies et d’exclusions, bien entendu. Mais ce que je veux dire par là, c’est que la cité, la construction de la cité, ont déjà une dimension de sortie de la particularité et de l’ancrage purement familial ou de lignage, et par conséquent, l’idéal de la Cité peut être redéfini à une échelle beaucoup plus large encore. La question écologique est celle d’une interdépendance généralisée, à toutes les échelles enchevêtrées, qui appelle une action civique à différents niveaux. Et ce n’est pas une question purement biologique, qui est donnée d’avance. L’interdépendance qui est en jeu dans la construction d’une cité écologique fait l’objet de délibérations, d’actions communes et de conflits – à l’échelle territoriale locale, nationale, continentale et mondiale. La cité, pour moi, ne fait pas du tout signe vers un monde clos ou une communauté close, vers une totalité figée. Elle procède, au contraire, de l’obligation de construire à plusieurs – des plusieurs qui ont des intérêts et des visions divergentes : c’est cela faire de la politique ! – quelque chose de commun et non pas seulement à l’échelle nationale, mais à l’échelle continentale et même mondiale.


Raphaël Bourgois

Journaliste

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