Littérature

Santiago H. Amigorena : « J’étends mes souvenirs sur le fil à linge alphabétique de la prose »

Critique littéraire

Avec Le Premier Exil, Santiago H. Amigorena pose une nouvelle pierre à son édifice autobiographique, qui se déploie depuis plus de vingt ans dans une prose mélancolique. Hanté par l’exil de sa famille, en Uruguay puis en France, il fait de la mémoire et de la (non-)transmission familiale les motifs de sa littérature, n’ayant de cesse de rapprocher son vécu de l’histoire commune. Alors qu’il s’apprête à recevoir le Grand Prix SGDL de la Fiction, il se confie sur son rapport le plus intime à l’écriture.

Santiago H. Amigorena – sorte de moderne Facteur Cheval, en moins brut, en plus cérébral – vient de poser, avec Le Premier Exil[1], une nouvelle pierre dans la construction de son étrange édifice littéraire, qu’il serait mesquinement insuffisant d’enfermer dans le genre de l’autobiographie. Car chez lui, l’écriture de soi est aussi écriture de l’autre. Et de ce choix qui l’entraîne forcément loin, sans boussole, nous ne pouvons que le féliciter chaleureusement. À cette construction, pas seulement mentale malgré les apparences, il a donné un nom qui, sans doute s’imposait, avec ses majuscules, pour tenter de le préserver d’un violent coup de vent, ou d’une lente et invisible érosion : Le Dernier Livre. Cela commença en 1998, chez POL, éditeur unique, fidèle et évident, de l’entreprise qui compte à ce jour onze volumes. À chaque fois, l’intéressé présente le plan général et particulier de l’ensemble avec un scrupule dont la portée et la substance peuvent parfois nous échapper. Mais qu’importe ? L’entreprise continue, dans laquelle nous sommes invités à jouer notre propre rôle : celui d’un lecteur inquiet, forcément insuffisant, ou pire, d’un critique volage et sentencieux qui juge selon son humeur, avec cependant une constance et une obstination qui écartent tout ennui ou lassitude. Le dialogue qui suit tente de manifester cette curiosité insatiable à laquelle l’écrivain, fort heureusement, m’invite, m’assigne. P.K.

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Une première question, peut-être indiscrète… Comment avez-vous appris à écrire ? Et vous considérez-vous toujours en apprentissage ?
Comme tout le monde, j’ai appris à écrire à l’école. Et puis, comme tout le monde encore, j’ai appris à écrire en lisant. Et puis, toujours aussi ignorant malgré ce double apprentissage, j’ai appris à écrire, comme certains seulement, en écrivant.
Bien sûr, je ne cesse pas un seul jour de ma vie de continuer à apprendre, c’est-à-dire de constater mon ignorance, de souffrir de ma maladresse, de compter mes lacunes. En répondant à votre question, par exemple, je constate, désolé, que ma dernière phrase compte une petite suite de trois propositions subordonnées et qu’il y a un je-ne-sais-quoi d’académique à ne se contenter ni d’une ou deux propositions – ou à s’exalter et en aligner quatre ou cinq. Parce que je ne sais toujours pas écrire, comme Mme de Cambremer lorsqu’elle aligne les adjectifs, j’ai choisi le chiffre le plus facile : trois.

Dans votre premier livre, Une enfance laconique (POL, 1998), première pièce de votre vaste et complexe entreprise littéraire (j’y reviendrai), vous parliez de vous-même comme d’une « tour de Babel » encore en « chantier », avec son « dédale d’échafaudages alambiqués ». Dès lors, que vous inspire la notion de langue d’adoption ? Et peut-on parler, dans votre cas, de langue unique ? Page 223 du Premier Exil, vous évoquez la possibilité de se taire en plusieurs langues…
Je me considère et me dépeins souvent comme une tour de Babel inversée, enfoncée dans le sol. C’est une comparaison d’arracheur de dents amateur de peinture. J’ai beaucoup souffert des sévices de divers dentistes pendant mon enfance et mon adolescence et j’ai une passion pour Brueghel. J’ai toujours pensé, en regardant ses Tours, la petite et la grande, qu’elles ressemblaient à des canines, et que si on les retournait, on pouvait deviner la manière dont les langues s’enracinent en nous, nous constituant bien au-delà de nos gencives, atteignant peut-être ce centre de nous-mêmes, qu’on appelle notre âme, notre cœur, ce centre qui est pourtant tout aussi inatteignable que le ciel que cherchaient à atteindre les milliers d’ouvriers erratiques dans le sud de la Mésopotamie.
Je ne sais pas si le français, ma langue d’adoption, est une langue unique, comme cette langue unique perdue à Babel. Je pense, comme Proust, que lorsqu’on écrit vraiment, on écrit toujours dans une sorte de langue étrangère. Et que donc l’exil, l’exil d’une langue dans une autre, favorise ceux qui veulent « vraiment » écrire. Moi-même, j’aurais eu sans doute plus de difficultés à trouver ma langue étrangère – c’est-à-dire, peut-être, ma langue unique, cette langue unique que je n’ai bien sûr pas encore trouvée, que je cherche toujours – si j’avais écrit en espagnol.
Le sentiment d’avoir appris à me taire en plusieurs langues vient du fait qu’à celui qui a fait vœu de silence (ou à celui qui simplement est incapable de parler) le bi ou trilinguisme ne sert qu’à cela : se taire mieux, se taire davantage.
Pour revenir au français, mon éditeur espagnol m’a fait remarquer qu’il y avait en France, depuis Casanova et Potocki, en passant par Kundera et les nombreux écrivains roumains (Cioran, Ionesco, Gherasim Luca, etc.) jusqu’à Beckett, Bianciotti et Semprún, une tradition d’écrivains de langue maternelle étrangère : une tradition qui n’existe pas en espagnol. Nous avons essayé de trouver les raisons possibles de cette différence mais nous n’avons pas réussi.

Pour prolonger ma question (et votre réponse), une autre me vient à l’esprit : vos livres ont-ils été traduits dans votre langue d’origine, l’espagnol ? Et si oui, quel(s) sentiment(s) éprouvez-vous en vous relisant dans cette langue, intime, originaire, étrangère désormais ?
Oui, certains livres ont été traduits en espagnol. J’ai eu des expériences très diverses. J’ai été déçu, atterré même par des premières versions, puis j’ai eu une expérience très réjouissante : Le Ghetto intérieur a été traduit par mon cousin, Martín Caparrós, dont un livre, Los abuelos, avait été à l’origine du mien. On a relu sa traduction ensemble et on a partagé un moment d’un émoi indicible. À travers mon livre, plus romancé et, je le dis sans aucune satisfaction, plus émouvant que le sien, je lui rendais des mots qu’il avait déjà écrits. Et par sa traduction, il m’offrait des mots que j’avais moi-même couchés sur le papier. C’est cette expérience de partage qui demeure dans ma mémoire plus que le trouble que j’aurais pu éprouver de me relire dans ma langue maternelle, cette langue qui m’est désormais, comme vous dites, étrangère.

Il y a dans votre écriture deux pôles qui semblent se contredire et qui cependant coexistent, s’harmonisent presque : d’un côté, celui qui vous mène à toujours plus de précisions, factuelles mais aussi formelles, interprétatives ; de l’autre, celui qui ouvre les vastes espaces et perspectives de la rêverie, de la poésie, de la philosophie, de toutes les divagations et digressions que le récit – de soi en l’occurrence – autorise, suscite, encourage. Comment percevez-vous, et gérez-vous, cette dualité, qui n’en est peut-être pas une… ?
Je la gère mal. Ou alors, j’essaie, désespérément, de ne pas la gérer, de me laisser aller à ce que ce soit elle qui dirige mon écriture. J’ai été conforté dans mon penchant pour les digressions par la lecture de deux livres très différents (mais que, tout à fait par hasard, j’ai lus à la même époque, il y a une trentaine d’années) : Vie et opinions de Tristram Shandy [roman de l’écrivain anglais Laurence Sterne, publié entre 1759 et 1767] et Proust et les signes [de Gilles Deleuze, 1964]. Les digressions – et ce qu’elles entraînent de poésie et de pensée, comme vous dites très justement – naissent, dans ma prose, de cette écriture forcée, effectivement factuelle, interprétative. Je dois m’attarder sur la description minutieuse et volontaire, terriblement visuelle, terriblement rationnelle, de la maison où j’habitais à Montevideo pour que renaisse en moi la sensation, tactile, olfactive, purement physique et involontaire, des branches de l’arbre où je passais le plus clair de mon temps. Je dois parfois chercher des interprétations psychanalytiques à des traumatismes subis dans mon enfance pour m’éloigner de toute analyse et trouver ce qui, dans le passé, ne demande jamais à être interprété.
Ces deux voies ne vont pas l’une sans l’autre. Je pense qu’il y a des livres, comme ce chef d’œuvre de Louis-René des Forêts qu’est Ostinato [publié en 1997, trois ans avant la mort de l’écrivain], qui sont peut-être nés d’un travail de mémoire semblable mais où l’auteur a eu la force (ou l’égard pour ses lecteurs) de retrancher tout ce qui était formel, descriptif, interprétatif.
Pendant vingt ans, à chaque fois que je donnais le manuscrit d’un nouveau livre à Paul Otchakovsky-Laurens, je lui disais que c’était un brouillon et qu’un jour je lui demanderais de faire une nouvelle édition de toute mon œuvre, une édition, comme on dit, « revue et corrigée ». J’avoue que je ne pensais pas alors que cette nouvelle édition, si un jour j’avais effectivement le courage de la faire, serait aussi radicale, que j’épurerais autant mes pages. Mais vous me donnez des idées…

Non, non, surtout n’épurez rien de vos pages au moment de la publication de votre œuvre complète, dans sa version ne varietur… Et vous confirmez mon intuition de lecteur : il n’y a dans votre travail littéraire aucune dualité entre le formaliste et le poète, entre l’homme qui réfléchit, interprète et celui qui rêve à voix haute. Toutes les notes préparatoires, tous les brouillons appartiennent de plein droit au texte final. Vous n’y pouvez rien. Et j’ai l’audace de penser que le regretté Paul Otchakovsky-Laurens aurait été du même avis.
À propos de l’écriture de soi, justement, comment vous situez-vous dans un mouvement, ou un courant, qui, dans la littérature moderne, tente, par diverses voies, de traduire cette expression, de lui donner un sens ? Le présent, votre présent, mais aussi celui du monde, pourraient-ils vous solliciter autant que votre passé ? En un mot, tenez-vous un journal intime ? Et puisque vous évoquiez à l’instant Ostinato, le livre obliquement autobiographique de Louis-René des Forêts, permettez-moi d’en détacher cette phrase en apparence très simple : « Qu’il existe alentour tant d’autres choses que soi le rend soudain joyeux comme un enfant. »
Est-ce que ce projet que je me suis imposé d’écrire il y a une trentaine d’années est un journal intime ? C’est possible. C’est possible dans la mesure où tout journal intime est aussi ce que je dis souvent de ce que j’écris : une autobio-encyclopédie.
Les deux « journaux intimes » auxquels je pense, auxquels j’aspire, sont, bien sûr, celui d’Amiel et celui de Leopardi. D’une certaine façon, rien ne leur échappe. Ils dévoilent tout sur un individu et une époque – mais aussi ils tendent vers une incorporation de l’univers et de l’Histoire.
Si nous sommes tous des êtres monstrueux, « occupant dans le Temps une place autrement considérable que celle si restreinte qui nous est réservée dans l’espace, touchant simultanément, comme des géants, des époques si distantes »[2], notre présent est le présent de tous, et notre passé touche au passé de l’humanité entière.
Je dis parfois que je cherche, à travers mes souvenirs intimes, la résonance de mon passé dans mon présent, que c’est de cet écho du passé, de cet ange du passé, que peut naître la justesse de quelques mots présents. Et je dis, souvent aussi, que les nœuds insolubles que nous trouvons dans notre mémoire, surtout dans la mémoire de notre enfance, peuvent nous éclairer sur les nœuds insolubles de l’enfance du monde. Je ne me souviens pas des raisons d’une dispute avec mon frère et mon cousin à Buenos Aires en 1966 ou 1967 de la même manière dont nous ne nous souvenons pas, nous tous, des raisons pour lesquelles, à Athènes au Ve siècle, les hommes ont cessé d’être des dieux et les dieux ont cessé d’être des hommes. Ou, j’espère que cela peut éclaircir mon propos, je crois que décrire une dispute dans une petite rue de Montevideo en 1970 peut nous ouvrir les yeux sur la manière dont on a perdu, depuis la guerre de Troie, cette magnanimité qui fait que parfois, alors qu’on tient un ennemi sous son pistolet, on décide, au lieu de lui brûler la cervelle, de tirer en l’air.
C’est ce rapport entre chacun d’entre nous et nous tous qui me semble confirmer l’hypothèse selon laquelle nous ne sommes pas des individus qui naissent et qui ensuite se « socialisent » mais que nous sommes tous, depuis notre naissance, un seul corps, social, politique – et magnifique.

La mémoire intime est sans cesse confrontée au désordre, à l’oubli. Et pourtant, il y a chez vous, constamment affirmés, un désir, une aspiration à l’ordre… Est-il possible de l’établir dans les souvenirs épars de la mémoire ? Le désirez-vous, ou vous arrangez-vous de ce désordre ? Pour mettre en doute ma propre question, cette citation en italique, mystérieuse à mes yeux, du Premier Exil (page 217) : « La raison est souvent source de barbarie et l’excès de raison l’est toujours… »
J’étends mes souvenirs sur le fil à linge alphabétique de la prose. En séchant, parfois, j’espère, ils se transforment, comme les fleurs dans les herbiers, et deviennent une belle collection d’instants séchés auxquels la lecture peut ensuite redonner vie. Ou alors peut-être, je ne sais, ils gouttent quelques larmes qui en constituent le suc, et qu’on pourrait qualifier de poétiques.
Ordre et désordre, comme prose et poésie, ou philosophie et poésie, me semblent destinés à ne plus être séparés, à se retrouver. J’apporte, dans la solitude de l’aube, ma faible contribution à cette tâche immense.
La mystérieuse citation dont vous parlez vient justement, je crois, du Zibaldone de Leopardi. Je cite toujours pour affirmer une autorité. Je cite avec cette loyauté et cette ferveur préalable dont parle Borges qui, lorsque les citations sont mystérieuses, requièrent qu’on ne les éclaircisse pas – et lorsqu’elles semblent erronées ne supportent pas que notre mécréance les mette en doute. Si cette citation reste comme un mystère dans la lecture, je me dis qu’elle a accompli sa fonction : elle hantera le lecteur, comme elle me hante, sans fixer un sens qui à son tour deviendrait une raison excessive, totalisante.

Si je vous comprends bien, une clarté peut être obscure, source de mystère… Accéder à la pleine lumière, celle de la Raison par exemple, n’est donc pas un but envisageable ou désirable ?
Je ne sais pas. Pour certains sans doute. En ce qui me concerne, je me méfie de plus en plus de la Raison. Je penche chaque jour davantage pour l’idée que l’une des choses les plus importantes qu’on a perdues, et que la littérature, malgré l’origine de l’écriture, doit nous aider à retrouver, est une forme de polythéisme où la raison, justement, n’est pas la Raison, où la raison n’est pas Une.

La mélancolie semble être chez vous à la fois un thème et un moteur. L’écrivain qui, à l’aube de chaque jour, éprouve ce « besoin monomaniaque » de noircir des pages et encore des pages vit avec, dans, cette tonalité de l’âme. Elle est à la fois présente, scrupuleusement observée, évaluée, et agissante, féconde si j’ose dire, n’invitant nullement à l’assoupissement hébété… Qu’en diriez-vous ? Est-ce un mal universel ou est-il singulier en chaque personne qui l’éprouve, ou s’en réclame ?
« Chaque matin, comme je me lève et qu’il fait encore nuit, comme il fait encore nuit et que j’écris, je sais que tout ce que j’écrirai sera inutile. Mais chaque matin aussi, comme j’écris et que l’aurore aux doigts de rose perce la nuit de ses premières lueurs, comme tant d’hommes peut-être qui se réveillent avant l’aube, je songe que ma faible activité aide le soleil à se lever. Pris entre la certitude de l’inutilité de son écriture et la foi dans le fait que cette inutile activité participe à cet événement cosmique, quel fou prendrait-il le risque, aussi petite soit sa contribution à ce miracle qui se produit chaque jour, de cesser d’y participer ? Qui, que le soleil se lève parce qu’il fait du pain à l’aube, parce qu’il marche à l’aube, parce qu’il fait l’amour à l’aube – ou parce qu’à l’aube il écrit –, qui, croyant, croyant et doutant avec une force extrême dans sa croyance, qui prendrait le risque de cesser son intime activité et que la nuit se poursuive, sans fin, sur la terre ?[3] »
Oui, la mélancolie a toujours cette double nature : elle nous fait sentir que tout est inutile, que rien n’est à portée de nos mains, que nous serons toujours incapables de faire la moindre chose, mais c’est elle qui finalement nous fait écrire des poèmes ou peindre des tableaux.
Je ne crois pas que ce soit un mal universel. Je ne crois tout simplement pas que la mélancolie soit un mal. C’est une condition fondamentale de la nature humaine. Et comme tout ce qui est profondément humain, elle est à la fois singulière, unique en chacun de nous, et elle est une des rares choses, avec la langue et l’enfance, que nous partageons tous.
Qui ne s’est jamais senti absolument inutile, insignifiant, et, tout à la fois, Dieu, le roi du monde ? Ce sentiment proprement déchirant que nous éprouvons tous nous rapproche, nous permet d’être amis, dans la joie comme dans la douleur.

Le Dernier Livre… Vous avez ainsi titré l’ensemble de votre projet littéraire, ce bâtiment, ce monument, si méticuleusement, explicitement (et complexement) pensé en chacune de ses parties, sous-parties et articulations. Est-ce encore un effet de la mélancolie dont je parlais à l’instant, et dont vous venez de formuler le si juste éloge ? Une fois ce « livre » achevé, dans toutes ses parties, annexes, dépendances et appendices, est-ce qu’il en sera vraiment fini, pour vous, de l’écriture, de la littérature ? Il est vrai que vous êtes encore loin de votre but… Que je sache, rien n’est encore publié, ni sans doute écrit, de ce que vous nommez la « cinquième partie », qui aura pour titre Une vieillesse discrète… Une vieillesse qu’il vous reste encore à vivre !
Oui, bien sûr, c’est un pur effet de la mélancolie, de cette mélancolie bipolaire dont je parlais. Bipolaire dans l’espace comme dans le temps. Parce que l’immodestie de mes vingt ans, moment auquel le titre de Dernier Livre m’est apparu, est un peu passée ; et ce que je croyais être de l’ambition me paraît de plus en plus souvent comme de la prétention.
J’ai toujours cru qu’après avoir fini Le Dernier Livre il en serait fini pour moi d’une certaine forme de littérature. J’ai toujours songé qu’après Le Dernier Livre j’écrirai seulement, parfois, rarement, quelques poèmes. Mais j’avoue que je prends goût aussi ces derniers temps à écrire de la fiction, des petits romans, semblables à ceux du XIXe siècle, qu’adorateur de Proust, Joyce et Musil, je méprisais adolescent.
Je n’ai effectivement pas encore publié la cinquième ni la sixième partie (qui s’intitule La Septième). Mais l’écriture a commencé il y a longtemps. Ayez crainte : ça viendra.

Oh, c’est bien le contraire d’une crainte que vous faites naître dans mon étroit esprit de lecteur… Plutôt une sorte de désir dont je me plais à ignorer l’objet…
Au cours de ces deux dernières décennies d’écriture, après onze volumes publiés (tous chez POL) à ce jour, à l’intérieur de cette demeure littéraire, de ce monument dont je parlais à l’instant, que vous avez dessiné et (en partie) construit, que vous habitez, avez-vous vu les choses s’éclaircir, s’apaiser, ou au contraire s’assombrir, se compliquer ? À vrai dire, je devine votre réponse…
Mon sentiment pourtant est trouble. J’ai appris à écrire en écrivant. Et je pourrais donc dire que si je regarde en arrière, si je me relis, ce que je fais souvent, car je corrige les livres que j’ai déjà publiés, je me sens apaisé. J’ai réussi, dans les derniers livres, des choses que je n’arrivais pas à faire dans les premiers. Mais le projet, bien sûr, est vivant. Avoir intitulé les six parties et les douze chapitres qui les composent, avoir pris des centaines de notes sur chacune de ces parties, avoir accumulé des milliers de citations qui pourrait égayer chacun de ces chapitres, ne m’assure aucunement de ne pas douter et je modifie constamment le projet lui-même lorsque j’écris.
Chaque matin je sais absolument et j’ignore absolument ce que je vais écrire. C’est la condition pour pouvoir continuer, et peut-être un jour achever, mon projet.

On peut donc trouver refuge dans la plus grand des précarités mentales, et confort dans une tente dressée au bord de l’abîme ?
Bien sûr. Il y deux pierres fondamentales sur lesquelles j’ai bâti ma Tour de Babel. Un vers de Hölderlin et un texte de Victor Hugo que ces deux auteurs ont eu le prémonitoire désir de m’adresser – sinon, ils ne les auraient pas reliés à l’île de Patmos, qui, plus que toute autre, est devenue ma terre d’accueil. Le vers de Hölderlin est sans doute l’un de ses vers les plus célèbre : Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve. Le texte de Victor Hugo se trouve dans un livre qu’aujourd’hui plus personne ne lit : William Shakespeare. Il décrit justement cette situation où, à Patmos, l’on est au bord de la falaise et, philosophe ou prophète, l’on choisit ou pas de regarder l’abîme…

Le silence, avec « son halo de mystère », vous le répétez sans cesse, est pour vous comme un point de départ, une matrice. C’est de ce mutisme que vous êtes né, (partiellement) sorti, que vous avez accédé, non pas à parole (la contradiction serait invivable) mais à l’écriture. Une écriture qui a l’élégance de rendre justice à ce silence, qui le respecte tout en lui portant fatalement atteinte. D’où le thème du bavardage – et vous citez bien sûr Louis-René des Forêts… Ce passage sans cesse rappelé entre l’enfant, « immature têtard graphophile » et l’adulte devenu « auguste crapaud graphomane » (et vous ne tarissez pas d’adjectifs pour le nommer, cet écrivain toujours en herbe, pour l’interpeller, le dénoncer…) comment le jugez-vous ?
Est-ce que je le juge ? J’essaie, je crois, de laisser le lecteur le juger à ma place. J’ai été un têtard graphophile et un crapaud graphomane, mais lorsque j’écris je suis toujours les deux à la fois. Je suis silencieux et bavard : capable et incapable de parler, et d’écrire. Je ne suis jamais devenu – Dieu m’en garde ! – un écrivain. Je vis dans la souffrance de l’écriture, dans sa solitude, dans son origine (la mémoire) et dans son destin (la mort), et, en même temps, je sens parfois cette joie incomparable d’avoir trouvé un mot juste.

Santiago H. Amigorena se verra remettre le Grand Prix SGDL de la Fiction le 15 décembre.


[1] Santiago H. Amigorena, Le Premier Exil, POL, 2021, 330 pages.

[2] Marcel Proust, Le temps retrouvé, Gallimard, 1992(1927), 336 pages.

[3] Santiago H. Amigorena, La première défaite, POL, 2012, 640 pages.

Patrick Kéchichian

Critique littéraire, Écrivain

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Notes

[1] Santiago H. Amigorena, Le Premier Exil, POL, 2021, 330 pages.

[2] Marcel Proust, Le temps retrouvé, Gallimard, 1992(1927), 336 pages.

[3] Santiago H. Amigorena, La première défaite, POL, 2012, 640 pages.