Zrinka Stahuljak : « En Afghanistan, comme ailleurs, les fixeurs ne sont pas vus comme des héros »

Journaliste

Sur les 1067 “fixeurs” auxquels la France a eu recours en Afghanistan, à ce jour seuls 260 ont obtenu le droit d’être “relocalisés” dans notre pays. Pour tenter de comprendre à la fois comment cela est possible et pourquoi c’est une grave faute éthique, l’historienne Zrinka Stahuljak propose de faire un passionnant détour par le Moyen Âge.

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Au début de la guerre en ex-Yougoslavie, Zrinka Stahuljak s’est, du jour au lendemain, retrouvée « fixeuse », aidant un journaliste à couvrir les événements, faisant notamment, mais pas seulement, office d’interprète. Aujourd’hui, Zrinka Stahuljak est historienne, professeure de littérature comparée et d’études françaises à l’université de Californie (Los Angeles), où elle dirige le Centre des études médiévales et de la Renaissance, et cette expérience passée et marquante l’a conduite à faire des « fixeurs » un objet d’étude, reconnaissant cette figure familière au cœur de nombre de textes anciens qu’elle a l’habitude de fréquenter. C’est plus largement, et au-delà des situations extrêmes, le rôle d’intermédiaire qu’elle explore dans son passionnant essai, Les Fixeurs au Moyen Âge, proposant d’envisager la figure du fixeur comme un dispositif lui permettant de poser à nouveaux frais des questions éthiques classiques autour du don. L’actualité afghane donne à ce texte une grande urgence et une grande importance : si elle s’intéresse à Marco Polo ou à Jean de Plan Carpin, c’est d’abord pour mieux prendre soin des 807 fixeurs que la France a utilisé en Afghanistan au fil des ans et auxquels à ce jour elle n’a pas donné l’autorisation de se « relocaliser » dans notre pays. SB

Votre nouveau livre Les fixeurs au Moyen Âge trouve son origine dans une expérience personnelle : vous avez-vous-même été fixeuse. Quel regard portez-vous rétrospectivement sur cette expérience ?
On utilise souvent le terme de « fixeur » pour désigner une activité en lien avec le travail journalistique, et c’est d’ailleurs comme ça que j’ai commencé, en travaillant avec un journaliste belge qui s’est rendu en ex-Yougoslavie, au tout début de la guerre dite civile. J’ai voyagé avec lui, j’ai passé plusieurs jours avec lui à un moment où l’on ne savait pas ce qui allait se passer dans cette situation à haut risque, pleine d’inconnues. Il n’y avait pas encore eu de proclamation de guerre et on ne connaissait pas encore l’étendue de ce qui allait se dérouler durant presque dix ans. Comme souvent pour les fixeurs, c’est une situation imprévisible ou soudaine qui oblige ou invite les gens à s’engager à l’improviste, et à devenir fixeur. On ne naît pas fixeur, on ne se forme pas à être fixeur, on tombe dedans.

Après cette première expérience, j’ai travaillé durant presqu’un an en ex-Yougoslavie avec les observateurs de ce qui s’appelait à l’époque la Communauté européenne (c’était avant la création de l’Union), qui étaient des civils, pris entre les rangs des armées, des renseignements, parfois dans les gouvernements, certains fonctionnaires qui étaient plus proches des branches militaires et de renseignement, et qui collectaient des informations sur la guerre, sur les agressions, sur les lignes de front. J’étais interprète, mais en même temps beaucoup plus que ça : j’étais fixeuse. Plus tard, j’ai travaillé avec l’ONU, à son arrivée en Croatie, pour assurer les frontières entre ce pays, la Bosnie et la Serbie, et donc avec les vrais militaires, ceux en uniforme. Cela a duré de janvier à septembre 1992.

Vous êtes historienne médiéviste. Comment s’opère la relation entre cette expérience de fixeuse que vous venez d’évoquer et votre métier, puisqu’il s’agit bien là d’une profession, d’historienne ? Comment avez-vous décidé de vous saisir de cette expérience pour la constituer en objet ?
Je crois que, la plupart du temps, on ne se rend pas compte du moment où ce lien s’établit. On réfléchit autour du sujet, puis une jonction se crée soudainement. Cela m’est arrivé déjà deux fois. La première avec le livre L’Archéologie pornographique : je me suis demandé ce qu’il existait du côté des écrits médicaux sur le Moyen Âge, lors de la formation de la médiévistique, au XIXe siècle. Et boum ! je suis tombée sur une archive extraordinaire.

Dans le cas présent, je me suis rendue compte qu’existait le terme de “fixeur” au moment où les chercheurs ont commencé à écrire sur la conduite des guerres en Irak et en Afghanistan, entre 2005 et 2007. J’ai beaucoup publié à propos de la théorie de la traduction contemporaine grâce à mon expérience de fixeuse en ex-Yougoslavie, sur l’expérience de ce qu’est traduire, notamment à l’oral (l’interprétariat), dans des situations de conflit, ce qui n’est pas un métier neutre. J’ai donc écrit sur et contre la neutralité. Comme j’étais dans ce milieu, j’ai vu un certain nombre d’articles sur les fixeurs paraître, notamment sur ceux qui travaillaient en Irak, et je me suis dit que je reconnaissais la façon dont on parlait de ces gens non seulement en relation à ce que je connais de contemporain, mais aussi parce que cela renvoyait très exactement à des descriptions de ces personnes dans des textes médiévaux. C’est là que je suis allée activement chercher, et ça n’a pas été très difficile de trouver. Il s’agit parfois de simples coïncidences. J’ai trouvé un texte extraordinaire que je commente assez longtemps dans le livre, un ouvrage de Pierre Dubois sur la récupération de la Terre sainte. Il y donne tout un cours sur la façon de former des fixeurs, et je l’ai découvert complètement par hasard.

Bien sûr, c’est aussi grâce à mon expérience que j’ai publié un certain nombre d’articles sur la théorie de la traduction dans les situations de guerre. Je réfléchissais à ces questions, c’était presque naturellement la suite du fait d’avoir écrit sur la neutralité. Ce que je soulignais beaucoup dans ces travaux, c’est que, certes, j’ai travaillé avec l’ONU et avec la Communauté européenne, mais j’étais aussi perçue comme une collabo, comme une traître par les Croates, qui savaient ce que je faisais à l’époque. Cette situation est très désagréable, très peu confortable à assumer lorsqu’on agit pour faire advenir quelque chose… Les fixeurs ne sont pas vus comme des héros. Ce sont d’abord des traîtres, et c’est d’ailleurs ce qu’on voit aujourd’hui en Afghanistan. Je réfléchissais donc à ces questions et c’était une extension naturelle de m’intéresser à ces figures, puisqu’il ne s’agit pas d’une profession, il ne s’agit pas d’un métier, mais de figures de passage, qui, à chaque moment de contact, ont forcément existé, au Moyen Âge comme aujourd’hui.

Avant de revenir sur ces figures du Moyen Âge et sur les questions théoriques et éthiques que vous posez à partir de ces situations, notamment en les confrontant à des situations contemporaines, partons de l’actualité, de la situation en Afghanistan : comment l’observez-vous, quel regard portez-vous sur la manière dont différents pays (les États-Unis, le Royaume-Uni ou la France) se comportent s’agissant de l’accueil des fixeurs au moment où les Talibans ont repris le pouvoir ?
Le cas de chaque pays est particulier. J’en parle très brièvement dans le livre. Il y a une forme de vide juridique dans la loi internationale, c’est-à-dire que même si cette action, menée en Afghanistan et avant en Irak, a été coordonnée par cette alliance d’États qu’est l’OTAN, il n’y a pas de politique au niveau de cette institution elle-même pour ces gens qui sont engagés séparément par chaque armée nationale. Chaque pays présente un cas de figure particulier. Les États-Unis, d’abord, ont engagé beaucoup plus de ceux qu’on appelle les auxiliaires que les autres nations, il y a eu beaucoup plus de personnel, et ils en évacuent beaucoup plus. Je n’ai pas les chiffres, mais leur programme, mis en place bien avant le pont aérien du mois d’août 2021, s’appelait No One Left Behind, « on ne laissera personne derrière », et ils relocalisaient, je pense, non seulement leurs interprètes mais beaucoup d’autres personnels. Très régulièrement, au cours des dernières années, les médias montraient les arrivées des évacués – en voici un, puis un autre, qui arrivent sur le sol américain…

La France est un cas particulier. J’ai ici des chiffres précis, étant en contact avec une amie juriste qui s’occupe du sujet, la France a eu recours au total à 1067 PCRL (personnel civil de recrutement local). Depuis 2013, 260 seulement ont été relocalisés en France, dont 21 à la faveur du pont aérien de ce mois d’août 2021. Où sont les 807 autres auxiliaires ? Ils se cachent, probablement. Mais surtout, qui sont les 2800 personnes que la France a relocalisé soudainement ? Ce ne sont pas ceux dont on parle régulièrement depuis 2013 (car on parle du cas des auxiliaires interprètes afghans depuis cette époque-là, soit huit ans) – qui sont ces 2800 personnes ? Et comment la France, soudainement, après ne pas avoir réussi, pendant des vagues successives, en 2013, en 2015, en 2018, à déterminer la qualité des dossiers ou les avoir ni plus ni moins refusés sous prétexte d’une non-possibilité d’intégration, qui est quasiment le critère principal dans ce domaine, comment la France découvre soudain la possibilité d’accepter 2800 personnes ?

Il y a des Afghans qui ont travaillé pour la DGSE et qui n’ont pas pu, pour le moment, être rapatriés – plutôt, relocalisés. Je préfère ce terme à « rapatriement », dont l’utilisation dans ce contexte est extrêmement intéressante, car elle signifie qu’on considère que ces personnes font partie de la patrie française. Or, tous les actes de la France vont dans le sens du contraire de cette affirmation et démontrent que ces personnes ne sont pas considérées comme appartenant à la « patrie ». Elles sont hors sol, et on les laisse hors sol. Ce décalage énorme entre 260 fixeurs relocalisés et 2800 évacués renvoie à une question éthique mais aussi technique, de planning : finalement, on avait ces dossiers, on savait qu’on allait quitter l’Afghanistan, on aurait pu évacuer ces personnes avant. Je comprends l’argument de « si on les avait évacué, on aurait donné le signal que… » mais n’empêche, on savait qui étaient ces gens et on aurait pu tout mettre en place pour les contacter en avance, etc. On ne s’est pas organisé. Et aujourd’hui, c’est sur la base d’un argument humanitaire qu’on a réussi à évacuer 2800 personnes, dont on ne sait d’ailleurs pas grand-chose.

On voit qu’un vrai rapport de soutien, de logistique, de travail, de don, celui que je décris dans le livre, le « don de la mort », pas uniquement celui de la vie, que tout cet aspect riche, relationnel, substantiel, tout cela ne compte pas par rapport à l’argument humanitaire. Et là, nous pourrions revenir à l’argument de Giorgio Agamben, celui qu’il développe dans Homo Sacer, de la vie nue. C’est le bios qui compte, le nombre de vies : « nous les Français, on est si bons, on a évacué 2800 personnes ! » Cela fonctionne pour les Américains aussi : « on a évacué 100 000 personnes en deux semaines ! On a sauvé autant de vies ! »

La spécificité française tient au mot d’« intégration », qui renvoie à une philosophie « républicaine ». Les candidats à l’accueil en France sont priés de démontrer leur intégration à la République Française, intégration qui passe par la proximité avec la culture mais aussi et surtout par le maniement de la langue française. Or, l’ironie, c’est qu’un certain nombre de ces fixeurs ne traduisaient pas vers le français – car ils ne le parlaient pas – mais vers l’anglais, car des fixeurs francophones, il n’y en avait pas beaucoup en Afghanistan…
Il y avait une école française à Kaboul où les premiers interprètes ont été recrutés. Évidemment, ils n’étaient pas assez nombreux pour les besoins de la mission française, qui a du coup eu recours à des interprètes anglophones. J’en parle dans l’introduction du livre, c’est ça le paradoxe : pour travailler avec l’armée française dans des conditions d’hostilités, de guerre, etc., pour sauver des vies (en Afghanistan), ça va, mais pour vivre des vies (en France), ça ne va plus… Les Allemands ont fait une chose très intéressante. Ils ont accordé des visas temporaires de 40 mois à un grand nombre de PCRL (750 sur 1000), ce qui leur a permis de commencer un processus d’intégration. À la fin de cette période, ils pouvaient se présenter comme candidats à une relocalisation permanente. Déjà en 2018, 40% avaient obtenu un visa de long séjour ou un titre de séjour. Cette approche est très différente alors même que, il me semble encore aujourd’hui, l’Allemagne a le même critère de maîtrise de la langue que la France, mais dans leur cas, la langue ne primait pas. Ainsi, plutôt que d’accepter ces personnes après une procédure juridique extrêmement longue gérée par le ministère des affaires étrangères ou le ministère de la Défense, avec plusieurs entretiens, tel le cas de la France, les Allemands ont pu agir plus rapidement.

Par leurs actions en justice, les fixeurs afghans ont bien déstabilisé la France, pointant cette contradiction entre le fait qu’en Afghanistan le français apparaît pour eux comme une langue qui « peut sauver les vies », alors que dès lors qu’il s’agit de leur relocalisation cela devient une langue qui « donne la mort », puisqu’on n’accepte pas leurs dossiers… C’est toute la notion de ce qu’est l’État qui se trouve ainsi déstabilisé – l’État peut-il devoir quelque chose à quiconque, n’a-t-il pas satisfait son obligation contractuelle, voilà ce qu’a démontré Caroline Decroix, avec sa victoire au tribunal de Paris en 2019, en obtenant la protection fonctionnelle pour ces Afghans ayant travaillé pour la France comme tout autre fonctionnaire français.

Les langues, la traduction sont au cœur du travail de fixeur, mais ce serait une erreur historique de réduire cette activité à des questions linguistiques. Certaines traditions de connaissance ont sans doute trop insisté sur cette dimension et pas assez sur d’autres pratiques, d’autres actions attachées à cette figure du fixeur. Là où certains ont opéré un tournant linguistique dans les sciences sociales, vous semblez prendre un tournant presque inverse, qui invite à replacer le linguistique dans un ensemble beaucoup plus vaste.
C’est exactement ça, ce geste. Ça n’est pas beaucoup développé dans ce livre car je suis en train d’écrire un deuxième volume, en anglais, qui s’intéresse beaucoup plus à l’oralité. Elle est beaucoup plus difficile à étudier bien sûr, à cause de l’absence d’enregistrements, on n’a pas les récits des fixeurs, etc. On a donc à la fois l’oralité, et aussi ce point de passage. Ce n’est pas tant la biographie, les figures exceptionnelles qui m’intéressent, mais les dispositifs. Travailler avec un dispositif de fixeur nous ouvre à une autre façon d’écrire l’histoire littéraire et une autre façon d’écrire l’histoire de la traduction. Celle-ci est très influencée par le mouvement romantique à partir du début du XIXe siècle, qui aboutit avec Walter Benjamin, et qui s’est vraiment concrétisé dans la philosophie, voire la métaphysique de la traduction, et, vraiment, la traduction textuelle. Le reste est rejeté. Réinsérer une histoire de l’interprétariat, ce côté « oral », est un de mes buts.

L’autre est de m’éloigner quand même de cette approche biographique, notamment celle des historiens du XVIe siècle, où l’archive est abondante, et de m’éloigner de l’idée de traiter les fixeurs comme des personnages exceptionnels. Je ne veux pas écrire une belle biographie avec un personnage qui va amuser le public – ce qui est bien aussi, je ne critique pas ça ! – mais qu’est-ce que ce dispositif nous fait voir autrement dans la façon de raconter l’histoire, dont on a raconté l’histoire ? J’espère que ce n’est pas un « retour », il s’agit plutôt de prendre les habitudes des sciences sociales à contre-pied, en quelque sorte. Ce n’est pas pour revenir en arrière, mais pour jeter une autre lumière sur la façon bien rodée de réfléchir au passé par le biais des figures d’exception et de la langue pure.

Il y a des outils théoriques et conceptuels qui vous aident à jeter cette lumière, en particulier ce que Bruno Latour propose avec sa théorie de l’« acteur-réseau », et cela vous conduit également à considérer le fixeur comme un « dispositif ».
Je prends le concept de dispositif à Foucault. Je me rends compte que je vais toujours vers lui, pas forcément par fidélité, mais dès que je commence une réflexion. Latour développe, lui, le concept d’acteur-réseau et surtout d’intermédiaire. Mais ce en quoi je m’éloigne de lui, c’est avec l’idée d’éthique, puisque dans sa théorie de la chaîne d’intermédiaires peu importe que ses maillons soient animés ou inanimés, il s’agit de minimiser la subjectivité. C’est ce qu’on peut comprendre dans sa pensée la plus récente avec la figure de Gaïa. Nous ne sommes qu’un élément d’un vaste écosystème qui s’appelle Gaïa, et nous ne sommes pas plus agissants qu’une pierre, en exagérant un peu ! Peu importe donc la subjectivité dans cette chaîne, et c’est ce qui nous rend humain. Or, justement, même si je travaille avec cette même notion d’intermédiaire, j’invite à ce que le but du livre soit une réflexion éthique, qu’il amène une réflexion sur une éthique des intermédiaires, ceux que nous ne voyons pas comme des sujets mais comme des intermédiaires. Je l’appelle de mes vœux. Même si dans ce sens-là je suis absolument d’accord avec Latour, là où je ne peux plus l’être – car il ne la traite pas –, c’est dans la notion de l’éthique. Alors que lui refuse de considérer l’humain comme plus sujet que la pierre, j’insiste moi sur les relations humaines, entre humains, entre individus et États, et sur la nécessité d’une éthique, en tout cas de donner une analyse éthique à ce problème.

Comment présenteriez-vous cette ébauche d’éthique que vous ancrez dans ces exemples anciens du Moyen Âge et dont vous trouvez des échos dans les situations les plus contemporaines, comme en Afghanistan ?
On peut résumer ça en une phrase : celui qui donne, c’est celui qui s’endette. D’abord, ce livre peut être intéressant parce que même s’il part de situations extrêmes, de guerres, celles-ci démontrent en fait ce qui se passe tous les jours, pour toutes les personnes et à tous les niveaux. Il n’y a rien d’exceptionnel, même s’il s’agit des extrêmes. L’extrémité a le bénéfice, tout simplement, de révéler quelque chose qui sous-tend notre communication.

Deuxième chose, quand j’analyse cette situation très tendue entre les pèlerins ou les missionnaires qui sont en terre ennemie, chez les musulmans, il y a une forme d’obligation de donner ce que nous appellerions le pourboire, c’est-à-dire un don, un don d’argent, qui s’appelle la courtoisie. Ce don seul assure la protection de leur vie. Dans la pensée anthropologique, celui qui donne endette celui qui reçoit. Ici, il y a un renversement, ou une autre facette, que la pensée anthropologique n’a pas considéré, c’est l’idée que, puisque je donne de l’argent pour que ma vie soit protégée, je dois, je continue à devoir à celui qui l’a reçu car il m’a sauvé la vie. Celui qui reçoit ne retient pas. Celui qui a reçu, le fixeur, est lui aussi pris dans un réseau où il doit donner pour faciliter quelque chose, et donc on peut s’appuyer sur la pensée de Maurice Godelier pour souligner qu’existent des points où l’on donne et l’on reçoit, que c’est dans la circulation. C’est la circulation qui protège la vie du fixeur. Et puisqu’il y a circulation, puisque lui ne devient jamais propriétaire de ce qu’il a reçu, c’est dans cette circulation qu’il faut penser cette forme de réciprocité dans l’honneur, c’est-à-dire de comment la vie va circuler entre tous ces points dans un réseau. Voilà les grands points de cette éthique.

Restons sur le cas des Français, même si c’est vrai pour toutes les armées étrangères en Afghanistan, si ces armées ont donné, offert en plus de leur contrat, ce que j’évoque avec le don de la nourriture etc., c’est avant tout pour que les vies de leurs soldats soient sauves. Ces armées continuent donc d’être en dette à l’égard des fixeurs qui ont sauvé les vies des soldats mais qui malgré tout n’ont rien ou pas beaucoup, preuve de cette circulation dont je parlais. Le fixeur n’est pas propriétaire, il a toute la puissance, il est hyper puissant dans sa façon de pouvoir, presque, attribuer la mort ou sauver la vie, c’est presque divin – ou plutôt, souverain. Il a une souveraineté dans la décision de la mort et de la vie, mais il n’a aucun pouvoir, parce qu’il n’est pas propriétaire de ce qu’il a reçu. C’est exactement ce qui se passe, ce sont les gens qui se sont investis dans la circulation pour faire advenir un Afghanistan meilleur qui, aujourd’hui, puisqu’ils n’ont rien, sont délaissés de la manière dont on le voit.

Dans votre livre, on croise une figure ancienne, importante et un peu particulière de fixeur, celle de Marco Polo…
Cela fait un moment que je n’ai pas pensé à Marco… En quoi est-il particulier ? Marco Polo sert de fil conducteur dans le livre et j’y reviens régulièrement, de manière rythmée. La plasticité de cette figure démontre que c’était un vrai fixeur, parce qu’on peut se rattacher à des moments différents dans son texte et on peut s’en servir… c’est une marchandise qu’il nous offre à chaque fois, et qu’on rebalance au lecteur ! Pour répondre à votre question, je vais évoquer ce à quoi je réfléchis en ce moment pour le deuxième volet de ce travail, sur une histoire alternative de la littérature et de la traduction à travers les fixeurs, et où je montre comment Marco Polo a été saisi par des traditions différentes.

Pour les Italiens, c’est une figure importante, mais Marco Polo n’est pas forcément Dante ou Pétrarque, ce n’est pas un auteur. Les médiévistes et historiens de l’art français sont très investis dans ce personnage parce que le premier manuscrit a été écrit dans la langue franco-italienne. Toute la tradition des manuscrits enluminés et illustrés est française uniquement. Et puis il y a bien sûr mes chers Croates, qui disent que Marco Polo a grandi sur l’île de Korčula, et par conséquent il est croate, etc. Cette figure à plusieurs visages, caractéristique de tous les fixeurs, complètement plastique et malléable, comment essaie-t-on se l’approprier sans arriver à le faire ? Où le met-on, en tant qu’auteur ? Impossible de l’inclure dans l’histoire de la traduction, car il est son propre fixeur et il le cache très bien, on ne peut donc rien faire de ce côté. Dans le domaine de l’histoire littéraire, ce n’est pas un auteur, mais un marchand, pourtant tout le monde étudie ses textes, c’est donc un auteur… Et par extension, que fait-on des fixeurs qui écrivent ? Les missionnaires comme Guillaume de Rubrouck, que j’évoque dans le livre, et Jean de Plan Carpin sont aussi exceptionnels, ils donnent des témoignages extraordinaires par rapport à l’histoire de la traduction, et j’espère que cette réponse donne l’idée de la richesse assez exceptionnelle dans ce sens-là, et j’aimerais que l’interprétariat, le côté oral de la traduction, soit considéré comme aussi important, sinon plus, que les traductions textuelles de la transmission d’une langue à l’autre, pour le Moyen Âge comme pour aujourd’hui.

 

Zrinka Stahuljak, Les fixeurs au Moyen Âge. Histoire et littérature connectées, Le Seuil (en librairie le 9 septembre)


Sylvain Bourmeau

Journaliste, directeur d'AOC