Annette Messager : « Sur une île déserte, je prendrais mon dictionnaire »
Ce que révèle au fil du temps notre série « Dans la bibliothèque de… » c’est combien chaque lectrice et chaque lecteur est singulier, entretenant avec les livres une relation particulière. Sans doute est-ce encore plus vrai d’Annette Messager, qui lit peu de A à Z et préfère, par exemple, ouvrir un livre illustré sur une double page et le laisser chez elle à même le sol pendant quelques jours, manière de s’exposer à des images. Ou encore picorer dans les recueils de poésie, entrer dans la vie d’autres artistes à travers les longs entretiens, sans parler de sa lecture préférée, toujours pleine de surprise : le dictionnaire. Celui de son enfance, qu’elle choisirait en premier de prendre avec elle sur l’île déserte. SB
Comme tu le sais, le principe de cette série d’entretiens consiste à établir une liste de dix livres à emporter avec soi sur une île déserte…
Pour toute la vie ?
Ce n’est pas précisé…
Si c’est pour toute la vie et toute seule, alors je me jette à l’eau…
Lorsque tu m’as envoyé ta liste, il y a quelques jours, tu as précisé qu’il t’avait été difficile de choisir.
Oui, par exemple, j’ai hésité entre Nathalie Sarraute et Duras. Finalement, j’ai choisi Duras, un livre d’elle tout petit, L’Homme assis dans le couloir, un livre presque pornographique. Et puis, comme je voulais mettre en même temps Genet et…
Tu ne vas pas tout dévoiler maintenant…
On va bien commencer quand même ?
On va les prendre un par un mais avant que tu commences, j’aimerais savoir, de façon un peu plus générale, quelle lectrice tu es, quel rapport quotidien tu entretiens avec les livres.
Chez moi, il y a des livres partout. Il y a beaucoup de catalogues. J’en mets certains par terre, ouverts à une page et j’attends. Cette page peut rester deux mois sur le sol. C’est un désastre ma bibliothèque. Maintenant, je ne lis plus tellement de romans. Je lis beaucoup de livres d’entretiens ou des sortes de biographies. Ce n’est pas tout à fait vrai puisque je viens de lire le livre d’Édouard Louis sur sa mère. Mais je ne lis quasiment pas de roman actuellement – et le livre d’Édouard Louis n’est pas un roman d’ailleurs.
Non, c’est un récit.
C’est un récit autobiographique, plus ou moins. Plutôt plus que moins d’ailleurs.
Il y a des périodes où tu as lu beaucoup de romans ?
Je ne crois pas. J’achète beaucoup de livres, mais je les perds, ils s’entassent et ça s’écroule. Je me souviens d’un livre, L’Œuvre au noir de Marguerite Yourcenar, qui m’avait beaucoup plu mais que je ne voudrais pas relire maintenant parce que j’aurais peur d’être déçue. Parfois, il faut rester sur la première impression, sur un truc très fort. Mais je ne pourrais pas vivre sans livres, ça c’est certain. Même en ne lisant pas : les livres, quand même, ça transperce.
Comme des objets ? Pour en faire des piles ? Pour faire des expositions avec des doubles pages ?
En fait, quand je lis un livre, j’en lis cinq pages et j’en prend un autre. Et après, je ne retrouve plus le livre. Je lisais justement un livre de Toussaint et je ne le retrouve plus. Chez moi, c’est très confus.
Est-ce qu’il y a parfois un lien plus direct entre ton travail et des livres ou un livre ? Est-ce que tu vas avoir besoin d’aller chercher des livres par rapport à un projet ?
Je ne suis pas sûre. Non, je ne crois pas. Par exemple, le livre de Genet, L’Atelier, est un très beau texte de jeunesse sur l’atelier de Giacometti. Comme j’aimais à la fois Genet et Giacometti, je me suis dit qu’au moins, il y aurait les deux en même temps. C’est très bien ce qu’il écrit. Ils sortaient souvent ensemble le soir avec Beckett. J’ai mis aussi un livre de Beckett d’ailleurs dans ma liste. Beckett et Giacometti se voyaient la nuit. Giacometti buvait beaucoup, il était très alcoolique. Il ne mangeait que des œufs sur le plat. Je l’ai rencontré l’été à la Coupole. Moi, j’étais au Sélect et j’arrivais pour travailler à la Grande Chaumière. Et puis on me dit : « Tu connais en face la Coupole ? Va voir. » Giacometti était là avec son journal, c’était un déjeuner, il mangeait des œufs sur le plat. Beckett et Giacometti buvaient beaucoup et ils se disputaient toujours sur un certain point. (La Fondation Giacometti n’aime pas beaucoup que je raconte cette histoire. Mais ils ne sont pas là, et les absents ont tort.) Beckett voulait aller à la Closerie des Lilas, qui existe toujours, dans le 14e, parce qu’il y avait un bon whisky irlandais qu’on ne trouvait que là. Et Giacometti prenait toujours un whisky que Beckett détestait. Beckett lui disait : « Et alors, pourquoi tu bois ce mauvais whisky ? Tu es nul, tu n’y connais rien. » Et Giacometti disait : c’est le Johnnie Walker, c’est ça que je veux faire : l’homme qui marche. De fait, l’image de Johnnie Walker c’est un homme qui marche. La référence à l’existentialisme et à tout le baratin de Sartre, Beauvoir, etc., alors qu’en fait c’était peut-être juste cette bouteille. On les imagine tous les deux, un peu ivres face à cette bouteille et Giacometti qui dit : c’est ça que je veux faire.
On commence avec le premier livre ? C’est un livre que tout le monde connaît : en premier sur ta liste, tu as mis… le dictionnaire !
Oui, le dictionnaire. Tous les mots de tous les livres français sont dans le dictionnaire. Malheureusement, aujourd’hui, je ne regarde plus le dictionnaire, je vais sur Internet, je regarde un mot, je cherche un synonyme. Avant, je regardais beaucoup le dictionnaire. C’est formidable : il y a un mot au-dessus, un mot en-dessous, ça amène à autre chose. Le dictionnaire sur papier est beaucoup plus inventif, créatif que par Internet, où l’on a tout de suite le synonyme. Mais sur une île déserte, je prendrais mon dictionnaire.
Mais c’est lequel ton dictionnaire ? Tu as un dictionnaire fétiche ?
J’ai un Larousse, j’ai un Robert. Mais peu importe : je prendrai un dictionnaire. C’est très important pour moi le dictionnaire.
Il t’est arrivé de lire le dictionnaire ?
Oui, de lire des pages comme ça entières, de trouver des mots auxquels je ne pensais pas. Et le dictionnaire m’a donné parfois des idées.
J’ai eu un professeur en première année d’université qui conseillait à tous les étudiants de lire le dictionnaire au moins une demi-heure par jour en l’ouvrant au hasard à une page.
Oui, c’est ça qui est beau, c’est que c’est le hasard qui décide. Sur Internet, il faut donner une précision, il n’y a plus de hasard. C’est le reproche qu’on peut faire.
Tu as des souvenirs de dictionnaire d’enfance, de dictionnaire d’écolière ?
J’ai souvenir des dictionnaires de chez mes parents. J’ai un dictionnaire tout cassé, que j’ai rapporté chez moi et que je garderai toujours. Et puis, mon père achetait des Larousse en revues, il y en a une trentaine.
Des fascicules ?
Oui, des fascicules. Extraordinaires, avec plein d’images. Je me souviens très bien de tous les drapeaux, par exemple, c’est très beau. C’est quand même très important les dictionnaires.
C’est un peu lourd pour une île déserte…
Ah parce que c’est au poids ? Tu ne m’as pas précisé le nombre de kilos…
On va compenser immédiatement avec un livre dont je vois qu’il n’est pas bien épais et qui figure en deuxième position sur ta liste : Ce qu’il faut de désir de Sophie Nauleau.
C’est un livre que j’ai lu il n’y a pas très longtemps. J’avais vu cette femme à la télévision et de toute manière, quand il y a le mot désir, j’achète. Pour moi, le mot désir est le mot le plus important de la langue. Ce n’est pas tant le mot que le fait que si l’on ne désire plus rien, ce n’est pas la peine de vivre. Ce qu’il faut de désir m’a donc beaucoup plu. C’est un peu l’histoire du désir à travers les troubadours. Beaucoup de poésie. J’adore la couverture de ce livre, c’est un petit garçon qui dort avec ses paires de ski, ce qui n’est quand même pas très pratique pour dormir. Mais sans doute désire-t-il tellement faire du ski. C’est une photo de Doisneau que j’aime beaucoup. Il y a des choses très belles dans ce livre. « Car mon désir a peur de désirer », c’est de Pernette du Guillet. « Ainsi, le désir humain a-t-il l’astrologie dans le sang. Et l’attrait des constellations interdites. D’où la puissance du sens premier de la sidération qui est un substantif grave puisqu’il peut influer sur le cours de notre santé ou nous foudroyer sur le coup. » C’est beaucoup de la poésie, je lis pas mal de livres de poésie. Ce que j’aime bien avec les livres de poésie, c’est qu’on peut les prendre n’importe où.
Comme le dictionnaire…
Oui, le dictionnaire, c’est peut-être de la poésie au fond. Comme le dessin. Je fais beaucoup de dessins – j’en ai fait beaucoup avant et pendant le confinement. C’est fait avec des moyens légers. La poésie c’est justement lire trois phrases et prendre ailleurs. On pioche et on pique. Et pour moi, un artiste, ça pique beaucoup, ça vole. Ça vole des images dans la rue, des gestes, des intonations, des phrases, des mots. C’est un voleur.
Mais du coup, je me demande quelle relation tu entretiens avec les histoires. Parce qu’au fond, ta pratique de lecture, que ce soit ouvrir le dictionnaire ou ouvrir un volume de poésie pour y prendre une image, utiliser un mot, fait que l’on est assez éloigné de la lecture de A à Z, du récit, de quelque chose qui raconte une histoire et qui prend un certain temps et un certain nombre de pages. J’ai l’impression en t’entendant, pour l’instant en tout cas, qu’il s’agit davantage de prises ou de coups de projecteur.
Oui, c’est vrai. Pourtant, je me raconte beaucoup d’histoires, dans la journée. Cela m’a frappé à Metz, au Centre Pompidou où je viens d’installer une grande pièce dans le hall. Les autres pièces de l’exposition autour d’Arcimboldo se donnent à voir très directement, les miennes prennent la forme de déambulation. En fait, ce sont des histoires que je raconte, mais peut-être que dans mes histoires, je ne veux pas des histoires des autres, simplement des fragments, des morceaux… Piquer des bouts d’histoire des autres. La poésie permet ça.
Et intégrer ces bouts d’histoire pour fabriquer tes histoires à toi ?
En tout cas, ça doit rentrer en moi, faire son chemin. Il y a un livre que j’aime beaucoup, c’est les entretiens de Bresson. C’est beaucoup d’entretiens sur la période 1943-83, c’est formidable. Il parle du cinéma, il parle de l’image. Il parle de Jeanne d’Arc – puisqu’il a fait un film sur Jeanne d’Arc, il a fait aussi un livre sur le procès de Jeanne d’Arc, où il y a toutes les phrases extraordinaires de Jeanne d’Arc qu’elle a dit dans le procès. On lui parle des voix, elle dit : « J’ai eu la volonté de le croire. » Elle ne dit pas que c’est vrai, elle dit qu’elle a eu la volonté de croire. Je trouve ça vraiment très beau et très fort. C’était une fille de paysans, Jeanne d’Arc. Je crois qu’elle ne savait ni lire ni écrire. C’est les Français qui l’ont vendue aux Anglais très cher. Pendant le procès, les Anglais disaient : « Ne l’abîmez pas. On l’a payée très cher. » C’est un livre incroyable, ce procès. Bresson a pris des phrases pour son film. Dans ces entretiens, il dit plein de choses extraordinaires. Il y a une phrase où il dit que pour que le courant passe, il faut dénuder les fils. Ça m’a beaucoup marqué. Parce que c’est vrai que pour faire quelque chose, il faut dénuder les fils, un peu de mal, un peu électrifiant. Mais je trouve que cela peut s’appliquer à toutes les activités. Il faut toujours dénuder les fils pour que ça passe. Non ?
Tu lis beaucoup d’entretiens ?
Ou des journaux. Par exemple, Hervé Guibert. Son journal a été publié après sa mort, Le Mausolée des amants. Là encore, on peut le prendre à n’importe quelle page. Il dit des choses très jolies sur l’art. Je ne sais pas comment il le formule exactement mais en gros, il dit qu’en art il veut toujours qu’il y ait une part d’enfance qui reste. Moi aussi je le pense. C’est pourquoi j’aime bien dessiner je crois, parce qu’on redevient un enfant quand on dessine, on gribouille. On a ce qu’il faut, un papier, un stylo, un peu d’encre et c’est tout. On est maladroit et la maladresse souvent est importante. C’est bien la maladresse. Si je fais des dessins pendant trop longtemps, je me dis : « Là je suis un peu habile. Arrêtons ! » La maladresse, ça porte quelque chose. Il ne faut surtout pas s’en priver.
Mais que ce soit les entretiens de Bresson, que ce soit le journal de Guibert, en l’occurrence, à chaque fois, ce sont des artistes, des écrivains, des cinéastes qui évoquent leur travail d’artiste. Es-tu toujours particulièrement attentive à cela ?
Oui, bien sûr. Un artiste qui a une pratique différente de la mienne. Finalement, tout se rejoint.
Ce fut toujours le cas ? Étudiante, tu ressentais le besoin de lire ou d’entendre des artistes parler de leur travail ?
Il n’y avait pas tellement de choses, à lire ou à écouter, à l’époque, quand j’ai commencé. Mon père faisait de la peinture. Il y avait beaucoup de livres d’art partout. Je feuilletais plein de livres et il me parlait d’art tout le temps, tous les matins. Plus personne ne voulait l’écouter. Il arrivait avec des croissants à 7 heures du matin, près de mon lit. Donc, pour moi, l’art était lié aux croissants. C’est peut-être pour ça que j’ai continué. Mais il n’y a plus de croissants maintenant. Mais c’est vrai qu’un petit croissant ferait du bien, là.
On n’a que de l’eau.
C’était formidable je pense de ne pas avoir la télévision et la radio ou que très peu parce qu’on n’avait que les livres.
Et le cinéma ?
Le cinéma, mais le cinéma à Berck-Plage c’est une fois par semaine. Donc les livres étaient très importants.
Et la possibilité de les choisir, de picorer plus que l’obligation scolaire de les lire, par exemple, ou les préconisations familiales ?
Des préconisations familiales, il n’y en avait pas. Ma mère ne lisait que des romans policiers. Et à l’école, je ne me souviens pas qu’on m’ait prescrit des livres. À Berck-Plage, il y avait la Maison de la presse, où il y avait beaucoup de journaux, de magazines et des livres. J’y allais très souvent. Et puis après, à Paris, j’étais une voleuse de livres. C’était facile à ce moment-là. Je n’avais pas beaucoup d’argent.
Chez Maspero comme tout le monde ?
Chez Maspero, à la Hune. J’ai pas mal volé. On se mettait à deux pour voler des livres, comme les Cahiers de l’art brut. On me les a volés d’ailleurs après, les livres que j’ai volés : peut-être que c’était normal au fond, c’est bien. Les Cahiers de l’art brut, ça coûtait très cher. J’aimais beaucoup les écrits de Dubuffet. La bibliothèque des librairies du Musée des Arts déco, alors là, c’était d’un facile. Je ne vole plus de livres. Et je ne peux pas non plus jeter un livre. Je reçois pas mal de livres et parfois, ça ne m’intéresse pas du tout. Mais c’est affreux, je ne peux pas jeter un livre, ça me fait trop penser à des livres brûlés. Donc je ne peux pas, j’en donne même à mon café. Comme ça, il y a des livres, tout le monde peut se servir. Ce n’est pas possible de jeter un livre.
Et tu offres des livres aussi ?
Oui. Je travaille avec des gens jeunes et je leur dis : si vous voulez, vous prenez un livre dans ma bibliothèque, mais vous le remettez exactement au même endroit. Ils me disent : « Non ce n’est pas la peine, on va regarder sur Internet. » S’ils s’intéressent à un artiste dont je leur parle, ils regardent tout de suite sur Internet et n’achètent pas de livre… Ça, ça me fait mal.
Quel rapport entretiens-tu avec les livres sur toi, sur ton travail, les catalogues d’exposition ?
Sur la liste que je t’ai envoyée, il n’y a que neuf livres… En fait, je me suis dit si je partais sur une île déserte, le dixième livre serait l’un de mes catalogues. J’aurais même pu établir une liste de dix livres sur mon travail, dix catalogues… aussi gonflé cela soit-il, au fond c’est normal, je voudrais regarder ce que j’ai fait, c’est mon histoire, c’est quand même ma vie. Donc je prendrais un livre sur Annette Messager. Surtout que les dates, tout ça, j’oublie tout. J’ai donc souvent besoin de regarder mes catalogues pour voir ce que j’ai fait.
Il y en a un en particulier auquel tu pensais ?
C’est toujours le prochain, celui à venir.
Celui qui met tout à jour ?
Pas qui met tout à jour mais dans le futur. Mais je n’ai pas osé l’inscrire sur la liste.
Quelles expériences de travail as-tu avec les graphistes, avec les éditeurs…
Je ne sais pas s’il y a des graphistes ici, mais il y a deux métiers dont je me méfie beaucoup, ce sont les architectes et les graphistes. C’est terrible parce que j’ai connu un graphiste très célèbre, Roman Cieslewicz. J’ai un peu travaillé avec lui mais il voulait mettre sa marque. À l’exposition à Metz, c’est M/M qui a fait le catalogue. On ne comprend rien à la couverture. Ils ont fait l’affiche. C’est très beau Arcimboldo, il n’y a pas besoin de rajouter plein de trucs de M/M. Bon, le catalogue est bien à l’intérieur. Ils ont été…
Sobres ?
Sobres oui. Pas pour la couverture. Et les architectes, dans une exposition, c’est aussi souvent un combat, pour les espaces.
Pour les mêmes raisons, c’est-à-dire qu’ils imaginent des choses trop compliquées ?
Oui. Souvent j’aime bien faire un mur en biais parce que je trouve toutes ces lignes trop verticales, horizontales, perpendiculaires… J’aime bien tout d’un coup casser l’espace. Alors ça, ils n’aiment pas. Maintenant un peu plus. Mais je me souviens la première fois que je l’ai fait, c’était à Pompidou. Ils m’avaient demandé : « Mais pourquoi tu veux mettre ce mur en travers ? » D’abord, il sera plus long parce que j’ai besoin d’un mur plus grand. Enfin bref, ils ne voulaient pas. Finalement, ils l’ont fait.
Et qu’en est-il des photographes, des prises de vues des œuvres, des installations ?
Ce n’est pas toujours facile. Aux photographes aussi il faut donner quelques indications. Il y a des photographes avec lesquels on peut établir un dialogue et les autres, ceux qui sont sur le mode « Non, non, c’est moi le photographe », etc. Avec ce métier là aussi, c’est parfois un peu compliqué.
Dans un catalogue, il y a aussi des textes…
Oui, sauf pour les livres d’artistes. Les artistes font parfois des livres d’artiste. Et parce qu’un livre d’artiste est tiré à peu d’exemplaires, c’est l’artiste qui décide de tout du début à la fin. Il n’y a pas d’interview, il n’y a pas de biographie. C’est l’artiste qui a une envie, c’est une œuvre d’art.
Le livre devient un médium.
Voilà. En général, c’est une œuvre d’art vendue pas très cher. Aujourd’hui, il y a la remise du prix Bob Calle, qui était un très grand collectionneur de livres d’artistes. Il est mort il y a quelques années et sa femme, en hommage, a créé un prix du livre d’artiste. Donc la remise du meilleur livre d’artiste de l’année a lieu à l’École des Beaux-Arts en ce moment et c’est quelqu’un que vous connaissez bien, Pierre Leguillon, qui est en train de recevoir le prix, avec un livre assez étonnant dont le titre est Ads., « publicités » en anglais. Son sujet, c’est les artistes et la publicité, c’est-à-dire, surtout en Amérique du Nord, les artistes qui se sont fait photographier avec, par exemple, une bouteille de ketchup. Warhol a figuré dans énormément de publicités parce que lui, plus il était partout, plus il était content.
Le chocolat Lanvin avec Dalí…
Oui, et des gens comme Lawrence Weiner, dans je ne sais plus quelle publicité… ! Louise Bourgeois est assise sur une chaise de je ne sais quel designer… alors que chez elle, tout était cassé ! Ce livre est absolument étonnant, Pierre Leguillon a trouvé des choses absolument étonnantes.
Tu as fait beaucoup de livres d’artiste ?
Peut-être une quinzaine. On en faisait plus dans les années 70 parce qu’il n’y avait pas une diffusion comme aujourd’hui où l’on peut tout voir sur Internet. Peut-être y a-t-il moins de livres d’artiste qu’autrefois, lorsqu’il y avait peu de catalogues… je ne sais pas.
Au contraire peut-être : des galeristes comme Yvon Lambert ou Marian Goodman ont récemment ouvert des librairies avec beaucoup de livres d’artistes…
C’est possible, oui. C’est comme la poésie qui revient. Je me trompe peut-être, mais j’en ai l’impression aujourd’hui. Pour les Américains la poésie a toujours été beaucoup plus importante. Quand le nouveau président américain a été intronisé, il y avait cette jeune femme noire, poète, qui a lu un poème… Jamais on ne verrait ça en France.
Que lis-tu en poésie ? Tu te tournes toujours un peu vers les mêmes poètes ?
Là, j’ai un livre de Franck Venaille qui est mort il n’y pas longtemps. Son dernier livre n’est pas très joyeux, mais il n’a jamais fait de livres très joyeux. Je viens de me racheter Les Fleurs du mal de Baudelaire, parce que je suis en train de travailler sur une pièce avec des fleurs. Baudelaire voulait l’appeler Les Fleurs du noir et je travaille des fleurs en noir sur fond rouge, et j’ai beaucoup de mal à faire ça, je me demande si je ne vais pas arrêter. Il a eu raison finalement de l’appeler Les Fleurs du mal, je pense.
Tu vois, ça t’arrive d’acheter des livres en relation avec un travail.
Oui, c’est vrai, je ne m’en rends pas compte. Je suis un peu menteuse aussi, quand ça m’arrange.
Le prochain livre sur la liste, tu nous as déjà dit que c’était un livre quasi pornographique, c’est L’homme assis dans le couloir de Marguerite Duras.
C’est un tout petit livre que je n’ai pas lu depuis longtemps. Elle voit un homme au fond du couloir, qui est nu, et elle le décrit. C’est très joli, très simple, très érotique. Je vous le conseille parce qu’il n’est presque jamais cité dans l’œuvre de Duras, il n’est pas très répertorié. Mais j’aime bien ce livre.
Et plus généralement l’œuvre de Marguerite Duras.
Oui, oui, oui ! Je crois que j’ai lu tout Duras… J’allais au restaurant où elle était souvent, je m’asseyais à côté d’elle. Elle était assez épouvantable, d’ailleurs ! Alain Fleischer m’a raconté qu’elle était assise à côté de lui un jour à la projection de l’un de ses films et qu’elle lui disait : « N’est-ce pas que c’est beau, n’est-ce pas que c’est beau ? C’est sublime ! » Elle avait une grande conscience de ce qu’elle était. Parfois, c’était un peu pénible, mais bon… C’était une très grande… Elle a fait des films, et beaucoup de choses !
Duras, donc, plutôt que Sarraute.
Ben oui, j’ai un peu honte quand même parce que Sarraute est plus dure, plus essentielle peut-être… j’ai un peu honte avec ce choix.
Un livre particulier de Sarraute ?
Je ne vois pas. Je ne sais pas.
Et le théâtre aussi ?
Pas tellement…
Nouveau roman et théâtre, cela nous conduit vers Samuel Beckett même si le titre que tu as choisi, Cap au pire, n’est pas du théâtre…
Il y a une phrase que j’adore : « Jamais rien d’autre. D’essayé. De raté. N’importe. Essayer encore. Rater encore. Rater mieux. » Ça, pour moi, c’est sublime. Dans tout le livre, c’est essayer et c’est essayer mieux, essayer moins bien, essayer plus. C’est fou parce que c’est vraiment ce qu’on fait, on rate, on recommence. C’est rater mieux, c’est rater encore. Je lis aussi un autre livre de Beckett qui est absolument incroyable, dont j’ai oublié le titre, c’est : un mot, point, un autre mot. C’est sublime. Ça n’a pas de sens, ou ça a tous les sens qu’on veut bien y mettre.
Et ce « rater, rater encore, rater mieux » cela t’évoque…
C’est complètement Giacometti, cette phrase.
Cela renvoie aussi à ce que tu disais à propos de la maladresse…
Oui, et puis, pourquoi on continue ? C’est parce qu’on pense que ça va être un peu mieux, un peu différent. On ne peut pas dire : « J’ai fait un chef d’œuvre, point final. » – peut-être que Duras était comme ça, elle. C’est aussi pourquoi j’ai choisi ce livre de Sophie Nauleau, parce que la seule chose importante, c’est de désirer, de désirer continuer, de désirer espérer, de désirer manger une choucroute… Je pense qu’on a tous eu le même désir il y a quelques jours, d’aller à une terrasse de café, avec une température agréable, et pouvoir parler. C’est un désir idiot, mais tellement important. C’est un désir commun du confinement, du post-confinement ou du reconfinement – on ne sait plus.
À ce propos, comment as-tu traversé cette période ?
Le premier confinement, tout le monde pensait qu’après cela serait terminé. On se disait que ce n’était pas agréable du tout mais qu’après tout allait marcher, qu’on allait pouvoir voyager. Moi, j’ai la chance d’avoir un jardin et il faisait très beau l’année dernière. Donc, ce premier confinement était plutôt agréable. Mes voisins ont été très gentils, ont tout commandé, la nourriture arrivait… Ils m’apportaient à manger… C’était finalement optimiste. Il n’y avait personne pour travailler avec moi et presque plus de matériaux, de toute manière j’avais commencé à faire beaucoup de dessins, donc j’ai continué… j’ai beaucoup travaillé je crois. Mais lors du dernier confinement, on était à moitié confinés, on ne savait plus l’heure du couvre-feu.
Lors d’une interview avec quelqu’un qui voyage beaucoup partout, le commissaire d’exposition suisse Hans-Ulrich Obrist, qui était donc confiné en Suisse, on s’est demandés si cette expérience de confinement allait changer l’art, changer notre manière de travailler, de percevoir les choses ? Est-ce que, comme Houellebecq le dit, ça va être la même chose, mais en pire ? Finalement, personne ne sait. À ton avis ?
Je ne sais pas… Bien malin celui qui pourrait le dire. Les choses vont forcément changer. Tu disais que tu as beaucoup travaillé, mais seule. Cela change quoi par rapport à ton travail ?
D’habitude, je travaille un jour par semaine avec deux, trois personnes, toute seule le reste du temps.
Ce n’est pas l’île déserte, mais quand même.
Malakoff ? non ! (rires) On a beaucoup téléphoné, on a beaucoup envoyé de mails, et aussi je n’habite pas seule, j’ai des voisins, on prenait l’apéro ensemble. Non, je ne me suis pas sentie seule. Je n’étais pas dans un appartement parisien, j’avais cette chance incroyable. Je pense que pour des gens jeunes, c’est terrible.
Qu’est-ce qui restera de ces expériences de visioconférence, de choses de distance ? Tu as dû récemment participer à l’installation d’une exposition à New York par Zoom…
Je ne sais pas, justement. Je demandais à Hans-Ulrich s’il pensais que ça allait changer la création, si les artistes allaient travailler d’une manière différente, personne ne sait.
Peut-être qu’ils vont tous se mettre à faire ce que ce qu’il y avait déjà dans un dans un petit livre orange qui s’appelle Do it, de Hans-Ulrich Obrist et Christian Boltanski, qui regroupait des instructions pour construire des œuvres…
… qui a voyagé partout où l’on pouvait faire ces œuvres d’art d’après des artistes qui ont donné des instructions.
Parlons de Ceija Stokja.
Je ne sais pas si vous la connaissez, c’est une femme rom autrichienne qui a été internée en camp de concentration à l’âge de dix ans à peu près, qui en est sortie, qui était analphabète. Elle a vendu sur les marchés des tapis, des choses comme ça. Quand elle est revenue des camps, et elle n’a pas été la seule, elle ne pouvait pas en parler. Ce n’était pas audible, c’était trop tôt. Les gens n’ont pas voulu entendre, n’ont pas voulu savoir. Et peut-être que les rescapés ont aussi éprouvé une sorte de remords d’être rescapés, d’en avoir réchappé et c’est pourquoi ils se sont tus. Il a fallu une dizaine d’années… Et puis quelqu’un est venu l’interviewer et elle a commencé à parler de ça. Elle en a parlé très, très bien. Elle a appris à lire et à écrire. Et puis – les légendes parfois sont vraies, parfois fausses – j’ai lu qu’un Japonais était venu s’entretenir avec elle et ils ne se sont absolument pas compris, lui parlait japonais, un peu anglais mais pas elle. Donc, elle a pris un papier et elle a commencé à faire un dessin. C’est la première fois qu’elle dessinait pour raconter Auschwitz. Ça a été une transformation complète, elle n’a plus jamais arrêté de faire des dessins, des peintures sur Auschwitz, sur sa vie là-bas. Elle peint des paysages, même assez beaux, puis, tout d’un coup, il y a une croix gammée, des corbeaux sur la toile. On lui a consacré une exposition à la Maison Rouge – malheureusement, le lieu a fermé – et c’était vraiment une découverte incroyable. Elle est décédée aujourd’hui, et elle a fait un nombre de peintures… et ce que je ne savais pas, c’est qu’elle a écrit aussi des poèmes, des livres de poésie.
« Auschwitz, c’est mon manteau, Bergen-Belsen ma robe et Ravensbrück mon tricot de peau. De quoi faut-il que j’aie peur ? » « Je suis une racine. », c’est beau.
Elle parle des enfants aussi : « Quand, en ces temps, des enfants viennent au monde, ils ont déjà un nom : minorité. » – elle parle des tziganes. C’est vraiment très simple, mais en même temps très savant… c’est vraiment très, très étonnant.
« Chaque brin d’herbe. Chaque fleur là-bas est l’âme d’un mort. » Ça correspond vraiment à ses peintures.
Oh, et ça. J’aime beaucoup. C’est con, hein, mais c’est simple, c’est très… « Le temps est vieux, le jour où lui n’a qu’un jour », c’est très beau.
J’aime énormément cette femme, ses peintures – alors elle a fait aussi de petits paysages beaucoup moins intéressants – enfin, vous pouvez regarder sur Internet, vous trouverez des reproductions, ce livre de poésie, Auschwitz, c’est mon manteau. Elle dit qu’elle ne peut plus avoir peur de rien, que personne ne lui fait peur. Elle a tellement eu peur, tant elle a passé d’épreuves, que rien ne peut l’atteindre, si ce n’est de regarder une petite fleur, de trouver de la poésie partout.
Il y a encore du désir.
Oui, il y a beaucoup de désir là-dedans.
Tu parlais tout à l’heure de Jean Dubuffet, c’est autre chose, mais c’est aussi un écrit, la poésie d’artistes visuels. Est-ce qu’il y a d’autres artistes visuels dont les textes littéraires t’ont intéressée, marquée ?
Souvent, ils écrivent des choses vraiment incompréhensibles, une sorte de logorrhée… Mais Dubuffet écrivait très, très bien. Il a écrit un livre contre la culture qui est d’un niveau archi-cultivé, il n’avait pas peur des euphémismes, lui ! Il a découvert l’art brut, il en a fait des cahiers, il s’en est beaucoup inspiré… Il a été très lié avec Gaston Chaissac, ils se sont beaucoup écrit jusqu’à ce que Chaissac l’accuse, « Il me pique tout. Il me vole, il me copie… ». Dubuffet voyait tout. Il avait une collection d’art brut extraordinaire qu’il a voulu donner à la France… et la France a refusé. Elle est partie à Lausanne en Suisse… c’est quand même débile ! Je ne sais plus qui était le président à l’époque, Pompidou ? Pompidou était quelqu’un de cultivé.
Avant-dernier titre de cette liste, Le Livre des symboles.
C’est un gros livre publié par Taschen. Sur chaque double page, il y a une page d’images et une page de texte – ça j’adore, quand il y a les deux. Ça peut être sur une griffe, ça peut être sur la clé, sur une chaussure, sur les lunettes, sur le corps humain, sur un chien, un chat… On trouve donc des photos de chats, de l’Égypte antique, des contemporains, etc., avec un texte à chaque fois très bien, sur énormément de sujets et tout ce qui peut être symbolique. Ça passe du coq à l’âne – l’oreille et tout à coup une paire de ciseaux… J’exagère peut-être parce que je ne me rappelle plus de la liste, mais c’est un gros livre. Celui-là, c’est sûr que je le prendrais.
On termine par Little Nemo.
Little Nemo – l’édition que j’ai ici est un faux-vrai livre qui a été fait par Taschen et qui est nullissime… Mais l’original est une œuvre d’un Américain qui s’appelle Winsor McCay. C’est une bande dessinée qui a paru dans un journal américain, le New York Herald, de 1905 à 1914 sur une pleine page toutes les semaines. Ce petit garçon, qui s’appelle Little Nemo, dans la première case s’endort, dans son lit très douillet, son petit pyjama mignon. Et dans la dernière case, il est tombé de son lit ou ses parents le réveillent, « Tu vas être encore en retard, Little Nemo ! », et entre ces deux images, il rêve, il fait des cauchemars d’une beauté extraordinaire, d’une beauté graphique sublime. C’est très influencé par l’Art nouveau. Ce petit garçon désire rencontrer une princesse dans un pays imaginaire, il n’y arrive jamais, enfin, il lui arrive des histoires : tout d’un coup, son lit se soulève, les pieds deviennent des pattes énormes, il s’envole dans le ciel… Ce qu’il y a de joli, c’est que ce sont toujours les mêmes personnages qui reviennent. Et il y a un certain Flip, qui est très mauvais, qui est très méchant, et ce Flip, c’est Nemo lui-même, c’est son inconscient mauvais et ils s’engueulent tous les deux, ils se parlent… C’est très joli, l’idée de son double, mais en mauvais garçon, en méchant, un peu comme Pinocchio quand il est gentil et quand il est méchant. C’est très psychanalytique aussi. Cela pourrait être aussi Lewis Caroll, c’est très proche d’Alice au pays des merveilles. Pour la petite histoire, il y avait un éditeur qui s’appelait Pierre Horay qui a fait publier des livres, notamment J’attends un enfant, et J’élève mon enfant, qui, enfin, n’avaient pas grand intérêt mais lui ont fait gagner beaucoup d’argent. Et un jour, un éditeur américain lui a présenté Little Nemo, il voulait les faire traduire en français et les publier. Je crois que beaucoup d’éditeurs avaient refusé auparavant. Il voulait que le livre soit à la taille du journal qui est d’un très grand format. Comme je connaissais un peu cet éditeur, il m’a demandé ce que j’en pensais, il m’a montré quelques planches et je lui ai dit que c’était extraordinaire ! Évidemment ces planches, sans doute, ont coûté très cher à produire, il fallait les traduire en français et je crois que ça n’a pas été un grand succès, parce que les gens qui faisaient de la bande dessinée à l’époque n’aimaient pas tellement les choses fantastiques. Mais en tous les cas, Pierre Horay l’a édité et c’est un très, très beau livre.
C’est comme ça que tu l’as découvert ?
C’est comme ça que j’ai découvert ce livre, je l’ai beaucoup lu et regardé, je ne le retrouvais pas mais il est déchiqueté de toute manière, tant je l’ai lu. Nemo a deux compagnons Flip, un clown à la peau verte et Imp, qui est un noir. Cela ne serait plus possible comme ça aujourd’hui… Voilà Imp ! On ne peut pas dire du mal parce qu’il est noir, alors là… J’ai eu beaucoup de problèmes récemment à cause de ce genre de choses. Je voulais montrer à New York une pièce où j’ai mis des gens à genoux, parce qu’au moment de Black Lives Matter, tout le monde se mettait à genoux. Elle représente juste des genoux. On m’a dit que c’est impossible de montrer ça aux États-Unis parce que je ne suis pas noire. Les livres sur Jean-Michel Basquiat qui sont écrits (et l’ont longtemps été) par des Blancs n’ont plus le droit d’être vendus. Par contre, les œuvres de Basquiat ne sont probablement pas achetées par des Noirs, mais par des Blancs, et les commissaires-priseurs sont des Blancs… Pas de problème pour le commerce, donc. Mais c’est fou ! On est quand même dans une époque assez terrible. On m’avait demandé à la bibliothèque de Lyon qui possède une édition de livre d’artiste réalisé à l’occasion d’une exposition sur le féminisme la permission d’en faire une affiche. L’œuvre s’appelle Hallelujah : on voit deux seins sur lesquels il est écrit « hallelujah », il y a des petites fleurs qui sont en fait des utérus. J’avais donné mon accord et je reçois un mail huit jours après : le projet n’était pas possible parce que les trans ont interdit de mettre un utérus sur une affiche. Les trans ont beaucoup souffert et souffrent beaucoup, comme tous les LGBT, je n’en doute pas un instant, mais pour une exposition sur le féminisme, ne pas pouvoir montrer des seins et un utérus, ça me parait un peu excessif. On est dans une époque où on se censure pour être accepté, et je trouve que ça commence à être assez dangereux. Ça doit être pareil dans les journaux, on fait attention à certaines reproductions, à certaines images, à certains propos, non ?
On réfléchit sans doute différemment de la manière dont on le faisait il y a quelques années. Mais du coup, ce contexte-là, quel effet cela produit sur toi, quel désire cela génère-t-il ?
Actuellement, je ne sais pas, c’est plutôt paralysant et cette situation va peut-être évoluer. Ça commence avec Picasso, Picasso était un monstre, un ogre, il s’est très mal comporté avec les femmes. Très bien, mais est-ce que c’est pour ça qu’il faut interdire Picasso comme Gauguin ? Récemment, on a critiqué Gauguin car il peignait des jeunes femmes de 13 ans, mais à cette époque, les filles étaient en effet mariées à 13 ans. L’époque a changé… Tout ça est compliqué et délicat. Inconsciemment, enfin, soi-même, on fait attention. Dans le texte que j’ai fait pour New York, j’ai échangé les mots « des petites effigies noires » pour « des petites effigies sombres », parce que j’avais peur que le mot « noir » ne plaise pas… Mais « sombres », dans ce texte, ça n’a pas de sens. Forcément, il y a des excès dans tous les sens, c’est bien mais il ne faut pas exagérer, et tout cela est un peu énervant parce que ça vient toujours des États-Unis, on reprend, on continue.
Il faut en parler surtout, je pense que c’est important de réfléchir et d’échanger avec d’autres…
Oui, enfin une exposition sur le féminisme où l’on n’a pas le droit de montrer des seins, franchement… c’est un peu excessif. Quand on pense aux Femen qui ont montré leurs seins et qui ont écrit sur leur corps, ce n’était pas grand-chose mais elles ont eu un impact énorme, c’est formidable. Rien que montrer une paire de seins aujourd’hui dans la rue, ça ne semble pas… mais ça a quand même été très important.
Donc, il faut continuer à…
Montrer ses seins ? Pas forcément !
… plutôt à réfléchir et ne pas se censurer, de façon générale !
Oui, mais il faut faire attention à ne pas choquer des gens. Moi, je comprends très bien que les trans éprouvent vraiment des souffrances énormes, je n’en doute pas une seconde. Mais il faut être quand même être un peu ouvert à tout.
NDLR : Annette Messager expose actuellement au Centre Pompidou-Metz, « Le désir attrapé par le masque », du 29 mai au 20 septembre 2021.
La bibliothèque d’Annette Messager :
Marguerite Duras, L’Homme assis dans le couloir, éditions de Minuit, 1980, 40 pages.
Jean Genet, L’Atelier d’Alberto Giacometti, 1e édition 1997, Gallimard, 2007, 96 pages.
Le dictionnaire (Robert ou Larousse)
Sophie Nauleau, Ce qu’il faut de désir, Actes Sud, 2021, 80 pages.
Mylène Bresson, Robert Bresson, Bresson par Bresson. Entretiens 1943-1983, rassemblés par Mylène Bresson, Flammarion, 2013, 352 pages.
Hervé Guibert, L’Autre Journal. Articles intrépides 1985-1986, Gallimard, 2015, 176 pages.
Les catalogues d’Annette Messager.
Samuel Beckett, Cap au pire (Worstward Ho, 1983), traduit de l’anglais par Édith Fournier, éditions de Minuit, 1991, 64 pages.
Ceija Stojka, Auschwitz est mon manteau et autres chants tsiganes, édition bilingue allemand/français, traduit de l’allemand par François Mathieu, éditions Bruno Doucey, 2018, 128 pages.
Le Livre des Symboles. Réflexions sur des images archétypales, Taschen, 2011, 808 pages.
Winsor McCay, Les aventures complètes de Little Nemo 1905–1909, Taschen, 2019, 368 pages.