Politique culturelle

Judit Carrera et Mathieu Potte-Bonneville : « Les musées ne peuvent s’isoler de la société »

Journaliste

Avec le programme « Cultures d’avenir », créant un réseau transnational de 25 étudiants imaginant des projets artistiques sur les grandes questions politiques de notre époque, le Centre Pompidou de Paris, le Centre de Culture Contemporaine de Barcelone et la Maison de la Culture du Monde de Berlin cherchent, avec le soutien de l’Office franco-allemand de la jeunesse, à reconnecter l’espace du musée à la société et à tout ce qui tremble en elle, de l’urgence environnementale à l’égalité et au respect entre les genres, de la lutte contre les discriminations au partage des savoirs.

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Porté par trois centres culturels européens – le Centre Pompidou de Paris, le Centre de Culture Contemporaine de Barcelone, la Maison des Cultures du Monde de Berlin (HKW) –, le projet « Cultures d’avenir » met en place depuis octobre un réseau transnational de 25 étudiant.e.s qui ont pour mission de développer une série de projets artistiques centrés sur les enjeux culturels et sociaux de notre époque : genre et parité, discrimination, urgence environnementale, intégration et partage du savoir. Issus de différentes disciplines – arts visuels, théâtre, architecture… – ces étudiant.e.s bénéficient du soutien d’un vaste groupe d’experts et mentors internationaux. Débutant par une série d’ateliers à Paris début novembre, le programme se poursuit jusqu’en mars, moment de restitution des travaux déployés durant les cinq mois. Son initiateur, Mathieu Potte-Bonneville, directeur du département Culture et Création du Centre Pompidou, et Judit Carrera, directrice du CCCB de Barcelone, précisent ici les idées qui ont guidé le lancement de ce projet inédit. Ils invitent l’un et l’autre à repenser la place et la fonction sociale des institutions culturelles, dans un moment généralisé de « désintermédiation ». Soucieux de redonner du poids aux centres culturels dans leur ouverture aux questions de société, ils militent pour des espaces qui se laissent transformer par les regards d’une jeunesse lucide et engagée. J.-M. D.

Comment est née cette idée de projet culturel assez inédit, et dans quel but ?
Mathieu Potte-Bonneville : Au point de départ du projet, il y a une réflexion sur la manière dont une institution comme le Centre Pompidou se trouve confrontée aux enjeux qui traversent la société et le débat public. Depuis son origine, le Centre Pompidou s’est défini comme une institution ouverte, sensible aux liens entre art et société : on l’a oublié, mais en 1984, le Musée accueillait une exposition intitulée « Les enfants de l’immigration »… Or récemment, cette confrontation des lieux d’art et de culture aux questions de société a pris des dimensions planétaires – il suffit de songer à la manière dont les musées, aux États-Unis et ailleurs, ont été sommés de s’expliquer sur la place qu’ils faisaient à la diversité, dans le sillage des manifestations qui ont suivi la mort de Georges Floyd. Au Centre Pompidou, ce type d’interpellations a réveillé une question ancienne, et nous nous sommes demandés en quelque sorte comment, dans le présent, être fidèles à notre histoire. Cela nous a conduit à identifier ce que nous avons appelé nos « lignes d’engagement » : l’urgence environnementale, l’égalité et le respect entre les genres, la lutte contre le racisme et les discriminations, l’inclusion et le partage des savoirs sont des motifs qui, en réalité, sillonnent depuis longtemps notre programmation et notre histoire.
À partir de là, nous avons fait une série de constats. Le premier, c’est que cette question est portée par une jeune génération, qui interpelle les institutions sur des questions qu’elle considère comme essentielles : c’est « l’effet Greta Thunberg ». Comme le dit l’historienne des sciences Frédérique Aït-Touati, on assiste aujourd’hui à une inversion du magistère moral : les jeunes font la leçon à leurs aînés, un peu comme en 1968 (et il est cocasse de mesurer que ces soixante-huitards vivent mal de se retrouver dans la situation où ils avaient placé leurs propres aînés…). Second constat, cette question se pose de manière transversale, entre les disciplines (#MeToo est parti du monde du cinéma, l’interpellation de Black Lives Matter s’est tournée vers les arts visuels, etc.), et entre les pays, dans une forme de conversation mondiale. D’où l’idée d’imaginer un dispositif international, à plusieurs, avec d’autres lieux d’art et d’autres institutions culturelles pour ouvrir un espace à une jeune génération d’artistes sur ces sujets, pour les inviter à explorer concrètement la manière dont l’art peut se faire l’écho des préoccupations citoyennes, et quel type de transformation celles-ci engagent pour les institutions artistiques dont ils sont, au travers de la formation qu’ils reçoivent, parties prenantes. Voilà le point de départ de notre réflexion.

À partir de ce diagnostic, comment le projet s’est-il construit ?
Mathieu Potte-Bonneville : Les contours se sont dessinés chemin faisant : d’abord avec l’Office franco-allemand pour la jeunesse (OFAJ), qui avait envie d’imaginer des nouveaux dispositifs orientés vers le monde culturel ; puis avec la Maison de la Culture du Monde de Berlin, dont le travail entre art et partage des savoirs est passionnant ; cela s’est amplifié dans le dialogue avec Judit, qui dirige le CCCB de Barcelone. Entre Berlin, Paris et Barcelone, nos trois institutions sont très proches les unes des autres dans le souci de relier le paysage de l’art et l’univers des idées, avec un goût de la philosophie politique qui crée une sensibilité commune entre nous, une vraie affinité. C’est une vraie convergence aussi au sein même du Centre Pompidou avec le directeur du Musée national d’art moderne Xavier Rey, arrivé cet automne, pour qui la question de la place du musée dans la société est essentielle, comme le montre l’action qu’il a menée aux musées de Marseille. Ce n’est pas un hasard si tous ces échanges ont cristallisé au moment du confinement, lorsque nous nous sommes tous demandés ce qu’allait devenir la circulation internationale des idées. Au Centre Pompidou, le premier débat que nous avons organisé lors de la réouverture en juillet 2020 portait sur l’action de la culture vis-à-vis des discriminations raciales : un peu comme les manifestations qui ont ponctué, en France, chaque fin de confinement, ce projet est né de l’envie d’ouvrir des portes, de rouvrir des dossiers après la mise sous couvercle !

Judit Carrera : Ce qui nous importe, c’est bien de renforcer les liens européens par le biais de la culture à travers cette coopération de trois institutions, le Centre de Culture Contemporaine de Barcelone, la Maison des Cultures du Monde de Berlin et le Centre Pompidou. Cette vision « européiste » cherche à renforcer des liens dans un moment de risque d’isolement après le confinement. La pandémie a confirmé l’interdépendance entre les différents pays du monde et la nécessité d’une coopération internationale renforcée. Et surtout, on voulait ouvrir ce débat aux nouvelles générations d’artistes dans un climat de malaise social, particulièrement chez les jeunes… La vocation du musée social, comme le CCCB, est de favoriser les liens entre l’intérieur du musée et la société. On veut ouvrir nos espaces et se laisser transformer par leurs regards. Lorsque le futur devient sombre, il faut imaginer de nouveaux mondes avec des nouvelles voix et des nouvelles énergies comme celles qui traversent ce programme « Cultures d’avenir ». La culture est ici insérée dans des problématiques sociales ; elle n’est pas un temple ouvert à la pure contemplation, mais un espace imprégné des sujets sur la citoyenneté.

Quels dispositifs concrets avez-vous imaginé à partir de ce diagnostic partagé ?
Judit Carrera : C’est un outil expérimental ; on s’est attachée à développer une forme de triangulation entre les musées, les universités et les experts, et les jeunes artistes. Sur des questions comme l’inclusion sociale, le genre, l’environnement, la diversité culturelle. Chaque institution a choisi des écoles d’art et des universités, dans un souci pluridisciplinaire, en cherchant des artistes, des photographes, des architectes, des gens du théâtre… Les jeunes que l’on a sélectionnés ont entre 25 et 34 ans ; chaque institution culturelle a choisi 4 universités et chaque université a choisi 2 étudiants. On a donc 12 universités et 24 étudiants provenant des trois pays. On a créé des groupes de travail où les étudiants sont mélangés et rentrent en contact avec les réseaux d’experts et d’artistes des trois musées. Trois mentors vont suivre et accompagner les groupes jusqu’au terme du projet, en mars prochain à Barcelone.

Mathieu Potte-Bonneville : L’idée était vraiment d’associer entre eux des lieux d’enseignement. En France, nous nous sommes rapprochés de la Villa Arson à Nice du côté des arts visuels, du département de théâtre de Paris 8, de l’ICI-CCN à Montpellier pour la danse, et de l’association Mille visages qui promeut les jeunes femmes issues de la diversité dans le champ de cinéma. L’idée était d’aller, au moins dans un premier temps, vers des institutions non parisiennes, et de croiser des structures très diverses dans leur statut : une université, une école d’art, un centre de danse, une association. Nous leur avons suggéré de proposer à des étudiants de rejoindre ce groupe de la manière la plus adéquate, selon leurs vœux, et chaque lieu a décidé de son propre protocole de sélection, en précisant qu’il ne s’agit pas de distinguer des lauréats mais de trouver des passeurs, qui puissent revenir dans la communauté étudiante pour partager leurs réflexions et les faire partager. Chaque école a fait le boulot à son niveau. Nous sommes convaincus que l’un des enjeux essentiels, aujourd’hui, reste la formation. Il est inutile de déplorer l’absence de diversité dans le champ artistique ou dans le champ des conservateurs de musée si l’on n’agit pas sur les parcours de diversité des futurs artistes et futurs conservateurs. Le plafond de verre se concrétise souvent dès ce premier moment de la formation. L’idée est donc de créer plusieurs réseaux entrelacés : un réseau d’étudiants, un réseau de lieux culturels, et un réseau d’écoles où l’on puisse imagine des nouvelles pratiques, des manières de faire autrement.

La relation entre le monde de la création et celui de l’éducation fait-elle trop défaut en général selon vous ? Votre projet procède-t-il d’une envie de repenser concrètement ce lien défait ?
Judit Carrera : Si l’on veut être pertinent dans l’avenir, une partie de l’ouverture nécessaire des grands musées du monde passe par une amplification des relations avec le monde de l’éducation et avec les publics du futur. On doit travailler l’esprit critique et le goût pour l’art de la base c’est évident. Or, le monde de la culture et le monde de l’éducation fonctionnent trop souvent dos à dos. Or, ces deux mondes ont les mêmes objectifs : développer la pensée critique et autonome de la part des citoyens et remplir de sens les principes de liberté et d’égalité. Cette collaboration est nécessaire pour nourrir cette fonction démocratique partagée. Notre projet, c’est bien de nous rapprocher du monde de l’éducation. On a besoin de travailler avec lui pour enrichir la sphère publique démocratique. Dans un monde de plus en plus virtualisé, il faut inventer de nouveaux dispositifs. de nouveaux outils, dans un contexte politique polarisé, tendu. J’insiste sur cette idée centrale à mes yeux : la culture reste essentielle dans la construction d’un espace public démocratique.

Avez-vous le sentiment que les musées désertent en général ces enjeux ?
Judit Carrera : Les musées sont des héritiers des Lumières qu’il faut adapter aux grands enjeux du posthumanisme. Ils sont des lieux enracinés dans un contexte historique et géographique précis, avec des conflits qui les traversent. En tant qu’espaces de représentation, ils ne peuvent donc pas s’isoler de la société, ils doivent être à la fois un reflet de ses propres traditions et des enjeux d’aujourd’hui, et un espace d’imagination et d’ouverture à l’imprévu. Pour ce faire, ils doivent être appropriés par les citoyens, dès le plus jeune âge. Je pense que la plupart des musées du monde sont en train de travailler dans cette direction. La pandémie a relancé le besoin d’ouverture internationale et d’enracinement local à la fois. Il faut renforcer le désir de l’espace « présentiel », de la rencontre entre des personnes différentes. La vocation d’un espace culturel, pour moi, c’est d’être un espace public, un lieu de mémoire et de représentation, mais aussi un espace de rencontre, de reconnaissance mutuelle et de création de communauté . « Cultures d’avenir », c’est cela ; un lien entre des cultures, des disciplines et des générations différentes : un espace de traduction dans le sens que lui donnait Paul Ricœur. Avec ce projet, il n’y a pas d’idée préconçue de ce que l’on veut ; on sème une graine et on va laisser les jeunes artistes nous surprendre ; c’est un espace d’ouverture, d’expérimentation et de liberté.

Lors de la restitution des travaux des étudiants en mars 2022 à Barcelone, quelles formes et quels médiums va-t-on découvrir ? Des œuvres plastiques, des textes, des performances, des spectacles… ?
Mathieu Potte-Bonneville : Des correspondances aussi, pourquoi pas ? La forme épistolaire peut être intéressante. En fait, les étudiants sont très libres du choix du médium et de la forme de la restitution. Cela ressemble à une sorte de résidence de recherche collective, pour ce que Bourdieu aurait peut-être appelé un « intellectuel collectif ». L’enjeu qu’indique Judit, d’ouvrir des espaces et de créer des communautés, est réellement crucial. Pour ma part, je le formulerais ainsi : une question générale se pose aujourd’hui, celle du rôle des institutions culturelles dans un moment de « désintermédiation ». Dans un moment d’accessibilité directe à des contenus et de mise en relation directe des individus, quel peut être le rôle des institutions ? Une réponse à la fois rapide et un peu paresseuse consiste à faire jouer aux institutions culturelles le rôle de mauvais objet, de leur opposer les héroïques communautés spontanées. Les institutions peuvent et doivent être changées, mais on en a besoin pour assurer la continuité et la structuration de l’action collective. Alors comment faire ? Si l’on se dit qu’on a besoin des institutions et qu’il faut les changer du fait de cette désintermédiation, la seule solution, c’est de s’installer dans le temps long d’une recherche, d’une collaboration, d’un échange. En France, par exemple, la réussite des Ateliers Médicis à Clichy-Montfermeil, a consisté à installer dans leur propre fonctionnement une clause de revoyure, en travaillant et retravaillant avec des artistes jusqu’à construire une communauté de création qui à la fois leur fait confiance, les bouscule et trouve là un point d’appui. Il s’agit non seulement de se parler, mais surtout de se reparler. Dans le projet que nous menons actuellement, l’idée est de s’ouvrir à une communauté d’étudiantes et d’étudiants engagés, et engagés dans le projet ; leur ouvrir nos espaces, leurs carnets d’adresses, leur demander quels experts ils veulent rencontrer, un peu à la manière des conseils citoyens, en leur faisant confiance pour qu’ils inventent eux-même la forme de leur réponse. Jouer aussi avec ce que chaque institution peut apporter (les collections incroyables du Musée d’art moderne, l’expertise numérique du HKW de Berlin, la relation très forte que le CCCB entretient avec son environnement à Barcelone…). Voilà le principe de la démarche : ce n’est pas une commande, c’est une demande.

Les étudiants passent-ils du temps ensemble ?
Mathieu Potte-Bonneville : Cette semaine, ils et elles sont tous au Centre Pompidou, avec un programme costaud : rencontres avec des experts, visites des collections… On passe d’un atelier avec le sociologue Éric Fassin à une rencontre avec les gens du Shift Project sur les questions écologiques, en passant par un échange avec le collectif 50/50 sur la parité dans le cinéma. On les nourrit d’experts sur les sujets et de témoins qui ont mené des expériences dans le champ de la culture. Ensuite le travail va se poursuivre en ligne, avec une plateforme numérique inventive et sophistiquée actuellement développée par le HKW et qu’ils pourront découvrir en janvier. Tester des allers-retours entre le travail présentiel et en ligne fait partie des enjeux du projet, parce que c’est une question d’aujourd’hui.

Qu’est-ce qui vous a frappé dans le profil et la sensibilité politique de ces étudiants ?
Mathieu Potte-Bonneville : Ce qui me frappe, qui est un trait de l’époque, c’est la très forte réflexivité de ces étudiants sur leurs pratiques et sur les déterminations sociales de leurs pratiques. Notre moment politique invite à une réflexivité très forte de chacun : d’où l’on parle, pour reprendre la rhétorique des années 1970. Bien sûr, l’enjeu d’un dialogue de longue durée va être aussi de voir ce que ce frottement des identités produit en termes de réflexion collective.

Judit Carrera : C’est vrai que ces étudiants sont déjà très équipés politiquement. Les sujets qui les animent sont au cœur des questions politiques du moment, par exemple sur la question décoloniale. Cette génération sait déjà très bien travailler en réseau ; ils connaissent tous les outils. Il y a dans ce groupe un vrai instinct pluridisciplinaire. La plupart d’entre eux échappent aux frontières fermées de leur médium (photographie, arts visuels, architecture, cinéma…). Ils sont plus ouverts à la contamination, aux échanges entre disciplines, entre langages artistiques.

La crise sanitaire a-t-elle amorcé une rupture dans le rapport des publics à la culture, selon vous ?
Mathieu Potte-Bonneville : Par rapport à ce qui était annoncé comme une inévitable sobriété, liée à la nécessité de se recentrer dans le monde d’après, notre président Laurent Le Bon souligne volontiers que l’on vient de vivre une rentrée culturelle complètement folle, en termes d’offre de programmation mais aussi de fréquentation, puisque l’affluence est largement revenue dans les musées et les théâtres. On peut se réjouir du fait que le désastre du monde culturel en France n’a pas eu lieu, si on le compare aux États-Unis par exemple. Tout le monde sort épuisé du mois d’octobre… Pour autant, certaines habitudes culturelles ont nettement changé : la volatilité des publics s’est accrue, avec des gens qui se décident au dernier moment, et peuvent renoncer quand bien même ils ont réservé. Le cinéma, de son côté, est particulièrement fragilisé. Dans le même temps – et c’est un sujet sur lequel nous travaillons beaucoup au Centre Pompidou – la question se pose des nouvelles pratiques qui permettront d’affronter les contraintes environnementales. Qu’en est-il de la circulation des oeuvres, des artistes, des chercheurs et des publics ? Ce sont des questions ouvertes, qu’il faut éviter de refermer trop vite en se disant que tout est reparti comme si rien ne s’était passé.

Judit Carrera : Il y a une autre question intéressante par rapport à ce moment de rupture du confinement, c’est que dans un premier temps, la plupart des musées du monde ont ressenti le besoin d’accélérer la digitalisation, de faire un saut gigantesque dans le numérique, d’imaginer des projets virtuels adressés à un public international qui voyage moins. Tout le monde s’est dit que ce saut technologique était indispensable. Mais je pense, et c’est une bonne nouvelle, que cette impression première ne s’est pas consolidée ; tout le monde a vu que la pandémie renforçait au contraire les musées comme espaces de rencontres physiques ; on a bien senti que ces espaces nous manquaient. Les salles pleines en ce moment des musées à Barcelone, comme à Paris, l’attestent. Il ne faut évidemment pas oublier le digital, mais on ne peut pas renoncer à notre fonction de création de communautés physiques dans un monde de plus en plus virtualisé.

Mathieu Potte-Bonneville : C’est vrai que la pandémie a accéléré le processus de numérisation ; au Centre Pompidou, notre stratégie numérique s’est radicalement transformée, avec des propositions en ligne ambitieuses que l’on n’avait jamais pu faire auparavant. Et en même temps, le numérique a rechargé l’envie d’aller voir « en vrai », comme pour la musique où, avec le développement des plateformes, les concerts redeviennent des moments importants. Lorsqu’au mois de juin dernier, nous avons organisé au Centre Pompidou le « Parlement des liens », ce dispositif ou cinquante intervenants nouaient les uns avec les autres une sorte de conversation intime, il y a eu tellement de monde au Centre qu’on a été obligé de fermer les portes. Les publics s’asseyaient, écoutaient, prenaient des notes… Je me souviens d’une interview du directeur du Victoria & Albert Museum, parue voici deux ou trois ans. Il disait qu’il reste un lieu auquel les publics font encore confiance : les musées. Les médias, le Parlement, c’est fini ; mais pas les musées ! J’avais trouvé très jolie cette manière de souligner que ces endroits, où l’on vient pour s’exposer à une rencontre sensible avec des œuvres, sont aussi des lieux où l’on peut accepter de se laisser déplacer dans ses convictions, ses représentations, ses idées.

Judit Carrera : La finalité ultime de la culture, que ce soit l’art, le cinéma ou la littérature, est de donner du sens au fait de vivre ensemble ; un vivre ensemble qui a été mis en question par la pandémie mais aussi par les nombreuses fractures politiques et sociales d’aujourd’hui. Dans un monde déchiré par les blessures du passé et les incertitudes de l’avenir, l’art et les musées ont un rôle à jouer. Ouvrir les musées, c’est contribuer à renforcer la démocratie et à bâtir un monde basé sur le pluralisme et l’hospitalité.


Jean-Marie Durand

Journaliste, Éditeur associé à AOC