Amos Gitai : « J’ai souvent comparé le documentaire à l’archéologie, et la fiction à l’architecture »
Cinéaste diplômé en architecture, artiste ayant disposé d’une chaire au Collège de France, activiste exposant ses œuvres dans les plus grands musées du monde, homme d’image à l’origine de nombreux livres en grande partie conçus par lui ou avec lui, Amos Gitai déploie depuis 40 ans une activité immense et complexe. Les réactions hostiles de la droite israélienne à ses deux premiers films, House sur une maison palestinienne occupée par des Juifs et Journal de campagne sur l’invasion du Liban par Israël en 1982 l’avaient contraint à une décennie d’exil en France. Il a depuis fait l’objet de nombreuses attaques dans son pays auquel il demeure très attaché même s’il habite une partie de l’année en France et voyage énormément. Il a ainsi développé un immense réseau d’interlocuteurs – cinéastes, artistes, intellectuels, personnalités politiques et culturelles – dans le monde, qui engendre une pratique singulière, cosmopolite et inventive, où les multiples pratiques se renforcent et se répondent. Cette stratégie ubiquiste, à la fois globale et toujours très située, territorialement et intellectuellement, est aussi une manière de produire un considérable corpus de propositions, selon des dynamiques singulières et sans cesse renouvelées. J.-M.F.
Le 1er septembre est sorti en France votre cinquantième film, Laila in Haifa. Il constitue un élément important d’une actualité multiple vous concernant, qui fait elle-même partie d’un vaste réseau d’œuvres et d’activités dont vous êtes l’initiateur. Comment définiriez-vous la place de ce film dans l’ensemble de votre travail ?
Depuis mes débuts de cinéaste avec House, il y a quarante ans, je suis convaincu qu’il y a de grandes ressources à se concentrer sur des lieux, des sites, et à creuser dans ces sites –je veux dire creuser les dimensions humaines de ces sites. Laila in Haifa est né de la rencontre avec le lieu où le film est tourné, le Fattoush, une boîte de nuit tenue par un Arabe dans une grande ville d’Israël, et des paramètres concrets de l’espace où ce déroule le film, en m’en tenant au parti pris du huis clos. L’endroit où ce bâtiment est situé – non seulement à Haïfa, mais près de la voie ferrée – est décisif pour le projet. Nous n’avons pratiquement rien changé au décor tel qu’il était et est toujours, le film est bien sûr une fiction mais c’est aussi un documentaire sur ce lieu. Et les photos qui y sont exposées sont les images d’un photographe remarquable, également grand reporter, Ziv Koren, qui elles aussi documentent la réalité, à une autre échelle, la crise politique de la région, cette crise omniprésente mais dont personne ne parle parmi les personnages.
Vous avez besoin de multiplier les modes d’expression et d’intervention ?
Je le ressens comme une grande liberté. Il y a longtemps que j’ai cessé de m’intéresser aux distinguos entre fiction et documentaire, mais je ressens comme une grande liberté de n’avoir plus à respecter le fonctionnement d’une corporation, celle des réalisateurs, où il faut entrer dans des systèmes de reconnaissance préexistants, où être sélectionné dans un grand festival est une question de vie ou de mort, etc. Mais je n’ai jamais planifié les nombreuses bifurcations que j’ai suivies. Elles sont advenues le plus souvent à la suite d’une rencontre, d’une proposition. C’est ainsi que je me suis retrouvé à diriger un opéra (Otello de Rossini), créer des installations vidéo au MoMA à New York, au Kunstwerke à Berlin, au Musée Reina Sofia à Madrid ou au Palais de Tokyo à Paris. Cette année j’ai montré deux films en salles, présenté une exposition à la Bibliothèque nationale de France, coordonné deux livres[1], et mis en scène un spectacle, entre théâtre et performance musicale, au Châtelet[2].
L’étonnant est que lorsqu’on accompagne ce que vous faites, on n’a pas le sentiment d’une dispersion, comment maintenez la cohérence de ces multiples pratiques ?
Il y a très souvent un fil directeur. Par exemple, une part importante de mes travaux les plus récents tournent autour du même thème, l’assassinat de Yitzhak Rabin en 1995 et ses conséquences. Ce qui s’est joué autour des Accords d’Oslo puis de l’assassinat de Rabin est un des fils conducteurs de mon travail depuis 30 ans, j’étais déjà présent lors des négociations, j’ai tourné quatre documentaires à cette occasion, pour moi il était important que ces dirigeants israéliens reconnaissent enfin que les Palestiniens existent et qu’il était possible et nécessaire de discuter avec eux, quoi qu’on pense du contenu des échanges entre les différents camps. Ce refus des échanges directs était la situation avant Rabin, et c’est ce qui prévaut depuis son assassinat. Voilà la raison pour laquelle je ramène ce sujet dans la lumière aussi souvent que je peux, par tous les procédés que je peux mobiliser.
Diriez-vous que Laila in Haifa en fait partie ?
Non. Certains de mes projets résultent d’une longue préparation, et beaucoup se font échos entre eux, comme si des fantômes d’un film réapparaissaient dans un autre, ou dans une œuvre d’une autre nature. Une grande partie de mon travail se compose sous forme de variations à partir d’un thème – par exemple autour de l’assassinant de Rabin, auquel j’ai consacré plusieurs films depuis 1994[3] et tous ces autres travaux. Un autre fil directeur, très différent mais qui m’a lui aussi beaucoup intéressé concerne La Guerre des Juifs de Flavius Josèphe, qui a donné lieu à plusieurs mises en scène de théâtre depuis 30 ans, à Gibellina en Sicile, à Venise, à Avignon, à l’Odéon en 2009, avec Samuel Fuller et Hanna Schygulla (et la musique de Stockhausen) puis avec Jeanne Moreau…, et à deux films[4]. Donc il y a ces parcours de longue haleine, et qui peuvent très bien revenir à nouveau. Mais simultanément, je crois nécessaire de rester à l’écoute de courants souterrains, et de saisir des instants, et des situations à petite échelle, pas des grandes affaires historiques. Je suis convaincu qu’il est essentiel d’être attentif aux nuances, aux petits signes de tendresse, d’attention, aux gestes individuels, si on veut que s’engage un processus de réconciliation. C’est ce que j’ai essayé de montrer aussi bien dans un documentaire avec les organisations d’activistes des droits de l’homme comme Breaking the Silence, B’Tselem, le Woman Wage Peace ou The Parents Circle, que j’ai montrées dans À l’Ouest du Jourdain, que ce que je montre dans Laila in Haifa grâce à la fiction. Mais Laila in Haifa s’inscrit aussi dans une autre continuité, après Un tramway à Jérusalem, qui était un autre huis clos permettant d’explorer la complexité des relations dans une ville. J’ai l’habitude de fonctionner par trilogie, celle-ci sera complétée par mon prochain film, situé à Shikun, qui est le nom d’une immense HLM tout en longueur, construite en plein désert, à proximité de Beer-Sheva, la grande ville du Néguev.
La ville de Haïfa, où vous êtes né, occupe une place particulière en Israël, tout comme dans votre histoire personnelle et familiale.
Malgré des incidents récents, sans précédents, Haïfa est connue pour être une ville d’une grande mixité, où n’ont pas cours les délimitations et les murs de séparation. Je suis convaincu que cela est lié à la fois à la géographie, avec cette situation au pied du Mont Carmel avec des grandes vallées peu ou pas construites, les Wadi, qui séparent les quartiers en empêchant une centralisation verticale, à l’urbanisme, et à l’histoire, principalement ouvrière et marquée par le socialisme et le syndicalisme, qui reste présente. Beaucoup d’Arabes occupent à Haïfa des positions importantes dans les organismes municipaux, les lieux culturels, les hôpitaux, etc., ce qui ne se retrouve pas ailleurs en Israël.
A Haïfa avec la trilogie des Wadi[5], comme d’ailleurs à Jérusalem avec la trilogie House-Une maison à Jérusalem-News From Home[6], vous avez accompli un geste très rare et très riche de sens dans le cinéma documentaire : retourner filmer après de longues périodes sur les mêmes lieux, pour enregistrer leur évolution. Mais diriez-vous que plus généralement, et aussi bien avec les films de fiction que les documentaires, c’est ce que fait tout votre cinéma ?
Exactement. Ces deux trilogies documentaires montrent combien, en continuant d’observer le même site sur une période longue, jusqu’à 25 ans, le cinéma est capable d’enregistrer et de rendre perceptibles les évolutions et les tendances. Dans le documentaire, il faut être surtout du côté de l’écoute, c’est fragile, il faut laisser apparaître ce qui est là, alors que la fiction est davantage interventionniste, mais toujours en se confrontant à des réalités. J’ai souvent comparé le documentaire à l’archéologie, qui amène précautionneusement à la lumière ce qui était déjà là, et la fiction à l’architecture, où on construit en apparence depuis rien, mais où en fait il faut aussi tenir compte d’un grand nombre d’éléments concrets, de l’environnement, de la société, des conditions géographiques, historiques et sociales. Une architecture ou un cinéma qui ne partiraient pas de cela, qui voudraient seulement affirmer sa puissance créatrice me semblent très critiquables.
Simultanément, il est frappant de voir dans votre travail un côté organique, la manière dont les œuvres se nourrissent les unes des autres, s’engendrent les unes les autres. Le cas le plus explicite est certainement l’ensemble à propos de Rabin, qui a mobilisé de nombreux formats.
En effet, et là aussi il ne faut pas se contenter des cadres préétablis. Le film Le Dernier Jour d’Yitzhak Rabin n’est ni un documentaire ni une fiction, c’est un essai qui s’est inventé à partir d’un gigantesque travail à la fois sur les archives, grâce notamment aux recherches de Rivka Gitai, ma femme, et sur les possibilités de performer, aujourd’hui, avec des acteurs, une situation très méticuleusement documentée. Lorsque j’ai été amené à revenir sur le meurtre de Rabin, les formes scéniques n’ont cessé d’évoluer, de s’adapter à des lieux et des circonstances, au Festival d’Avignon, à la Philharmonie, dans différents théâtres en France, en Italie, en Grande Bretagne, aux États-Unis. De même pour l’exposition, la BnF m’a très généreusement proposé la prestigieuse galerie des donateurs, mais j’ai préféré un accrochage et des vitrines dans le couloir, qui est un lieu de passage pour les personnels, les chercheurs et les autres usagers. Et la forme de l’exposition est conçue en fonction de ce lieu, et de la possibilité d’être vue par un grand nombre de personnes qui ne sont pas forcément venues pour cela, en évitant toute position monumentale ou intimidante.
On en revient une fois de plus à un bâtiment, à un objet architectural, ce qui évidemment fait écho à votre formation, et aussi à votre héritage familial.
Mon père, Munio Weinraub, était architecte, un jeune architecte du Bauhaus qui après avoir été emprisonné par les Nazis a pu émigrer en Palestine. Son travail est une grande inspiration pour moi, non pas formellement mais dans l’esprit du rapport aux êtres, humains et matériels, du rapport aux formes qu’il a mis en œuvre. Et bien sûr ce n’est pas étranger au fait que je sois parti étudier l’architecture à Berkeley dans les années 1970. Ces influences se traduisent dans tout ce que je fais, au-delà d’actes spécifiques, comme d’avoir pu construire à Haïfa un petit musée pour mettre en valeur les travaux de mon père, que j’ai dessiné ma propre maison, ou que je me suis impliqué dans la construction d’une école pour les enfants bédouins dans le Néguev[7]. L’éthique de la construction héritée du Bauhaus est un guide pour mes choix de mise en scène, je reproche le même type de défauts au cinéma dominant et à l’architecture dominante.
Croyez vous à la possibilité d’un « cinéma Bauhaus » ?
Un des principes du Bauhaus repose sur le fait que les éléments de construction ont une valeur esthétique, qu’il n’y a pas besoin de fabriquer une façade décorative pour les masquer. Cela me convient aussi très bien comme cinéaste, je considère que mes choix de mise en scène, les procédés de fabrication du film, doivent participer de ce qui est perçu par les spectateurs, et l’enrichir, au même titre que l’histoire, le jeu des acteurs, etc. Gropius avait cette notion de la beauté et de l’honnêteté des matériaux, dans laquelle je me retrouve, il avait aussi un sens du timing qui m’inspire : il savait que certains idées peuvent être mises en œuvre à certains moments et pas à d’autres, c’est ainsi qu’il a fait en sorte de concevoir et de construire le bâtiment de Bauhaus à Dessau en seulement un an, juste avant que cela devienne impossible. Les Nazis puis les dirigeants est-allemands ont détesté le résultat mais heureusement ne l’ont pas détruit, ils ont recouvert le bâtiment de fioritures pseudo-décoratives, qu’il a été possible de retirer depuis. Je fonctionne avec un sentiment d’urgence, de d’impératif de saisir le moment juste assez comparable. Il y a d’ailleurs cohérence entre ces deux aspects : utiliser les éléments structurels comme ressources esthétiques participe de cet impératif de réactivité.
Dans tous vos films, de manière plus ou moins revendiquée, les partis pris de mise en scène sont revendiqués explicitement, mais un exemple particulièrement frappant est Ana Arabia, long métrage tourné en un seul plan. Ce choix formel assez extrême veut aussi être une affirmation politique.
C’est très simple à vrai dire, mais je crois vraiment que cela donne à percevoir les choses autrement : dès lors que je ne souhaite pas couper les relations entre Juifs et Arabes, la traduction de ce choix en termes de langage cinématographique est que je ne fais pas de coupe, je garde l’unité de lieu et de durée dans lesquelles ils cohabitent et où se déploient les multiples récits qui composent le film.
Nous avons évoqué le cinéma, le théâtre, l’édition, mais vous avez également une activité importante dans le domaine des arts visuels, comment s’insère-t-elle dans l’ensemble de ce que vous faites ?
À nouveau il s’agit d’enchainements, de sentiers que je suis et qui parfois débouchent sur des grandes routes, et parfois m’emmènent dans des directions inattendues. Par exemple, je travaille à présent avec le galeriste Thaddaeus Ropac, sur le projet d’une installation pour 2023, qui marquera les cinquante ans de la guerre de Kippour. C’est un événement fondateur pour moi, j’y ai pris part, j’ai été blessé lorsque l’hélicoptère où je me trouvais a été abattu au dessus du Golan. Cet événement à la fois collectif et personnel a suscité mes premières réalisations, des vidéos expérimentales que j’ai bien plus tard exposées au Centre Pompidou, aussi sous forme photographique. Cette guerre et ce qui m’est arrivé est le sujet de mon film Kippour, en 2000, le premier écrit avec Marie-José Sanselme qui est depuis la coscénariste de tous mes films, et dont le succès a joué un rôle important dans la suite de ce que j’ai pu faire. Je ne sais pas encore complètement ce que je vais faire en 2023, mais je sais qu’il y aura ce processus qui consiste à prendre appui sur un point de départ existant, et à dérouler des propositions qui recroiseront forcément des éléments de ce que j’ai déjà fait, mais d’une façon nouvelle. C’est notamment ainsi que j’avais procédé pour l’exposition « Traces » en 2011, en partant de la lettre d’accusation de mon père par les Nazis, et à partir de là se déployait, y compris avec des séquences empruntées à plusieurs de mes films, un ensemble qui occupait tout le sous-sol du Palais de Tokyo. Dans ce processus, j’utilise des archives, y compris issues de mes propres réalisations, et elles deviennent des éléments d’une nouvelles propositions, que le visiteur peut accompagner en circulant, ce qui est à nouveau une façon de rendre visibles les éléments de construction, et de transformer cette visibilité en ressource, en proposition à la fois artistique et politique. Cela peut fonctionner parce que je me tiens prêt à la fois à de nouvelles combinatoires et à des apports inédits, mais qui doivent être appelés par ce cheminement.
Dans l’esprit, cette démarche a une dimension écologique, elle fonctionne à partir de mécanismes de recyclage et de transformation créative, sur un modèle à certains égards végétal.
En effet, et cela se retrouve sur un autre projet auquel je travaille, une série télévisée dont l’initiative vient du cinéaste brésilien Walter Salles. Il en a eu l’idée après la publication dans son pays de la correspondance de ma mère, Efratia, qui avait d’abord été publiée en France par Gallimard. Walter adore ma mère, qu’il n’a connu qu’à travers ce livre et ses lettres, il veut centrer la série sur elle, mais moi je pense qu’il faut aussi raconter le contexte. C’est une très bonne dialectique entre lui et moi pour construire quelque chose qui nous emmènera dans une direction que nous ne connaissons pas encore complètement, mais qui articulera le personnel et le collectif.