Cinéma

Apichatpong Weerasethakul : « Tout est dans la présence »

Journaliste

Tourné en Colombie où il a réuni Tilda Swinton et Jeanne Balibar, Memoria a reçu le prix du jury à Cannes en juillet dernier. À quelques jours de sa sortie sur les écrans et avant que ne se termine « Periphery of the Night », l’exposition qu’il a conçue pour l’Institut d’Art Contemporain de Villeurbanne, Apichatpong Weerasethakul évoque avec minutie ses pratiques artistiques multiples.

Cela s’est passé l’été dernier. Il était environ 17h45 ce 15 juillet, le 74e Festival de Cannes allait bientôt se terminer, et le générique de Memoria, le nouveau film d’Apichatpong Weerasethakul, finissait de défiler sur l’écran géant du Grand Auditorium Lumière, la salle la plus vaste du Palais des festivals. Saluant le réalisateur, ses interprètes et de son équipe, les applaudissements ont été immédiatement très nourris, ce qui n’a rien de rare à la fin de la présentation d’un film en compétition officielle.

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Plus inhabituelles sont bientôt apparues l’intensité et surtout la durée de l’ovation, qui semblait ne plus vouloir s’arrêter. Le public saluait un film magnifique, bien sûr, mais c’était aussi comme si, en ce moment si particulier où le cinéma esquissait une renaissance après la longue immobilisation due au Covid, tous les présents, artistes, professionnels, officiels du Festival, critiques, spectateurs en tous genres célébraient une très haute idée de ce que peut être un film, sa richesse, son ambition, sa délicatesse, son étrangeté et sa pertinence. Tandis que le toujours discret « Joe » Weerasethakul frémissait d’embarras d’être l’objet d’une telle ferveur, on put songer alors, aussi étrange que cela puisse paraître, que cette communauté s’applaudissait aussi elle-même, applaudissait l’ensemble des conditions qui rendent possible l’existence d’une œuvre aussi remarquable que Memoria – les festivals et la présence d’un public faisant partie de ces conditions.

Mais incontestablement, ce moment exceptionnel rendait aussi justice à une œuvre exceptionnelle. Avec Memoria, nouveau temps fort dans l’œuvre du cinéaste et artiste visuel thaïlandais consacré à Cannes avec la Palme d’or d’Oncle Boonmee en 2010, l’auteur de Blissfully Yours, de Tropical Malady, de Syndromes and a Century et de Cemetery of Splendour, également concepteur de grandes propositions muséales, dont « Periphery of the Night » qui se tient à l’Institut d’art contemporain de Villeurbanne jusqu’au 28 novembre, venait d’offrir une inoubliable expérience de cinéma. À Bogota, puis dans la campagne colombienne, au fond d’un tunnel et dans une petite ville, le film accompagne le fascinant voyage de Jessica, interprétée par Tilda Swinton. Jessica est hantée par la souffrance de la perte d’un être cher, et elle éprouve ce curieux syndrome d’entendre des explosions, qui se produisent peut-être seulement dans sa tête, et peut-être dans le monde, sans que quiconque paraisse s’en apercevoir. Une succession de rencontres va lui donner accès à d’autres dimensions spirituelles. C’est aussi ce qui est arrivé à chacun des spectateurs cet après-midi là, et ce à quoi invite l’immersion dans cette formidable mobilisation des puissances du cinéma qu’est le neuvième long métrage de cet artiste visionnaire et sensuel, au plus près des enjeux de notre temps. J.-M. F.

Comment décririez-vous les origines de Memoria ?
Elles sont anciennes. Pendant longtemps, il ne s’agissait que d’idées, concernant différents personnages, mais de manière assez dispersée. Le film a pris forme lorsque j’ai été invité dans la ville de Carthagène, en Colombie, pour le festival du film en 2017, où presque tous mes films ont été montrés. Je n’étais pas à l’aise, j’avais l’impression de participer à un hommage posthume, il y avait quelque chose de funèbre, ce à quoi j’ai cherché à échapper en partant voyager. J’ai circulé dans tout le pays, Bogota, Cali, etc., mais aussi des petites villes, dans la campagne, la forêt, et j’ai senti que c’était comme une renaissance. J’ai donc commencé à écrire, en me basant sur mes rencontres avec différentes personnes, notamment des artistes. Je me sentais plus proche des artistes que des cinéastes quand j’étais là-bas, sauf à Cali où il y a une forte communauté de cinéma. Et pendant le processus d’écriture, j’ai eu l’idée d’utiliser ce syndrome que j’ai depuis longtemps, celui d’entendre des sons dans ma tête, comme des explosions.

À Carthagène, vous aviez aussi rencontré quelqu’un qui semble avoir été une source d’inspiration pour plusieurs aspects du film.
Oui, il s’appelle Joseph, il est français, il a beaucoup voyagé en Asie, mais il était en Colombie à ce moment-là, puis il est retourné en Thaïlande où il vit actuellement. C’est un homme tellement étrange, qui semble se souvenir de tout, et qui ne peut jamais dormir. Je l’ai vu comme un extraterrestre exilé sur terre. Il a inspiré le personnage nommé Hernán dans le film.

Vous partez donc de situations ou des personnes réelles, mais sans relations entre elles. Comment transformez-vous ces éléments en une fiction cohérente ?
Cela se produit peu à peu durant le long processus d’écriture. Le scénario est assez détaillé, avec beaucoup d’éléments factuels, y compris des croquis, des documents photographiques, des vidéos, des story-boards[1]. Mais in fine il s’agit de réduire, de retirer des choses. C’est ce qui permet au film dans son ensemble de prendre forme. Lorsque j’écris les composantes du film, c’est en rapport avec des êtres existants, principalement des lieux, mais aussi dans ce cas, Tilda. Nous nous connaissons bien, depuis longtemps. Je savais dès le départ qu’elle serait dans le film, qui est en grande partie basé sur elle, sur la façon dont je la vois, sur ce que je sais qu’elle peut incarner, et aussi sur sa volonté d’en faire partie, ce dont nous avions longuement discuté durant toutes ces années d’amitié. J’imaginais des scènes, des situations déterminées par elle avant même de savoir où cela se passera, comment elle sera habillée, qui sera avec elle dans la scène.

Vous voulez dire que les lieux de tournage ainsi que l’actrice principale et le personnage sont déjà prêts avant que le scénario ne soit écrit ?
Pour l’essentiel, oui. Le scénario était en fait beaucoup plus complexe, avec plus de rêves, y compris un rêve dans un rêve, plus d’explosions, plus de scènes avec l’archéologue française que rencontre Jessica, et qu’interprète Jeanne Balibar. J’ai donc dû faire beaucoup de choix pour arriver à la forme du film tel qu’il est maintenant. Mais j’aime aussi ajouter des éléments que je découvre pendant les répétitions ou le tournage. Par exemple, l’explosion du pneu du bus s’est réellement produite, et nous l’avons ajoutée dans le film.

Ce processus de réduction est actif pendant l’écriture, pendant le tournage, par rapport à ce qui était écrit dans le scénario achevé, et aussi pendant le montage.
C’est vrai, c’est vrai. Je tourne beaucoup. Il y a des scènes qui ne sont pas dans le montage final et qu’il était crucial de filmer de toute façon. Le tournage lui-même est un processus organique qui exige de passer par diverses situations. Et ensuite, il faut déterminer ce qui doit rester dans la version finale, et ce qui devra être là différemment, pour habiter le film même sans le montrer explicitement.

Ce qui n’est pas dans le montage final peut aussi exister différemment : à la différence de la plupart des autres cinéastes, vous avez également la possibilité d’utiliser le matériel filmé qui n’est pas intégré à la version finale du film dans une œuvre présentée à une galerie d’art ou un musée, puisqu’on retrouve dans les expositions que vous concevez beaucoup d’éléments venus de vos films.
Oui, mais je ne m’y attends pas, ce n’est jamais prévu de cette façon. Ces choix se font après coup. Surtout dans ce film, il aurait été totalement impossible d’anticiper, car les scènes s’influencent mutuellement, une scène rend soudainement une précédente absolument nécessaire ou, à l’inverse, superflue. Le montage de Memoria a été de loin le plus difficile que je n’ai jamais connu, il était vraiment ardu de trouver l’équilibre entre ce qui est montré et ce qui ne l’est pas.

Le fait que vous ayez également une formation d’architecte a-t-il un effet sur votre manière de travailler, sur votre façon de construire vos films ?
Hum… Je ne pense pas. Pas en ce qui concerne le tournage et le montage en tout cas, mais peut-être un peu pendant le processus d’écriture du scénario. Surtout en pensant en termes d’échelles, et de circulations. Mais je pense vraiment à ce que je fais plus un film comme un voyage que comme un bâtiment.

Peut-on dire que la pandémie vous a aidé, ou même forcé à consacrer plus de temps au montage ?
Memoria devait être présenté au Festival de Cannes 2020 et, oui, ce fut une sorte de soulagement lorsque nous avons appris qu’il devait être reporté d’un an, car nous avons pu travailler davantage, mais surtout sur la conception sonore et l’étalonnage. Le montage lui-même était terminé à ce moment et je n’y ai pas retouché.

Dans quelle mesure une comparaison entre la Thaïlande et la Colombie aurait-elle un sens pour vous ?
Je n’ai jamais eu l’impression d’utiliser la Colombie comme une métaphore de la Thaïlande. J’étais vraiment connecté avec ce pays, d’autant plus que la plupart de l’équipe était colombienne. Ils m’ont beaucoup aidé à établir un lien avec les endroits où nous tournions, avec l’histoire de la région, ils ont certainement influencé la façon dont j’ai dépeint des situations et des relations spécifiques, au-delà de la présence réelle d’objets et de lieux. La langue est également très importante ici. Je ne parle pas vraiment espagnol même si j’ai quelques notions, donc les membres de l’équipe colombienne ont joué un rôle décisif à cet égard. J’avais écrit le scénario en anglais, en partie en Thaïlande et en partie en Colombie, mais tout cela devait être « digéré » en espagnol.

Comment le fait d’être un étranger en Colombie a-t-il affecté votre façon de travailler ?
Cela a certainement changé ma position en tant que réalisateur, et je pense que cela a été finalement très fructueux, même si parfois cela prend plus de temps et plus de travail. Mais, au-delà des questions de langues ou de différences culturelles, ce à quoi je peux encore m’identifier de manière directe, ce sont les silences, les rythmes, traiter cet aspect comme de la musique, alors je me suis concentré sur cela.

Et le fait d’avoir des personnages principaux non colombiens, joués par Tilda Swinton et Jeanne Balibar, a pu créer des effets spécifiques.
Exactement ! Le look même de Tilda est déjà un élément perturbateur dans ce contexte, cette grande femme blanche, très pâle et blonde qui marche dans les rues de Bogota a l’air vraiment surréaliste, il est évident qu’elle n’est pas à sa place. Comme moi, elle est manifestement étrangère. Avant le tournage, j’ai rencontré le producteur de Ciro Guerra, qui m’a dit que mon projet ne pouvait pas marcher, que ça ne marche jamais quand on place un acteur dans un environnement totalement différent, où il ou elle n’a pas du tout sa place. J’ai pris son avertissement au sérieux et j’ai essayé de le développer.

Diriez-vous que la façon de jouer de Tilda Swinton, de Jeanne Balibar mais aussi des acteurs colombiens est différente de vos expériences précédentes avec des acteurs thaïlandais ?
Oui, parce que les acteurs avec lesquels j’ai travaillé en Thaïlande interprétaient des personnages très proches d’eux-mêmes. Nous utilisions généralement leurs vrais noms, je connais leur histoire. La plupart du temps les films se développent à partir de leur histoire personnelle. Memoria est différent, j’essaie de me connecter à quelque chose de plus abstrait, au deuil, à des réminiscences du personnage de Jessica Holland dans I Walked with a Zombie, le film réalisé par Jacques Tourneur en 1943[2]. La relation entre les personnages et les acteurs est donc très différente. Nous avons accordé beaucoup d’attention, Tilda et moi, à la construction du personnage, principalement à travers son langage corporel, à travers de minuscules détails dans les gestes et les expressions du visage. La vraie Tilda Swinton est très différente de Jessica. Il y a aussi une différence de vitesse, les acteurs thaïlandais se déplacent généralement beaucoup plus lentement, tandis que Tilda ou Jeanne bougent assez rapidement. Nous avons modifié cela en fonction des situations et de la définition des personnages. Dans le film, Tilda a une présence qui n’est pas tout à fait naturelle, aussi parce que le son de sa voix n’est pas parfaitement synchronisé, afin de créer un léger sentiment d’étrangeté.

Vous connaissez Tilda Swinton depuis longtemps, mais qu’en est-il de Jeanne Balibar ?
Nous sommes devenues amis ici, au Festival de Cannes, en 2008, lorsque nous étions tous deux membres du jury du Festival. Mais le travail avec les deux actrices a été très différent. Tilda est extraordinairement malléable, elle est comme de l’eau, mais Jeanne est très solide, elle est vraiment elle-même. Je ne peux l’imaginer qu’à Paris – la façon dont elle bouge, la façon dont elle fume. Au début, c’était un peu difficile, mais à la fin, je me suis dit : « Ok, je vais suivre Jeanne. Je vais travailler avec Tilda pour sculpter cette Jessica, et juste laisser Jeanne être Jeanne ».

Pendant le processus d’écriture, montrez-vous ce que vous faites à d’autres, en discutez-vous avec des interlocuteurs ?
La seule personne à qui je montre toujours mon travail en cours est mon producteur, Simon Field[3]. Nous en parlons beaucoup. Il connaît très bien mon travail, ses commentaires m’aident. Beaucoup plus tard, j’ai montré le scénario à Tilda, lorsque nous nous sommes rencontrés à Doha où nous étions tous deux invités, puis elle est venue en Thaïlande. Nous avons beaucoup parlé de son expérience de la perte – son père venait de mourir. Nous avons également parlé de cette expérience sonore, les « bangs », qui joue un rôle majeur dans le film. Elle est très intéressée par les phénomènes biologiques, et, parmi eux, par la place spécifique de l’auditif dans notre relation au monde. Mais avec elle, la véritable collaboration a commencé lorsqu’elle est arrivée à Bogota pour le tournage. Entre-temps, rentrée chez elle en Écosse, elle avait beaucoup travaillé sur son style, elle avait accepté de laisser pousser ses cheveux bien qu’elle ne les aime pas, elle continuait à m’envoyer des photos. Et elle a appris l’espagnol.

De quoi parlez-vous avec elle ?
Nous n’avons jamais discuté des motivations du personnage, ni de l’explication psychologique. Durant la préparation, les personnes chargées des costumes ou des accessoires posaient des questions comme : quand son mari est-il mort ? A-t-elle des enfants ? Quel type de voiture elle conduit ? Et je répondais : Je ne sais pas. Je m’en moque. Et Tilda avait la même attitude, c’est ce que j’aime chez elle. Tout est dans la présence, pas dans des chaînes d’explications.

Au générique, à côté de Simon Field et de sa société Illumination Films, on voit plusieurs noms de personnes ou d’entités impliquées dans la production de votre film, par exemple le producteur français Charles de Meaux, présent à vos côtés depuis longtemps, mais aussi le cinéaste chinois Jia Zhang-ke, également producteur, dont la présence est nouvelle. Participent-ils dans une certaine mesure au processus de création ?
Pas vraiment. Charles de Meaux est une personne à laquelle je tiens beaucoup, et il m’aide dans le processus de financement, mais pas beaucoup sur le contenu : il trouve toujours excellent ce que j’écris (rires). À propos de Jia Zhang-ke, après Cemetery of Splendor en 2015, il a dit qu’il était prêt à m’aider pour tout ce que je ferais ensuite, et il m’a vraiment soutenu. Nous avons parlé plusieurs fois, nous avons aussi eu une discussion publique pendant le Festival du film de Shanghai, mais il n’a pas du tout interféré dans le processus créatif.

Plus généralement, avez-vous souvent des discussions avec des cinéastes ? Y a-t-il des échanges, ou des films contemporains qui vous inspirent ?
Pas vraiment. Je me concentre surtout sur mon propre travail. J’ai peu de relations avec d’autres cinéastes, sauf peut-être avec les jeunes. Je suis plus inspiré par les livres. En ce moment, je lis beaucoup Mishima, je suis très attiré par lui, j’ai relu ses quatre derniers livres, qui traitent en grande partie de la réincarnation.

Voilà qui est inattendu ! On a hâte de voir les effets sur vos prochaines œuvres. Pour en revenir au processus de production, au générique de Memoria figure aussi, évidemment, le nom de la société Kick the Machine. Pouvez-vous dire de quoi il s‘agit ?
Il s’agit de moi. Au début, quand j’ai créé cette structure, je voulais qu’elle aide à l’existence d’autres films conçus hors du système industriel. Elle a contribué à l’organisation de festivals de films expérimentaux, il y a longtemps, mais maintenant il ne s’agit presque plus que de mes projets. Je soutiens également mon assistant, Sompot Chidgasornpongse, dont le deuxième long métrage est en cours de production, et il y a aussi un projet de Lee Chatametikool, mon monteur. Donc occasionnellement, Kick the Machine peut être utile à d’autres, mais pour l’essentiel il s’agit de soutenir mon travail. Depuis un certain temps, j’ai entrepris de créer un atelier là où je vis, dans la ville de Chiangmai, avec un endroit pour projeter des films devant un public. Mais c’est très lent à mettre en place. Je ne suis pas quelqu’un qui peut être à la fois impliqué dans la réalisation de films et d’installations, en produire d’autres, enseigner, etc. Au début, Kick the Machine était censé permettre de faire tout ça, mais j’ai besoin de faire une chose à la fois. Donc faire vivre ce genre de structure à buts multiples est vraiment lent.

Pourquoi l’avez-vous appelée Kick the Machine ?
À la fin des années 1990, je travaillais avec mon ami pour ouvrir un espace artistique alternatif, où nous organisions des projections hebdomadaires. Le projecteur avait souvent besoin d’un choc pour commencer à fonctionner, alors j’ai appelé l’événement Kick the Machine – pour moi, cela signifiait principalement « allumer le projecteur », « allumer la lumière », même si on peut aussi entendre « kick the establishment » ou « hit the system ». Quand j’ai créé une entreprise, j’ai gardé le nom.

Vous avez dit que vous prévoyez d’ouvrir une salle de cinéma…
J’ai déjà un lieu de projection dans ma maison à Chiang Maï, qui peut accueillir 30 personnes. Un jeune programmateur y travaille, il sélectionne les films et organise les projections. Nous nous concentrons sur les documentaires et avons récemment proposé un bon programme des œuvres d’Ogawa[4], en collaboration avec la Japan Foundation. Je veux vraiment développer et stabiliser tout cela, c’est en train de se faire, petit à petit.

Revenons au tournage de Memoria. La majorité de votre équipe était colombienne, dans quelle mesure cela a-t-il modifié votre travail ?
Mon assistant, Sompot Chidgasornpongse, et Sayombhu Mukdeeprom, mon directeur de la photographie, étaient avec moi les trois seuls Thaïlandais du film. J’étais donc un peu inquiet au début, mais tout s’est passé sans problème, car l’équipe colombienne et moi parlions la même langue, celle du cinéma, et ils connaissaient bien mon travail. À certains égards, c’était même plus confortable, car lorsque je tourne en Thaïlande, j’ai tendance à vouloir tout contrôler, et je sais comment résoudre les problèmes, alors je m’y implique. En Colombie, je sais que je ne peux pas m’occuper de tout. J’ai donc laissé ces problèmes à l’équipe, qui pouvait se charger de trouver le bon accessoire, le bon costume, etc. Je me suis concentré sur Tilda, sur la mise en scène et sur le travail avec le directeur de la photographie, c’est beaucoup plus simple pour moi.

Aviez-vous des références visuelles spécifiques pour ce film ?
Oui, j’ai été inspiré par cet artiste dont on voit les œuvres dans le film, dans la galerie d’art, Ever Astudillo, aujourd’hui décédé. Ses peintures et ses dessins sont très influencés par la photographie, et la composition est vraiment cinématographique, avec des effets de cadrage, de profondeur de champ, de composition de l’image perturbée par des présences intrusives, et une manière mystérieuse de donner place aux corps. J’ai été très attiré par tout cela. J’ai beaucoup parlé avec Sayombhu, le directeur de la photographie, et Angélica Perea, la décoratrice, de la manière d’importer une partie de sa palette dans le film.

Et bien sûr, il y a l’énorme et très impressionnant travail autour du son, à la fois l’enregistrement et le design sonore.
Oh oui, c’est beaucoup de travail. C’est ce qui m’inquiétait le plus, car d’habitude j’anticipe de manière très détaillée le travail sur le son, en relation étroite avec mon ingénieur du son, Akritchalerm Kalayanamitr. Mais dans ce cas, il n’y avait pas de budget pour le faire venir de Thaïlande, alors j’ai travaillé avec un nouveau gars, Raul Locatelli, qui a fait les films de Carlos Reygadas, et qui utilise son propre équipement, différent de celui auquel je suis habitué. Raul était très inquiet que je ne sois pas satisfait, il a donc beaucoup enregistré, et c’était génial parce qu’au final, de retour à Bangkok, nous avions un matériel gigantesque avec lequel travailler. Au départ, nous devions faire la post-production sonore au Mexique, mais cela n’a pas été possible à cause du Covid. Finalement, cela s’est avéré être une meilleure option, car j’ai pu passer beaucoup de temps dans cet endroit que je connais bien, le Kantana Studio, avec tous ces sons à partir desquels je pouvais travailler. C’était presque comme si je faisais un nouveau film. Le résultat est vraiment une composition, avec des réminiscences d’autres sources sonores que celles du tournage, notamment de Thaïlande. On entend aussi la première voix humaine jamais enregistrée, la chanson française Au clair de la lune, mais retravaillée, et présente de façon quasi-subliminale dans le film.

Vous utilisez également des effets spéciaux numériques, avec une apparition « surnaturelle », d’une manière totalement nouvelle pour vous.
Je ne le vois pas comme si c’était nouveau, déjà dans Tropical Malady, l’homme et le tigre, pour moi, n’existent pas, ils sont comme des traces de mémoire flottant dans le vent. C’est un peu la même chose dans Memoria, où on perçoit des voix presque indétectables, où Jessica parle avec son père, ouvrant la possibilité de cette vision. Visuellement, elle est alimentée par mes propres souvenirs de bandes dessinées ou d’illustrations de livres de science-fiction. La vision qui apparaît est pour moi totalement organique, elle émerge de la situation même si elle n’est bien sûr pas « naturelle » selon le sens commun.

Ce moment surnaturel surgit au cours d’un film qui, jusqu’à présent, était plutôt réaliste. Rien d’impossible ou de considéré comme relevant du fantastique ne se produisait, d’où un effet très fort.
Je vois ce que vous voulez dire, mais pour moi, Jessica elle-même est un effet spécial, Tilda est le principal effet spécial dans Memoria. Comme elle est présente dans presque toutes les images du film, tout ce qui est étrange peut aussi arriver, elle le permet.

Les explosions que Jessica entend peuvent également faire référence à des situations politiques, notamment en Colombie. Était-ce censé être perçu de cette façon ?
Je ne voulais pas insister sur ce point, bien que cela en fasse évidemment partie. Nous avons tourné des scènes avec de vraies explosions, et des gens qui marchent au milieu d’elles sans réagir à ces explosions, mais je les ai ensuite retirées parce que je trouvais cela trop évident. Je ne voulais pas insister sur cet aspect, je préférais le garder en arrière-plan.

Il paraît que vous auriez aussi un projet sur la situation politique en Thaïlande.
Oui, mais ce sera une installation. En ce qui concerne le long métrage, je suis toujours intéressé par le sommeil, qui sera à nouveau au centre du prochain.

Mais nous savons combien les interconnexions entre vos travaux pour le cinéma et pour les galeries d’art sont riches. Au moment où se déroulait le Festival de Cannes venait d’ouvrir en France une grande exposition de vos œuvres d’art visuel, « Periphery of the Night ». Le visiteur de cette exposition reçoit un livret où l’on peut lire un texte de vous, un poème, qui donne son nom à l’exposition, et qui semble faire directement référence au film[5].
Il se rapporte effectivement au film. J’ai essayé de décrire le son que Jessica entend et les effets qu’il produit. Je voulais relier l’exposition à Memoria avec ce poème. D’autres œuvres présentées dans l’exposition sont également liées à Memoria, notamment une vidéo de Tilda endormie, Durmiente, qui est aussi en lien avec une autre œuvre de l’exposition, dans la même salle, que j’ai réalisée avec le compositeur Ryūichi Sakamoto, async – first light, montrant de nombreux amis chers endormis.

Comme on pouvait s’y attendre, il y a aussi d’autres œuvres où des personnes dorment dans cette exposition. Comment définiriez-vous l’idée générale qui l’organise ?
Je voulais essayer d’explorer la fine frontière entre le conscient et l’inconscient, et aussi la peur de la mort comme faisant partie du fait d’être en vie. J’ai réalisé qu’il y avait beaucoup d’œuvres dans mes archives qui se rapportaient à ce sujet. Parmi elles, il y a ces courtes vidéos, j’en montre 11 sous le titre Video Diaries 2001-2018, mais il y en a beaucoup plus, et je continue à en tourner deux ou trois chaque année.

Ensemble, ces 11 vidéos courtes sur 11 petits écrans construisent quelque chose de très grand et d’une unité mystérieuse.
Oui, comme l’intérieur d’une tête, c’est pourquoi dans la salle il y a aussi cette grande image de la tête d’un adolescent, avec quelque chose de démoniaque.

L’ensemble est très impressionnant. Tout comme est impressionnante une autre œuvre qui figure dans l’exposition, intitulée Fiction.
Oui, il s’agit d’enregistrer un rêve, un rêve que j’ai fait et que j’ai essayé de retranscrire, de le décrire exactement comme je l’ai vu, on voit le texte qui apparaît à l’écran mais ensuite il y a ces bugs qui viennent interférer avec l’acte d’écrire. C’est comme Tilda avec la musique dans Memoria. Dans l’installation vidéo, vous êtes amené à penser à des images, celles qui sont décrites sur l’écran, mais ensuite vous êtes distrait par des éléments de réalités physiques, des insectes. Et le rêve lui-même parle de la conscience. Et c’est un vrai rêve. Donc la circulation entre ces différents niveaux, ou états, peut se faire sans qu’un de ces niveaux soit considéré comme plus « réel ».

À la fin de la projection officielle de Memoria en compétition à Cannes, en réponse à cette immense ovation qui a accueilli le film, vous avez pris un micro et avez simplement dit : « Vive le cinéma ». C’est peut-être quelque chose que vous n’auriez pas dit il y a trois ans, on a l’impression en ce moment que le cinéma est en danger…
Vous avez raison. J’ai ressenti très fortement à ce moment-là l’importance de l’expérience collective. Le cinéma a tellement de formes, évoluant chacune à sa manière mais se faisant écho les unes aux autres, et la salle de cinéma est le vaisseau-mère de toutes ces potentialités. Pendant la projection, j’avais l’impression d’être vraiment à l’intérieur de ce navire, j’avais l’impression d’en faire partie avec le public. Ce que je voulais vraiment dire, c’est « longue vie à ce navire », avec le grand écran et le public, qui m’ont même fait découvrir mon propre film différemment qu’auparavant.

Vous êtes aussi un artiste qui explore les interférences entre projection cinématographique et exposition d’art, ce que vous faisiez notamment avec votre œuvre Fever Room[6].
Et maintenant j’essaie d’en faire une autre, encore une fois pour confronter les différents espaces que ces diverses procédures exigent, et génèrent.

Entretien enregistré à Cannes, le 16 juillet 2021.


[1] Lui aussi intitulé Memoria, un livre magnifique publié en anglais par les éditions Fireflies Press (Berlin) donne accès à un considérable ensemble de documents de travail (pages de scenarios, carnets, documents, photos de repérage et de tournage, dessins,…) ayant accompagné la création du film.

[2] Distribué en France sous le titre Vaudou, ce film situé aux Caraïbes raconte une histoire centrée sur la possible transformation en zombie d’une femme blanche nommée Jessica Holland, à laquelle le personnage joué par Tilda Swinton doit son nom.

[3] Ancien directeur du Festival de Rotterdam, le producteur britannique Simon Field a produit, outre des films de Tsai Ming-liang et de Mahamat Saleh Haroun, tous les films d’Apichatpong Weerasethakul depuis Syndromes and a Century en 2006, ainsi que les propositions de celui-ci pour les galeries et les musées.

[4] Le cinéaste japonais Shinsūke Ogawa (1935-1992) est considéré comme le chef de file d’un mouvement de cinéma documentaire engagé, au plus près des luttes étudiantes puis paysannes des années 1960-1990.

[5] A rubber band snaps on a drum
a loud bang
a metallic ball shatters a rock to pieces
liberating its memory
Smoke clouds over a burning ship
A tint of orange before nightfall
echoes a daybreak that looms like the face of a tiger

He turns towards the periphery of the night
With the eyes closed
I walk the dream

(Un élastique claque sur un tambour / une détonation / une balle métallique réduit un rocher en morceau / libérant sa mémoire / Des nuages de fumée au- dessus d’un navire en feu / Une teinte orange avant la tombée de la nuit / fait écho à l’aube menaçante telle la tête d’un tigre / Il se tourne vers la périphérie de la nuit / Les yeux fermés / Je parcours le rêve)

[6] Présentée notamment au Théâtre de Nanterre Amandiers en 2016 dans le cadre du Festival d’automne.

Jean-Michel Frodon

Journaliste, Critique de cinéma et professeur associé à Sciences Po

Notes

[1] Lui aussi intitulé Memoria, un livre magnifique publié en anglais par les éditions Fireflies Press (Berlin) donne accès à un considérable ensemble de documents de travail (pages de scenarios, carnets, documents, photos de repérage et de tournage, dessins,…) ayant accompagné la création du film.

[2] Distribué en France sous le titre Vaudou, ce film situé aux Caraïbes raconte une histoire centrée sur la possible transformation en zombie d’une femme blanche nommée Jessica Holland, à laquelle le personnage joué par Tilda Swinton doit son nom.

[3] Ancien directeur du Festival de Rotterdam, le producteur britannique Simon Field a produit, outre des films de Tsai Ming-liang et de Mahamat Saleh Haroun, tous les films d’Apichatpong Weerasethakul depuis Syndromes and a Century en 2006, ainsi que les propositions de celui-ci pour les galeries et les musées.

[4] Le cinéaste japonais Shinsūke Ogawa (1935-1992) est considéré comme le chef de file d’un mouvement de cinéma documentaire engagé, au plus près des luttes étudiantes puis paysannes des années 1960-1990.

[5] A rubber band snaps on a drum
a loud bang
a metallic ball shatters a rock to pieces
liberating its memory
Smoke clouds over a burning ship
A tint of orange before nightfall
echoes a daybreak that looms like the face of a tiger

He turns towards the periphery of the night
With the eyes closed
I walk the dream

(Un élastique claque sur un tambour / une détonation / une balle métallique réduit un rocher en morceau / libérant sa mémoire / Des nuages de fumée au- dessus d’un navire en feu / Une teinte orange avant la tombée de la nuit / fait écho à l’aube menaçante telle la tête d’un tigre / Il se tourne vers la périphérie de la nuit / Les yeux fermés / Je parcours le rêve)

[6] Présentée notamment au Théâtre de Nanterre Amandiers en 2016 dans le cadre du Festival d’automne.