Rediffusion

Patrick Chamoiseau : « On n’a pas besoin d’universel, on a besoin de Relation »

Historienne de l'art contemporain

Avec son nouveau livre, Le conteur, la nuit et le panier, l’écrivain et intellectuel martiniquais Patrick Chamoiseau poursuit sa quête de ce qui fonde et constitue le geste créatif. Il met en scène un conteur créole, qui se lève au cœur de la plantation, parmi les esclaves, et les dote d’une parole commune. Il incarne le règne du sensible dans le rapport que l’on entretient au « réel », l’accès par le « je » à un « nous », cette autre manière de vivre au monde et de vivre le monde, non plus entre des frontières, des nations exclusives, ou des absolus culturels, mais dans l’interaction avec tout le vivant. Rediffusion du 27 mars 2021

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Avec Le conteur, la nuit, le panier, son nouveau livre, l’essayiste et romancier martiniquais Patrick Chamoiseau propose un voyage poétique et galactique qui prend son essor au fond des ténèbres et s’élance dans le cosmos étoilé. Ce voyage est celui qui traceles voies et les voix de la création. L’artiste y apparaît comme l’éclaireur du monde, celle et celui par qui le concept de « Personne » peut exister dans une généalogie longue et une histoire immémoriale. Patrick Chamoiseau raconte l’état poétique qui s’entrechoque avec ce qu’il nomme une esthétique de la « catastrophe », et il choisit pour cela la figure du conteur qui prend la parole la nuit sur la plantation esclavagiste et qui fait étinceler les mots. L’expérience de la création et de sa réception est un chemin solitaire et solidaire, selon cette union unique de deux mots faux jumeaux que Patrick Chamoiseau propose, à partir d’Edouard Glissant, pour saisir la nécessité d’une mondialité. Lors de cet entretien, voix mêlée aux langages artistiques, le poète, philosophe, écrivain et conteur, observateur sans cesse aux aguets, fait le récit de ces connaissances mouvantes et mobiles qui se rattachent à une esthétique transfigurée. EZ

Votre nouveau livre semble en rotation autour de quatre points de gravitation : le tremblement de terre que vous expérimentez à la Martinique, l’action extraordinaire de votre mère Man Ninotte après les cyclones, et les deux analyses époustouflantes que vous conduisez à partir du Cahier d’un retour au pays natalde Césaire et du lexique conceptuel et poétique de Glissant. Diriez-vous que ces expériences personnelles se mêlent à deux expériences poétiques pour en créer une nouvelle ?
J’ai tenu la chaire de créativité à Sciences Po à Paris durant un semestre en 2020 et cela m’a obligé à interroger les fondements de ma propre créativité. D’examiner de plus près ma boîte à outils en quelque sorte. C’est vrai que j’ai toujours été intrigué par le mystère de la création artistique, cela dans tous les domaines, singulièrement celui de la littérature. Que se passe-t-il au moment où s’amorce le geste créatif de l’écriture ? Que s’est-il passé juste avant ? Quelles ont été les conditions d’émergence d’un moment créateur ? Que se passe-t-il pendant ? C’est tout ce phénomène obscur qui transforme le simple fait d’écrire en une création qui relève de ce mystère qu’est la littérature. Au moment où on commence à écrire, il y a quelque chose qui s’est passé, et qui soutient le geste d’écrire, et qui lui offre pour ainsi dire une « chance » d’entrer en littérature. Ce n’est pas un moment anodin. En y réfléchissant, je suis revenu à mes fondements littéraires.

Le fameux conteur créole ?
Exact. Les écrivains des Antilles ne sont pas adossés à des bibliothèques mais à « l’oraliture » du conteur créole. C’est un personnage extraordinaire qui s’est levé dans les plantations esclavagistes et a doté les esclaves d’une parole commune. Contes. Proverbes. Jeux-de-mots. Devinettes. Chants…Cette oraliture est un lieu formidable non seulement de résistance à l’esclavage, mais de projection créative vers un inconnu où de nouveaux possibles de l’humain et du vivant apparaissent. Dans ce livre, j’explore donc la « situation » de ce vieux nègre esclave, qui se lève dans une veillée mortuaire, et qui, en parlant, s’oppose de la manière la plus radicale qui soit à l’ordre esclavagiste. Cette situation nous enseigne infiniment de choses. D’abord, que la résistance la plus déterminante à toute forme d’oppression s’opère par le déclenchement d’une puissance créatrice. L’acte de création est fondamentalement un acte de résistance parce que toute domination supprime avant toute chose chez les dominés leurcapacité créatrice. Le conteur, plutôt que de s’enfuir en marronnage dans les bois comme le font les nègres rebelles, va marronner sur place, et c’est sur place qu’il va entreprendre de s’humaniser malgré la déshumanisation esclavagiste. Cette réhumanisation s’effectue dans son imaginaire créatif.

Et ce conteur ne prend la parole que la nuit…
C’est un mystère dont j’explore les fondements dans ce livre. Quand la nuit tombe sur une plantation esclavagiste, c’est l’ordre dominant qui se voit effacé par l’ombre triomphante. Le conteur se dresse donc au moment où la force du maître est au plus bas, comme si toute les chaînes avaient été défaites ou brisées. C’est ce qui lui permet alors d’articuler une parole de résistance mais surtout une parole de renaissance. Ce qui m’amène à penser que le geste créateur (celui du plasticien, du musicien, du photographe, etc.) a besoin, entre autres choses, d’un « moment-nuit », disons d’une « catastrophe » qui affaiblit l’ordre dominant et soulève les chaînes réelles ou symboliques. C’est ce phénomène qui offre une chance au créateur de produire quelque chose de nouveau, d’ouvrir une ligne de fuite où se trouve des possibles.

La « catastrophe » réelle ou symbolique est-elle propice à la création ?
Le moment-nuit est une sorte de « catastrophe » qui défait un ordre établi. J’ai retrouvé ce phénomène dans ma vie réelle. Vous l’avez mentionnée, ma mère Man Ninotte, au moment des cyclones catastrophiques, entrait dans une formidable débrouillardise, un feu d’artifice de créativité, pour trouver des opportunités de toutes sortes pour mieux-vivre… Pareil, pour les tremblements de terre, j’en ai vécu un, et j’ai vu tout ce qui d’habitude est rigide se mettre à onduler comme une houle océane. Cela m’a électrisé en tant que créateur. Lorsque la « réalité » tressaille dans tous les sens, qu’un « réel » inconnu apparaît, l’imagination et l’imaginaire trouvent un nouvel oxygène et des ailes jusqu’alors improbables.

Transposé du côté de la création, le moment-nuit devient comme le propose Deleuze une sorte de « catastrophe esthétique » qui vide la page du créateur. On retrouve le recours à la « catastrophe » chez Césaire. Dans le Cahier d’un retour au pays natal,ce monument lyrique raconte une mort-renaissance sous la colonisation. Ce poème s’ouvre par une catastrophe existentielle mise en œuvre par l’auteur lui-même. Césaire accepte la « condition-nègre » qu’on lui a imposé. Il la désigne comme « un trou noir » dans lequel il décide de se perdre à tout jamais, et c’est au fond de ce « trou noir », de cette « catastrophe » totale de l’esprit et du corps, que se déploie la majesté du poème : il se met à remonter vers la lumière. Une ascension qui est bien plus qu’une simple résistance, mais un bond créatif dans un inconnu qu’il appelle « verrition », et qui autorise de nouveaux possibles étrangers à la force dominante. Pareil chez Glissant. Il va considérer la cale du bateau négrier comme le point de départ de la créolisation des Amériques, des Antilles, et du monde. Il en fait la « catastrophe » inaugurale qui allait donner le gospel, le jazz, le zouc, le reggae, la salsa, les contes des plantations, un jaillissement culturel inédit, valable pour tous.

À partir de ces deux exemples, j’ai pu identifier certains instruments de ma propre créativité. On ne peut créer véritablement que si on a vidé la page, installé une nuit féconde en soi, bousculé l’esthétique dominante par une « catastrophe » esthétique intérieure. C’est la condition sine qua non pour atteindre à ce qui fait véritablement l’Art : la capacité à se précipiter dans un « en-dehors » de l’ordre établi, de plonger dans un inconnu, et, dans cet inconnu, de saisir une configuration nouvelle de puissances et de possibles. Ce sont en fait les conditions d’un surgissement de la Beauté.

Tout le livre est conçu dans un aller-retour entre le personnel et le collectif, entre l’observation intime et la scène publique, le rapport à l’Autre, aux autres. Vous révélez aussi les ouvrages qui constituent votre sentimenthèque, cette bibliothèque qui représente votre autobiographie intellectuelle et poétique. La lecture enivrante que vous nous proposez se conçoit dans une organisation sphérique, comme le tourbillon de ce que vous appelez « La-ronde ».
Oui. Je pense que l’artiste, que l’écrivain contemporain, ne représentent qu’une expérience humaine solitaire à une échelle qui n’est plus « ma » peau, « ma » langue, « mon » dieu, « mon » terroir, « mon » drapeau, « ma » nation… mais sur la grand-scène ouverte de la « totalité-monde ». Un des effets de la colonisation occidentale, c’est d’avoir précipité « sous-relation », les peuples, les cultures et les civilisations du monde. Cette mise « sous-relation » a éjecté les individus des vieux corsets communautaires pour susciter dans les écosystèmes urbains des sociétés d’individus. L’individuation est la force transversale de notre modernité. Le problème, c’est que nous ne connaissons que le « vivre-ensemble » du communautaire ancien. Vivre sans le diktat communautaire, à une échelle-monde où les flux relationnels nous mettent en contact avec toute la diversité de cette planète, est un phénomène qui désarçonne notre vieil imaginaire. Dès sa naissance, l’individu contemporain est précipité « sous-relation » avec toutes les réalités humaines et non-humaines du monde, ce que Glissant appelle le « Tout-monde ». Dès lors, nous devons envisager nos accomplissements individuels, non plus dans les conforts et les absolus des vieilles communautés, mais dans les flux relationnels qui les bousculent sans arrêt. Pour cela Glissant nous propose un outil poétique : « la Relation » …

Le maître-mot de Glissant… comment le décririez-vous ?
Ce poéceptdésigne un double phénomène : d’abord un « fait relationnel » qui nous précipite tous « sous-relation », et qu’il nous faut comprendre ; ensuite, l’exigence de renouveler notre imaginaire pour dépasser ce fait-relationnel » où dominent la conquête, l’exploitation, la réification du vivant, pour en faire un lieu d’accomplissement humain. Ce qui reviendrait à passer d’une « mise sous-relation » à une véritable et féconde « mise-en- relation ». Sortir de la mise-sous-relation pour accéder à la « mise-en-relation » (ce qui donne « la Relation » avec une majuscule) permet aux opacités et aux différences du monde de vivre ensemble des effervescences créatives. Glissant nous y invite. Et donc, le créateur contemporain, l’écrivain encore plus, est comme tout individu ordinaire de notre temps. Il est seul, précipité dans les tourbillons de la « mise-sous-relation » dans le « Tout-monde ». Il doit (comme le conteur créole dans la plantation) accomplir son individuation et se construire en tant que « Personne ». L’individu sous-relation est isolé, mais la « Personne » est une équation relationnelle accomplie, consciente et solidaire du vivant. Devenir une « Personne » suppose donc d’amorcer une phase refondatrice du « je » et du « nous », et d’expérimenter ce que peut être, non plus le « vivre-ensemble » des communautés archaïques, mais « le vivre en Relation ». De ce fait, pour moi, la création contemporaine la plus pertinente est un « je » qui organise son accomplissement dans un « nous » relationnel. C’est ce « je » relationnel qui va autoriser le nouveau « nous », cette autre manière de vivre au monde et de vivre le monde, non plus entre des frontières, des nations exclusives, ou des absolus culturels, mais dans l’interaction avec tout le vivant. C’est à cet autre monde auquel l’Art, la littérature, doivent nous initier. Glissant l’appelle la « Mondialité » : un monde d’humains accomplis en Relation, que la mondialisation économique ne peut même pas imaginer. Donc je construis du « je », mais mon « je » m’initie aux solidarités nouvelles, à la fameuse dialectique du solitaire-solidaire.

Comment de façon très pratique ce livre a-t-il été écrit pour garder ce rythme quasi hypnotique ? Et d’où vient ce langage déroutant que vous élaborez ?
Les conteurs créoles les plus puissants avaient la « voix-pas-claire ». On ne comprenait pas tout ce qu’ils disaient, mais on suivait les péripéties de leurs narrations avec plus de ferveur que s’ils avaient été intelligibles. En Art, le donné, l’accès immédiat, est une pauvreté. La grande œuvre d’art ouvre une porte sur un « en-dehors » de nos conceptions et de notre esprit, sur l’impensable. C’est dans cette ouverture inouïe que se créent les conditions d’émergence de la Beauté, c’est-à-dire d’une connaissance radicalement nouvelle. Mais le plus étonnant, c’est que le conteur créole, simple vieux nègre esclave, est d’apparence insignifiante, mais quand il rentre dans le cercle de la veillée, la fameuse « la-ronde » où la parole s’exerce, il se transforme littéralement, comme s’il devenait une sorte de géant. Cela veut dire que l’esclavage a disparu de ses chairs et de son esprit, qu’il est pour ainsi dire « assaini » par la « catastrophe » installée dans son esprit et son imaginaire, et qui fait de lui un libre créateur. Il se retrouve alors en face de l’inconnu. Notre esprit n’aime pas l’inconnu, il s’affole. Notre conteur doit saisir ce qui vient dans les effervescences émotionnelles de son imaginaire, il saisit même ce qu’il ne comprend pas de prime abord, c’est ce qui lui donne la « voix-pas-claire » : le rythme narratif extrêmement rapide, le chaos de la construction, le concassage de l’espace et du temps… Dans le feu de l’inconnu qui succède à une « catastrophe » intérieure, on doit tout réagencer en urgence, ce qui peut donner le pire comme le meilleur. Dès lors, la langue utilisée explose. Quand une langue est précipitée dans l’inconnu, elle ne peut plus se manier avec du « style ». Le « style » est la célébration d’une sorte de religiosité grammairienne faite de petits ornements, seul le langage peut se frotter au rugissement de l’inconnu et tenter d’en restituer quelque chose. Le langage fait exploser la langue. La voix ne peut pas être claire. Elle ne peut pas demeurer sous le seul régime de la pensée rationnelle, viennent s’y ajouter les gestes, les images, les sensations, les rythmes., les couleurs… C’est ce qui crée cet effet hypnotique, qui est plutôt un « état de création ».

On retrouve cela chez le conteur : pour être capable de se transformer, donc d’être libre quand il entre dans le cercle de la parole, il doit avoir vécu en « état poétique ». L’état poétique (qu’on pourrait dire hypnotique), c’est le règne du sensible dans le rapport que l’on a au « réel ». C’est par « l’état poétique » que l’on approche le mieux du « réel », lequel est d’une complexité et d’une richesse inconnaissables. Notre esprit prosaïque passe son temps à fuir le « réel » en créant une petite bulle intelligible que nous appelons « la réalité », une mise en ordre de l’existant. « L’état poétique » lui, nous laisse au contraire bien en face du « réel » sans tenter d’y mettre de l’ordre. En littérature, c’est toute la différence entre « le récit » et « la saisie ». Le « récit » crée des effets de « réalité », la « saisie » elle, nous ouvre une porte sur l’inconnu du « réel », et derrière lui sur le vertige de l’impensable. L’« état poétique » ouvre en fait à cette faculté fondamentale pour tout être humain qui est « l’état-de-création ». Se créer soi-même, créer sa vie, créer le monde dans les fastes d’une éthique, et donc d’une haute esthétique, c’est exister en créateur. L’extrême d’une vie créative, c’est celle de l’artiste, du poète, mais tout être ordinaire devrait s’efforcer de vivre en état-de-création. C’est la part « politique » du « poétique ».

Vous utilisez d’entrée le mot « circonfession » qui est une référence à Jacques Derrida que vous citez. Visuellement, je vois le mot circonférencequand je lis circonfession. Il y a d’emblée la création d’une spatialité. C’est un élément très important dans votre écriture, vous créez le contact avec les lecteurs en leur proposant un texte qui n’est pas uniquement visuel, mais aussi sonore, tactile et spatial, une écriture qui a une tridimensionnalité. Comment cette spatialité, qui est au cœur de la création artistique, a-t-elle été pensée pour ce livre en particulier ?
Vous avez raison. Dès l’ouverture du l’ouvrage, je dessine le décor, c’est celui de « la-ronde ». La résistance la plus déterminante à la déshumanisation esclavagiste va se faire par les rebelles créatifs, créateurs. Le danseur, le joueur de tambour, le chanteur qui lui, va permettre l’apparition du conteur. Ces créateurs vont contester l’ordre esclavagiste dans un espace privilégié. Ce sera le moment de la veillée mortuaire. Le maître autorisait les esclaves à se réunir autour de leurs morts. Cela permet de créer un espace de possibles dans une situation désespérée.La veillée va se dérouler dans un autre espace de possibles encore plus large : la nuit. Ils vont donc se rassembler autour d’un cercle éclairé par des flambeaux : une la-ronde. Les créateurs vont y entrer pour s’exprimer par la danse, le rythme, le chant ou la parole. Et là, tout un rituel va se mettre en place afin de favoriser un « surgissement de la Beauté ». Dans une plantation de cette époque, la Beauté est une contestation radicale de la déshumanisation esclavagiste, et c’est aussi la mise en place d’une autre vision du monde. J’ai donc essayé d’installer ce livre dans un cercle similaire, une « la-ronde ». C’était pour m’aider à faire en sorte que mon écriture devienne une parole qui se danse, un rythme qui s’élance, un chant qui se pousse, et une narration de conteur précipité dans l’inconnu. J’invoque aussi tout le possible créé par la nuit, tout l’abîme de cette catastrophe qu’installe parmi les humains la présence d’un cercueil et de la mort. Je crois que le créateur en littérature doit écrire en face de sa propre mort sous les forces dominantes de son époque. Une fois que cette arène est créée, les émotions, les images, les sensations, les rythmes, les couleurs, s’entrechoquent pour lui fournir du texte, et c’est là que se produit ce que j’appelle « l’Écrire », qui n’a plus rien à voir avec l’écriture ordinaire.

Pour poursuivre l’idée de tridimensionnalité, je dirai que votre texte a une profondeur, qu’il possède une épaisseur que l’on peut ciseler par la lecture que l’on en fait, j’avais personnellement l’impression d’entrer dans une matière sculpturale. Est-ce qu’on peut, dans la logique d’un processus de création, produire une analogie entre la sculpture et l’écriture ?
Tous les gestes créateurs ont la même matrice. L’écrivain est frère du musicien, du danseur, du plasticien, du photographe, du comédien…, etc. Il doit s’efforcer d’habiter ce lieu créatif où le corps et l’esprit, la pensée et la sensation, l’image et le verbe, se rejoignent sans conflit et sans prééminence de l’un sur l’autre, juste dans l’effervescence d’un « tout-possible ». Pour moi, l’écrivain sculpte son langage, il le chante, il le dessine, il le joue, il le fait dans une matière de base qui est la langue. La langue n’est qu’une simple matière de base, un écrivain qui sacralise la langue qu’il emploie est en rupture avec son art. Dans l’imaginaire de la Relation, toutes les langues du monde sont présentes sur la table de l’écrivain. Il n’est plus le servant d’une langue nationale. Pour écrire en présence de toutes les langues du monde comme le propose Glissant, il faut non pas articuler des mots et des phrases, mais pétrir des intensités, jongler avec des densités, célébrer un alphabet de rythmes, de couleurs, d’idées et de sensations, d’images et d’effacements de ces images…

Ce que fait le conteur créole ?
Surtout celui à « voix-pas-claire » ! Il ne parle pas dans la langue, il déparle. Il ne dit pas, il tente l’indicible. En littérature, il n’aurait pas écrit, il aurait dessiné, il aurait fait couleurs, il aurait frappé des rythmes… Ce rapport à la langue n’est rien d’autre qu’une « catastrophe » inaugurale à la création. Bien entendu, cela peut très mal se passer. On peut sombrer dans la « catastrophe » et y rester, mais si on parvient à s’en sortir, c’est vraiment saisissant : la Beauté aime ce risque ! C’est d’ailleurs pourquoi Faulkner jugeait de ses textes à l’aune des intensités de leurs échecs. Pour lui, ses livres étaient tous des échecs, mais il en était fier car c’était des échecs grandioses qui avaient confronté une « catastrophe » esthétique inouïe. Il disait d’Hemingway : « il fait bien ce qu’il fait mais il n’ose pas grand-chose… »Ce qui pour moi veut dire que celui-ci dominait trop l’instant où se produit la « catastrophe ». Affronter une « catastrophe » esthétique, demande un grand courage esthétique. Tous les grands artistes sont des monstres de courage esthétique. De ce point de vue, Rabelais était un monstre, le conteur créole aussi !

Le terme d’« impensable » est au cœur d’un lexique que vous utilisez et que vous répétez souvent, il est là comme un rappel constant de ce qui est inenvisageable mais qui pourtant existe. C’est bien cette fine ligne qui fait que le pensable est impossible quand il s’agit de raconter une histoire, et en particulier celle de l’esclavage. Est-ce grâce à l’impensable que l’imagination entre en scène, l’imagination fait-elle de l’impensable le socle de la création ?
Échapper à un ordre dominant (qu’il soit économique, politique, ou esthétique) créer du nouveau, tenter le nouveau, demande ce moment-catastrophe qui autorise de nouveaux agencements de possibles. C’est comme si on ouvrait une porte sur « l’en-dehors » des capacités conceptuelles dominantes. Une grande œuvre d’Art est toujours une porte ouverte sur « l’en-dehors » de nos imaginaires, une ligne de fuite qui nous confronte à d’improbables configurations de possibles. La Beauté est en soi une porte terrible, brusquement ouverte, sur un « en-dehors » de nos perceptions. Quand le Cahier d’un retour au pays natala paru dans les années trente, les gens ont été terrifiés, et ils le sont restés pendant des années, rares furent ceux qui comme Breton ont été capables d’y deviner un surgissement de la Beauté. Pareil pour toute l’œuvre de Glissant. Je pense que c’est la fonction de l’art que d’ouvrir ces foudres-là. Nous sommes à l’aise quand la « réalité » est bien stable, que nous éliminons tous les degrés des mystères et de l’impensable. La pensée rationnelle ne peut pas organiser notre rapport au « réel » toute seule, il lui faut l’autre versant de la connaissance que constitue l’exploration du « sensible qui pense par le sensible ».

L’artiste est celui qui avance au bord de l’abîme de l’impensable et qui tente d’y saisir une configuration de forces et de possibles, et c’est cela qui ramène à nos imaginaires épuisés, et c’est dans ce butin de jouvence que nos imaginaires épuisés se requinquent en quelque sorte. Si l’artiste ne se conforte qu’au pensable et aux piliers de la réalité, il devient un conteur qui conte en plein jour. Il ne ramène rien dans son panier ! Cet impact de l’imaginaire contre l’impensable est bien plus utile aujourd’hui alors que nous avons quitté les conforts des communautés archaïques, et des illusions identitaires qui se voulaient fixes et stables. Dans le « Tout-monde » et dans « la Relation », il n’y a que de la relation, c’est-à-dire des évolutions, des synthèses, des alliances qui écartent, des ruptures qui rassemblent, en bref : du nouveau. Si un imaginaire ne se sait pas vivre dans une telle effervescence, il devient intégriste, nationalistes, identitaire, raciste, il recherche le confort des vieux absolus. C’est pourquoi l’œuvre d’Art nous est utile, le roman nous est précieux, ils libèrent nos imaginaires de la crainte de tous les satellites qui se trouvent en orbite autour de l’impensable : impossible, incertain, improbable…etc. C’est exactement dans ce champ de météorites qu’il nous faut vivre vraiment : exister en créateurs !

Outre, la fonction politique de ce devenir minoritaire qui permet de penser toutes les formes d’écriture créées dans des contextes dominés, il y a aussi l’invention d’un état poétique qui se libère de la domination. Je vois dans votre livre une volonté de créer sans crainte aucune et avec une immense liberté. Ce terme de liberté est-il adéquat ?
Oui bien sur le terme de liberté est toujours recevable, mais je lui préfère celui de « Relation ». La « Relation » ne concerne pas seulement la mise-en-relation des cultures, des civilisations et des individus entre eux. Elle implique plusieurs paramètres. Au cœur de la Relation il y a pour moi l’individu qui doit se construire seul en tant que « Personne ». Pour ce faire, il doit entrer en de multiples « devenirs », pas sombrer dans les « devenirs » que lui propose la force dominante, mais au contraire mobiliser dans son expérience du monde, les « devenirs » minoritaires : condition-nègre, conditions-femme, condition-LGBT, tout ce qui est offusqué, insulté, damné ou diminué par la gloire dominante du néolibéralisme. À cela s’ajoute le fait qu’il doit entrer en relation avec toutes les cultures et civilisations du monde, cette diversité sans laquelle il ne saurait s’accomplir, si bien que sa culture est une culture de cultures, une civilisation de civilisations. Il doit aussi entrer en relation avec la « nature » dans ses mutations et ses effondrements, ce « devenir-nature » s’impose à nous par ces temps de changements climatiques et de disparitions dans la biodiversité. L’individu doit aussi construire en relation avec l’écosystème urbain dans lequel l’humanité va se retrouver immergée, à tel point que la « nature » devient un objet culturel urbain dont il faut prendre soin. À cela s’ajoutent les écosystèmes créés par les immanences numériques, l’intelligence artificielle et les surgissements des bio-nano-technologies. Enfin, cette mise en relation concernera aussi le cosmos, dont la présence dans nos « devenirs » se fera de plus en plus cruciale dans les années qui viennent. Ce sont ces « devenirs » incontournables que doivent explorer aujourd’hui les œuvres de l’Art, à commencer par celles de la littérature.

Un imaginaire de la Relation suppose que l’on se réalise dans l’accomplissement de l’Autre, l’accomplissement de soi n’est possible que dans l’accomplissement de l’Autre, tout l’Autre, humain et non-humain. Dès lors, on n’a pas besoin de « valeurs ». La Relation quand elle est là, mobilise toutes les « valeurs » auquel on pourrait se référer. Les valeurs prises une à une peuvent devenir des mécaniques meurtrières. On a eu des républiques esclavagistes et coloniales pleine de « valeurs ». Les nazis brandissaient des « valeurs ». Le néolibéralisme nous assène la « valeur » liberté dans son horreur économique. Les « valeurs » peuvent engendrer des systèmes dominateurs et excluants, un imaginaire de la Relation ne le peut jamais. L’autre intérêt d’un tel imaginaire, c’est qu’on peut s’efforcer de penser le monde comme un emmêlement relationnel, une effervescence d’histoires sans majuscules qui sont des « devenirs » inattendus. Instituer la colonisation occidentale au cœur de tous nos « devenirs » déserte l’esprit de la Relation. Il y a du « réel » dans le monde qui n’a pas été touché par le choc colonial. Même si ce choc a installé l’intention capitaliste occidentale qui nous domine encore aujourd’hui, rester dans le seul contre-colonial nous fait perdre cette ampleur complexe que nous offrirait une perspective relationnelle. La Relation est la contestation la plus radicale et la plus féconde du colonialisme et de ses survivances, et cela par le simple fait qu’elle exhausse tous les possibles inconnus ou invisibles du monde, qu’elle nous rapproche ainsi du mieux-humain et du vivant. Il nous faut apprendre à raconter le monde par la Relation, et susciter aussi des possibles inouïs.

C’est par la cale du bateau négrier et sa description que vous réalisez une comparaison vertigineuse entre Césaire et Glissant. Un événement – état catastrophique suprême – sert d’assise à la création d’une langue poétique qui œuvre à son tour pour décrire l’expérience de la traversée. La catastrophe esthétique est celle qui agit en provoquant une rupture irréversible entre un avant et un après. Dans le même temps, pour qu’il puisse y avoir ce relais d’émotion, il faut une continuité. Est-ce l’objet pictural, littéraire, sculptural, photographique qui produit la jonction entre un avant et un après de la catastrophe esthétique ? ou celle-ci recommence-t-elle à chaque expérience que l’on en fait ?
Une « catastrophe » esthétique réussie crée les conditions d’un surgissement de la Beauté. Tous les moments importants de l’histoire de l’Art sont des surgissements de la Beauté qui ont déterminé les canons évolutifs du Beau. La convention du Beau explose et se redéfinit à chaque surgissement de la Beauté. Le Cahier de Césaire ou le Discours antillaisde Glissant ont changé notre rapport à la colonisation et surtout au monde. Ils ont installé des esthétiques nouvelles, celle de la Négritude et celle de la Relation. De grandes portes de possibles sont maintenant ouvertes pour tous, il faut les emprunter pour tenter notre propre rapport à l’inconnu et à l’impensable. Chaque créateur autant qu’il le peut doit engranger les portes déjà ouvertes, pas les ouvrir à nouveau mais s’en servir pour confronter de nouveaux possibles. Ce qui fait que l’œuvre d’art ne crée pas de continuité, elle installe des « résonances », elle passe par les portes déjà ouvertes, non pour y séjourner mais pour, avec leurs apports, ouvrir de nouvelles portes sur « l’en-dehors ».

Vous évoquez aussi l’incarnation d’une esthétique, c’est-à-dire que celles et ceux qui lisent, regardent, découvrent l’œuvre, voient cette esthétique se révéler dans un mouvement qui va de l’extérieur vers l’intérieur. Qu’en est-il de cette prise de conscience de l’incarnation pour celle et celui qui crée ? Est-on conscient selon vous de l’incarnation esthétique ?
L’œuvre d’un créateur, et on le voit bien avec le conteur créole dans la plantation, sert d’abord à lui-même. C’est par son œuvre que l’artiste, que l’écrivain, s’accomplit en tant que « Personne ». Une œuvre qui ne sert pas d’abord à son créateur, qui ne lui permet pas de « mieux exister », ne mérite ni égard ni patience, aurait dit René Char. L’œuvre est donc le sillage d’un « devenir » existentiel. Un écrivain qui évite la « catastrophe » et se répète ainsi, commence à tourner en rond, il sort du « devenir » pour la « répétition », et son sillage se brouille. Celui qui a le courage de confronter son esthétique acquise à de nouvelles catastrophes s’accomplit par son œuvre, c’est elle qui lui dévoile les cheminements de sa propre esthétique, et qui lui permet de se définir lui-même. La création construit le créateur ! C’est l’œuvre déjà produite qui indique à l’artiste ce qu’il veut dire, vers où il chemine, ce qui lui reste à parcourir, et à quel degré d’accomplissement personnel il se trouve face à son art. Mais c’est sans fin car aucune œuvre ne parvient à épuiser le mystère de l’Art. La littérature est une inépuisable question que les écrivains interrogent d’œuvre en œuvre, et c’est dans cette interrogation qu’il se construisent leurs « Personnes ». Le « devenir » cesse quand l’œuvre ne trouve plus rien. Mais ce qui se poursuit c’est l’existence du créateur : son œuvre lui a fourni quelques clés pour mieux vivre, mieux exister, mieux assumer sa confrontation aux dragons de la vieillesse et de la mort.

Dans la sentimenthèque listée à la fin du livre mais aussi citée dans le texte, deux références à des épopées : le Kalevala(1835) qui révèle tout un imaginaire de la mythologie finnoise transmise de façon orale, et le Mahābhārata , monument de la mythologie hindoue. Le Mahābhāratas’appuie sur la philosophie védique ; le yoga qui y est associé fait passer le souffle et l’énergie du corps vers l’esprit…
L’Art concerne les portes ouvertes sur « l’en-dehors ». C’est là que se situent les « devenirs » les plus inouïs. Donc, l’Art est un mode de connaissance aussi important que celui de la pensée rationnelle. Le corps « connaît » par la sensation, la saveur, l’image, le rythme, la couleur, le son… Ces éléments-là sont puissants car ils affectent la pensée, ils la précipitent vers un au-delà d’elle-même. Les grandes idées naissent ainsi. C’est pourquoi la jonction créative entre le corps et l’esprit, entre la raison et la sensation, entre le « récit » et la « saisie », sont les modes de connaissance les plus innovateurs qui soient. L’esprit le plus puissant habite pleinement son corps. Le corps le plus énergétique est exalté par son esprit.

Selon vous, pour comprendre cette catastrophe qui régit la création faut-il l’avoir expérimentée soi-même dans une généalogie longue ? Faut-il avoir vécu une déportation, un exode, un exil, pour comprendre l’entassement des blessures et leurs ombres ?
On n’a pas besoin de tout expérimenter. Un grand artiste vit à l’extrême dans « l’esprit-de-création ». Cet « esprit-de-création » permanent lui vient d’un « état-poétique » qui est le principe actif de sa vie. Vivre en « état-poétique » fait de vous un athlète émotionnel capable de compassion, d’empathie, de solidarité, d’imprégnation à des degrés bouleversants et profonds, ce qu’on pourrait résumer par une capacité à « vivre-en-Relation ». Quand on lit le Cahierde Césaire ou Poétique de la Relation de Glissant, on a le sentiment qu’ils se sont retrouvés vraiment dans la cale du bateau négrier ou qu’ils ont vécu un moment de leur vie dans la nuit esclavagiste. C’est « l’état-poétique » qui permet cela, et de manière souvent plus féconde que l’expérience directe. Plus « l’état-poétique » est puissant, plus la « catastrophe » que l’artiste déclenche en lui-même pour accéder à l’acte créateur, est puissante. Plus l’artiste est courageux, plus il plonge profondément dans ces déflagrations émotionnelles qui inaugurent les créations, et chaque déflagration renforce son « état-poétique » initial. Je pense que le corps vieillissant de l’artiste a un moment donné ne peut plus supporter de telles décharges émotionnelles, s’il ne s‘est pas suicidé ou n’est pas entré en dépression, « l’état poétique » devient alors un art de la répétition, mais surtout une douceur de vivre.

Vous évoquez une « Solidarité avec le genre humain » mais vous parlez aussi de « l’entièreté du vivant dans l’assise planétaire ». En général, quand il s’agit de considérer la créolisation, on évoque souvent le rapport au fragment, une fragmentation en grande partie due à l’éclatement liée à l’histoire de l’esclavage et à la violence de son institutionnalisation. Comment pourrait se définir « l’entièreté du vivant » aujourd’hui ?
L’imaginaire de la Relation installe une horizontale plénitude du vivant. Plus d’humanisme vertical, conquérant et dominateur, mais une responsabilité horizontale qui s’accomplit dans le soin porté à l’accomplissement de tout le vivant autour d’elle. C’est pourquoi on peut considérer la pensée animiste comme étant l’enfance de l’imaginaire de la Relation, on est dans le vivant, et c’est d’être en Relation avec tout le vivant qui fait que l’on existe vraiment, que l’on est pleinement et justement vivant. Si une forme vivante manque à l’appel, est blessée, amoindrie, contrariée dans ses devenirs, alors chaque existence doit éprouver intensément cet appauvrissement, et s’efforcer de la compenser au plus vite. Le conteur créole était un individu qui essayait d’échapper à la damnation esclavagiste, mais il avait compris que nos « échappées individuelles » devaient se faire avec les autres, tous les autres, paysage et animaux compris, et même mieux : avec le maître aussi. Dans tous les contes, les maîtres sont là, ils font partie de la connaissance qui est dispensée, ils sont inscrits dans ce « devenir autre » qu’ils doivent eux aussi amorcer sous peine de sombrer dans l’enfer. C’est de « vivre-en-Relation » qui rend pleinement vivant, car le vivant est Relation.

À la fin du livre, vous dites qu’à votre connaissance, il n’y a pas de femme conteuse, pourtant, une figure comme Man Ninotte ne pourrait-elle pas être celle par qui la mémoire symbolique des femmes circule, une sorte de chaman comme il en existe en Corée?
Aux Antilles nous n’avons pas de chaman-femme, mais des « séancières » et des « dormeuses ». La dormeuse vit dans l’ici et l’ailleurs, et en rêve elle offre ses visions. Mais « l’état-poétique » (la pensée poétique) provient directement de la pensée magique. Les deux fixent l’en-dehors ». L’Art est un mode de connaissance poétique. Il existe pour chaque art un irréductible, quelque chose qu’il est le seul à pouvoir exprimer.

Dans un registre complémentaire, comment le cinéma – qui est mentionné seulement une fois dans votre livre – agit-il dans votre façon de penser l’expérience esthétique transfigurée ?
Chaque artiste endure ce problème central : trouver ce que seul son art peut exprimer. Qu’est-ce que la littérature est seule à pouvoir exprimer ? Pour y répondre, tous les irréductibles des autres arts sont autant d’enseignements. Pour cerner un irréductible, il faut deviner la plupart des autres. C’est pourquoi tout art est curieux et dépendant des autres arts et de leurs évolutions. Mais ce qui m’intéresse, c’est la « fonction narrative » dans la trajectoire de Sapiens. C’est cette fonction narrative qu’il faut interroger, voir toutes les formes quelle prend, mais toujours en s’efforçant de ne garder que « les lignes de forces » car on ne saurait envisager le détail de toutes ces richesses. Le narratif humain est fait de tous les arts. Leurs lignes de force, ce qu’on peut en capter d’essentiel, nourrissent cette façon que l’on aura de chercher l’irréductible de son propre art. J’ai retrouvé cette approche chez le conteur créole. On a découpé sa narration en petits morceaux : les contes, les jeux de mots, les chants, des devinettes, les merveilles… etc. Ce qui est idiot. Un conteur pouvait parler une nuit entière jusqu’à saluer le lever du soleil. Il maniait donc un immense organisme narratif qui mobilisait le geste, le silence, le chant, la totalité du corps, l’écriture, et l’effervescence constante de l’esprit, l’espace et le temps ! Dans l’imaginaire de la Relation, la narration tend à cette totalité. Le cinéma est un art cannibale, il nous accule à trouver l’irréductible de la narration littéraire et celle de toutes les autres.

Vous insistez beaucoup sur l’émotion dans votre livre. Une très belle phrase, soulignée en italique, dit « l’émotion dure dans l’œuvre qui reste ; elle reste dans l’œuvre qui dure ». L’œuvre et l’émotion s’enclenchent dans le temps.Est-ce que l’émotion provoquée par un travail artistique garantit son existence dans la durée ?
Quand l’œuvre a mobilisé tout le corps et la totalité de l’esprit, elle interpelle alors le corps et l’esprit chez ceux qui la reçoivent. C’est presque imparable. Approcher une œuvre d’art par l’esprit est une aberration. L’aborder par le seul sensible l’est tout autant. Se laisser « toucher » par elle est fondamental : la sensation est idée, et l’idée est sensation, le rythme est image, et l’image est sensation, etc., un écosystème de résonances inouïes qui fait que le mystère agissant de la grande œuvre n’en finit pas. L’émotion ne garantit rien, ce qui est précieux c’est ce que l’artiste a eu le courage d’endurer dans une déflagration émotionnelle pour ramener un peu de connaissance, une configuration de forces encore vibrantes du corps et de l’esprit.

Vous parliez plus haut d’ « histoires sans majuscules » et vous écrivez dans votre ouvrage : le « Gros H de l’histoire, [un(e)] H/hache vertical et borné ». J’aimerais confronter cette phrase au proverbe jamaïcain « if you are a big tree, we are a small axe » popularisé par Bob Marley. Votre livre le confirme, la créolité et la Relation existent dans la coexistence des cultures du monde, une « world culture » que d’ailleurs vous citez en anglais dans Le conteur, la nuit, le panier. Serait-il possible de faire fusionner la mondialité et l’universalité pour que l’histoire du monde s’écrive de façon plus apaisée ?
On n’a pas besoin d’universel, on a besoin de Relation. Un imaginaire de la Relation mobilise à la fois l’infini détail des humanités et leur indécidable unité, mais cela de manière indissociable, et toujours en « devenir ». C’est cela la puissance de cette mondialité qui existe et que nous devons accomplir comme une « catastrophe » dans la mondialisation capitaliste. La mondialité est un « mieux-vivant » et donc un « mieux-humain ». Le conteur créole maniait aussi des proverbes, et on trouve dans son arsenal celui que vous avez cité : avec une petite hache on peut couper des arbres immenses ! Il expliquait ainsi aux esclaves que la « force » de l’arbre pouvait être renversée par la « puissance » de la petite hache. Nous avons réagi à la « force » coloniale par une « contre-force », alors qu’il nous faut réagir par une « puissance », c’est à dire par un « devenir » que l’esprit colonial ne peut même pas imaginer. Le « décolonial » reste encore dans l’orbite coloniale, c’est une « contre-force ». En revanche l’imaginaire de la Relation est une « puissance gravitationnelle » ou mille perspectives d’orbites et de nuées galactiques se retrouvent en gestation. Le conteur créole nous appris cela.

Le Conteur, la nuit et le panier, Le Seuil, 1er avril 2021.

Cet entretien a été publié pour la première fois le 27 mars 2021 dans le quotidien AOC.


Elvan Zabunyan

Historienne de l'art contemporain, Professeure à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne et critique d’art