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Thomas Sugrue : « Après le 11 septembre, un nationalisme simpliste a ressurgi »

Journaliste

Les commémorations du 20e anniversaire des attentats du 11 septembre 2001 interviennent dans un contexte bien particulier, celui de la pandémie de Covid-19. Tout comme les attaques terroristes, celle-ci a durement frappé New York, créant ces derniers jours un étrange phénomène de résonance. Les discours insistent sur la résilience et l’unité, mais l’historien américain Thomas Sugrue apporte ici un tout autre regard.

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Thomas Sugrue est l’un des meilleurs spécialistes de l’histoire des États-Unis au XXe siècle. Professeur à la New York University (NYU), il a mené l’essentiel de ses travaux en histoire et en sociologie urbaine, ce qui l’a aussi conduit à s’intéresser à la question des inégalités sociales et raciales, ainsi qu’à l’histoire du mouvement des droits civiques. C’est également un observateur attentif de notre époque, il a récemment dirigé un ouvrage qui doit paraître cet automne aux États-Unis sous le titre The Long Year : a 2020 reader, une cinquantaine d’intellectuels et d’universitaires de premier plan y proposent leurs réflexions sur cette année charnière. Quand on évoque avec lui le 11 septembre 2001 et ses conséquences, sa première réponse concerne l’évolution profonde qu’a connue depuis la ville de New York. De là, découle une analyse de l’histoire récente des États-Unis, marquée par la résurgence du nationalisme, des débats qui les traversent, et du monde dans lequel nous vivons encore profondément marqué par cet événement qui nous a fait entrer dans le XXIe siècle. RB

Comment décririez-vous l’état d’esprit, le ton général des célébrations autour du 20e anniversaire du 11 septembre 2001 ?
Le 11 septembre a été un moment très important dans la redéfinition de l’Amérique, du même ordre que ce qu’on a appelé « la longue décennie 60 ». Un véritable changement de paradigme s’est opéré à cette époque dans la façon dont les Américains pensent la nation, le rôle des États-Unis dans le monde, et la façon dont ils conçoivent la sécurité et l’insécurité. Le nationalisme est façonné dans une large mesure par le tracé, le maintien et le renforcement des frontières, et, à bien des égards, ce qui s’est passé le 11 septembre a bouleversé ce rapport aux frontières. C’est flagrant dans les commémorations de ce 20e anniversaires des attentats : il y a un effort manifeste de réinscrire l’idée de frontière dans la mémoire nationale, pour redonner de l’énergie à un type de nationalisme que certains appellent patriotisme.

Avec ces vingt années de recul, quelles ont été selon vous les conséquences les plus marquantes des attentats ?
En tant qu’historien, je suis toujours attentif à la difficulté de tracer une ligne de démarcation claire entre le passé et le présent. Il est certain qu’une grande partie du discours politique américain d’aujourd’hui, et aussi une grande partie des politiques publiques, sont encore façonnées directement ou indirectement par les réactions de l’Amérique aux événements du 11 septembre. C’est la même chose au niveau individuel, chacun se souvient de ce qu’il faisait lorsqu’il a entendu la nouvelle de ce qui se passait dans le sud de Manhattan, à Washington D.C. et dans les airs au-dessus de la Pennsylvanie. Mais je dirais plus que cela, New York et plus largement les États-Unis ont été fondamentalement remodelés par la réaction immédiate aux événements du 11 septembre. C’est en particulier le cas avec l’intensification de la surveillance et des politiques de sécurité qui affectent profondément notre vie quotidienne. Le 11 septembre n’est donc pas un événement que l’on peut ranger dans une petite boîte et déclarer qu’il est terminé, que nous sommes désormais dans une autre phase de l’histoire. À New York, il m’est impossible de marcher plus de quelques rues depuis mon bureau ou mon appartement sans être surveillé par une caméra, sans voir une voiture de police dans laquelle les officiers portent des équipements militaires, devenus standards dans la police américaine. Il ne m’est plus possible non plus de courir à travers l’aéroport pour me dépêcher d’attraper mon vol, le dispositif de sécurité m’en empêche. Nous vivons donc dans un état de sécurité d’une ampleur qui n’était peut-être pas impensable, mais certainement difficile à imaginer avant le 11 septembre 2001.

Les changements provoqués par le 11 septembre sont donc perceptibles au quotidien. Mais les conséquences se sont aussi faites ressentir de manière très profonde dans la façon de conduire la politique aux États-Unis…
C’est certain, il suffit de s’intéresser à l’idée communément admise selon laquelle les Américains seraient hostile à l’État, opposés à tout gouvernement central fort, les chantres du « small government ». Après le 11 septembre, nous avons au contraire assisté à une période extraordinaire de renforcement du pouvoir de l’État, en particulier en matière de sécurité nationale. Cela s’est traduit par l’apparition politique d’un terme qui, à ma connaissance, n’avait jusque-là pas été aussi largement utilisé aux États-Unis : celui de « homeland » (patrie). C’est à cette époque qu’a été créé le « Department of Homeland Security », et qu’ont été mises en places des lois sur l’immigration de plus en plus restrictives. L’idée selon laquelle la patrie devait être sécurisée et protégée des menaces exogènes a conduit à une expansion spectaculaire du pouvoir de l’État. Au nom de la sécurité, les Américains ont accepté une expansion spectaculaire de la puissance militaire et, au niveau local, de la puissance policière. C’est un mouvement qu’on a vu arriver à maturité lors des manifestations de 2020, suite à la mort de George Floyd. On a pu alors constater à quel point le pouvoir de la police aux États-Unis s’était considérablement accru au cours de cette période, en grande partie grâce aux fonds fédéraux qui ont été alloués aux services de police locaux. En d’autres termes, le gouvernement fédéral alimente l’expansion du pouvoir de la police au niveau local en donnant aux services de police des plus petites villes – dans des endroits où il n’y aura jamais d’attaque terroriste – un équipement de niveau militaire. Lors des manifestations de Black Lives Matter, on a ainsi vu des officiers de police porter des tenues militaires complètes, des véhicules militaires patrouiller dans les rues, et pas seulement dans les grandes villes, mais aussi dans les petites villes, où les manifestants ont dû faire face à l’appareil complet de l’État armé. C’est l’aboutissement d’une tendance longue dans le maintien de l’ordre aux États-Unis, mais qui a atteint un pic dans la période post-11 septembre, avec des conséquences durables.

Quel regard portez-vous sur le retrait des troupes américaines d’Afghanistan, qui vient en quelque sorte boucler cette séquence de 20 ans ouverte par les attentats du 11 septembre 2001 ?
Il y a eu, après le 11 septembre, un moment de consensus politique rare aux États-Unis, et la décision de s’engager en Afghanistan a bénéficié d’un large soutien bipartisan. Les Démocrates, les Républicains, et même de nombreux membres de la gauche qui avaient été très critiques par le passé à l’égard des interventions américaines à l’étranger, tous se sont réunis pour soutenir l’engagement en Afghanistan. À bien des égards, il s’agissait donc d’un moment remarquable, qui tranche, par exemple, avec la guerre du Vietnam, puisque la comparaison a beaucoup été faite ces derniers jours. Notre engagement en Afghanistan était une réaction instinctive à ce qui s’est passé le 11 septembre. Il y avait donc un grand consensus au début, mais ensuite la guerre en Afghanistan est tombée dans l’oubli. Le fait que le nombre de victimes américaines était relativement faible n’a pas donné à cette guerre la même urgence sur le front intérieur que le Vietnam. Je me méfie, en général, des analogies historiques, mais il y a beaucoup de similitudes frappantes entre ces deux guerres menées par les États-Unis, au nom de la démocratie, dans des pays où une guerre civile faisait rage.

Le 11 septembre a eu un impact sur les individus, sur la nation américaine, et évidemment sur la ville de New York. Vos travaux portent notamment sur le fait urbain, sur l’évolution des villes aux États-Unis. Que peut-on dire aujourd’hui des conséquences du 11 septembre sur l’évolution de New York ?
Le 11 septembre a eu de nombreuses conséquences sur la ville, depuis les zones entourant directement le World Trade Center, le quartier des affaires et celui plus résidentiel de Lower Manhattan, jusqu’à la manière dont la municipalité a alloué ses fonds au maintien de l’ordre, aux services publics et aux infrastructures. Immédiatement après les attentats, on craignait d’assister à la fin de New York, de voir les gens fuir la ville, ces thèmes étaient alors très débattus. La valeur de l’immobilier dans le sud de Manhattan a même chuté, pendant une très courte période toutefois. En effet, d’autres forces sont entrées en jeu pour remodeler la ville au début du XXIe siècle, qui n’avaient rien à voir avec les événements terroristes. L’une de ces forces, c’est l’énorme flux de capitaux venus de toutes les parties du monde, y compris et peut-être surtout vers les zones du Lower Manhattan, celles qui ont été touchées par les attaques. Manhattan a ainsi connu, après une courte pause, un véritable boom dans l’immobilier, la création d’emplois et le développement des infrastructures. Si vous partez de Canal Street South, et que vous traversez le quartier de Tribeca, qui était déjà en cours de transformation depuis les années 1970, vous pouvez constater qu’une étape a été franchie et qu’on est passé à ce que j’appellerais une « hyper-gentrification ». Des sociétés y ont construit leurs nouveaux sièges sociaux, à quelques pâtés de maisons de Ground Zero, des étrangers, des célébrités, des investisseurs internationaux, des financiers se sont mis à acheter et à faire augmenter considérablement la valeur de l’immobilier. L’exemple type de cela, ce sont les célèbres lofts du Lower Manhattan. Même le quartier financier, qui n’avait pas connu de population résidentielle digne de ce nom depuis le XIXe siècle, a connu une expansion spectaculaire de nouvelles résidences, la conversion d’anciens immeubles de bureaux en appartements, la construction de nouveaux logements de luxe. Ce secteur directement et symboliquement visé par les attaques d’Al-Qaeda a donc continué à se développer, et a réussi à poursuivre son expansion malgré les craintes manifestées tout de suite après le 11 septembre. De manière contre-intuitive, il a même continué à se centraliser à New York et à s’y développer. L’histoire de la ville au cours des vingt dernières années est essentiellement l’histoire du triomphe du secteur financier dans la transformation de l’économie urbaine et de l’espace urbain. Nous verrons ce qui se passera après la pandémie de Covid-19, mais au moins jusque-là New York a consolidé sa richesse et son immobilier.

On l’a entendu encore récemment dans la bouche du maire Bill de Blasio, à propos du Covid-19 justement puis après le passage de la tempête Ida, il existe tout un discours autour de la « résilience » de New York et des New-Yorkais, qui s’origine dans l’après 11 septembre. Vous partagez cette idée ?
Si l’on mesure la résilience d’une ville à sa capacité à privatiser les espaces publics et à attirer des touristes et de riches investisseurs extérieurs, New York a en effet fait preuve d’une résilience remarquable… Manhattan en particulier est plus riche, plus propre, plus sûre, et a continué d’attirer les gens du monde entier, au moins jusqu’à la pandémie. Le tourisme à New York s’est intensifié dans la période qui a suivi le 11 septembre, pas immédiatement, mais peu après, et la ville a investi beaucoup de ressources, en grande partie en collaboration avec le secteur privé, dans la transformation des parcs de la ville, par exemple. Le Conservatoire de Central Park, qui gère le fameux parc au centre de Manhattan, a reçu des centaines de millions de dollars de fonds privés, largement financés par les contributions de grandes entreprises, de fondations et de riches résidents de la ville. De même, Bryant Park, qui se trouve à côté de la bibliothèque publique de New York, autrefois plus connu pour attirer les sans-abris et les toxicomanes, est maintenant un petit bijou où l’on peut écouter des concerts, manger dans un restaurant en plein air et profiter d’un magnifique aménagement paysager. Je pourrais continuer la liste, tout le côté ouest de Manhattan le long de la rivière Hudson est devenu un parc richement financé. Mais allons de l’autre côté de la rivière justement, dans les arrondissements dont les populations sont majoritairement issues de la classe moyenne inférieure et de la classe ouvrière comme le Bronx ou la partie non gentrifiée de Brooklyn. Là, les parcs sont envahis par la végétation, couverts de graffitis, l’aménagement paysager n’est pas entretenu, les trottoirs sont pleins de fissures et de trous parce qu’il n’y a pas de financement privé. Ce sont pourtant ces parcs qui sont utilisés par la grande majorité des New-Yorkais, mais ils ont été très largement négligés par la privatisation de l’espace public engagée par la municipalité. C’est une tendance antérieure au 11 septembre, mais qui s’est intensifiée à ce moment-là. La ville est donc résiliante si vous la mesurez à l’aune des infrastructures pour les riches et pour ceux qui viennent visiter la ville. Certains quartiers de New York ont maintenant leurs propres forces de sécurité privées, leurs propres nettoyeurs des rues, payés principalement par les entreprises locales. Cela signifie que vous pouvez littéralement vous promener dans les quartiers riches de Manhattan et voir des hommes en uniforme balayer les trottoirs. Puis vous prenez le métro vingt minutes, et vous retrouver dans une partie de Manhattan où les rues sont pleines d’ordures parce qu’il n’y a aucun financement privé. New York est une ville de plus en plus inégalitaire.

C’est particulièrement flagrant quand on regarde le marché du logement que vous avez étudié ?
Le marché du logement à New York reflète en effet, à mon sens, le plus profondément l’inégalité de la ville. En raison de l’influx de capitaux provenant du secteur financier et de l’extérieur, les prix de l’immobilier sont parmi les plus élevés au monde. La ville, comme toutes les grandes villes, dépend pourtant des employés de services, des cols bleus, qui ne peuvent plus se permettre d’y vivre. Ou s’ils le peuvent, c’est dans des logements surpeuplés, hors de prix et précaires. C’est, pour reprendre le titre d’un livre célèbre de Charles Dickens, « A Tale of Two Cities ». New York attire toujours des immigrants de la classe ouvrière du monde entier, qui viennent en quête d’opportunités, mais ils ne vivent pas dans les nouveaux logements qui ont été construits au cours des vingt dernières années. Très peu de ces logements sont abordables et ont été construits pour la classe ouvrière new-yorkaise. Ces résidents vivent donc dans ce que j’appellerais les logements délaissés, les logements des quartiers périphériques de la ville qui sont souvent mal gérés, en mauvais état, surpeuplés, et les conséquences de cette situation sont profondes.

De ce point de vue, le 11 septembre n’a pas profondément changé la trajectoire que suivait la ville, il a plutôt renforcé la tendance préexistante ?
En effet, même si les discours au lendemain du 11 septembre prétendaient que cette catastrophe partagée rassemblerait les Américains, et créerait une culture commune, qu’elle ferait disparaître les profondes différences en matière d’identité et de race qui divisent les Américains. Mais ce que nous voyons au contraire dans des villes comme New York, c’est que les inégalités qui divisent les États-Unis, notamment les inégalités socio-économiques, s’intensifient. Le 11 septembre n’a pas rapproché les gens pendant très longtemps, et l’idée que le nationalisme, ou le fait de faire cause commune contre un ennemi supposé redoutable – le terrorisme – effacerait les autres différences entre les Américains, s’est avérée complètement fausse. De nombreuses inégalités ont été exacerbées, notamment en matière de police, de sécurité et d’immigration.

Que pensez-vous du parallèle parfois fait aujourd’hui entre les conséquences du 11 septembre et celles de la pandémie de Covid-19 ? Je pense notamment au film de Spike Lee NYC Epicenters 9/112021½ diffusé sur HBO ce week-end.
Comme je l’ai déjà dit, en tant qu’historien je suis sceptique par formation autant que par disposition quant aux analogies historiques. La crise du 11 septembre a été un moment aigu, qui a suivi une attaque contre certaines des institutions américaines les plus vénérées. La pandémie est en cours depuis plus d’un an et demi et son impact à long terme n’est toujours pas clair. Nous ne savons pas quels effets elle aura sur New York, si et comment elle va changer la structure de la ville. Nous sommes encore en plein milieu de la crise. De nombreux observateurs ont déclaré que, tout comme New York a rebondi après le 11 septembre, la ville se relèverait après la pandémie. Je n’ai pas d’éléments qui permettraient de confirmer ou d’infirmer cette idée. Le changement le plus significatif que j’ai pu remarquer pour l’instant en vivant ici, c’est le calme et le vide qui règnent dans les quartiers d’affaires. Le Lower Manhattan et surtout le Midtown Manhattan, où se trouvent tant de sièges sociaux et de cabinets d’avocats, sont toujours étrangement vides parce que les gens ne sont pas encore retournés au bureau et sont restés en télétravail. Je ne suis pas sûr que nous reverrons un jour la pleine occupation d’un grand nombre de ces immeubles de bureaux, et la question est de savoir ce qu’ils vont devenir. Ce sont des bâtiments qui ne peuvent pas facilement être convertis en logements, ou en quoi que ce soit d’autre que ce pour quoi ils ont été conçus, à savoir la concentration des cols blancs à un endroit précis. Alors est-ce que cela va changer dans quelques années ? Les gens oublieront-ils la pandémie et est-ce que New York redeviendra ce qu’elle était en 2019 ? Je ne sais pas, les historiens ne sont pas très doués pour regarder dans leur boule de cristal et faire des prédictions sur l’avenir. Personne ne l’est d’ailleurs.

Il y a un parallèle qui vient tout de suite à l’esprit, ou au moins le sentiment d’une continuité et d’une amplification depuis le 11 septembre jusqu’à la pandémie : c’est la place prise par les récits complotistes. Spike Lee a dû reprendre le montage du film que j’évoquais à l’instant, suite au tollé provoqué par la participation de figures du complotisme. Mais s’il les a fait intervenir, c’est bien que ces personnes ont gagné en crédibilité, ou en tout cas que certains estiment désormais qu’une objectivité mal comprise exigerait de leur donner la parole ?
Les théories du complot sont aussi vieilles que la République américaine. La Révolution américaine par exemple a été traversé par les inquiétudes concernant de supposées conspirations ourdies par la monarchie britannique et ses agents en Amérique du Nord. Au XIXe siècle, les théories du complot concernant le pouvoir des sociétés secrètes, en particulier des francs-maçons, sur la politique et l’économie américaines se sont multipliées. Au XXe siècle, les initiatives de santé publique comme la vaccination de masse ont connu une énorme résistance aux États-Unis, semblable à celle que nous observons aujourd’hui. Les théories du complot sont donc une caractéristique, et non un bug de la politique et de la vie sociale américaines. Mais évidemment, le plus grand changement de ces 20 dernières années c’est le pouvoir sans précédent d’Internet qui a permis de diffuser des théories marginales. Dans le passé, celles-ci restaient au niveau local, ou bien elles étaient le fait d’un petit groupe de personnes qui n’avaient pas vraiment de légitimité au-delà de leur communauté. Aujourd’hui, n’importe quel illuminé peut aller sur Internet, proposer une théorie du complot sur le 11 septembre, ou sur des puces électroniques implantées avec les vaccins, et voir ses propos diffusés à des milliers, des dizaines de milliers, des centaines de milliers de personnes. Et lorsque ces rumeurs commencent à prendre de l’ampleur, les médias entrent dans la danse et les amplifient encore. Il devient alors très difficile d’y remédier, un peu comme le virus, ces théories se répandent, se répliquent, mutent et infectent beaucoup de gens.

Quelles conséquences cette résurgence du complotisme a-t-elle sur le travail de l’historien, et notamment sur l’histoire du temps présent dont vous êtes l’un des théoriciens aux États-Unis ?
Je commencerais par dire que les Américains sont généralement très mal informés, et même analphabètes en matière d’histoire. L’une des conséquences inattendues du 11 septembre a été la résurgence d’une sorte de nationalisme très simpliste, qui s’appuie sur une lecture sélective du passé américain pour justifier la politique du présent. Là encore rien de nouveau, mais cela a pris une forme particulière dans la période post-11 septembre. On a assisté à cette époque au retour d’un phénomène très ancien dans l’histoire américaine : le nationalisme blanc, l’idée selon laquelle les États-Unis seraient une nation blanche qui devrait protéger son identité contre les forces dangereuses venues de l’extérieur. L’intensification du sentiment anti-immigration peut ainsi être daté de 2001. Avant cela, il existait encore un consensus bipartisan assez large sur la valeur de l’immigration aux États-Unis, et la contribution des immigrants à la société américaine. Puis ce consensus s’est très rapidement érodé, les États-Unis ayant commencé à définir le nationalisme essentiellement comme une lutte contre les étrangers. Cela s’est manifesté également par une hostilité croissante à l’égard des avancées des droits des non-Blancs, en particuliers des Afro-Américains et des Amérindiens. On a pu aussi noter un sentiment anti-musulman croissant aux États-Unis, qui ne s’est pas estompé depuis. Les États-Unis ne sont pas les seuls dans ce cas, bien sûr, mais à la suite du 11 septembre, la grande catégorie des musulmans, soit des centaines de millions de personnes, est devenue une catégorie à part, comme si le monde se divisait entre les musulmans et les non-musulmans. On a assisté à une réelle perte de nuance et au manque croissant de compréhension de ceux qui sont à l’extérieur, de l’Autre. Dès lors, je ne pense pas que ce soit une coïncidence si les tensions raciales que nous avons vues exploser à la suite du meurtre de George Floyd se sont développées en parallèle du sentiment anti-immigration, de la montée de Donald Trump, de l’explosion des mouvements conspirationnistes et du nationalisme blanc. Tout cela est fondamentalement interconnecté.

Vous avez publié en 2015 avec Glenda Gilmore un ouvrage intitulé These United States: A Nation in the Making (1890 to the Present), qui entendait proposer une histoire par le bas des États-Unis, et qui prenait en compte le point de vue des minorités. Il était important pour vous à ce moment-là de faire un récit de l’histoire américaine qui ne soit pas un récit triomphant ?
Après le 11 septembre, on a assisté à un retour de l’histoire triomphaliste des États-Unis, avec la réémergence de concepts comme la « grandeur nationale » (national greatness) et la tentative de faire revivre une vieille école d’histoire qui se concentrait sur les Pères fondateurs, l’incroyable solidité des institutions américaines, la capacité d’innovation des entreprises et du capitalisme américains, le rôle de la religion dans la société… Cette école a également tenté de purger notre histoire des conflits qui ont pourtant façonné les États-Unis : conflits de classe, conflits religieux et surtout conflits raciaux, notamment pour les Amérindiens et les Afro-Américains. Il y a donc un mouvement très puissant, dont certains représentants arpentent les couloirs du Congrès et d’autres institutions américaines à tous les niveaux, et tentent de supprimer ce qui est perçu comme des représentations négatives du passé américain. Toute critique du capitalisme, toute discussion sur l’intensité et la persistance de l’inégalité raciale aux États-Unis, sont alors perçues comme « unamerican », anti-américaines. Un groupe croissant de politiciens et d’historiens « populaires » prétendent ainsi qu’il serait temps d’arrêter de dénigrer l’Amérique, et qu’il faudrait plutôt la célébrer. Il s’agit clairement d’une conséquence imprévue du nationalisme qui s’est développé après le 11 septembre. Par ailleurs, il y a des historiens comme moi et ma co-autrice, Glenda Gilmore, qui formons je dirais le courant dominant de la profession et qui croyons qu’il faut raconter une histoire honnête du passé. Pour cela, il est important de raconter l’histoire des Américains ordinaires, de faire une histoire qui parte de la base, sans se limiter à celle des dirigeants politiques et des élites. Il faut aussi essayer de comprendre comment les inégalités ont façonné et limité les opportunités des gens aux États-Unis au fil du temps. Ainsi, l’idée que les États-Unis sont un phare de la démocratie, une République modèle, qu’il faudrait d’abord célébrer la capacité d’innovation du capitalisme, va à l’encontre des recherches menées par deux générations d’historiens.

L’une des lignes de fracture les plus importantes concerne sans doute l’histoire de la place qu’occupe l’Amérique dans le monde. La perception des États-Unis comme un empire, par exemple, était marginale chez les historiens quand je faisais mes études il y a 30 ans. Aujourd’hui, elle est au cœur même du travail de nombreux chercheurs qui s’intéressent à la place que nous avons occupée dans le monde, ainsi qu’aux origines et aux conséquences nationales de l’engagement de l’Amérique, de sa longue histoire d’expansion et de ses efforts pour, je cite, « civiliser d’autres parties du monde ». L’empire américain ne ressemble pas aux empires européens, cela ne signifie pas pour autant qu’il n’a pas existé. Un éminent historien l’a appelé « the empire that dare not speak its name », l’empire qui n’ose pas dire son nom. Or, nous ne pouvons pas considérer les États-Unis simplement comme une puissance mondiale, mais nous devons les comprendre comme une force culturelle, économique et politique qui tente de transformer le monde. De nombreux chercheurs nationalistes ont soutenu au contraire que nous devons considérer l’expansion de l’Amérique comme un signe de sa « destinée manifeste » et de la grandeur du pays, réhabilitant des vieux thèmes du XIXe siècle.

Nous sommes donc toujours dans ce monde de l’après 11 septembre ?
J’ai dirigé un livre collectif qui va sortir à l’automne, qui rassemble des textes sur l’année 2020, sur la combinaison de l’insécurité économique, la pandémie, la montée conjointe du conspirationnisme et de la droite, mais aussi sur l’émergence des mouvements sociaux de protestation. Nous l’avons intitulé The Long Year : a 2020 reader. Une cinquantaine d’intellectuels et d’universitaires de premier plan y proposent des réflexions sur ce qui s’est passé non seulement aux États-Unis, mais aussi dans le monde entier. Et si, encore une fois, je n’aime pas faire de prédictions, je pense tout de même pouvoir dire ceci sans risque de me tromper : 2020 restera comme l’une des années les plus importantes de de siècle, car elle a affecté tout le monde. Elle ne sera pas une note de bas de page dans les livres d’histoire. Quels changements dans la politique, l’économie et l’identité nationale vont émerger ? C’est la question fondamentale avec laquelle nous allons nous débattre désormais, probablement pendant la majeure partie de notre vie.


Raphaël Bourgois

Journaliste