Hélène Cixous : « Mourir commence extrêmement tôt et ça dure très longtemps »
Hélène Cixous, née en 1937 à Oran, est l’une des figures les plus importantes de la vie littéraire et intellectuelle contemporaine. Autrice de quatre-vingt-dix livres à ce jour, toujours au rendez-vous de son séminaire au Collège de philosophie depuis quatre décennies, co-fondatrice de l’université de Vincennes (future Paris 8), docteure honoris causa de plusieurs universités à travers le monde, elle a été saluée par de nombreux prix prestigieux, dont le dernier (français) en date, il y a quelques jours, est le prix de la Bibliothèque nationale de France.
Mais c’est surtout que l’écriture à l’œuvre dans ses récits-poèmes est d’une force unique, une force capable d’ouvrir l’inconscient du lecteur, et par conséquent son intelligence et sa sensibilité, grâce aux puissances magiques de la langue elle-même. On fait l’expérience, dans les livres d’Hélène Cixous (nullement difficiles à lire, comme on l’entend parfois, mais certainement étrangers à la littérature de « divertissement »), de la création d’une forme artistique langagière et libre, qui produit cette maïeutique, pas à pas, par itération et gambades, jouant avec le signifiant, alternant narration, digressions, récits de rêves, etc.
Pendant que le Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine, dont Hélène Cixous est l’auteure de référence, prépare sa nouvelle création – L’Île d’or – pour le 3 novembre prochain, sortent en même temps chez Gallimard deux livres, une réédition du Livre de Promethea (1983) dans la collection « L’Imaginaire » avec un dessin d’Adel Abdessemed, et Rêvoir.
Ce dernier livre pourrait être rapproché d’un journal : y sont notées des dates, entre février et juin 2020, qui arrivent ici et là, « tombées de l’arbre » comme l’écrit l’auteure, sans ordre. Le confinement de 2020 est ainsi pris entre ces dates, sans qu’il ne s’agisse aucunement d’un journal de confinement (et pas non plus d’un journal de rêves comme le titre pourrait éventuellement le laisser entendre).
« Le récit n’avancera pas sans la compagnie et le secours de père, mère, enfants, amants, ombres, et chats », y lit-on. On retrouve en effet dans Rêvoir ces voix et personnages que l’on a pris l’habitude de rencontrer dans son œuvre, aux côtés de la Maison, de la Question, et du Récit lui-même. CM
Rêvoir : comme c’est le cas pour beaucoup de vos livres, le titre est magnifique et d’une richesse polysémique particulièrement vivante. On peut tenter de décliner les significations qu’il suggère. Bien sûr, ce qu’on entend et lit d’emblée est le mot « rêve ». Le premier chapitre raconte ce rêve d’un homme aimé d’amour et d’amitié, et mort — un rêve où il est question que vous fassiez l’amour ensemble, à 90 ans.
Mais dans « rêvoir », vient très vite s’entendre aussi le mot « réservoir », qui est dans le texte d’ailleurs. Un réservoir de rêves. Et l’on pense alors à votre œuvre comme étant ce réservoir, à ces ouvrages qui comportent le mot « rêve » dans leur titre : Rêve, je te dis (Galilée, 2003), Les Rêveries de la femme sauvage (Galilée, 2000), et bien sûr Hyperrêve (Galilée, 2006), où là aussi un homme aimé, un ami très cher, le même que dans Rêvoir, est mort mais a droit à une permission et revient, vous rend visite, un court laps de temps.
Vous écrivez dans Rêve, je te dis : « J’ai découvert avec épouvante que ce geste, écrire, devenu ma vie, ma permission, ma possibilité, ma cause de vivre était malheureusement à la merci et à la grâce des rêves. » Les rêves sont-ils pour vous un déclencheur de récit ? Et qu’est-ce que la langue, celle qui est mise en branle dans l’écriture, a à voir avec le rêve ?
Rêve et récit, l’un n’est pas sans l’autre, mais dire que l’un est déclencheur, ça, non. Je pense que quand je n’étais pas encore, c’est-à-dire pas encore complètement tissée et traversée par la nécessité absolue d’écrire, j’étais rêveuse. Mais pour moi, ce sont des actions ou des activités ou des activations séparées. Écrire, pour moi, c’est comme si je devais respirer et que, pour respirer, il fallait que j’aille vers la respiration. Je ne peux pas vivre sans écrire. Quand je n’écris pas, et ça peut arriver, quand il y a des périodes où je ne suis pas branchée à des poumons, j’étouffe, je me sens mal. Quant à rêver, ça se passe ailleurs. C’est vraiment un autre monde, complètement. Et c’est un monde nocturne. C’est une autre personne que moi, qui est elle ou je ne sais qui, qui a des aventures de nuit.
Quand j’ai commencé à écrire, quand écrire s’est imposé à moi, absolument, comme une nécessité vitale — je dis écrire, mais pour moi, c’était transcrire, c’était un flot, ça me traversait. C’était tellement fluvial ou marin ou océanique que je n’y pouvais rien ; voilà, c’était. Et parfois, il y avait une sorte de confluence entre écrire, que je faisais toujours dans un état second — c’est très important —, et rêver, qui était l’autre monde. Et comme je notais mes rêves et que petit à petit j’ai été entraînée à accepter la dictée des rêves, je les regardais et me disais : mais dis donc, rêve, tu es beaucoup mieux écrit et beaucoup plus fort que ce que moi, dans mon état second, supérieur et souterrain en même temps, j’écris. J’aurais presque pu être jalouse de cet univers éloquent dont je n’étais pas capable.
Et puis il y a eu une sorte de rencontre, d’attraction, de temps à autre, hop, je chipais un rêve et je le mettais dans un texte. Et ça me donnait un sentiment de transgression, et même de transgressions au pluriel. Je me disais que ce n’était pas écrire : le monde des rêves a déposé sa trace ici, et moi, je le mets dans un livre, qui est supposé avoir une origine, être éventuellement signé, etc. Je me l’appropriais de manière clandestine, en me disant que c’était de la fraude. Je me sentais absolument voler. Mais voler qui ? Bonne question. Il m’a fallu du temps. Si j’avais été plus érudite, j’aurais vu que tout texte, tout vrai texte, est en fait greffé, porteur, de rêves. Il n’y a pas un seul texte qui ne soit pas motorisé par des rêves. Quand j’ai commencé à lire vraiment, Rimbaud, Proust, Kafka évidemment, je me disais tiens, ça, c’est un rêve, et là aussi. Ce que je croyais être un acte de piratage ou de pillage fait partie des racines et des sources de l’écriture.
Ce qui se passe, et c’est pour ça que les rêves ne sont pas des déclencheurs, c’est que quand j’écris, je vise quelque chose que je ne connais pas et qui est un questionnement profond dont je sais, je sens, que c’est le mien, mais que c’est aussi celui de l’humanité. Je me demande : c’est quoi cette tension, cette torsion d’affects, ces ombres qui passent et qui produisent ensuite des effets sociaux — effets sociaux qui ne m’intéressent pas du tout ; ce qui m’intéresse, c’est ce que nous sentons.
Donc je vais à la recherche de réponses, comme le font les héros dans les grandes épopées, aussi bien dans la Bible que dans L’Iliade, L’Odyssée, Gilgamesh, etc. Tous se déplacent, partent en voyage, et ils partent en voyage parce qu’ils ont une question à poser, ils ne savent pas où la poser, mais ils y vont. Et ils veulent une réponse. C’est exactement dans cette situation que j’écris. Je m’en vais dans cette direction et de temps à autre, comme dans les épopées du Moyen Âge, passent des étrangers, mais somptueux. Et ce sont des rêves. Je me dis, ah voilà du secours qui arrive. Je suis alors très contente et souvent c’est très bénéfique. Car parfois, je sens un grand vent en moi, et je suis portée ; mais il y a des moments où ça baisse un peu et je me dis, oh cette page, non. Je ne la finis même pas quand je sens qu’elle n’a pas d’ailes, qu’elle n’est pas en train de décoller. C’est un grand repos quand le rêve arrive comme une ressource énergétique, parce qu’il a une puissance, une force, et une beauté que je ne peux pas égaler. Alors je dis, rêve, merci, et il emmène plus loin.
C’est étonnant de parler d’éloquence du rêve, parce qu’il faut quand même l’écrire, le rêve, et cette écriture, c’est la vôtre.
Ce n’est pas si évident que ça. D’abord parce que quand le rêve se produit, il n’y a pas d’auteur. La nuit, dans le noir, je griffonne. C’est tellement griffonné que le lendemain, à l’aube, si je me mets à rédiger, si l’on peut dire, je peux encore lire. Deux jours après, je ne peux plus tellement c’est illisible. Parfois, les lignes se chevauchent, des mots ne finissent pas, parce que je note très vite, et endormie — c’est une technique qui est la mienne, et qui n’est pas communicable. Mais le matin, je m’en souviens encore. Heureusement que j’ai planté des petits crochets auxquels je me tiens. À ce moment-là, j’écris et je suis encore assez près du foyer pour que cette écriture ne soit pas ce que moi j’écris mais ce que le rêve a brossé. Et je fais très attention, parce que je suis bonne secrétaire, je note sans m’interroger du tout sur le sens ou quoi que ce soit. Je note des choses qui ont l’air absolument aberrantes, mais je m’en fiche parce que j’ai compris que c’est beaucoup plus fort que moi et que je dois m’y fier et servir le rêve.
Et puis il y a cette chose qui m’accompagne depuis toujours, qui sont les interruptions, les pannes, les absences. Cela m’a terrorisée quand j’étais plus jeune, que je me rendais compte que cette puissance extraordinaire qui n’était pas à moi me portait. Et si ça s’arrêtait ? Après tout qui me dit que ça va continuer ? Et j’en avais de grandes anxiétés. C’est comme si on coupait là, plus de pétrole, voilà on l’a coupé, il n’y a plus de combustible. Je n’ai aucune garantie. De temps à autre, il y a des périodes sèches, et tout à coup, ça repart, mais je ne peux pas contrôler.
Quand je relis certains rêves, je me dis : jamais, jamais vivante, réveillée, je ne pourrais écrire ça. Cependant, il y a un état comparable au rêve que je peux atteindre de manière inattendue quand je me mets à écrire. Sauf quand je commence à écrire quelque chose que je ne veux pas écrire. J’écris beaucoup de choses que je ne veux pas écrire. Bon, je me dis alors ça, il faut l’écrire, mais c’est affreux. Tu ne peux pas écrire une chose pareille. Et puis tu trouves ça intéressant ? Alors je l’écris humblement. Et pendant que j’écris, alors que je trouve ça absurde et violent et dangereux, il y a un phénomène qui me dépasse et qui provient de l’écriture : l’écriture va devant moi, tandis que je suis. Et elle, elle invente sans arrêt des profondeurs que je n’avais pas vues. Très souvent, je me dis, moi, la personne que je suis, je la trouve tout à fait banale. Mais il suffit du papier ou du stylo ou de la plume et tout s’approfondit de manière extraordinaire. Si je n’avais pas ça, si je n’avais pas eu ça, je n’aurais jamais été.
Dans Rêvoir, mais pas seulement, il y a en effet plusieurs instances : il y a H et il y a « je ».
Oui, c’est comme ça. D’ailleurs, quand j’ai dû relire Le Livre de Promethea, puisque Gallimard a décidé de le republier — j’avais complètement oublié ce livre qui a 40 ans —, à ma surprise, je vois H. Elle était déjà là. En fait c’est très ancien. Quand je suis en train d’écrire, quand je dis « je », parfois je me dis que ce n’est pas juste. Je ne veux pas mentir, je suis unie à une exigence de ce que moi j’appelle la vérité. Eh bien ce n’est pas « je », c’est H. Je la regarde faire, je me demande ce qu’elle pense. Et si c’est H, pourquoi vais-je faire comme si c’était « je » alors que ça ne l’est pas ?
En général il y en a même plus d’une. Je suis consciente que les autres m’accompagnent, ce sont souvent des personnes que je peux reconnaître, comme ma mère. Quelques personnes que j’ai tellement intériorisées. Et d’autres qui peuvent être des écrivains. Je sens par exemple qu’il y a du Kafka en moi et je l’admets, c’est comme si j’étais dans sa chambre et que j’entendais, comme pour ma mère, une voix, qui dit dans quel état je suis. Ça aussi c’est très ancien. Au début, ça m’était extrêmement désagréable parce que j’étais fâchée avec Kafka. Quand j’ai commencé à le lire de manière systématique, proche, intime, j’étais outrée par son rapport aux femmes, parce que j’étais moi. Je me sentais agressée. Son génie, je ne l’ai jamais mis en question, mais j’étais furieuse. Je me trouvais en face de lui et non pas à côté de lui. Et au fond, je devais l’admirer et l’aimer, parce que j’ai éprouvé ce sentiment avec de nombreux écrivains hommes, mais là c’était extrêmement intense.
On va revenir à Kafka tout à l’heure. Mais on pourrait continuer à déplier un peu ce titre Rêvoir.
Dans cette polysémie que vous indiquez, il y a aussi re-voir.
Absolument, et d’ailleurs je voulais dire qu’il y a aussi « au revoir ».
Mais oui, c’est un mot qui peut pivoter et envoyer je ne sais combien de messages dans plusieurs directions. Au moment où ça se produit, au moment où j’écris ça, je me dis toujours : qu’est ce que tu fais? c’est quoi ça, cette chose, là, qui n’a pas comme un fil, avec une sorte de narration, même caché quelque part comme par exemple dans Ruines bien rangées. Avec un moteur. C’est comme si j’étais dans un phare et que j’observe, je vois passer des nuages de temps et des intempéries de tous genres. Cet objet ne m’est pas familier, il est à la fois très familier et pas du tout. Je n’ai aucune idée de son identité. Puis j’ai entendu : « mais c’est rêvoir. »
Vous écrivez en effet, dans Rêvoir, comment le titre arrive. Je voulais donc parler d’« au revoir » car les rêves ont à voir avec le souvenir, et par conséquent l’oubli, la mémoire, le temps. Le rêve, c’est l’abolition de la frontière entre passé et présent, et inévitablement avec le temps c’est la mort qui arrive, ou qui est déjà arrivée, comme dans Hyperrêve où vous écrivez, à propos de votre mère, qui n’était alors pas décédée et qui mourra à 103 ans : « J’étudie : comment la mort fait sentir ses morsures délicates et compliquées. Comment elle est déjà un peu là, mordillant. Ses incursions. Comment la vie les lui rend. Comme elle reprend forces et corps en suscitant, citant, ressuscitant par les chemins des rêves. »
Cette interpénétration de la vie et de la mort, cette habitude qu’ont les morts, très souvent dans votre œuvre, de vous téléphoner, est-ce le signe de la possibilité de ne pas avoir peur de la mort, et même de vieillir ? Car ce dont il est question dans Rêvoir, c’est aussi de longévité, et même, certes par antiphrase, d’endurance, du nom du bateau de l’explorateur Shackleton à bord duquel on embarque — on parlait tout à l’heure d’explorateurs qui partent en quête — et qui finit par couler.
Le bateau a coulé mais l’équipage est revenu. Ça, c’est inouï.
Donc il y a une vraie endurance.
Oui, mais la peur de mourir, c’est très compliqué. On peut à la fois dire qu’on a peur et qu’on n’a pas peur. Mais quand on dit cela, c’est qu’on ne sait pas ce que c’est mourir ou la mort. Je n’ai pas peur de mourir. Parfois, je me dis que ce serait très bien. Plus besoin de travailler. Or bien sûr que la mort, c’est tout à fait autre chose. Ce dont on ne peut pas faire l’économie, et qui fait peur et mal, ce sont les disparitions de personnes qui font partie de votre corps, de votre âme. Et cette mort a commencé à m’arriver assez tôt, puis de plus en plus. Et à chaque fois je suis à moitié morte de la mort de l’autre. Je dis à moitié, mais c’est peut être à 80 %. Car en vous votre vie, elle a de quoi mourir. Vous pouvez mourir d’une mort atroce de la mort de quelqu’un tout en étant vivant à côté, en tenant quand même. Le travail de la mort, c’est quelque chose d’absolument singulier, et jamais réduit à la mort ou à la vie. C’est tellement multiple. Mourir commence extrêmement tôt et ça dure très longtemps. Sauf qu’on ne se le dit pas. Pour moi, l’expérience est que la mort est tout le temps quelque part, elle est déjà en train de vous prendre quelque chose.
Je vis avec la mort depuis toujours et même, quand j’étais beaucoup plus jeune, je ne pouvais pas avoir de relation amoureuse avec quelqu’un sans que la mort entre, c’est-à-dire sans que j’aie peur, de la mort, de la mort de l’autre, donc de la mienne. Et puis sans que automatiquement, je revive la mort de mon père, qui est mort très jeune. Avec le temps, ça s’est éloigné. Tout simplement parce qu’il y a eu des successeurs. Il y a maintenant un peuple de morts qui pour moi ne sont pas morts, mais dont le mélange de vie et de mort est à chaque fois différent et tient aussi à ce que je peux apporter de vie ou de mémoire. C’est une expérience à laquelle je suis soumise, si je puis dire, tout le temps, et sans que je sois hantée par la peur de mourir de ma mort.
Alors parlons de la peur de mourir, parce que ça existe. D’abord, elle est chez Montaigne : philosopher, c’est apprendre à mourir. Disant cela, on a peur tout le temps. Mais c’est une structure parmi d’autres, on n’est pas obligé d’être Montaigne. J’ai connu quelqu’un qui était hanté par la mort, c’était Derrida, et j’observais cela avec terreur, compassion, effroi. Ainsi, chaque personne a sa version. Ma mère : je l’observais et elle était tellement la vie. Elle avait une forteresse intérieure. J’ai vu tous les moments de son existence où la mort est venue près d’elle. Elle lui a dit : « va-t’en, ça m’intéresse pas. » C’était radical et je lui demandais toujours : c’est quoi ta recette ? Parce que c’était réel. C’était moi qui le voyais. Elle ne le voyait pas, elle. Je pourrais même dire que ça a entraîné toutes espèces de quiproquos à la fin de son existence parce que je ne savais pas si elle voulait continuer ou pas, et elle ne savait pas si je voulais qu’elle continue ou pas, etc.
Après tout, nous sommes vivants, nous sommes joyeux, mais il y a un moment où objectivement et subjectivement, l’avenir, c’est la mort, ce n’est pas la vie. On doit alors modifier tous les paramètres de son existence. Moi, maintenant je regarde ma montre, et je ne connais pas beaucoup d’exemples de gens qui écrivent à 90 ans. Je me rappelle des cartes postales que Gracq m’écrivait, et je n’étais pas particulièrement intime avec lui, il exprimait la nostalgie du temps où il était écrivain parce qu’il n’écrivait plus.
Après tout nous sommes joyeux, dites-vous, et la mémoire l’est aussi. Un chapitre de Rêvoir s’intitule « La mémoire est une chatte », parce que la mémoire ne cesse de jouer. Vous faites d’ailleurs de vos chats des personnages essentiels.
Les chats, c’est un délicieux mystère. C’est un amour pur et sans nuages que j’ai pour eux et elles pour moi. Je dis « chats » comme un synonyme plus agréable du mot « animaux ». Ça esquive en moi une rationalité ordonnée à l’espèce humaine, j’en suis consciente. Quand sur Internet je vois des reportages sur la souffrance animale, ça me rend folle, beaucoup plus que pour la souffrance humaine. C’est que je suis en communication instantanée avec les sans-défense ; chez les humains, ce sont les tout-petits. Un enfant maltraité, c’est un animal, pour moi c’est pareil. J’éprouve une admiration extraordinaire pour les animaux, pour ce que nous apporte cette autre humanité, cette humanité autre. Il faut éviter d’être anthropocentrique, mais les animaux ont les mêmes passions que nous, les mêmes effrois. Prétendre qu’ils ne parlent pas est absurde. Ils ne parlent pas le français, mais ils comprennent parfaitement le français, ou d’autres langues. Nous sommes des animaux comme les animaux. Nous éprouvons les mêmes passions profondes et décisives, les mêmes espoirs et désespoirs. Chez les animaux, on le voit toujours immédiatement, sans les déguisements, les refoulements, qui accompagnent le comportement humain. Je regarde, inlassable.
Au printemps 2020, au début du confinement, vous partez, votre fille et vous, après une scène très drôle d’hésitations, dans la Maison où habituellement vous écrivez, et il est alors question d’un sentiment d’enfermement. Vous y faites un rêve, le rêve du « Cri », ce rêve qui vous arrache un cri et que vous avez évoqué dans le texte confié à AOC en avril 2020. Ce rêve vous fait revoir un « revenant », lequel est à lui seul « un résumé des Hostilités ». De quelles hostilités s’agit-il dans ce livre mis sous le signe d’une citation de Kafka datant du 2 août 1914, jour de la déclaration de la guerre ?
Il y a pour moi, pour vous, et pour les animaux, de l’enfermement, toujours. Les animaux en particulier sont toujours des prisonniers, toujours, toujours. C’est une chose qui me fait horriblement souffrir, et si je n’avais pas ma maison d’écriture avec un morceau de forêt, je crois que je n’habiterais pas avec mes chats sans avoir l’impression d’être un gardien de prison. Certes il y a de la prison, et de l’enfermement, ici aussi, tout le temps. Et elle n’est supportable que si elle a une limite, une fin. Si c’est sans limite, c’est une forme de mort. Or, ce qui nous est arrivé à tous, c’est que quelque chose de ce qui nous permet de fabriquer nos temporalités intérieures avait totalement disparu. Le temps est sans terme, on fait l’expérience de l’infini, et elle est catastrophique. Parce que c’est le fini même, l’infini.
Ça, je l’avais éprouvé quand j’étais petite pendant la guerre [à Oran — ndlr]. Pendant la guerre, j’étais très protégée par mes parents. Ma famille savait que la machine à mort était en opération permanente, mais les enfants étaient tenus à l’abri. Pour les adultes, qui n’ont pas la chance de l’imaginaire des enfants, c’est atroce. Mon père a souffert des lois antijuives. Les exclusions sont des prisons. Mais on ne parle pas de ces prisons, parce qu’il y a pire. Il y a les supplices, les morts violentes. Les supplices intérieurs, les emprisonnements intérieurs et extérieurs, mes parents en parlaient sans nous effrayer. Il y a aussi d’autres prisons que j’aperçois de loin, à travers Kafka ou Thomas Bernhard, ou mon père. Je pense à la maladie, et au monde qui la contient. Certains sont brusquement attaqués par une maladie redoutable. D’une seconde à l’autre, ils sont jetés en prison.
C’est la citation qui a été mise en quatrième de couverture : « Comment font les gens qui ne disposent pas d’un Rêvoir de rêves, les malheureux (…). Je fais appel à toutes mes forces mentales, pour deviner l’état du cerveau de ceux qui n’ont jamais connu, jamais aspiré l’air de la liberté, (…), ceux qui à peine nés ont été déposés dans une cage. » Ces hostilités, que résume cet homme revenant, sont-elles cet emprisonnement-là ?
Là, ce rêve, c’était la menace suprême. Ce qui est intéressant pour moi, c’est que c’était une figure appelée vir. C’est-à-dire le viril, le masculin viril, car il y a un masculin qui n’est pas viril. Le virus s’est cristallisé sous une forme allégorique. Ce qui s’est présenté c’était l’effigie de l’hostilité même. L’hostilité, ce pourrait être une femme, eh bien non, pour moi, c’est la virilité, le phallus, tout ce qu’il y a de plus archaïque. Voici une anecdote : dans cet immeuble exerce un syndic qui mesure 1 mètre 90, et a des yeux illisibles. Il entra ici chez moi, fou de rage parce que je dis quelques mots, et je sentis qu’il voulait me tuer. C’est archaïque, c’est un mec qui pense : à mort les femmes. Tout se passe dans la caverne. Je le sens très fort. Ce sont des sensations de femme. On éprouve la menace de puissances de mort.
Quand j’étais petite, ça avait une figure, c’était Hitler et c’était plus théâtral parce que ça ne s’adressait pas seulement aux femmes mais à l’humanité sous la forme des juifs. Je vois parfois dans des rêves, tout d’un coup, une figure de nazi, et je me dis : mais qu’est ce que c’est que cet agent meurtrier ? Ma mère dit : « les défilés des nazis, je regardais pas, je suis partie. » Ça a quand même imprimé quelque chose dans ma petite enfance. J’avais peur des nazis. Des ogres. Ça rôdait partout, l’assassinat, la haine, la cruauté. C’est la forme que ça prend ici en Europe.
Me viennent ici deux questions très différentes. Une première, liée à vos livres qui parlent d’Osnabrück, la ville, en Allemagne, de votre famille maternelle et dont la communauté juive a été exterminée. Et une deuxième, en relation avec le confinement, à ce moment qui nous a tous invités à nous retourner sur le monde et l’époque où nous vivons — ce dont le livre témoigne à plusieurs reprises. Car on aimerait justement connaître votre regard sur cette époque, et même, plus singulièrement, sur ce qui se passe aujourd’hui du côté des luttes féministes : comment l’auteure féministe du Rire de la méduse (1975), qui a dit son refus des assignations identitaires, considère ces luttes actuelles.
La scène est la même depuis toujours. Elle se répète et la répétition fait partie de l’épouvantable. Je ne me suis jamais raconté qu’on allait résoudre cette question de mon vivant. Comme elle est originaire, on en a pour des centaines d’années. Je le sens aujourd’hui, comme quand j’avais 20 ans. La situation est la même que quand je suis venue à conscience, en arrivant en France, pensant que c’était un pays éclairé, plus qu’en Algérie. C’était une illusion. Encore une ou deux générations, on change de masque et la même scène recommence.
Seuls divers traits de cette scène changent avec le temps, ce sont des petits progrès. En France, un grand petit progrès est la loi qui libère l’avortement. Regardez ce qui se passe au Texas : ce sont les citoyens qui ont le droit et le devoir de dénoncer ! Cette loi organise la délation, la pourriture de l’âme et du cœur humains. Ce qui est légitime, c’est l’ignominie. C’est là-bas ? Non c’est ici : ça recommence toujours, avec des formes auxquelles je n’aurais pas pensé. Ça n’existe pas, le plus-jamais-ça.
Les formes que ça prend aujourd’hui ne sont pas nouvelles mais renouvelées, par exemple la dénonciation urgente du féminicide, un mot qui était lancé dans les années 70 par le mouvement des femmes. Tous les vingt ou cinquante ans, les femmes se lèvent, font un travail inouï, c’est recouvert, ensuite on recommence.
À chaque époque, sa marque. Nous sommes à l’époque d’Internet. La force de la diffusion, des accusations, des plaintes, est exponentielle. C’est l’âge des mises en accusation et des tribunaux.
Et aussi d’une tentative de changement des mentalités ?
Oui, ça secoue les hommes. J’ai parfois été surprise de voir la surprise, l’inquiétude, le malaise des hommes. Ceci dit, je l’ai vu à mon séminaire [au Collège de philosophie — ndlr], il y avait déjà à la fin du XXe siècle des générations de jeunes, d’hommes, qui n’avaient plus aucun rapport avec l’espèce macho précédente.
Quand j’ai commencé tardivement, vers 1973, à me trouver vers le centre du mouvement avec des militantes MLF, j’ai vu que les actions collectives obéissaient à certaines préconisations ou règles, comme les réunions exclusivement féminines. Au début, je trouvais qu’il fallait que ces réunions soient mixtes, puis je me suis vite aperçue que c’était là une étape indispensable.
Parlons maintenant de l’autre question évoquée tout à l’heure. Évidemment, le « plus-jamais-ça » que vous avez mentionné fait penser à la Shoah. Et l’on a parlé déjà de cette hésitation entre partir ou ne pas partir quand arrive le confinement qui, là, fait penser à ce moment — et le rapprochement est fait dans Rêvoir — où votre mère a pris la décision de partir d’Osnabrück, en 1929, et ainsi a sauvé sa peau.
Aujourd’hui, il y a cinq livres[1] sur Osnabrück ou autour d’Osnabrück, qui forment une série à part dans votre œuvre, et sont eux-mêmes à part dans la littérature qui parle de la destruction des juifs d’Europe. Alors que votre mère s’y est finalement rendue, évidemment bien après la guerre, à l’invitation de la Ville, peut-on revenir sur ce qui vous a amenée d’abord à ne pas y aller, puis, finalement, à vous y rendre ?
Ma mère en est partie très vite, avant qu’Hitler soit chancelier, alors que ma grand-mère restait. Il ne s’agissait pas tant de sauver sa peau, c’était bien plutôt de la clairvoyance : ne pas faire comme si « ça va passer ». Ce qui en réalité est un discours de la lâcheté déguisée. Au contraire c’était du courage de partir. C’était partir dans l’inconnu avec rien.
Aller à Osnabrück ? Je trouvais juste que ma mère retourne ou plutôt aille à Osnabrück avec Eri sa sœur et que j’y aille une fois qu’elles-mêmes y seraient allées. Elles y sont donc allées. Alors j’ai mis tout en route pour qu’on y aille ensemble, que ce soit un rassemblement familial. Mais quinze jours avant le départ, ma mère me téléphonait, me disant : « Tu sais, Osnabrück, Eri n’a pas envie d’y aller. » Alors je téléphonais à ma tante en Angleterre et selon elle c’était Ève qui n’avait pas envie d’y aller. J’insiste. Alors, on y va ? « On a été. » Et nous n’y sommes jamais allées.
Quand elles ont disparu, j’y suis allée, je savais que la source de leurs histoires, de leur descendance, tout était là. Dès que je suis arrivée, j’ai enfin vu qu’elles ne pouvaient pas vouloir retourner. Pour elles, c’était complètement vivant, la mort, là. Il n’y avait pas un endroit sans trace. La destruction au présent. Aller sans elles était un geste d’une tout autre nature. L’urgence d’archiver la vérité.
Entre-temps, la ville d’Osnabrück a décidé de chercher ses juifs, il en restait 30, la mairie a tout organisé, les archives se sont mobilisées. On a fait un travail inimaginable. J’ai accompli quatre voyages. Ce qui m’attriste, c’est que je devrais être à Osnabrück maintenant. Il y a deux ans, j’ai été invitée à leur « fête nationale », qui chaque octobre célèbre la signature du traité de Westphalie. C’est une fête merveilleuse, où tous les enfants qui ont dix ans sont transformés en messagers de la paix. Ils viennent à cheval, il sont 1 500, ils traversent toute la ville. Osnabrück a vraiment changé. Il y a de petits Osnabrückois noirs, turcs, roms. Ils célèbrent ce traité, qui fonde l’Europe, un traité de paix après trente ans de guerres de religion, et signé à Münster et Osnabrück en 1648. C’est alors que les Osnabrückois décidèrent que leurs princes gouverneurs seraient successivement un évêque catholique et un évêque protestant. Ils étaient la ville de la paix. Après la coupure du nazisme, cette règle a été rétablie, c’est redevenu la ville de la paix.
Est-ce qu’il y aura un prochain livre sur Osnabrück ?
Je n’en sais strictement rien. Je ne commande ni les rêves ni les livres. Le livre arrive ou pas, peut-être qu’il n’y en aura jamais. Parfois je me dis, et celui-ci est-il le dernier ? Ah, peut-être, qui sait ?