Rediffusion

François Gèze : « On ne peut pas industrialiser l’acte de création éditoriale »

Journaliste

Au moment où l’on apprend que Bolloré envisagerait de céder Editis afin de mieux pouvoir contrôler les maisons d’édition du groupe Hachette, il est particulièrement de (rer)lire cet entretien réalisé fin septembre avec François Gèze, fondateur et ancien directeur de La Découverte, où il continue d’être éditeur tout en suivant d’un œil avisé les évolutions du secteur. Rediffusion du 25 septembre 2021

D’un côté Plon, Robert Laffont, Julliard, La Découverte, Belfond, Nathan, 10/18, Le Robert, Bouquins, Perrin, Pocket, Bordas, pour ne citer que quelques maisons. De l’autre Grasset, Fayard, Stock, Calmann-Lévy, Le Livre de Poche, Lattès, Dunod, Larousse, Hatier, pour ne mentionner, là encore, que les marques françaises les plus connues. Le premier ensemble constitue le groupe Editis, propriété de Bolloré ; le second le groupe Hachette Livres, propriété de Lagardère. Près de vingt ans après que le second ait tenté de racheter le premier, c’est aujourd’hui le premier qui pourrait absorber le second à la faveur de l’OPA que Bolloré vient de lancer sur Lagardère. Ces deux grands groupes, chacun doté d’outils de diffusion et de distribution des livres, forment depuis des décennies un véritable duopole de l’édition française. Leur rapprochement marquerait un niveau inouï de concentration, largement excessif au regard du droit de la concurrence français et européen. Que va-t-il donc se passer dans les semaines qui viennent ? Et, plus encore, qu’est-ce qui motive ce désir d’être toujours plus gros dans un secteur où l’artisanat constitue toujours la réalité des pratiques éditoriales ? Président des éditions La Découverte entre 1982 et 2014, et désormais directeur de collection de cette maison qui appartient depuis 1998 à ce qui deviendra Editis, François Gèze, qui est aussi l’un des observateurs les plus attentifs de l’édition française et un acteur averti de l’interprofession, tente de répondre. SB

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Avec l’annonce récente de l’OPA de Vivendi sur Lagardère, la probable fusion d’Hachette Livre et d’Editis se précise. Leur réunion au sein d’un même groupe provoquerait un séisme pour le secteur. Pourtant, à la différence de ce qui s’est passé lorsqu’à l’inverse Hachette avait voulu racheter Vivendi Universal Publishing (VUP, ex- Groupe de la Cité et futur Editis) en 2002, cela ne semble pas susciter pour le moment de fortes mobilisations et d’oppositions. Comment l’expliquer ?
L’explication n’est certainement pas évidente. La principale raison tient peut-être au fait que la mise en place de l’OPA de Vivendi/Bolloré sur Lagardère s’est opérée progressivement. Il ne s’agit pas d’un acte capitalistique pris du jour au lendemain. Depuis déjà deux ans des tractations ont cours, avec tous les rebondissements que l’on connaît pour certains, et qui dépassent largement la connaissance, et même l’entendement, du commun des mortels. Tout se passe en secret, de temps en temps une annonce est faite, mais on ne connaît toujours pas les tenants et les aboutissants… Il y a vingt ans maintenant, en 2002, quand il avait été question que Lagardère rachète ce qui deviendra plus tard le groupe Editis, les choses s’étaient passées brutalement. L’annonce avait bouleversé tout le microcosme, tous les acteurs de ce qu’on appelle la « chaîne du livre » étaient en émoi. Au point que des acteurs importants, Antoine Gallimard, Claude Cherki (Seuil), Hervé de La Martinière et Actes Sud, étaient allés à Bruxelles pour déposer une plainte pour concentration excessive et risque d’abus de position dominante. Et les libraires, toutes catégories confondues, des indépendants aux chaînes comme Leclerc, la FNAC, Virgin ou Cultura, s’étaient mobilisés très fortement avec la crainte forte que ce rapprochement éventuel entre ces deux grands groupes se fasse au détriment de leur profession, au détriment de la rémunération allouée aux libraires à travers ce qu’on appelle la « remise ». Cela aurait rendu les acteurs de la librairie encore plus dépendants de cet éventuel quasi-monopole, ou en tout cas de ce groupe très puissant. D’où l’ébullition.
Tandis qu’en effet, on ne voit absolument pas la même ébullition aujourd’hui – même si le Syndicat de la librairie française a clairement manifesté son inquiétude le 21 septembre dernier – alors que, d’une certaine façon, les menaces ne semblent pas très différentes, même si elles sont plus diffuses, même si les incertitudes restent très grandes. Qu’est ce qui va rester ? Qu’est ce qui va être regroupé ? Personne ne le sait. C’est je pense l’explication majeure de la perplexité avec laquelle tous les observateurs de nos professions, édition et librairie, regardent ce processus.

En 2003, les responsables de ces groupes tenaient des propos plus vifs. On se souvient de Jean-Marie Messier, alors à la tête de Vivendi et moqué par Les Guignols de l’Info comme autoproclamé « maître du monde »… Aujourd’hui, plus personne n’ose tenir ce type de discours. Les choses se font au contraire dans une très grande discrétion…
Je me rappelle que Jean-Luc Lagardère, qui s’était porté acquéreur de VUP, avait affirmé en septembre 2002 dans une tribune du Monde : « Nous voulons VUP France, par amour du livre ». Un discours qui ne trompait certes pas grand monde, mais qui justifiait néanmoins l’investissement capitalistique par une manifestation d’« amour » pour le livre et par la volonté que « cette partie importante de notre patrimoine culturel [reste] définitivement française ». Aujourd’hui, rien de tel : de la part du groupe Bolloré, on n’entend pas de justification claire de ce rapprochement et chacun en est réduit à des spéculations. Il s’agit sans doute d’être toujours plus gros, mais pour quoi faire ? Comment vont-ils trouver une solution aux risques d’abus de position dominante ? Risques liés au fait que sur au moins trois secteurs, la fusion d’Hachette et d’Editis se traduirait par une concentration qui paraît nettement excessive au regard du droit de la concurrence, français comme européen : sur le secteur scolaire – les deux réunis dépassent les deux tiers du marché – ; le secteur du poche ; et celui de la distribution, puisque les deux groupes ont chacun un outil de distribution puissant, fort, important, et représentant ensemble pas loin de la moitié du marché, ce qui est considérable. Cela ne peut pas rester en l’état, car qui dit distribution, dit diffusion. Et c’est peut-être là que la menace pourrait être la plus immédiate pour le circuit de la librairie, dans la mesure où un acteur unique deviendrait l’intermédiaire dominant entre l’ensemble des éditeurs, qui sont très divers, et l’ensemble des libraires, qui le sont également.

Des libraires, qui, on s’en souvient, se plaignaient déjà au dernier congrès du Syndicat de la librairie, des conditions commerciales imposées par Hachette, qu’ils estiment très rudes.
Ce sont en effet des récriminations récurrentes. De fait, la rémunération de la librairie en général et de la librairie indépendante en particulier reste faible. On sait que pour le secteur dit « de premier niveau » – c’est-à-dire les mille premiers libraires, qui jouent un rôle absolument décisif dans la découverte de nouveaux talents, de nouveaux ouvrages et de l’édition de création… – la rémunération reste très modeste, le taux de rentabilité vraiment mince, ce qui contraste avec la rentabilité très appréciable des grands groupes d’édition, et pas seulement d’Editis. Cette crainte fondée des libraires vis-à-vis des grands groupes, et surtout vis-à-vis du regroupement que représenterait la transformation d’un quasi-duopole en quasi-monopole, s’était exprimée très fortement en 2003, au moment où Lagardère entendait prendre le contrôle de VUP.
Cela marqua d’ailleurs à mon sens l’un des très grands moments, voire l’événement le plus important, de l’histoire de l’édition et de la librairie depuis la Seconde Guerre mondiale : en janvier 2003, le ministre de la Culture de l’époque, Jean-Jacques Aillagon, avait décidé d’essayer de calmer le jeu face à l’ébullition suscitée par la perspective de ce regroupement. Il avait invité dans le grand salon du premier étage de la rue de Valois tous les acteurs, libraires et éditeurs, impliqués – sauf les plaignants à Bruxelles (Gallimard, Seuil, La Martinière et Actes Sud) qui avaient boycotté la rencontre. Moi-même, j’ai assisté à cette réunion historique au titre de VUP, avec Alain Kouck et Bertrand Cousin – Alain Kouck, qui dirigeait le groupe à l’époque, savait que je connaissais bien le secteur. Toutes les catégories de libraires étaient représentées (les indépendants, Leclerc, Virgin, le Furet, la FNAC, etc.) et tous alertaient sur le fait que cette fusion se ferait au détriment de leur rémunération, que c’était une catastrophe qu’on ne pouvait pas laisser se produire… Nous avons entendu alors des choses étonnantes. Les dirigeants d’Albin Michel, par exemple, ont expliqué qu’ils venaient pour leur distribution et diffusion de passer d’Interforum (filiale de VUP) à Hachette et que cela s’était effectivement traduit par trois quarts de points de remise en moins pour les libraires… Arnaud Lagardère et Jean-Louis Lisimachio, à l’époque patron du groupe Hachette, sont devenus tous verts avant de multiplier les effets d’annonce en promettant d’accorder des points supplémentaires pour les petits libraires de province… L’ambiance était vraiment électrique et tout le monde est sorti de cette réunion un peu effrayé…
Finalement, comme vous le savez, Bruxelles a tranché et Paris a avalisé le fait qu’en l’état ce regroupement n’était pas possible. Du coup, Lagardère, qui avait acheté la totalité du groupe VUP, a dû en céder une partie, finalement rachetée par le groupe Wendel avant de passer ensuite entre les mains du groupe Planeta, puis, en 2018, de Vivendi… En 2004, VUP devenu Editis avait donc été délesté d’une partie assez significative de son ensemble – une partie comprenant notamment Larousse, Dalloz, Dunod et Armand Colin, passée chez Hachette. C’est ce qu’on avait alors appelé le « détourage ». Et ce « détourage » a créé un traumatisme assez conséquent au sein des équipes du groupe, certains s’en souviennent encore aujourd’hui. Car qui dit « détourage », dit qu’untel, qui travaillait à la fois pour telle et telle maison, ne travaillerait plus que pour une seule : que devenait son poste ? Où serait-il localisé ? Cela a duré deux ans, ce fut un cauchemar et cela s’est traduit de façon certaine – le recul permet de l’affirmer – par ce que les capitalistes appellent une « perte de valeur »… Ce qui fonctionnait relativement bien, ce qui avait été relativement rationalisé, avec des outils de gestion communs, se trouvait très profondément déstabilisé. Il a fallu des années pour regagner une « productivité » convenable. Et le coût humain de l’opération fut loin d’être négligeable. Près de vingt ans plus tard, la même crainte prévaut : s’il devait y avoir regroupement, cela impliquera certainement de nouveaux « détourages », donc de nouveaux traumatismes. Les incertitudes demeurent très grandes pour les salariés des maisons qui composent ces groupes.

Vous vous interrogiez sur les justifications de ces logiques de regroupement, de fusion. Elles apparaissent d’autant plus mystérieuses qu’on constate, par exemple, qu’elles ne se traduisent pas toujours par des économies d’échelle. Ainsi, Gallimard a racheté Flammarion il y a déjà longtemps et les deux maisons n’ont toujours pas fusionné leurs activités de distribution et diffusion. Comment le comprendre ?
Sans doute par le fait que la distribution de livres, mal connue mais néanmoins stratégique pour toute la chaîne du livre, c’est de l’industrie lourde. C’est comme une aciérie, comme une usine d’automobiles. Alors que l’édition, même dans un grand groupe, aussi géant soit-il, cela reste une accumulation d’artisans et de pratiques artisanales. Et cela, c’est irréductible. Même si l’on essaie d’aller contre, d’encore plus rationaliser, on ne peut pas industrialiser l’acte de création éditoriale. C’est impossible. Dans la plupart de ses secteurs (jeunesse, BD, littérature générale, pratique, scolaire, universitaire, etc.), l’édition repose sur une relation singulière entre l’éditeur et l’auteur, qui fait d’ailleurs toute la passion et l’intérêt de la profession : c’est d’abord un métier de relations humaines, professionnelles aussi, très techniques parfois, mais pour lequel prévalent l’artisanat, le bricolage. Alors que dans la distribution de livres, il n’y a pas la place pour le moindre bricolage : il faut imaginer ces immenses entrepôts de dizaines de milliers de mètres carrés, largement robotisés, avec des livres accumulés sur dix niveaux d’étagères et surtout dotés d’une informatique de grande usine, extraordinairement compliquée. Or, rapprocher deux structures de distribution, cela implique notamment de fusionner les systèmes informatiques, ce qui coûte des dizaines de millions d’euros, avec à la clé la possibilité non négligeable d’un échec industriel de grande ampleur…

Il y a eu un précédent avec Volumen en 2018, pour lequel ce fut compliqué…
Oui, quand il a fallu intégrer Volumen (structure de diffusion-distribution de La Martinière/Le Seuil) à Interforum (filiale du groupe Editis), cela ne s’est pas fait « en soufflant dessus ». Et encore, il s’agissait d’une petite structure de distribution. Fusionner les deux structures de distribution que vous évoquiez, Sodis-Gallimard d’un côté et Union Distribution-Flammarion de l’autre, c’est faisable mais entre le gain de productivité hypothétique et le risque d’un échec après avoir dépensé des sommes considérables, la balance est vite faite : il paraît sans doute plus raisonnable de conserver telles qu’elles sont des structures qui fonctionnent bien. Alors imaginer qu’Interforum, filiale du groupe Editis, et Hachette Distribution Services, filiale du groupe Hachette Livre, fusionnent… Cela me semble extrêmement problématique : le risque est trop grand. On connaît l’expérience récurrente de nombre de grands projets informatiques, toujours merveilleux sur le papier : ils durent souvent des années de plus que le calendrier prévu, pour un coût beaucoup plus élevé que celui qui avait été annoncé. Les capitalistes avisés ne l’ignorent pas. Ils restent donc très prudents et raisonnables sur ce type de projets.

Du coup, cela pose une question : quel est l’intérêt de devenir plus grand, s’il s’agit de faire coexister des structures parallèles au sein d’un même groupe ?
C’est une bonne question. Quelle que soit la taille du groupe, les cellules artisanales des maisons restent petites, ce sont des PME, qu’on le veuille ou non. Les groupes apparaissent donc comme des fédérations de PME. C’est ainsi – et c’est très bien comme ça, au demeurant. Alors l’intérêt de constituer des groupes encore plus gros, j’avoue que personnellement, je ne le vois pas, cela me dépasse… Des justifications sont parfois avancées qui pointent le développement du plurimédia, du multimédia, des droits dérivés, audiovisuels, jeux vidéos, etc. L’expérience montre que ça non plus, cela n’a jamais marché que pour des secteurs éditoriaux assez marginaux en termes de poids économique. Certes, un roman peut donner lieu à un film de fiction, et un document peut être à l’origine d’un film documentaire, mais cela existe déjà, point besoin d’industrialiser davantage ces processus, ni de les chapeauter par une structure capitalistique unique. On peut faire efficacement sans cela des jeux vidéo dérivés de séries TV, elles-mêmes dérivées de feuilletons, etc. Ces choses-là ne datent pas d’aujourd’hui…

Elles remontent même au milieu du XIXe siècle, ainsi que l’ont montré de nombreux historiens de la naissance des industries culturelles…
Oui, par exemple avec les feuilletons déclinés dans la presse et dans les livres. Et ce qu’on appelle le « multimédia » fut, pour la France, inventé dans les années 1950 et 1960 par les Presses de la Cité, qui sont à l’origine du groupe Editis. Donc, rien de nouveau sous le soleil, et je pense que le gigantisme n’apporte rien. Ni en termes d’amélioration de la qualité de la création, bien entendu, ni même en termes capitalistiques, au contraire. Pour moi, cela reste donc mystérieux, sauf à considérer qu’il y a effectivement des capitalistes qui volent très haut et imaginent qu’à l’avenir on pourrait faire ceci ou faire cela…
Cela me rappelle un point d’histoire que peu de gens connaissent, même dans l’édition, un épisode important pour notre profession en France, advenu au tournant des années 1990. À ce moment-là, aux États-Unis, c’était la grande mode de la concentration éditoriale, on constituait de manière plutôt sauvage des groupes géants. André Schiffrin, qui dirigeait Pantheon Books, une magnifique maison, en a été victime : elle ne dégageait pas une rentabilité suffisante pour le groupe auquel elle appartenait (Random House), lequel l’a, du jour au lendemain, absorbée et transformée en une simple marque. Schiffrin l’a raconté dans L’édition sans éditeurs, son livre paru à La Fabrique en 1999. Il y montre que ces capitalistes pensaient augmenter la rentabilité de leurs groupes en grossissant et en procédant par fusion. Ce qui s’est révélé faux, tout simplement faux. Mais cette mode du big is beautiful était tellement brillante au plan médiatique, elle faisait tellement d’émules qu’elle a gagné l’Europe en général et la France en particulier. C’est cela qui a donné lieu à l’épisode bref (1988-1991) mais vraiment très instructif dont je parlais.
Ce moment est celui où les deux grands groupes de l’époque, l’ancêtre d’Editis, le Groupe de la Cité (alors dirigé par les frères Bourgois) et Hachette (dirigé à l’époque par Jean-Claude Lattès) avaient décidé, ce qui était tout à fait stupéfiant, de centraliser tous les choix éditoriaux de la littérature générale : tel livre, c’était pour telle marque, tel autre pour tel autre « imprint »… Résultat des courses, c’était inévitable, les patrons des maisons d’édition concernées se sont trouvés totalement démotivés. Ils n’avaient plus le choix de prendre le risque de publier tel ou tel livre, tel ou tel auteur. En trois ans, les dirigeants de ces deux groupes ont creusé un déficit abyssal et ils ont été débarqués. Résultat catastrophique du point de vue capitalistique. Ce double échec a montré l’absurdité de la concentration de la création et a « vacciné » les capitalistes de l’édition pour au moins quinze-vingt ans. Même Lagardère, lorsqu’il a entrepris de racheter VUP en 2002, n’avait de cesse de répéter que, surtout, les maisons d’édition garderaient leur autonomie, qu’il avait compris que brider leur créativité, c’était assurer l’échec de leur regroupement. Mais les générations de capitalistes se succèdent et celles d’aujourd’hui ont sans doute perdu la mémoire de cet épisode, qui avait marqué au fer rouge leurs prédécesseurs en leur coûtant à l’époque des dizaines de millions de francs…

On peut d’autant plus se poser la question que les nouvelles générations de dirigeants et même d’éditeurs diffèrent sensiblement des précédentes, qu’on y trouve bien davantage des personnes issues d’écoles de commerce, par exemple…
Il y a eu effectivement plus de recrutement de profils de gestionnaires pour diriger des maisons, mais je nuancerais ce diagnostic dans la mesure où cela dépend des secteurs. On parle de « l’édition », mais en vérité cela recouvre au moins une dizaine de secteurs très distincts, dont les publics et les types de livres sont très différents, impliquant des savoir-faire eux-mêmes fort divers. Et de ce fait, qu’ils soient éditeurs stricto sensu ou commerciaux, les acteurs sont également très différents. Certains de ces secteurs se sont en effet plus volontiers prêtés à l’évolution que vous évoquez, avec le marketing aux commandes. Je pense, par exemple, au « développement personnel », secteur qui a connu une forte croissance : là, les bonnes « recettes commerciales » peuvent produire des effets très importants sur les ventes. En revanche, pour ce qu’on appelle la littérature générale, la création littéraire ou la non-fiction documentaire au sens large, les sciences humaines aussi, ce n’est pas du tout la même chose. Vous pouvez faire tout le marketing que vous voulez, si votre livre n’est pas bon ou n’est pas susceptible de trouver un nouveau public ou un public déjà établi, il ne se vendra pas. Même si vous investissez Instagram, les réseaux sociaux, etc.
Bien sûr, il faut utiliser les nouvelles formes de marketing, de commercialisation et je pense que tout le monde le fait, y compris en littérature générale. Néanmoins, cela reste un moyen, absolument pas une fin. S’il n’y a pas des éditeurs et des éditrices – plutôt d’ailleurs des éditrices désormais – capables de trouver de nouveaux talents, de travailler avec des auteurs pour aboutir à un bouquin digne de ce nom, tout le reste ne fonctionnera pas non plus. On peut dire ainsi que le pire n’est jamais sûr, à savoir ces dérives commerciales et financières que beaucoup dénoncent de façon récurrente, depuis (au moins) un bon demi-siècle. J’observe d’ailleurs qu’il y a toujours des contre-tendances qui s’affirment. En atteste par exemple à sa manière, parmi beaucoup d’autres, le cas de La Découverte qui est rentrée dans un grand groupe (Havas devenu VUP, puis Editis) en 1998, en montrant qu’on peut y développer une ligne éditoriale autonome et avec succès : la maison a bénéficié de l’aide que peut apporter un grand groupe, en termes d’économies d’échelle pour le papier, l’imprimerie, la gestion, tout en gardant ce qui fait l’essentiel de notre travail, c’est-à-dire le choix de nos auteurs.

Puisque vous parlez des secteurs très différents qui composent l’édition, j’aimerais savoir ce que vous pensiez de l’évolution de l’un de ceux, avec les documents, que vous connaissez le mieux : les sciences humaines et sociales. Depuis quelques années, il apparaît que de très nombreuses maisons dites de littérature générale délaissent progressivement et, pour la plupart totalement, ce domaine. On peut penser notamment, mais pas seulement, aux maisons du groupe Hachette comme Grasset, Fayard, Stock ou Calmann-Lévy mais aussi à Robert Laffont qui fait partie d’Editis… Comment l’expliquer ?
Oui, cette tendance existe, assurément. Dans certaines maisons de littérature générale, on a pu dire que les collections de sciences humaines étaient la « danseuse », que ça ne rapporte pas, etc. Néanmoins, je pense que, là aussi, il y a des effets de balancier, que rien n’est irréversible. J’en veux pour preuve que depuis maintenant trois-quatre ans – j’ai pu l’observer sur le terrain, dans les librairies et en regardant l’évolution des ventes – on constate un regain d’intérêt tout à fait inattendu pour les sciences humaines et sociales critiques. C’est absolument étonnant. Beaucoup de libraires de province me disent que leur rayon sciences humaines a « explosé ». Et ce sont les jeunes générations, éduquées bien entendu, qui achètent massivement des livres que les jeunes générations d’avant n’achetaient plus. Il y a eu un retournement que je qualifierais de sociologique, voire d’historique, qui fait que même les maisons qui avaient peu à peu délaissé ces secteurs-là sont en train de les regarder avec des yeux nouveaux en se disant qu’il faudrait peut-être les réinvestir.
Certes, ce bouillonnement existe de façon récurrente, avec des petites maisons qui ont développé depuis longtemps des catalogues « alternatifs ». Mais cette évolution a pris depuis quelques années un tour nouveau, notamment avec des maisons qui se sont créées très récemment pour publier des auteurs et des textes tout à fait passionnants et qui, de fait, se vendent ! Contrairement aux idées reçues, selon lesquelles de tels livres seraient réservés aux happy fews, ce serait un ghetto, etc. Eh bien non, il y a un phénomène nouveau. Ceux qui sont aux manettes des grandes maisons mettrons sans doute du temps, mais ils finiront par s’en rendre compte…

Certains libraires ont l’impression que nombre de lecteurs de littérature étrangère ont récemment basculé vers les sciences humaines et sociales…
Et surtout, il y a ce changement de génération, qui est très intéressant. J’ai alerté mes confrères depuis longtemps sur l’évolution globale du lectorat de livres, à partir de ce que nous enseignent les enquêtes sur les pratiques culturelles conduites par le ministère de la Culture tous les sept-huit ans depuis 1973. Le constat de ces enquêtes, qui concernent l’ensemble des pratiques culturelles, était très préoccupant s’agissant de la lecture. Ce que le ministère appelle la part de « grands lecteurs », c’est-à-dire les Français de plus de 15 ans lisant plus de vingt livres par an, est passé de 22 % en 1973 à la moitié, 11 %, en 2008 : une diminution linéaire et constante. Cette courbe a l’air d’être irréversible et si rien ne change, dans dix ans, quinze ans, cela peut conduire à un effondrement du marché du livre. Car le second constat majeur de ces enquêtes, largement méconnu, c’est que pour l’essentiel, les Français gardent tout au long de leur vie les pratiques culturelles de leur jeunesse, entre 15 et 25 ans, ce qui est assez stupéfiant. Or il se trouve que les baby boomers comptaient beaucoup de grands lecteurs dans les années 1970, à la faveur des « années 68 ». Maintenant, ces baby boomers (dont je fais partie) sont à la retraite, mais ont encore du temps et des moyens et donc ce sont eux – en l’occurrence plutôt elles parce que c’est une majorité de femmes – qui soutiennent le secteur de la littérature, ce qui, biologie oblige, ne sera plus le cas à moyen terme. J’envisageais donc, dans les dix années qui viennent, une chute brutale du marché (de 15 % à 20 % ?), parce que la part des « vieux grands lecteurs » aurait encore baissé. Et là, tout d’un coup, c’est presque un miracle. On ne voyait pas le renouveau venir des jeunes générations, que l’on croyait totalement absorbées par Internet, les réseaux sociaux, etc. Eh bien non ! Une fraction très significative, que j’évalue entre le quart et le tiers des jeunes générations d’aujourd’hui, celle des 25-35 ans et davantage les 15-25 ans, qui sont encore plus motivés, a retrouvé le goût de la lecture, en particulier de livres qui les aident à comprendre le monde pour mieux le changer. Donc, en effet, le pire n’est jamais sûr et l’espoir est devant nous. Mais cela implique que nous, éditeurs et libraires, et d’une certaine façon c’est déjà bien engagé, nous sachions nous adapter. Ça me réjouit par exemple de voir que La Découverte recueille aujourd’hui les fruits d’un catalogue construit au fil de plusieurs décennies et que les ventes des livres de fond de la maison sont remarquables.

Vous faisiez référence à l’initiative prise en 2003 par le ministère de la Culture au moment du regroupement qui s’annonçait des deux grands groupes. Qu’en est-il aujourd’hui des pouvoirs publics ? On a l’impression qu’ils sont aux abonnés absents…
Ils sont assez largement aux abonnés absents. C’est en particulier l’effet de ce qu’on appelle la RGPP (« révision générale des politiques publiques ») qui, sous l’influence de l’idéologie néolibérale prévalant parmi les technocrates et les responsables politiques, a progressivement réduit depuis les années 1990 les capacités d’intervention de tous les ministères, dont le ministère de la Culture. Ce dernier a vu se restreindre drastiquement ses effectifs et ses capacités d’expertise. Du coup, son pouvoir d’initiative a considérablement diminué par rapport à la grande période qui a été celle des années 1980, quand le directeur du livre et de la lecture était Jean Gattegno, un grand monsieur qui a joué un rôle stratégique dans la consolidation de la filière du livre à partir de la Loi Lang de 1981. Il n’y a plus rien de tel aujourd’hui. Quelles que soient la compétence et la qualité des personnes qui occupent des postes du ministère de la Culture, on voit bien qu’elles sont totalement désarmées. Elles n’ont plus guère les moyens d’intervenir. L’espace des « industries culturelles » est désormais le terrain de jeu de grands capitalistes fonctionnant selon une logique qui dépasse tout le monde, y compris les responsables politiques qui sont finalement des spectateurs comme les autres. De ce point de vue, on a changé de période et c’est préoccupant.

Si cette perspective de fusion Vivendi-Lagardère n’agite pas trop les esprits s’agissant de l’édition, elle le fait davantage à propos des médias, avec la crainte d’un positionnement idéologique fort du groupe de M. Bolloré. Côté édition, en dépit de l’arrivée d’Éric Zemmour – sous couvert de pseudo autoédition – dans le groupe Editis, on a l’impression que les choses apparaissent moins idéologiquement marquées.
C’est certain. Et cela s’explique par la diversité de la production de livres, une diversité beaucoup plus importante que dans la production de médias. Les médias, ce sont en général des structures lourdes, dont les plus significatives, dans l’audiovisuel comme dans la presse écrite, ne se comptent que par dizaines. Alors qu’il existe des centaines de maisons d’édition, très grandes ou minuscules, et des dizaines de milliers de livres nouveaux qui paraissent chaque année, autant d’objets singuliers dont la grande majorité garde un statut de « prototype ». Donc, la diversité est d’une certaine façon assurée. Et ce n’est pas parce qu’un livre sort dans une grande maison, dans un grand groupe, qu’il va nécessairement se vendre beaucoup plus que s’il était publié par une petite structure, dès lors que celle-ci a accès, même si ce n’est pas toujours facile, au commerce du livre, à la librairie. Par ailleurs, et c’est peut-être le point le plus important, les lecteurs et les lectrices de livres se fichent complètement des éditeurs. Je me souviens d’une enquête de Livres Hebdo, qui doit remonter à quinze ou vingt ans – il faudrait la refaire aujourd’hui – pour laquelle le journal avait demandé aux clients à la sortie des librairies de citer les éditeurs qu’ils connaissaient : 95 % d’entre eux étaient incapables de citer le nom d’un éditeur – le premier cité, par 5 % seulement des interrogés, était celui de Gallimard. À juste titre, les lecteurs ne se préoccupent pas de la marque d’édition inscrite sur la couverture d’un livre qu’ils vont acheter. Ce qui leur importe, c’est l’auteur, bien entendu, le sujet également et la notoriété du livre.

Mais les libraires, eux, ne s’en fichent pas.
Non, bien entendu, l’éditeur est même leur repère numéro un. Mais encore une fois, il y a une telle diversité de maisons d’édition, une telle diversité de librairies – on en compte plus de 3 000 en France, dont 1 000 de taille significative – qu’il n’y a pas de problème : tous les livres produits professionnellement sont assurés de trouver à peu près leur chemin vers le public. Tout l’art de l’éditeur, et des libraires sur lesquels il s’appuie, c’est de parvenir avec son diffuseur (et ses « représentants ») à mettre le livre dans les bons « tuyaux » afin qu’il arrive sur la bonne table au bon moment et devant le bon lecteur potentiel.

Cela signifie, selon vous, que le risque principal d’une fusion, d’une concentration très grande du secteur n’est pas d’abord un risque d’atteinte à la diversité éditoriale et politique ?
Pas directement, parce que cette concentration ne changera jamais la réalité que je viens d’évoquer sur la pluralité de ce qu’est la production éditoriale elle-même. Cela est indépendant du niveau de concentration. En revanche, une trop grande concentration peut assurément avoir des effets néfastes en privilégiant tel canal de distribution par rapport à tel autre. Cela peut introduire des distorsions de fonctionnement économique des acteurs du livre, donc d’accès au marché, et donc d’accès pour les lecteurs aux livres qui les intéressent. Ce risque existe sans conteste.
C’est pourquoi je fais partie de ceux qui, depuis longtemps, se mobilisent pour que s’affirme l’« interprofession » du livre, réunissant l’ensemble des acteurs économiques concernés, de l’édition et de la librairie principalement, auxquels on peut bien entendu ajouter les bibliothécaires et surtout les auteurs – qui disposent désormais aussi d’instances de représentation significatives. Il est essentiel que tous ces acteurs, à travers leurs organisations représentatives, grandes et petites, se parlent, se concertent. Même si leurs intérêts sont parfois contradictoires, ils peuvent ensemble construire des outils qui bénéficient à tous. C’est cela qui m’a conduit, par exemple, à m’investir dans la réforme du transport du livre au début des années 1990. Transport alors totalement déficient en France où il fallait trois semaines en moyenne pour qu’un volume aille de Paris à Lyon, c’était absurde. On l’a réformé, en concertation avec tous les acteurs, ce fut un gros chantier mais depuis lors il faut trois jours environ pour que les livres soient disponibles dans toute la France. De même, ont été créés des outils informatiques pour la commande des livres, des bases de données bibliographiques, etc. Tous ces outils, dont le grand public ignore l’existence, ce qui est normal, mais aussi, malheureusement, dont trop de professionnels ignorent le fonctionnement, sont absolument décisifs pour la chaîne du livre. Et le poids des grands groupes est tout à fait essentiel quant à l’évolution de ces outils : cela implique qu’ils sachent parfois faire passer la mutualisation avant leur intérêt immédiat – ce qui les aidera à terme.

Vous venez de noter que les auteurs disposent désormais d’instances de représentation. Il est vrai qu’on a vu l’émergence de nouvelles organisations plus revendicatives, notamment la Ligue des auteurs, qui estiment que les auteurs ne sont pas suffisamment rémunérés. Que pensez-vous de ces revendications ?
Elles sont légitimes, principalement pour les auteurs qui vivent de leur création, ce qui n’est pas le cas de l’immense majorité des auteurs de livres, il faut le rappeler. Ceux qui vivent de la création sont principalement des auteurs de bande dessinée et de livres pour la jeunesse, parce que leur métier est très spécifique. Un auteur ou une autrice de romans peut publier un livre tous les cinq ans, avec ou sans succès, mais il/elle dispose en général d’autres revenus – très rares sont les écrivains et les essayistes qui vivent des ventes de leurs livres. En revanche, de nombreux auteurs, et je pense aussi aux traducteurs qui sont particulièrement précaires, vivent uniquement de leur travail d’écriture. Dans le secteur de la bande dessinée, depuis vingt ou trente ans, le marché est florissant et l’on a assisté à une explosion de l’offre, donc de la concurrence. Il y a donc énormément d’albums qui se vendent beaucoup moins qu’auparavant, et il devient difficile pour les auteurs d’être rémunérés convenablement, à hauteur de leur travail pour des albums qui leur ont pris des mois, voire des années. Pour les auteurs jeunesse, on a observé le même phénomène : explosion du marché et donc de l’offre, concurrence accrue entre les créateurs, les auteurs et les éditeurs qui se fait en partie au détriment de la rémunération. À ces problèmes objectifs, compliqués, il n’existe pas d’autre solution que la concertation entre les organes professionnels représentant les éditeurs et ceux représentant les auteurs, comme la Ligue ou le Conseil permanent des écrivains. Il faut que la concertation s’améliore, mais cela dépend des bonnes volontés des uns et des autres.

[NDLR : article mis à jour le 26 septembre : contrairement à ce que la version initiale indiquait la, plainte déposée auprès de Bruxelles en 2002 l’avait été par Actes Sud, Gallimard, Le Seuil et La Martinière et non Odile Jacob, Gallimard, Le Seuil et La Martinière. Ce n’est qu’après la décision de Bruxelles, fin 2004, qu’Odile Jacob avait déposé plainte parce qu’elle contestait le fait de ne pas avoir pu racheter Editis, repris par Wendel ]

Cet article a été publié pour la première fois le 25 septembre 2021 dans le quotidien AOC.


Sylvain Bourmeau

Journaliste, directeur d'AOC