Société

Verónica Gago : « La grève féministe suscite le désir d’un programme politique »

Philosophe, Philosophe

Deux années durant, Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc, philosophes, ont poursuivi un projet intellectuel ambitieux : celui de documenter les luttes et revendications féministes contemporaines, au travers d’entretiens avec des activistes, des artistes, des personnalités engagées pour plus de justice sociale dans différentes régions du monde. De ce panorama, qui prendra la forme d’un livre – Le peuple des femmes – ressort une puissance féministe, pour reprendre l’expression de l’argentine Verónica Gago, dont les deux philosophes proposent pour AOC cet entretien inédit.

Philosophe argentine, Verónica Gago est l’une des voix majeures de la théorie féministe contemporaine. Deux de ses livres ont été récemment traduits en français : Économies populaires et luttes féministes (Raisons d’agir, 2020) et La puissance féministe (Éditions Divergences, 2021). À partir de l’Amérique du Sud et des différentes luttes en Argentine qui ont abouti à la légalisation de l’avortement en décembre 2020, elle diagnostique une puissance féministe à même de contrer des violences conjointement capitalistes et patriarcales. Les grèves qui se mettent en place dans différents pays du monde sont pour elle emblématiques de cette portée transnationale d’un féminisme de combat.

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Cet entretien réalisé en juillet 2021 constitue l’une des voix politiques présentes dans Le peuple des femmes. Un tour du monde féministe que nous avons co-écrit et qui paraît ces jours-ci (chez Flammarion). En particulier, les chapitres « Une autre histoire de la grève » et « Les foulards verts » n’existeraient pas sans le dialogue engagé avec Verónica Gago, lequel se poursuivra par une rencontre en mai prochain à Paris. F.B et G.L.B.

Qu’est-ce qui vous semble le plus important dans les revendications et les pratiques féministes aujourd’hui, en Argentine et dans le monde ? Quelle est la place des luttes féministes dans les mouvements anticapitalistes en Argentine ?
Je pense que le mouvement féministe trace la carte complète de ce qui est contesté aujourd’hui, en utilisant des slogans qui combinent une dénonciation de l’impunité judiciaire et policière, tout en exigeant une reconnaissance monétaire et des revenus plus élevés pour les travailleurs les plus précaires, ceux qui sont en charge de l’infrastructure populaire qui rend la vie possible au milieu des territoires dévastés. Lors de la dernière grève féministe, en Argentine, par exemple, le slogan « les travailleurs de la santé communautaire prennent soin de nous » a été particulièrement instructif. C’est une manière d’énoncer la demande de soins dans un registre syndical, de demander conjointement des droits et un meilleur salaire. Il réunit, au lieu de les diviser, le travail et les soins. Il défie la violence institutionnelle et, à son tour, met en évidence la force de l’autodéfense d’un quartier, comprise comme une lutte pour les ressources, allant du droit au logement à la dissociation des prix alimentaires de la valeur du dollar.

Nous savons que la question de la justice est extrêmement compliquée. Ainsi, lorsque l’assemblée féministe aborde le pouvoir judiciaire, lorsque les assemblées de quartier nomment ce pouvoir opaque, elles pointent son caractère structurel et montrent clairement comment il fonctionne de manière raciste, classiste et sexiste. La dénonciation en soi ne suffit pas à le changer, mais le sortir de l’enceinte de son palais et du langage compliqué de ses procédures est certainement un pas important.

Le diagnostic féministe de la violence s’oppose également à la morbidité médiatique qui tente de nous figer dans une position de victime perpétuelle et de comptabilité nécropolitique des féminicides. Sans aucun doute, l’impact de la violence en tant qu’expérience quotidienne a beaucoup à voir avec l’expansion d’une sensibilité féministe qui nomme, dénonce et produit une compréhension de ses causes profondes. Mais c’est surtout parce que ce mouvement permet d’affronter la violence et pas seulement de la subir. S’organiser pour lutter pour de meilleurs revenus, pour le logement, pour renverser la législation répressive, contre la précarisation des vies, contre le racisme institutionnel, ce sont là des manières concrètes de cartographier ce fourmillement de différentes formes de violence et de définir des tactiques dans les territoires où cette violence est condensée et renforcée. Dans ce processus, la grève féministe démontre que nous sommes aussi des productrices de valeur, des travailleuses et des créatrices de mondes et de formes de sociabilité, même dans des conditions d’extrême précarité. La grève féministe, en ce sens, suscite le désir d’un programme politique, et pas seulement d’une dénonciation.

Pourquoi le corps des femmes est-il toujours attaqué ou contrôlé par les hommes ?
C’est une grande question. Silvia Federici parle souvent d’« un état de guerre permanent contre les femmes », dont le dénominateur commun est la dévalorisation de leur vie et de leur travail par la phase actuelle de la mondialisation. Federici soutient que le capitalisme, depuis ses débuts transatlantiques, a persécuté et combattu les femmes « hérétiques » avec férocité et terreur. C’est pourquoi, dans son livre Caliban et la sorcière, elle relie trois concepts : les femmes, le corps et l’accumulation primitive. Elle y pose des questions fondamentales sur cette figure emblématique de la rébellion. Pourquoi le capitalisme, depuis sa fondation, a-t-il besoin de faire la guerre aux femmes qui détiennent le savoir et le pouvoir ? Pourquoi la chasse aux sorcières est-elle l’un des massacres les plus brutaux et les moins mémorisés de l’histoire ? Pourquoi l’amitié entre femmes doit-elle être rendue suspecte ? Qu’est-ce que les hommes ont cherché à éliminer lorsqu’ils ont brûlé ces femmes sur le bûcher ? Comment peut-on tracer un parallèle entre les sorcières et les esclaves noirs des plantations des Amériques ?

La guerre contre les femmes, telle que Federici la caractérise, est un moment « originel » qui se répète dans chaque nouvelle phase d’« accumulation primitive » du capital : autrement dit, c’est ce qui se déploie dans le champ social, avant une période d’extrême instabilité des relations de commandement-obéissance et d’exploitation. L’idée qu’il existe des moments historiques où la violence devient une force productive pour l’accumulation du capital, comme le soutient la sociologue Maria Mies dans son livre Patriarcat et accumulation à l’échelle mondiale, est fondamentale pour comprendre la phase actuelle de dépossession à différentes échelles. Faire la guerre aux femmes et à leurs formes de savoir-pouvoir est la condition de possibilité du début du capitalisme, affirme Federici, mais il reste à savoir ce que cela signifie dans le présent. Nous devons tester l’hypothèse d’une chasse aux sorcières actualisée, en cartographiant les nouveaux corps, territoires et conflits en rapport avec sa manifestation contemporaine. Les « nouvelles formes de guerre » sont ce que l’anthropologue argentine Rita Segato appelle les modes de violence actuels qui prennent pour cible le corps des femmes. Elles sont « nouvelles » parce qu’elles actualisent une géométrie du pouvoir qui va au-delà de l’État-nation, puisque ce sont souvent d’autres acteurs qui exercent la violence, très majoritairement liés au capital illégal. En même temps, un lien avec le passé persiste au milieu de la nouveauté, en particulier dans sa dimension coloniale. Cette dimension s’exprime dans les méthodes proprement coloniales de meurtre des femmes (comme l’empalement, l’acide et le démembrement), mais surtout dans l’exercice de l’affirmation de l’autorité fondée sur la propriété des corps. Beaucoup de ces scènes continuent à résonner dans le présent.

J’identifie au moins trois dynamiques qui attirent l’attention sur la façon dont ce cadre persiste dans notre conjoncture : (1) la relation entre les corps féminisés et dissidents et les terres/territoires communs, tous deux compris comme des surfaces de colonisation, d’extractivisme et de domination ; (2) la criminalisation des actions collectives contre la précarisation de la vie ; et (3) les forces conservatrices (également néo-fascistes) comme une clé constamment présente pour le rappel à l’ordre de l’accumulation capitaliste.

Qu’est-ce qu’une grève féministe ? Quelle forme concrète peut-elle prendre ou prend-elle ? Pourquoi doit-elle être internationale ? Pourquoi faites-vous campagne pour #WeAreAllWorkers ?
Je pense que la grève féministe est une redéfinition d’une forme puissante de lutte dans un nouveau moment historique. Contre le modèle étroit de qui peut faire grève – des travailleurs blancs, masculins, salariés et syndiqués – nous avons élargi sa capacité politique, ses langues et ses géographies. Ainsi, des questions se posent qui la remodèlent complètement : quels types de corps, de territoires et de conflits entrent dans la grève lorsqu’elle devient féministe ? À quel type de généralité s’engage-t-elle ?

Depuis 2016, la grève a successivement pris plusieurs noms : « grève nationale des femmes », « grève internationale des femmes, lesbiennes, travestis et trans », « grève féministe internationale et plurinationale », et même « grève générale féministe ». J’y vois-là un effet de son caractère de plus en plus inclusif et complexe. Je propose d’interpréter la grève féministe comme une recherche pratique posant un ensemble de questions politiques. Comment la grève a-t-elle été réinventée et transformée par un mouvement mené par des sujets et des expériences qui ne correspondent pas à l’idée traditionnelle du travail ? Pourquoi la grève, telle qu’elle est réappropriée à partir du mouvement ouvrier, parvient-elle à traduire de nouvelles grammaires d’exploitation en nouvelles grammaires de conflit dans l’ici et maintenant ? Comment la grève, dans ses significations élargies, est-elle capable de relier le travail domestique à l’exploitation financière ? Pourquoi la grève a-t-elle permis un nouveau type de coordination internationale ?

Nous disons #TrabajadorasSomosTodas (#Touteslesfemmessontdestravailleuses) pour exprimer que nous ne pouvons pas déléguer au capital – à travers l’outil du salaire – la reconnaissance de qui sont les travailleurs. En même temps, cette déclaration ne fonctionne pas comme une couverture qui recouvre et homogénéise une identité de classe abstraite ; elle fonctionne plutôt parce qu’elle révèle la multiplicité de ce que signifie le travail du point de vue féministe, avec toutes ses hiérarchies et toutes ses luttes. Aujourd’hui, la classe est une multiplicité qui a élargi les frontières de ce que nous comprenons comme la « classe ouvrière », grâce à ces luttes qui redéfinissent les sujets productifs sur la base de conflits spécifiques. En même temps, la classe ne cesse d’être une division de la société entre ceux qui, selon Marx, dépendent de leur force de travail pour se rapporter à eux-mêmes et au monde, et ceux qui ne le font pas. L’expansion de la classe par la multiplication du travail démontrée par le mouvement féministe actuel est due au fait que ce dernier n’accepte pas la prémisse selon laquelle les travailleurs sont seulement ceux qui reçoivent un salaire. Dans ce sens, en élargissant l’outil de la grève, nous provoquons une crise dans le concept patriarcal du travail parce que nous remettons en question l’idée que le travail digne est uniquement celui qui reçoit un salaire ; par conséquent, nous remettons également en question le fait que le travail reconnu est majoritairement masculin. Comme dans un jeu de dominos, cela implique de remettre en question l’idée que le travail productif est uniquement celui qui est effectué en dehors du foyer.

Quel sens donnez-vous à la légalisation de l’avortement en Argentine ? Quelles sont les étapes importantes ? Quel rapport cela a-t-il avec l’histoire du féminisme en Argentine ?
Petit à petit en Argentine, la demande de légalisation de l’avortement a pris une dimension de masse, sans précédent dans l’histoire du pays. Pour être pleinement comprise, elle doit être située dans le contexte des cinq dernières années, un contexte défini par la montée d’un mouvement féministe transnational qui a émergé depuis le Sud global. Ces marches ont été comparées à une marée féministe qui traverse les frontières, les langues, les classes et les sexes : ce qu’on appelle la marée verte. Ce qui distingue le cycle actuel des manifestations précédentes de la mobilisation politique féministe, c’est sa vitalité, en termes de taille, mais aussi sa radicalité. Ces deux caractéristiques contribuent également à expliquer l’évolution continue et permanente de ce mouvement, un état de « devenir » qui en fait le mouvement politique le plus dynamique du monde aujourd’hui.

Au fur et à mesure que ce mouvement a pris de l’ampleur, il s’est constamment et consciemment confronté à la question de la généalogie. Où se trouve-t-il ? D’où vient-il ? On peut dire que l’engagement dans les luttes révolutionnaires des années 1970 et la campagne populaire pour les droits humains contre le terrorisme d’État pendant la dernière dictature argentine de 1976 à 1983 sont des éléments clés. Les mères et grand-mères de la Place de Mai ont non seulement mené la résistance contre la dictature, mais ont également fondé un mouvement de défense des droits de l’humain qui, après le rétablissement de la démocratie, a lutté pour la mémoire, la vérité et la justice. Sous la bannière « ni olvido, ni perdón » – ne jamais oublier, ne jamais pardonner –, ce mouvement a cherché à obtenir que les membres du gouvernement civil, de l’armée, de la hiérarchie de l’Église catholique et du secteur des entreprises responsables de la répression politique, qualifiée de génocide en Argentine, rendent des comptes. Au cours des années 1970, les femmes ont joué un rôle de premier plan dans les mouvements révolutionnaires et dans la résistance à la dictature, et leur participation est aujourd’hui lue à travers un prisme féministe.

Le même phénomène s’applique à l’analyse des mouvements sociaux qui ont surgi pendant et après la crise politico-financière de 2001-2002, et qui ont souvent été dirigés par des femmes. Il s’agit, par exemple, du mouvement des chômeurs connus sous le nom de piqueteros, qui ont barricadé les rues et les routes, organisé des assemblées populaires et occupé des usines. Les féministes argentines reconnaissent aujourd’hui que ces pratiques ont préfiguré leur propre politique, un héritage qu’elles ont explicitement revendiqué, mais aussi un héritage qui leur a parfois été imposé.

Les couleurs ont leur importance aussi. L’écharpe verte identifiée à la campagne pour la légalisation de l’avortement, par exemple, est un hommage aux écharpes blanches – originellement des couches que les mères et les grands-mères de la Plaza de Mayo portaient sur leur tête comme symbole de leurs enfants disparus lorsqu’elles manifestaient pendant la dictature. À l’époque, les médias argentins décrivaient les mères et les grands-mères comme « las locas de la Plaza » (les folles de la Place), en raison des couches blanches qu’elles portaient, mais aussi en raison de la persistance et de l’audace de leurs protestations devant le siège du gouvernement de la dictature. De même, les premiers groupes féministes d’Argentine, tels que l’Union féministe argentine Feminista Argentina et le Movimiento de Liberacion Feminista, le Mouvement de libération féministe, ainsi que les groupes naissants du mouvement LGBTQI+ qui en est issu, étaient souvent regroupés dans les premiers médias sous le nom de « locas », folles. Dans les deux cas, une formulation péjorative a été appliquée à une forme différente et prémonitoire de rationalité politique.

Un autre antécédent important en Argentine est la Réunion nationale des femmes, aujourd’hui appelée Réunion plurinationale des femmes, des lesbiennes, des personnes transgenres et non binaires, fondée en 1986, trois ans seulement après la restauration de la démocratie. L’édition 2005 de la réunion a donné lieu à la création de la Campagne nationale pour un avortement légal, sûr et gratuit, point culminant de deux décennies d’activisme sur cette question, menée par des femmes argentines qui s’étaient exilées pour échapper à la dictature. Pendant leurs années d’exil, nombre de ces militantes avaient participé à des luttes féministes à l’étranger, que ce soit au Brésil, en France, au Mexique, aux États-Unis ou à Cuba. À leur retour, elles ont apporté avec elles les stratégies qu’elles avaient apprises dans leur pays. En 1987, elles ont fondé la Commission pour le droit à l’avortement, qui a finalement ouvert la voie à la Campagne nationale pour le droit à l’avortement. La Campagne nationale a présenté son projet de légalisation de l’avortement au Congrès argentin à sept reprises – en 2005, 2006, 2007, 2009, 2018, 2019 et 2020 – bien qu’il n’ait jamais été voté avant 2018. Cette année-là, le projet de loi a été adopté par la Chambre des représentants, mais n’a pas réussi à passer au Sénat, établissant un nouveau seuil en termes de visibilité en Argentine, mais aussi dans le monde entier, en grande partie en raison d’une transformation politique qui avait commencé en 2015.

L’avortement, lorsqu’il est associé à la perspective d’un accès égal aux soins, est-il un élément important du développement de la démocratie ?
Bien sûr. D’ailleurs, l’un des slogans était : « Le droit à l’avortement est une dette de la démocratie ». Mais je pense que l’avortement n’est pas seulement lié aux soins. Je vais l’expliquer.

La lutte pour l’avortement a pris sens dans sa relation avec d’autres luttes féministes qui ont lié politiquement et cognitivement la violence contre les corps féminisés avec un diagnostic systématique du régime capitaliste hétéro-patriarcal et colonial. Avec la marée verte, le débordement du terrain parlementaire s’est précisé par l’appropriation de cette lutte par la campagne féministe. En 2018, pour la première fois, les séances publiques ont été retransmises en direct et suivies par des milliers de personnes ; elles ont comporté jusqu’à 800 voix, devenant une véritable plateforme publique d’argumentation, de confrontation et d’exposition. Elles ont forgé un espace pédagogique, dont ont particulièrement profité les générations de jeunes qui ont abordé ces arguments dans les écoles et les conversations quotidiennes. Mais elles ont également réussi à imposer une discussion dans l’agenda médiatique, grâce à une polyphonie de débats sans précédent. Le débordement sur le terrain social s’est précisé par l’expansion de la mobilisation. Celle-ci s’est manifestée, tout d’abord, par la pratique des « pañuelazos », des actions de masse au cours desquelles les participants agitaient les mouchoirs verts symbolisant l’avortement. La « marée verte » a inondé tous les espaces, y compris les écoles, les bidonvilles, les syndicats, les places, les lieux de travail et les soupes populaires. Par cette extension, le corps qui avait été mis en débat a également pris une dimension de classe. D’une part, cela s’est produit parce que la discussion sur la clandestinité de l’avortement faisait directement référence aux coûts qui le rendent plus ou moins risqué selon les conditions sociales et économiques de chacun. D’autre part, cette dimension est apparue parce que la hiérarchie de l’Église catholique a tenté d’inverser l’argument de classe, en désignant l’avortement comme quelque chose d’ « étranger » et d’ « extérieur » aux classes populaires. Dans la lutte pour la légalisation de l’avortement, le corps en litige dépasse donc la conquête des droits privés individuels. La mobilisation massive exigeant un avortement légal, sûr et gratuit déborde la demande de reconnaissance législative en même temps qu’elle la réclame.

Par ailleurs, le débat a dépassé le cadre de la santé publique comme question préventive de la grossesse non désirée, pour ouvrir la question du désir. Avec le slogan « La maternité sera désirée ou ne sera pas » et la demande d’une éducation sexuelle complète dans le cursus éducatif, la campagne a approfondi les débats sur les sexualités, les corporalités, les relations et les affects qui ont déplacé la question de manière radicale. Cela a même permis de faire varier les slogans en faveur de l’avortement légal, non seulement à l’hôpital, mais aussi pour défendre des réseaux autonomes comme les « socorristas », les sauveurs de vie, un réseau national de travailleurs sanitaires et sociaux qui fournissent des informations et un soutien pour des avortements sûrs en Argentine, qui ont pratiqué des avortements « partout » ; en faveur aussi non seulement de l’éducation sexuelle, mais aussi de la découverte de sa propre sexualité ; non seulement de la contraception pour éviter les avortements, mais aussi du plaisir.

La chambre basse du Congrès a approuvé le projet de loi le 13 juin 2018. Le 8 août, il a atteint le Sénat, qui a décidé de son sort. Pour ces deux dates, malgré des températures négatives, 1 puis 2 millions de personnes se sont rassemblés devant le Congrès, inaugurant la pratique de la veillée féministe qui dure toute la nuit.

Après un débat intense de 12 heures, le Sénat a rejeté le projet de loi en 2018, par un vote de 38 contre 31. Pour le mouvement qui avait poussé à la légalisation, et pour les personnes présentes sur la place à l’extérieur, la scène a été vécue comme un exercice de discipline et d’infantilisation. D’un côté, 2 millions de personnes devant le Congrès se battant pour le droit des femmes à décider pour elles-mêmes ; de l’autre côté, 38 représentants du système patriarcal des castes décidant pour elles. Malgré la déception de cette nuit, le mouvement a continué en organisant des grèves internationales des femmes en 2019 et 2020, ce qui l’a aidé à maintenir la dynamique de la légalisation. Et en intégrant le droit à l’avortement dans une critique plus large du modèle économique néolibéral, le mouvement féministe est devenu une force politique motrice, mobilisant l’opposition contre les politiques d’austérité du Président Macri, dont le poids a été ressenti de manière disproportionnée par les femmes. Lors de l’élection présidentielle de 2019, le candidat péroniste, Alberto Fernández, a fait de la légalisation de l’avortement une promesse de campagne. Lorsque la pandémie de coronavirus a retardé la soumission du projet de loi promis au Congrès, les organisations féministes ont intensifié leur pression avec des campagnes en ligne et hors ligne. Finalement, pour la première fois dans l’histoire, le pouvoir exécutif – et non la société civile – a présenté le projet de loi légalisant l’avortement le 17 novembre, ainsi qu’un projet de loi qui accorde une pension alimentaire pour protéger et financer les mères pendant la grossesse et les trois premières années de vie de l’enfant. Les deux projets de loi ont été adoptés le 30 décembre.

La lutte n’est cependant pas terminée. Les organisations féministes demandent que les femmes qui ont été emprisonnées pour avoir avorté avant la légalisation soient libérées de prison. Elles resteront également vigilantes pour s’assurer que la loi est pleinement appliquée. Dans le contexte de la crise économique sans précédent due à la pandémie, elles sont également préoccupées par le maintien du financement public de la santé et de l’éducation.

Cette victoire en Argentine a également eu un écho dans toute la région. Les mouvements féministes au Chili, au Brésil, en Équateur, au Pérou et au Mexique sont particulièrement désireux de faire de leurs pays les prochains à rejoindre la marée verte. Depuis 2018, de nombreuses initiatives et campagnes pour légaliser l’avortement ont été lancées, avec le foulard vert comme symbole. Aujourd’hui, elles sont revitalisées, car le féminisme transnational continue de pousser contre les forces conservatrices et les forces néolibérales.

Vous analysez les différents mouvements féministes de 2015 à aujourd’hui en Argentine. Vous expliquez que ce mouvement a d’abord été alimenté par le slogan et hashtag #NiUnaMenos qui a convoqué la première mobilisation massive contre les féminicides en juin 2015. Un an plus tard, on entendait partout : « Nous voulons être vivantes et libres ! ». Puis, en octobre 2016, la grève a produit un saut qualitatif en transformant la mobilisation contre les féminicides en un mouvement radical et massif qui a su politiser le rejet de la violence d’une manière neuve. Pouvez-vous revenir sur ces trois étapes ?
Je pense que dans ces trois étapes, vous pouvez voir un déplacement dans la conceptualisation de la violence et l’émergence d’une force politique croissante. La violence sexiste a été appréhendée autrement. Nous avons pluralisé sa définition : nous avons cessé de parler « seulement » de la violence contre les femmes et les corps féminisés, et nous l’avons plutôt reliée à un ensemble d’autres formes de violence, sans lesquelles son intensification historique ne pourrait être comprise. Parler de la violence à partir des féminicides (des femmes mais aussi des trans, etc.), ce n’est pas se limiter à sa comptabilité nécropolitique, au décompte des victimes. En ce sens, la reconnaissance de la pluralisation de la violence est stratégique : cela permet de déplacer la figure totalisante de la victime. La pluralisation de la signification des violences sexistes ne consiste pas seulement à quantifier et à cataloguer les différentes formes de violence. C’est beaucoup plus complexe ; c’est une façon de cartographier leur simultanéité et leur interrelation. Il s’agit de relier les maisons démolies aux terres rasées par les entreprises agroalimentaires, à l’écart salarial et au travail domestique invisibilisé, de connecter la violence de l’austérité et de la crise avec la manière dont celles-ci sont habitées par des pratiques des femmes dans les économies populaires ; tout cela est mis en relation avec l’exploitation financière à travers la dette publique et privée. Beaucoup de choses sont liées : les manières de discipliner la désobéissance par la répression étatique la persécution des mouvements de migrants, l’emprisonnement des femmes pauvres pour avoir avorté et la criminalisation des économies de subsistance. En outre, il ne faut pas minorer l’empreinte raciste de chacune de ces formes de violence. Rien n’est évident dans ce réseau de violence : retracer les modes de connexion, c’est produire du sens, car cela rend visible la machinerie d’exploitation et d’extraction de la valeur qui implique des seuils croissants de violence, lesquels ont un impact différentiel (et donc stratégique) sur les corps féminisés.

 

NDLR : L’ouvrage de Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc, Le peuple des femmes : un tour du monde féministe paraîtra le 16 février 2022 aux Éditions Flammarion.


Fabienne Brugère

Philosophe, Professeure à l'université Paris 8

Guillaume Le Blanc

Philosophe, Professeur à l'Université de Paris-Diderot

Mots-clés

Féminisme