Cinéma

Hadjithomas & Joreige : « On ne fait pas des images de guerre, on montre ce que la guerre fait aux images »

Journaliste

Une boîte en provenance de Beyrouth, remplie d’archives, certaines rescapées, retrouvées par la réalisatrice, Joana Hadjithomas, d’autres introduites pour donner une autre profondeur au récit, réveille les souvenirs du Liban des années 1980. Dans Memory box, tout part d’images qui recomposent l’histoire de la guerre civile, et d’une famille silencieuse. C’était avant l’explosion du port de la capitale libanaise, qui a aggravé la crise économique et politique qui traverse le pays. Le film, ni tout à fait documentaire, ni tout à fait fiction, réalisé en duo avec Khalil Joreige, est multidimensionnel, comme les conflits et tensions qu’il raconte.

Pendant la guerre civile libanaise dans les années 80, Joana Hadjithomas a échangé tous les jours lettres, photos, cahiers et cassettes audio avec sa meilleure amie partie vivre à Paris. À partir de cette correspondance devenue formidable archive, elle a imaginé avec Khalil Joreige leur nouveau film, Memory box, puissant voyage dans les méandres mémoriels d’une famille, d’un pays, et dans l’histoire des images. Occasion de parler avec eux du Liban d’hier et d’aujourd’hui, de mémoire et d’histoire, d’art et de politique, et de leur façon d’envisager leur travail où forme et fond constituent un tout organique. SK

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Memory box est construit à partir de votre mémoire, y compris au sens de traces concrètes telles que vos photos, vos cassettes et cahiers d’adolescence qui figurent dans le film.
Joana Hadjithomas : Ce qui a déclenché ce film, c’est que j’ai retrouvé après vingt-cinq ans ces cahiers, cassettes et lettres que j’avais envoyés à une amie très proche. Elle avait dû quitter le Liban dans les années 80 pour aller vivre en France, en raison de la guerre civile. On s’était juré de s’écrire tous les jours, moi de Beyrouth, elle de Paris. Et on s’est écrit en effet tous les jours, de 1982 à 1988. On s’est ensuite perdues de vue pendant vingt-cinq ans, puis, lors de nos retrouvailles, nous avons constaté que nous avions toutes les deux tout gardé cette correspondance. En retrouvant cette matière, ces cahiers, ces cassettes, on s’est remises en contact avec un tas d’histoires oubliées, de détails précis… C’était comme ouvrir la boite de réminiscences, tout est revenu. On avait là des archives exceptionnelles par leur régularité et leurs mille détails concrets. Ça ne racontait pas nécessairement les évènements libanais avec une rigueur d’historien mais ça disait bien les effets que ces évènements avaient provoqué dans nos vies. Quand nous avons retrouvé ces archives, Khalil et moi avions une fille, Alia, qui avait l’âge que j’avais au moment d’écrire ces archives. Alia voulait lire ces cahiers et on ne savait pas si c’était une bonne idée. Mais on s’est dit que ça ferait un bon début de film.

Khalil Joreige : On a aussi décidé de mêler au film mes propres archives photo, car ce que Joana avait fait par écrit et cassettes, je l’avais fait par la photo. Le personnage de fiction que nous avons inventé a donc aussi un rapport avec la photo, ce qui a permis de diversifier les sources d’archives présentes dans le film.

Memory box est une fiction à partir d’une base documentaire et autobiographique. Ce qui est intéressant, c’est que les archives vues dans le film sont elles-mêmes de deux natures : certaines sont réelles, d’autres ont été fabriquées pour le film. Pourquoi avez-vous inclus aussi des « fausses » archives ?
Joana Hadjithomas : Quand on s’est retrouvés avec tout ce matériau, on s’est dit que nous n’allions pas faire encore un documentaire ou une installation. L’idée n’était pas de parler de nous, mais de travailler ces documents comme une archive pour un film de fiction. On a été rejoints par une scénariste, Gaëlle Macé. Elle ne connaissait pas le Liban, la guerre civile. À trois, on a construit un récit qui n’est pas autobiographique mais où se mêlent ces documents et cahiers. Avec Khalil, on part de choses réelles, mais ensuite, on extrapole, on utilise le réel pour aller ailleurs.

Khalil Joreige : Il y avait aussi une contingence physique dans la nécessité de créer des « fausses » archives : il fallait insérer nos actrices et acteurs dans ces documents ! Pour les besoins du film, j’ai refait environ 10 000 photos ! Et parfois, c’était des photos sur fond vert pour pouvoir les incruster dans mes photos d’archives. Aujourd’hui, on ne s’habille plus ni ne pose plus comme dans les années 80, le rapport au corps n’est plus le même, le selfie est passé par là.

Joana Hadjithomas : À travers cette recréation des archives, nous étions intéressés par le fait de faire acte d’une certaine histoire de la photo, de la matérialité des polaroïds, des bords ronds, des couleurs… Il y a aussi des vrais cahiers et d’autres créés pour les besoins de la fiction.

Ces mélanges de vrai et de faux tiennent-ils à la nature du cinéma, comme si toute image pouvait accéder à une vérité, qu’elle soit documentaire ou fictionnelle ?
Khalil Joreige : Nous, on parle plus volontiers d’imaginaire que de fiction ou de documentaire. Les frontières entre fiction et documentaire sont brouillées depuis toujours. Je ne sais plus si c’est Godard qui a dit « tout documentaire est une fiction et toute fiction a une part documentaire », mais voilà. On a toujours traité cet aspect, ce qui nous a permis de réfléchir sur la façon dont on pouvait agir dans notre rapport au réel. Ce qui nous intéressait dans Memory box, c’est que quelque chose advienne de ce réel, qu’il soit artificiel ou véritable.

Joana Hadjithomas : Dans le film, Alex, adolescente grandie au Québec, va fantasmer le passé libanais de sa mère et le réactiver – elle va le faire à travers ce qu’elle entend, ce qu’elle lit, et aussi à travers la photographie. Mais il y a aussi un hors-champ dans tout ce qu’elle lit ou voit, et elle va animer ce hors champ, le remplir en l’imaginant. Sa question, et la nôtre, c’était comment faire pour que l’image continue ? Le bord d’une photo est très intéressant. On ne connaît au départ que ce qu’on voit, mais on imagine petit à petit ce qu’il y a autour de la photo. Alex va imaginer ce qu’il y a au-delà des images, mais au début, elle est contrainte par les limites du cadre des photos. Ce défi de l’imaginaire d’Alex était très stimulant pour nous. Alex n’a pas vécu la guerre civile, elle n’a aucune idée de ce qu’est subir un bombardement, elle va imaginer les scènes de guerre très différemment de ce que sa mère a vécu. C’est pour toutes ces raisons que nous avons mélangé documents, expérimentation artistique, recréation de documents, etc. Et c’était jouissif.

Memory box parle de la mémoire familiale, de la mémoire douloureuse d’un pays, le Liban, mais vous ne vous en tenez pas à cet énoncé littéral, à ce « sujet », vous le traduisez en recherche formelle comme vous venez de le décrire. Cette dimension fait tout le prix de votre travail. Vous êtes à la fois artistes, historiens, mémorialistes et storytellers.
Khalil Joreige : C’est en essayant de réfléchir à des modes de représentation qu’on met en branle les sujets qui nous travaillent profondément. En travaillant sur les formes, tout se révèle petit à petit. Si on interroge nos outils, la photo, les sons, les images, ce n’est pas gratuit, c’est notre façon d’appréhender le monde. De même qu’aujourd’hui notre personnage, la jeune Alex, va utiliser son smartphone pour pouvoir voir ces documents-là, zoomer dessus, compléter par des recherches sur internet… Nous ne sommes pas moralisateurs ou nostalgiques d’un état antérieur des images. On fait la même chose qu’Alex, on a une perception du monde et des idées à travers le rapport que nous entretenons avec les formes et les médiums, le cinéma, la photo…

Vous faites la même chose que les jeunes et leurs smartphones, mais avec plus de recul analytique et de conscience ?
Joana Hadjithomas : Oui, probablement. Mais le jeune avec son smartphone créé des choses intéressantes aussi. Au cinéma, on souffre beaucoup du diktat de l’histoire : il faut toujours raconter quelque chose, il faut que tout le monde comprenne, etc. Mais nous, on pense qu’il faut ne pas oublier de faire du cinéma. Le cinéma, c’est la lumière, le cadre, le son, l’histoire, les acteurs, les corps, la sensualité… Le cinéma, c’est des couches et des textures, et nous, notre idéal est que l’histoire se mêle à toutes ces textures, que tout cela ne fasse qu’un. On pense que les textures, les éléments formels racontent autant qu’une trame scénaristique ou un dialogue.

Khalil Joreige : C’est simple, on ne sépare jamais le fond de la forme. Dans notre cinéma, tout est intrinsèquement mêlé, tout est organique : l’histoire, les textures, les thèmes, les formes, les idées…

Joana Hadjithomas : Il y a une spécificité du cinéma dont nous voulons profiter pleinement. Par exemple, on aime travailler les images directement : dans un plan, on va brûler l’image, dans un autre, on va la découper… L’image est un champ de possibles, autant les utiliser.

Khalil Joreige : Le film parle du passé d’une famille et d’un pays, mais on voulait ce faisant réinvoquer le passé du cinéma et des images. Au départ, dans le film, il y a des images fixes. Puis ça s’anime, comme dans un flipbook ou dans la chronophotographie de Marey ou Muybridge, puis la première animation fait référence à Méliès…

Joana Hadjithomas : C’était intéressant de ne pas séparer ces histoires : celle d’une famille, celle d’un pays et celle d’un médium. Le spectateur va voir tout cela en même temps. On vient de l’expérimentation artistique, mais on adore aussi raconter des histoires. Pourquoi ne devrait-on faire que l’un, ou que l’autre ? Non, pour nous, ça va de pair.

Vous aimez raconter des histoires. Souvent, ce sont les parents qui racontent des histoires aux enfants. Dans le film, vous inversez la proposition, c’est Alex, la fille, qui va se raconter l’histoire de sa mère, et qui va reconnecter sa mère à sa propre histoire.
Joana Hadjithomas : On n’a pas fait d’études artistiques ni d’études de cinéma. On est arrivés à travailler dans ces domaines parce qu’on avait l’impression qu’il s’était passé quinze années de guerre civile et qu’elles avaient ensuite été mises entre parenthèses. Au Liban, il fallait reconstruire et pas forcément partager une histoire commune qui nous aurait permis de faire un lien entre ce passé violent et le présent. On voit ce processus d’occultation non seulement à l’échelle d’un pays mais aussi dans les familles : on refoule un passé difficile pour pouvoir se reconstruire. Mais cette béance demeure et nous travaille. Nous, avec nos films et nos divers travaux, on a justement essayé de se reconnecter avec ce passé enfoui. C’était très stimulant. Dans le film, Alex sent bien que sa mère n’est pas totalement là.

Khalil Joreige : Elle pressent même qu’il y a des mensonges, des secrets. Pourquoi sa mère est-elle comme ça ? Alex sent confusément qu’il y a quelque chose dans le passé et c’est ce point de rupture qui nous a beaucoup intéressés. Les histoires sont toujours à écrire ou à réécrire. Quand Joana relisait ses propres cahiers, elle a vu que c’était très différent de son propre souvenir, elle tombait sur des détails qu’elle avait oubliés, etc. C’est intéressant de travailler là-dessus.

Joana Hadjithomas : Ce film interroge comment on réécrit sa propre histoire, mais aussi l’histoire d’un pays, d’une communauté, d’une famille. Il y a des réécritures, des inventions, des oublis et au bout d’un moment, on ne sait même plus ce qui est vrai ou faux. Ma famille a quitté Izmir pour s’exiler au Liban et j’entendais des histoires racontées de génération en génération mais je ne savais plus comment elles commençaient, où elles finissaient… ça m’a beaucoup marquée.

On dit souvent qu’un pays doit affronter les zones sombres de son passé pour pouvoir avancer plus sereinement. Est-ce la même chose dans une famille ? Vous disiez avoir hésité à montrer vos cahiers à votre fille…
Khalil Joreige : Je ne crois pas à la transparence absolue. Tout dépend des contextes, des circonstances. Dans le film, il y a une situation qui fait qu’un geste peut ne pas être compris par la suite. La grand-mère a peur que sa petite-fille, Alex, ne comprenne pas certaines choses. Il y a toujours des secrets, ne serait-ce que parce que les personnes elles-mêmes ne comprennent pas toujours ce qu’elles font au moment où elles le font. C’est aussi pour cela que nous avons eu besoin du regard extérieur de Gaëlle Macé : en revenant vers nos archives, nous avions besoin de quelqu’un pour pouvoir gérer et canaliser tout ça, sinon ça aurait débordé.

Joana Hadjithomas : On ne sait pas ce qu’il faut transmettre, c’est une question que chacun se pose quand il ou elle a des enfants. On se demande aussi, qu’est-ce que mes parents m’ont transmis ? On ne peut pas tout raconter, même si on le voulait, on ne pourrait pas, impossible. Dans le cas d’Alex, on ne lui dit pas certaines choses liées à la guerre civile parce qu’il faut aller de l’avant, il faut vivre. De plus, les exilés doivent s’intégrer au nouveau pays, il faut gommer les différences. Ces questions se posent beaucoup aux Libanais : ceux qui vivent en diaspora sont quatre fois plus nombreux que ceux restés au pays.

Khalil Joreige : La transmission est souvent inconsciente. Nos enfants vont aimer des musiques des années 80 alors qu’on ne se souvient pas les leur avoir fait écouter. Pourquoi aiment-ils cette musique ? Pour elle-même, ou parce que leurs parents l’aiment ? Pourquoi j’aime les Beatles alors que j’ai grandi après eux ?

Joana Hadjithomas : Au sein d’un pays, s’il n’y a pas d’histoire commune a minima, il y a une division qui perdure. Et ça, on le vit au Liban, jusqu’à aujourd’hui. Je crois aussi que des traumas peuvent affecter des générations qui ne les ont pas vécus. Il y a donc une nécessité de la parole. Quand je relis aujourd’hui mes cahiers d’ado, je comprends mes parents, ce qu’ils ont vécu, j’ai de la compassion pour eux, alors qu’ado, je ne comprenais pas, j’étais révoltée. Dans le film aussi, Alex va comprendre quelque chose de sa mère dont elle ne se sent pas très proche en lisant ses cahiers. Le lien se tisse dans les familles quand il y a de la sympathie entre générations.

Votre film a été tourné en 2019 et depuis, il y a eu cette explosion dans le port de Beyrouth, catastrophe en soi qui a engendré des conséquences également catastrophiques. Quel regard avez-vous sur ces évènements ? Sont-ils un afterchoc de la guerre civile et de son refoulement ?
Joana Hadjithomas : Cette explosion a causé un effondrement économique et politique immense, c’est tout un pays qui s’est écroulé, parce qu’il est gouverné par des mafieux – il faut bien dire les choses telles qu’elles sont. La logique qui prévalait pendant la guerre civile est toujours la même. Ce sont toujours les mêmes personnes ou des gens qui leur sont affiliés qui continuent d’exercer le pouvoir. Cette situation politique n’a jamais été assainie, les clans au pouvoir se partagent le gâteau économique. Quand les évènements actuels sont survenus, nous avons eu l’impression d’appuyer en même temps sur une touche « rewind » et sur une touche « avance rapide » car c’était la même crise qui recommençait mais en nous propulsant vers un futur inconnu. Les phrases tirées de mes cahiers avaient de nouveau un écho terrible, que ce soit avec la dévaluation de la monnaie libanaise, les pénuries d’électricité, les chefs de milice, la déstabilisation du pays, etc.

Khalil Joreige : Oui, étrange sensation de déjà vu. C’est aussi en cela que c’est tragique, quand les mêmes erreurs et horreurs se répètent.

Joana Hadjithomas : En même temps, ça ne se répète pas totalement, l’histoire n’est jamais deux fois exactement la même. Mais on a le même sentiment d’être pris en otage.

La guerre civile était de nature communautaire et religieuse. Là, on a le sentiment que ce sont plutôt les élites corrompues contre le peuple uni par delà les appartenances ?
Joana Hadjithomas : Oui, le peuple s’est révolté contre la classe dirigeante et ça a culminé avec l’explosion : elle a détruit un tiers de la ville, tué plus de 200 personnes, blessé des milliers, ça a été un traumatisme terrible. Le matériau qui a explosé n’aurait jamais dû rester entreposé là si le gouvernement avait eu le moindre souci de la population civile. Et après l’explosion, aucun dirigeant n’a regardé cette population : pas de démission, pas d’aide, pas de prise de conscience, rien. Au contraire même, ils essayent d’empêcher l’enquête. Nous avons été soufflés par une bombe surpuissante et ensuite déconsidérés.

Khalil Joreige : Trois jours après l’explosion, on est tous redescendus dans la rue, on était tous blessés, détruits, on avait tout perdu. Et ils nous ont tiré dessus !

Joana Hadjithomas : Nous avons perdu notre appartement, notre studio de travail, j’ai failli y passer car j’étais dans un café proche de l’explosion, et le lieu où se passe la fin du film n’existe plus. Cette fin peut d’ailleurs être regardée à la lumière post-explosion, comme s’il ne restait plus que nous, le peuple libanais, pour être solidaire. Des gens que nous ne connaissions pas nous ont aidé à déblayer les débris de notre atelier, il y a eu retrouvailles d’êtres humains, blessés et solidaires.

Reste-t-il des raisons d’espérer sortir de cette crise ou bien l’espérance elle-même a-t-elle été tuée ?
Joana Hadjithomas : C’est très difficile mais il faut garder des raisons d’espérer. La dernière chanson du film dit « there will be light ».

Khalil Joreige : On ne peut se permettre le luxe du désespoir. Le Liban bat tous les records du Guinness Book ! C’est la plus grosse crise économique depuis que la Banque Mondiale existe. Et la plus grosse bombe, et la plus grande corruption. Tout cela s’ajoute, c’est hallucinant. Si vous allez à Beyrouth demain, vous aurez l’impression que tout est reconstruit, réparé, mais…

Joana Hadjithomas : … les gens sont défaits et s’enfoncent dans les sables mouvants. La livre libanaise continue de se dévaluer, 1 dollar valait 1500 livres, maintenant on a dépassé les 30 000, il y a une ou deux heures d’électricité par jour, bientôt plus d’internet… Bon, je ne peux malgré tout pas dire qu’il n’y a plus d’espoir sinon comment pourrait-on vivre ?

Khalil Joreige : Ce ne sont pas seulement les clans qui tiennent le pays, la situation dépend aussi de la géopolitique, des puissances étrangères… À nous artistes de créer des lieux où on peut susciter du partage, du commun.

Joana Hadjithomas : Il y a une déprime totale mais chacun d’entre nous peut continuer de parler, d’alerter, de produire des œuvres, de faire en sorte que les gens continuent de regarder le Liban. C’est un pays où les extrêmes sont là mais je veux continuer à croire à la possibilité de sauver ce pays.

Khalil Joreige : La situation du Liban permet aussi de réfléchir au monde d’après. Il y a eu une telle rupture qu’on était, au début, sidérés. Puis on est sorti de la sidération et petit à petit, on passe à la critique du monde d’avant. Prenons la figure des pères, comme dans notre film : on a hérité de situations où il fallait les mettre en cause ! Quand on grandit durant quinze ans de guerre civile, ça a des conséquences.

Une telle situation empêche-t-elle de créer, ou au contraire, décuple-t-elle le désir et la nécessité de la création ?
Joana Hadjithomas : La fragilité du Liban fait que notre cinéma ne peut pas être en contrôle total. On fait les images des lieux où l’on vit : on ne fait pas des images de guerre, on montre ce que la guerre fait aux images. Nos films, nos histoires, sont souvent fragmentaires, non linéaires, fragiles. La fragilité est au cœur même de nos travaux, de nos dispositifs. Par exemple sur Memory box, on n’a pas donné le scénario aux actrices et acteurs pour rester sur un qui-vive constant. Et de fait, entre le tournage, le montage, la sortie du film, tout a été bouleversé au Liban !

Khalil Joreige : On n’est pas prophétiques du tout, mais c’est intéressant de voir comment le bouleversement du monde peut reconfigurer notre film, lui donner une autre lecture possible. Les circonstances font que la rencontre entre ce film et le monde opère à nouveau. Et ça, c’est un mystère. C’est stimulant d’y réfléchir mais on ne se l’explique pas.

Vous évoquiez la géopolitique. Que pensez-vous du rôle de la France qui a des liens historiques avec le Liban ?
Khalil Joreige : La première visite d’Emmanuel Macron a été très bien reçue au Liban. Ensuite, il a voulu travailler avec le système en place et ces politiciens sont très aguerris pour enfariner n’importe quel président étranger.

Joana Hadjithomas : Cette première visite était spectaculaire. Il est venu très peu de temps après l’explosion, les gens étaient encore sous l’effet de souffle, de sidération. Quand je suis sortie du café juste après l’explosion, l’échelle de destruction était inimaginable. On a commencé à marcher dans la ville, et tout était soufflé. Un paysage tellement apocalyptique que je pensais être dans un film que je ne comprenais pas. C’était même au-delà de la sidération. Puis Macron est arrivé et il nous a regardé, ce que nos gouvernants n’ont pas daigné faire. Ce jour-là, il représentait quelque chose, les Libanais se sont agrippés à lui. « Regarde-nous ! Témoigne de ce qu’on nous a fait ! ». Puis il est revenu, et là, il a retrouvé les autres, les dirigeants. Je sais que c’est très difficile mais il aurait du dire « je ne discute pas avec les mafieux ». Cela dit, la France a beaucoup aidé. Elle a été présente, elle a énormément soutenu la culture libanaise à travers l’Institut Français, le CNC, des résidences d’artistes. De ce point de vue, la France a été exemplaire.

C’était une ligne de crête, car y avait aussi le risque que la France soit vue par certains Libanais comme l’ex-puissance coloniale de retour.
Joana Hadjithomas : Bien sûr, c’était très délicat. Ce que la France a créé au Liban n’a pas été défait et cet héritage, notamment le système confessionnel, est responsable de beaucoup de choses qui nous arrivent. Mais si nous n’avons pas défait cela, c’est aussi de la responsabilité des Libanais donc je n’accuse pas du tout la France d’aujourd’hui. Culturellement, le rôle de la France dans cette crise a été exceptionnel. Politiquement, c’est moins sûr, mais c’est aussi plus difficile, d’une part en raison du passé colonial, d’autre part parce qu’il faut faire avec toutes les puissances étrangères de la région. La situation au Liban dépend de la Syrie, de la Russie, de l’Iran, d’Israël, de l’Arabie Saoudite…

Khalil Joreige : On pourrait ajouter le Qatar, sans oublier la Turquie qui est peut-être la plus active avec la Russie.

Joana Hadjithomas : Le Liban est tellement petit. Notre situation est un vertige, on a l’impression de chuter sans fin. On s’accroche mais on retombe tout le temps.

La situation du Liban est-elle symptomatique d’un certain état du monde ?
Joana Hadjithomas : Absolument à mes yeux. Le Liban est un miroir grossissant et obscène de toutes les problématiques du monde actuel. Ça raconte tellement de choses sur le pouvoir, sur la façon dont on est gouvernés, sur nos aspirations de citoyens… On continue de travailler et de vivre en grande partie au Liban parce que ce pays raconte le monde. Ce sentiment d’être otage des dirigeants, de forces économiques puissantes, on le ressent un peu partout. Partout on craint pour nos libertés.

Khalil Joreige : Je ne suis pas sûr que le Liban résume le monde. Il n’y a pas une seule raison à notre situation, il y en a cent mille. Après, je raisonne comme dans notre travail qui est un travail de montage : quel aspect va-t-on montrer plutôt que tel autre. On a toutes les perles, il faut savoir comment les assembler pour faire le collier. C’est difficile de tenir un discours univoque sur le Liban. Chaque fois que j’entends quelqu’un dire « Beyrouth c’est ça », ça me renseigne plus sur celui qui le dit que sur Beyrouth. On ne peut pas essentialiser Beyrouth, ou le Liban. Le pays est traversé par des conflits locaux, régionaux, internationaux, tout est mélangé et tout est signifiant. Il n’y a pas une couche qui domine, elles sont toutes structurées et imbriquées les unes dans les autres.

Aujourd’hui, où en sont les artistes et cinéastes et cinéastes libanais ?
Joana Hadjithomas : Beaucoup sont partis, mais beaucoup aussi veulent rester. On commence seulement à relever la tête. On s’occupe d’une salle de cinéma à Beyrouth, elle a été en partie détruite par l’explosion. Mais on va ouvrir un autre lieu, plus grand, avec une cinémathèque. On voit que plein de gens de tous horizons recommencent à s’intéresser à la culture : une projection là, une salle d’expo qui ouvre… Et il y a plein de jeunes qui font des films ! La production a pris un coup mais le désir est là. On a aussi créé une plateforme pour mettre en correspondance les Libanais, ceux qui sont au Liban, ceux qui sont à l’étranger. Ça permet aux gens de ne pas sentir complètement asphyxiés.

 

Memoria Box, réalisé par Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, en salle depuis le 19 janvier.


Serge Kaganski

Journaliste, Critique de cinéma

Mots-clés

Mémoire