Giuseppe Penone : « Je n’ai jamais séparé l’homme de la nature »
Depuis Continuerà a crescere tranne che in quel punto, son œuvre inaugurale de 1968, Giuseppe Penone s’est illustré dans la sculpture, la performance, la peinture, l’installation, faisant de la nature — les troncs, les feuilles, les branches — son matériau de prédilection. Aussi, l’ambition de l’exposition Sève et pensée, pour cette carte blanche laissée en ce moment à l’artiste à la BnF, vise moins à embrasser l’étendue de la carrière de Penone qu’à faire honneur à l’une des grandes réflexions qui guide plus de cinquante années de son travail.
Il y est question du regard émerveillé, contemplatif, que l’homme continue de porter sur une nature qu’il sait malgré tout habitée par lui, anthropisée, et dépossédée de cette sauvagerie primitive que les romantiques lui reconnaissaient et dont le sublime accablait leurs sens. Penone élève ainsi la nature au paradoxe d’une étrangeté familière, au point où un autre avant lui avait reconnu des « forêts de symboles ». Le regard du Turinois suggère qu’il vit son aventure artistique avec la nature comme un compagnonnage, et que son commerce avec le monde végétal dépasse la simple ponction de matériaux bruts, « naturels » — une caractéristique de travail qui, selon le critique Germano Celant, rattachait Penone au mouvement de l’arte povera.
Sève et pensée, pièce maîtresse dans l’exposition éponyme, déploie un texte qui court sur près de trente mètres et que Jean-Christophe Bailly a traduit ultérieurement de l’italien vers le français. Penone n’est pas coutumier du mot, dont la valeur ici flotte quelque part entre le signifiant et le signifié : ces lignes compliquées qui tiennent davantage du dessin que du texte, se révèlent progressivement comme une écriture vagabonde inspirée par la marche en forêt, comme le jet peu discipliné d’une méditation sur l’art, la nature, la vie. Il faut voir la pièce pour la comprendre : le texte, écrit sur une toile de lin frottée à la feuille de sureau contre un tronc d’acacia, dialogue avec la marque de l’écorce d’acacia qu’empreint le résidu végétal du frottage de la feuille. De matériau cru, le mot se fait texte, puis pensée, sève enfin comme il s’allie à ce circuit vert, à la ligne serpentine du sureau ; un entrelacs où s’épousent nature et culture.
Ce mode d’apparition d’une pureté végétale, par impression et comme en négatif, s’était déjà manifesté dans d’autres œuvres de Penone faisant surgir de blocs de bois émondés, polis, l’arbre matriciel dont ces blocs furent extraits. La grande sculpture aux formes d’orgues basaltiques qui tapisse l’un des murs de l’espace d’exposition rappelle cette période de l’œuvre de Giuseppe Penone. On tirera le parallèle jusqu’à mentionner dans la salle les photographies de Rovesciare i propri occhi, une performance de 1970 où Penone s’était privé de la vue en plaçant sur ses yeux des lentilles de contact en miroir — déjà ce souci d’interroger la délimitation incertaine des choses, et, jusqu’à soi-même, de piéger des formes dans leur propre négatif.
L’exposition met également en scène comment la trace, dans cet immense espace d’archives qu’est la Bibliothèque nationale de France, qu’elle soit marque, tâche, ou empreinte, demeure fluide, menue relique dans un monde coulant, et précaire : preuve d’un passage, mais qui viendra elle aussi à passer. On pense ici à la pièce centrale Sève et pensée, où l’impression fragile du sureau équivaut à la fugacité des pensées consignées sur le lin, à Leaves of Grass où les empreintes digitales des lecteurs de la première édition du classique de Whitman se mêlent à celles laissées par le poète, ou encore aux œuvres de Penone qui, sur tout un pan de mur, prolongent au moyen d’encre de Chine une empreinte digitale en trace ondulatoire.
Monumentalité, complicité, fluidité : en définitive, l’humain n’est jamais rien devant la nature, comme il n’est jamais seul en sa compagnie. Lui pose sur elle un regard émerveillé mais jamais subjugué, frappé mais non écrasé. BT
Vous accordez beaucoup d’importance au dialogue entre vos œuvres et le lieu dans lequel elles sont exposées, que l’on pense au Château de Versailles, à la cour du Palais des Études des Beaux-Arts ou au Palais d’Iéna. Votre travail souligne notamment la monumentalité de ces lieux. Comment avez-vous approché les immenses volumes de la BnF ?
L’espace d’exposition de la BnF est très austère dans ses volumes. Sa structure forte et régulière nécessite une intervention si l’on veut l’adapter à la vue de petits objets. Avant l’exposition, je n’ai pas eu la possibilité de voir l’espace dégagé, et j’ai imaginé la disposition sur le plan, les dessins et quelques photos du lieu. J’ai organisé l’espace principalement autour de trois œuvres : A occhi chiusi (Les yeux fermés), Sève et pensée, Alberi libro (Arbres-livre). Sève et pensée est devenue l’œuvre qui, avec sa forme longue et fine et le tracé de l’écriture, suggère le parcours dans l’espace. Il y a donc une perception monumentale de l’espace, mais l’écriture menue qui court autour du frottage de l’arbre oblige le visiteur à une approche intime avec l’œuvre.
Un autre point de dialogue entre Sève et pensée, et le lieu qui l’abrite touche bien sûr à la fonction de la BnF comme bibliothèque. Comment cette fonction contribue-t-elle à l’exposition ? Je pense notamment à un contexte chargé d’archives, et aux efforts déployés pour les conserver, quand votre œuvre s’est intéressée à la trace, à l’empreinte, qu’on laisse fugacement et malgré nous. Peut-être est-ce dans l’une des plus petites pièces de l’exposition, Leaves of Grass, que cet écart est interrogé.
Exposer dans un lieu dont la mission est la préservation de 40 millions de livres est une occasion extraordinaire. Je pense aux innombrables pensées que les pages de ces livres conservent au fil du temps, un univers de la pensée humaine. À ces innombrables réflexions, j’ai ajouté les miennes, qui devaient suggérer le flux ininterrompu de l’imagination que chacun de nous produit tout au long de sa vie.
Leaves of Grass est justement une série d’œuvres où les pensées, les mots, lorsqu’ils sont prononcés à haute voix, deviennent des souffles, et les souffles nourrissent les feuilles qui sont semblables aux empreintes digitales que nous dispersons tout au long de notre vie par le toucher dans l’espace qui nous entoure. Il s’agit d’une œuvre qui indique le contact physique des mains avec le livre : le livre s’ouvre et se ferme comme une main, le même geste que l’auteur du livre a fait et que ceux qui le consultent répètent.
Les matériaux que vous utilisez ne sont jamais choisis par hasard et leurs qualités intrinsèques donnent sens à vos œuvres. Le bronze, par exemple, vous intéresse pour sa malléabilité, pour la façon dont il vieillit comme une substance organique, le marbre pour de nombreuses autres raisons, et je sais par ailleurs que des artistes utilisent le liège car l’extraction de l’écorce ne blesse pas le chêne qui la produit. Pourquoi avoir choisi ces matériaux : le lin, l’acacia, la feuille de sureau ?
Le lin est un tissu végétal très résistant qui ne pourrit pas ; l’acacia est un arbre qui peut pousser verticalement avec peu de branches ; les feuilles de sureau sont d’un vert très intense et persistant. Ces matériaux convenaient pour une œuvre longue et fine autour de laquelle écrire à l’encre de Chine le flux des mes pensées.
Dans le texte que vous avez écrit sur ce long rouleau et que Jean-Christophe Bailly a traduit, vous formulez une critique des œuvres qui s’appuient sur la narration. Celle-ci serait un poids car elle orienterait trop le regard dans un certain parcours. Sève et pensée est pourtant une pièce très orientée et le texte, qui n’est pas un matériau si fréquent dans votre travail, réintroduit bien une narration. Quel est le statut du texte dans cette pièce ? Est-ce une métaphore de la fluidité, une sève de la pensée ?
La première chose à dire est que le texte que j’ai écrit sur Sève et pensée se développe avec l’automatisme de la pensée, qui n’est pas nécessairement cohérente, elle peut être contradictoire comme cela arrive souvent dans la succession des idées, alors que la narration dans l’écriture et dans l’image visuelle est une autre chose. Dans l’image visuelle, un excès de détails peut nuire à la force de l’ensemble, et il n’y a généralement pas de succession temporelle dans l’observation de l’œuvre, ce qui est fondamental dans l’écriture. Dans le cas spécifique de Sève et pensée, le texte a la valeur de lignes entourant le tronc de l’arbre comme ses anneaux de croissance. L’écriture et la langue entravent la lecture du texte, qui prend une forme matérielle plutôt que narrative, créant un parallèle entre la circulation des fluides vitaux dans les plantes, mais aussi dans nos corps, et le flux irrépressible de nos pensées.
Dans le même texte, vous mettez en garde les œuvres qui véhiculent des jugements moraux. Pourtant on devine bien un engagement moral dans votre propre travail, une attitude déférente vis-à-vis de la nature. Par exemple, vous travaillez toujours avec des arbres morts — en tout cas vous ne déracinez pas sciemment des arbres pour vos créations. Comment qualifiez-vous cette invitation à la contemplation de la nature si ce n’est pas une posture morale ?
Quand je parle de moralisme au cours de mon texte, je fais principalement référence à l’aspect rhétorique et conventionnel que cette idée peut revêtir dans l’art. Dans mon travail, je trouve inutile de détruire la vie d’un arbre si je peux trouver l’équivalent sur le marché, mais j’y vois plus un choix logique qu’un choix moral.
Cet émerveillement devant la nature, sa contemplation, procède d’une vision naturaliste, fondée sur la reconnaissance d’une séparation entre nature et culture, qui semble largement occidentale. Est-ce que la figure de l’arbre dans d’autres cultures — Philippe Descola dirait ici dans d’autres « ontologies » — a aussi pu vous intéresser, vous inspirer ?
Je n’ai jamais séparé l’homme de la nature depuis mes premières créations. Ma sculpture est née d’un contact physique, animal, avec l’être-arbre qui réagissait à mon contact dans sa croissance. Le choix du végétal comme matériau pour l’exercice de la sculpture soulignait le fait que le matériau avait une vie propre et que l’œuvre devait en tenir compte pour acquérir sa propre vitalité autonome. Pour moi, l’arbre est un être vivant avec un souffle différent du mien. J’ai toujours exclu son symbolisme de mon travail. C’est dans le même esprit que j’ai abordé les autres matériaux que j’utilise dans mon œuvre.
Votre œuvre souligne notamment que même l’arbre, symbole de permanence, de stabilité, de solidité, est figure de fluidité, de fragilité… Le musée des Offices de Florence, au contraire, passe pour un lieu de permanence absolue, une institution qui devrait durer pour toujours… Comment avez-vous abordé un lieu comme celui-ci dans lequel une de vos expositions, en dialogue avec les très anciennes collections du musée, vient de se terminer ?
Exposer aux Offices a été à la fois une opportunité et une expérience importante. Mettre mon travail en dialogue avec les œuvres des plus grands artistes italiens du passé a été un privilège extraordinaire, malgré toutes les difficultés et les limites que présentent les espaces du musée de Florence.
Il est vrai que toutes les institutions ont un désir de permanence, mais la réalité historique et physique du monde contredit ces aspirations, et l’arbre, peut-être en raison de son apparence de stabilité et de durée, même si sa nature est fluide, peut en être un symbole. J’ai choisi des œuvres qui me semblaient pouvoir établir un dialogue avec les thèmes des œuvres du passé, thèmes qui sont toujours les mêmes dans l’art : la surprise de la matière, la lumière, les couleurs, la vitalité des matériaux et du geste, l’illusion de la vie.
Plus généralement, est-ce que le musée et le rythme des expositions sont des espaces-temps qui vous conviennent bien ? Je pense à l’inverse aux expositions en plein air, comme dans les jardins de Versailles, ou à des formes d’art plus solubles dans l’espace public et plus permanentes comme l’art public ou certaines initiatives relevant de l’art social.
Les rythmes des expositions ont marqué mon travail depuis le début. Leur mérite est d’obliger l’artiste à vérifier continuellement ses œuvres au fil du temps, mais c’est comme travailler toujours en public, sans la concentration et le temps nécessaires pour développer de nouvelles créations. Cela peut conduire l’artiste à exposer les mêmes œuvres ou des variantes, ou à mettre en scène l’œuvre en produisant des événements spécifiques pour l’exposition afin de maintenir l’attention du public. Les installations en plein air, temporaires ou permanentes, sont différentes. Dans ce cas, l’œuvre dialogue avec tous les éléments de l’environnement dans lequel elle se trouve, et la concentration sur ses contenus, facilement identifiables dans un contexte muséal parce qu’ils sont liés au dialogue sur l’art, souffre, et les aspects et contenus plus génériques, liés au lieu et à la culture dans lesquels l’œuvre a été conçue, sont plus évidents. L’avantage est la compréhension de comment l’œuvre peut apparaître dans le futur. L’exposition de Versailles, avec son public international, m’a donné le sentiment d’une vérification de l’œuvre dans le temps et dans l’espace.
La nature sauvage n’existe presque plus en France, et tout paysage témoigne à sa façon du passage de la main humaine. L’émerveillement devant la nature n’est-il donc pas toujours un peu corrompu ? Est-ce cette image fantasmée d’une nature sauvage et inextricable que vous essayez de raviver, ce qui fonctionne très bien dans Verde del Bosco notamment ?
C’est vrai que la nature comme ensemble d’existences indépendantes de l’homme n’existe presque plus, mais si nous considérons que l’homme aussi est nature et que sa présence et ses actions aussi sont naturelles, alors nous avons une présence forte et surprenante de la nature. L’émerveillement à son égard reste inchangé même s’il est altéré par l’homme. La nature qui apparaît dans mon travail est une nature qui a été touchée par la main de l’homme. Les œuvres auxquelles vous faites référence (les Verts du bois) sont des frottages réalisés en frottant des feuilles sur un tissu placé sur troncs d’arbre.
Cet automne a marqué le retour de la Fiac à Paris : quelle situation percevez-vous aujourd’hui pour l’art contemporain en sortie de pandémie, et notamment pour les jeunes artistes que vous avez longtemps fréquentés comme professeur ? Qu’en est-il en particulier dans un pays comme l’Italie, fortement touché par la pandémie, et dans lequel l’art contemporain ne semble pas être une priorité ?
Bien que l’art anticipe la compréhension de l’évolution des temps, il n’est jamais une priorité, apparemment. La pandémie est un événement mondial qui a touché tous les pays et que, je crois, tout le monde aimerait oublier rapidement. C’est ce désir, né d’une euphorie vitale, que je vois dans les œuvres et les manifestations artistiques d’aujourd’hui. L’interruption des activités publiques n’a pas arrêté l’art, au contraire, elle a été un moment de réflexion sur son contenu et sa fonction, dont les résultats apparaissent et apparaîtront fortement dans les prochaines années.
Sève et pensée, Giuseppe Penone, Bibliothèque nationale de France, jusqu’au 23 janvier 2022.