Dans la bibliothèque de…

Dominique Gonzalez-Foerster : « Mes œuvres commencent souvent par une pile de livres »

Journaliste

S’il est une artiste contemporaine dont on associe spontanément le travail aux livres et aux bibliothèques, c’est Dominique Gonzalez-Foerster. Il était donc plus que logique qu’elle vienne rejoindre la liste de toutes celles et ceux qui se prêtent au jeu des livres à emporter sur une île déserte qu’AOC propose régulièrement à la Fondation Pernod Ricard. Où l’on découvre une enfant hippie des années 70, passionnée de science-fiction et persuadée par ses lectures d’alors que le monde du XXIe siècle serait résolument écologiste et féministe.

Artiste plasticienne qui ne limite pas son terrain de jeux aux arts plastiques, Dominique Gonzalez-Foerster s’affirme depuis une vingtaine d’année sur la scène artistique mondiale comme l’une des grandes figures d’une génération largement formée à l’école d’art de Grenoble dans les années 80, aux côtés de Philippe Parreno et Pierre Joseph notamment. Également réalisatrice, musicienne, scénographe (récemment pour Jean-Claude Gallotta), les livres apparaissent en fait comme son medium privilégié. Non que ses œuvres soient à proprement parler faites de livres mais plus fondamentalement sans doute qu’elles n’auraient jamais vu le jour sans des livres. On connaît ses relations de travail privilégiées avec certains auteurs, à commencer par Enrique Vila-Matas, mais aussi WG Sebald ou Don DeLillo (sacrée trilogie), elle livre ici ses lectures d’enfance marquantes, explicite son entrée très jeune en science-fiction, ou plutôt dans l’univers de la fiction spéculative et témoigne de son attention méticuleuse portée, dans les pas de Klemperer, au lexique. SB

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Commençons par la question rituelle, comment avez-vous procédé pour établir la liste des dix livres que vous emporteriez sur l’île déserte ?
Ça fait dix jours que j’y pense et j’ai bien failli venir les mains vides. Je me suis dit qu’une île déserte sans wifi, ça n’existait plus… Et qu’avec la wifi, je pourrais bien lire ce que je veux, ne pas me limiter au contenu de ma petite valise. Je me suis dit aussi que si je ne prends que dix livres, je vais devoir les relire en permanence, alors autant emporter dix livres que je ne connais pas. Mais dix livres que je ne connais pas, je ne pourrais pas vous en parler. Alors je me suis dit que, finalement, j’allais jouer le jeu.

Me voilà rassuré… Je sais que vous entretenez depuis longtemps un rapport très étroit à la littérature, qui nourrit votre travail. Comment ce rapport aux livres s’est-il construit. Y-a-t-il eu des premières lectures marquantes ?
Ma première sensation de lecture, et je pense que c’est celle qui est à l’origine de tout mon appétit de lecture, je devais avoir 5-6 ans, allongée sur le ventre, sur un matelas par terre – parce que j’ai grandi dans un endroit où les matelas étaient par terre et où les bibliothèques étaient faites de briques – et je lis un Pomme d’Api. Enfin, je ne sais pas encore que je sais lire. Il y a une petite bande dessinée, et là je comprends que je déchiffre, que j’arrive à lire, et c’est un moment tellement important pour moi, il y a un peu un côté Champollion, comme une révélation. Ensuite, je dévore, je ne m’arrête plus de lire, chacun son truc mais moi je vais beaucoup à la bibliothèque, et rapidement le bibliothécaire me fait passer à la bibliothèque adulte, bibliothécaire que j’ai d’ailleurs retrouvé aux Beaux-Arts de Grenoble, et qui est devenu comme un complice. Même aux Beaux-Arts, je passe mon temps dans la bibliothèque. La première petite exposition, œuvre-exposition, que j’ai conçue, qui s’appelait « Mouchoirs abstraits », a eu lieu dans une petite salle de la bibliothèque. Aucun des ateliers des Beaux-Arts n’exerçait pour moi autant d’attraction que la bibliothèque.

Ce premier souvenir de lecture est donc associé à un lieu…
Oui, et ensuite, deuxième moment fort, je lis Vingt mille lieues sous les mers, c’est mon premier livre de poche, ce n’est pas un livre pour enfants – c’était l’édition avec les gravures mais c’était quand même un livre de poche –, je devais avoir 7 ou 8 ans. Ensuite, quand je commence à piocher dans les bibliothèques de mes parents – mon père et ma mère avaient chacun une bibliothèque – j’ai accès à des connaissances, à des expériences qui ne sont pas de mon âge… Ma mère avait une bibliothèque très féministe, disons, et mon père une bibliothèque plutôt politique, avec beaucoup de science-fiction. Je lis tout ce que je peux. À l’époque, vers mes 12-13 ans, j’ai une petite valise quand on part en vacances, et je sais qu’il me faudra 200 pages par jour, donc je compte les livres en fonction…

C’est déjà l’île déserte en fait…
Voilà, j’ai failli reprendre cette valise-là ce soir d’ailleurs, ma valise à livres.

Dans quelle mesure un livre en particulier reste associé au lieu et au moment de sa lecture  ?
Cela fait vraiment partie de ma réflexion de ces derniers jours, de comprendre à quel point il y a une charge cinesthésique dans la lecture… Je vais en sortir un. C’est incroyable, il est au-dessus de la pile, c’est Richard Matheson, Le Jeune Homme, la Mort et le Temps. On connaît mieux les adaptations qui ont été faites de livres de Richard Matheson, par exemple celles de Je suis une légende. Je ne sais plus si j’ai lu Je suis une légende avant celui-là, mais je pense que c’est la source d’un très gros fantasme qu’on se rejoue souvent : qu’est-ce qui se passe si, là, tout d’un coup, je suis seule ? Le Jeune Homme, la Mort et le Temps, en fait, en parlant de ce souvenir de la première lecture, je l’ai lu chez mon père : mes parents sont déjà séparés, j’ai 13-14 ans, il y a de la musique, un vinyle, de Django Reinhardt et Stephane Grappelli, et cette musique coïncide complètement avec ce qui se passe dans le livre. Le narrateur met au point une méthode pour retourner dans le passé, c’est un peu comme dans Shining, il y a dans ce livre la recette pour voyager dans le temps. Pourquoi ce livre est important ? Parce que pour moi, il est un peu prototype de ce que je vais chercher dans les livres, ce qui motive encore maintenant l’accumulation : je me dis toujours qu’il me faut absolument tel livre, parce qu’il y a dedans ce que je recherche. Là, ce qui est incroyable, c’est que Matheson trouve un moyen de voyager dans le temps, avec une méthode qui lui permet de retrouver cette femme qu’il a vue en photo et de vivre comme ça une histoire transtemporelle. Je me souviens aussi parfaitement de ce moment de lecture grâce à la musique, la musique coïncidait avec ce qu’il se passait et j’avais la sensation de moi-même voyager dans le temps.

Ce livre appartient au genre de la science-fiction…
Celui-ci est très spécial, parce que c’est de la rétro science-fiction, il n’y a pas d’avancées dans le futur, il recule plutôt dans le passé… Ce livre se trouvait entre ceux de J.G. Ballard, de Philippe K. Dick, mais il était très particulier parce que son rapport au futur, c’était un rapport au passé, et sa dimension SF, c’était de permettre cette circulation.

Mais est-ce que la science-fiction à cette époque n’était pas vue comme de la sous-littérature par beaucoup de gens ?
Ah non, pas pour moi… En fait, pendant longtemps j’ai considéré que tout le reste était de la sous-littérature. Moi j’ai commencé avec la science-fiction, avec Jules Verne, et je me suis beaucoup ennuyée à essayer de lire autre chose. Pour moi, une littérature qui n’était pas spéculative, d’anticipation, qui ne mettait pas en jeu le réel, le langage, c’était complètement ennuyeux, je n’avais aucune patience. J’ai l’impression que quand je lis, je cherche… Disons qu’il me faut de nouvelles données. Je ne sais pas comment décrire ça, mais il y a un nombre hallucinant de livres qui me tombent juste des mains, parce qu’il n’y a pas d’inventions…

Cela veut dire qu’il y a beaucoup de livres de science-fiction dans la pile de ceux qui vous avez apportés ?
Qu’est-ce qu’il y a encore dans la pile… Ah, Neige, d’Anna Kavan. Le livre précédent, je l’avais lu il y a très longtemps, mais Neige, je crois que je l’ai lu il y a deux ans. Parfois des amis nous disent « ah là là, je t’envie de ne pas connaître ce livre, tu vas pouvoir le découvrir », et parfois, c’est vrai, on tombe sur des surprises aussi énormes que Neige . Je crois que J.G. Ballard l’adorait ce livre… Je vais en lire un extrait : « Je m’étais perdu, la nuit tombait. Ça faisait des heures que je roulais et je n’avais pratiquement plus d’essence. L’idée de rester en panne dans l’obscurité au milieu de ces collines désertes m’épouvantait. Aussi fût-ce avec soulagement que j’aperçus un panneau et que je m’arrêtais devant un garage. Lorsque je baissais la vitre pour parler au pompiste, l’air du dehors était si froid que je remontais mon col. Tout en faisant le plein, il commentât le temps, “Jamais vu un froid pareil en cette saison. La météo dit qu’on est bon pour un sacré gel.” J’avais passé la plus grande partie de ma vie à l’étranger, à vivre la vie des soldats, ou à explorer des contrées lointaines, et bien que je revinsse des tropiques et que le mot de gel n’évoquât pas grand-chose pour moi, je fus frappée par le mauvais présage que semblaient contenir ces paroles. Pressée de reprendre la route, je demandais le chemin du village que je cherchais. “Vous ne le trouverez jamais dans le noir, il est assez loin des sentiers battus, et ces routes dans les collines sont dangereuses quand il y a du verglas.” Il semblait insinuer que seul un fou conduirait dans ces conditions, ce qui n’était pas pour me plaire. Coupant donc court à ces directives compliquées, je le payais et démarrais sans prêter à l’avertissement qu’il me criât, “Attention au verglas”. » Bon, je ne vais pas dire ce qu’il y a dans ce livre. Vous ne l’avez pas lu ?

Non…
Je vous envie, c’est vraiment un livre incroyable, et Anna Kavan, c’est le nom d’un personnage d’un de ses livres précédents. En fait, c’est une auteure qui a d’abord produit tout un ensemble de romans, et qui, à un moment donné, bascule vers une radicalité, et choisit alors de prendre comme nom d’auteur le nom d’un de ses personnages. Elle avait les cheveux foncés, elle les teint en blond, elle change de personnalité et réécrit même certains de ses livres dans ce nouvel être.

Quand a-t-elle écrit ce livre ?
Celui-là date des années 1960, je crois. La phrase de Ballard en quatrième de couverture : « Anna Kavan a créé un monde complètement lancinant, fascinant, peu d’écrivains contemporains peuvent rivaliser avec l’intensité de sa vision. Il n’y a rien de comparable à Neige ». C’est vrai. Et en plus c’est de la science-fiction incroyable au plan de la narration, à tous les points de vue. C’est vrai que la science-fiction est souvent mal traitée, beaucoup de gens croient que c’est mal écrit. Je suis complètement en désaccord avec cela. C’est une écriture beaucoup plus inventive généralement, et qui permet justement que ce soit dans l’exploration de ce que peut être un être, un personnage, des relations, des sexualités, un genre, un langage…

Une écriture spéculative : j’ai l’impression que c’est important pour vous.
Oui, c’est plus souvent utilisé en anglais, « speculative fiction », cela permet de dépasser l’expression « science-fiction », qu’on entend mal des fois, parce qu’on ne comprend pas forcément ce que ça recoupe : science-fiction, on pourrait croire que c’est en rapport avec la science, avec ce qui est scientifique…

Avec les technologies, les machines…
Ou alors il faudrait dire que la science-fiction a affaire à toutes les technologies, ou à la technologie au sens de Paul B. Preciado : technologie au sens large.

Cette dimension spéculative vous intéresse-t-elle uniquement du côté de la fiction, ou bien aussi du côté de la « pensée spéculative » ?
Complètement du côté de la pensée aussi : avec « spéculation », on n’est pas loin de l’imagination. Dans les facultés humaines, je crois qu’évidemment on est tous conditionné par des rapports à la survie, et la littérature de survie – qu’intérieurement j’appelle souvent la « littérature essentielle » – me passionne aussi. J’avais envie de parler de textes qui ont été écrits parce que l’écriture était la seule façon de résister. Et cela m’amène à ce livre très important pour moi, si je n’en emportais que cinq, je le prendrais avec moi : LTI. La langue du Troisième Reich, le journal de résistance de Victor Klemperer, commencé en 1933… Mais je suis nulle, nulle, nulle pour raconter les livres, il y a des gens qui sont hyper bons pour dire ce qu’il y a dans un livre, moi ce n’est vraiment pas mon truc, donc je préfère encore en lire un petit extrait, ça commence par : « Il y avait le BDM, la HJ, la DAF, et encore d’innombrables sigles de ce genre. D’abord, un jeu parodique, puis, immédiatement après, un pis-aller éphémère du souvenir, une espèce de nœud au mouchoir et, très vite, pour toutes les années de misère, un moyen de légitime défense, un SOS envoyé à moi-même, voilà ce que représente le sigle LTI dans mon journal. Un sigle joliment savant, comme les expressions d’origine étrangères bien sonores que le Troisième Reich aimait à employer de temps en temps : Garant fait plus important que Bürge [caution], et diffamieren plus important que schlechtmachen [dire du mal]. (Peut-être y en a-t-il qui ne les comprennent pas et, sur ceux-là, ils font autant d’effet.) LTI, Lingua Tertii Imperii, langue du Troisième Reich. J’ai si souvent repensé à une anecdote du vieux Berlin – elle se trouvait probablement dans mon Glaßbrenner, richement illustré, du nom de cet humoriste de la révolution de mars. Mais où est passée ma bibliothèque dans laquelle je pourrais vérifier ? Cela aurait-il un sens de demander à la Gestapo où elle est ? » Ce livre est une méthode de résistance, une manière de se concentrer sur les mots qui nous frappent. C’est aussi un livre qui m’a inspirée depuis février 2020, à copier-coller, disons, le vocabulaire qui émerge, qui a émergé avec le virus. Presque tous les jours j’essaie, en lisant la presse, de noter les mots, et souvent un bout de texte et un lien à la source, pour garder une trace de ce qu’il se passe. En général je me concentre sur les mots que je n’ai pas encore enregistré, mais parfois ils reviennent… Là, je note « cinquième vague », mais j’ai déjà noté « première vague », « deuxième vague », « troisième vague »… J’y associe aussi parfois d’autres concepts, d’autres notions qui s’agglutinent, parce qu’on est entrés dans une séquence particulière qui éclaire aussi d’autres mots.

La méthode de Klemperer – lire la presse pour relever des formes de corruption de la langue, parce que les choses changent parfois d’abord dans le langage, qu’on y trouve des signes avant-coureurs – peut s’appliquer à la pandémie mais aussi pour réfléchir à des expressions comme « grand remplacement » ou à des mots soi-disant anglais comme « wokisme »…
Oui, moi je fais des fiches où il y a sept ou huit notions, je ne sais pas encore ce que je vais en faire, mais ça m’aide à garder une forme de clarté mentale.

Et ça, c’est depuis la lecture de ce livre ?
Non, c’est depuis février 2020, mais c’est avec son livre en tête que je le fais, c’est un livre qui donne une méthode de résistance, de survie, pour l’instant ce sont des fiches…

Mais cela pourra peut-être se retrouver dans « du travail ».
Peut-être, peut-être. Et puisqu’on parle de mots, ça me donne envie, alors pour le coup j’espère que je l’ai pris, j’ai tellement hésité… C’est terrible… Ah si, ouf, désolée pour le suspens, voilà, de parler de Swastika Night de Katharine Burdekin. Il n’y a malheureusement que peu de textes de cette autrice traduits en français. Il s’agit aussi de speculative fiction. Katharine Burdekin a écrit, sous un pseudonyme, en 1937 une dystopie, je vous donne, là encore, la phrase de quatrième de couverture : « Et si l’Allemagne nazie avait remporté la guerre ? ». C’est un livre vraiment incroyable pour moi qui ait eu une enfance très hippie, puisque je lisais des textes féministes, écologistes – une partie des textes de science-fiction ont une véritable dimension écologiste. Pour moi, dans les années 1970, il n’y avait aucun doute quant au fait qu’en 2020, on serait dans un monde vert et féministe ; là, moi, je vis une dystopie par rapport à ce que je pensais dans mon enfance, on faisait des manifs à vélo… Enfin je n’arrive pas à comprendre le monde dans lequel je suis. Mais ça m’a rendue aussi beaucoup plus, comment dire… J’ai compris, et je pense que le livre de Katharine Burdekin le montre très bien, que la lutte, la résistance contre toutes les formes de conservatisme, d’autoritarisme n’aura jamais de fin. Il vaut mieux se préparer à l’idée qu’il y n’a que des moments de diffusion d’idées, des vagues, des révolutions comme les appelle Paul B. Preciado. On vit un moment extraordinaire, et je le vois avec ma fille qui est adolescente avec ses amis trans, non-binaires, qui ont une sexualité complètement différente ; on est dans un questionnement du spécisme, dans un rapport complètement différent au vivant, il y a un ensemble de prises de conscience qui représentent une révolution, mais on le sait, on est en train de le vivre, il y a une réaction très violente à tous ces épanouissements… L’illusion que j’avais enfant, même si je vivais un monde d’idées un peu séparé, c’était que le monde était irrigué par le progrès et le développement. Moi, en tout cas, je voyais venir assez vite un monde féministe et vert. Bref, ce n’est pas du tout ça, et même pire je dirais, la dystopie règne, ce n’est pas pour rien que c’est devenu le genre principal dans le cinéma. Je me souviens qu’il y a encore quelques années, au Centre Pompidou, je devais batailler pour avoir le mot « dystopie » dans une brochure, parce que soi-disant ce n’était pas un mot assez courant… Une partie de mes lectures sont aussi des manières de m’armer contre mes illusions anciennes. Ce qui est génial, c’est que Swastika Night a un pendant qui n’est pas traduit en français, qui a un titre un peu étrange, The End of This Day’s Business, mais je lis le sous-titre aussi, « A Feminist Utopia, by the author of Swastika night », « More than four thousand years in the future, The End of This Day’s Business depicts a truly utopian way of life, a global society in which distinct national cultures are preserved, but coexist without competitive nationalist violence or war. Women, characterized as the reasonable sex in this society, care for the Earth and for all its creatures. » [Plus de quatre mille ans dans le futur, The End of This Day’s Business dépeint un mode de vie véritablement utopique, une société mondiale dans laquelle les différentes cultures nationales sont préservées, mais coexistent sans violence ou compétion nationaliste ni guerre. Les femmes, qui sont définies comme le sexe raisonnable dans cette société, prennent soin de la Terre et de toutes ses créatures.] En gros, c’est un monde où les femmes sont au pouvoir, un monde complètement écologiste ; ce qui est génial avec Katharine Burdekin, c’est qu’elle a écrit les deux, la dystopie et l’utopie féministe. Ce qui est aussi très beau, c’est que dans Swastika Night il y a un tournant, il y a des questions, c’est une littérature spéculative mais aussi très théorique, elle pousse vraiment les idées, il y a des passages qui sont presque abrupts parce que c’est de la pensée. Cette fusion de la littérature et de la philosophie se retrouve chez Kathy Acker. Quand dans la narration se présente à moi la pensée, je lis… je corne les pages, et quand je corne les pages, ça veut dire que vraiment… Je lis aussi avec un carnet.

Dans Pussy, Kings of the Pirates, il y a la méthode géniale d’écriture de Kathy Acker, qui est comme une écriture de toutes les écritures. Dans les livres qui me passionnent, il y a ceux à qui j’ai donné le nom intérieurement de « livres-bibliothèques » (car ils en contiennent beaucoup d’autres, et donnent accès à beaucoup d’autres). Dans une œuvre, j’avais décrit l’expérience d’être prisonnière d’un triangle formé par Sebald, Enrique Vila-Matas et Bolaño, qui pour moi sont des auteurs qui n’écrivent pas des livres mais donnent accès à des bibliothèques. Ils ont des techniques différentes, cela peut procéder de la citation, de l’appropriation, de la réécriture, il y a de nombreuses techniques. Ce qui me ravit dans le livre de Kathy Acker (c’est une dimension qu’on a pas encore trouvé dans les livres que j’aime plus que tout), c’est qu’il y a quelque chose de graphique, il y a irruption de quelque chose qui n’est pas juste alphabétique, une liberté typographique, quelque chose se joue aussi dans l’espace de la page.
Je vais aller un peu vite : ça m’amène directement à un des plus grands livres, à mon sens, un livre incroyable, d’une auteure très maltraitée, Hélène Bessette.

Un peu redécouverte, malgré tout, grâce à Laure Limongi notamment…
Oui, redécouverte grâce à un travail fabuleux, mais qui reste complètement sous-lue et sous-connue, c’est incroyable qu’elle ait eu des années aussi pénibles… C’est le cas dans tous les livres d’Hélène Bessette, mais dans Materna [ou maternA] c’est incroyablement fort : le texte est à la fois écrit et pensé en termes typographique, en termes de page, et génère un rapport à la lecture qui est complètement visuel et différent. Il y a une forme de science-fiction typographique.

Il y a un mot sur lequel je voulais m’arrêter, que vous avez utilisé à propos des œuvres de  Sebald, de Bolaño et de Vila-Matas, cette idée de livres-bibliothèques. Vous avez dit à quel point les bibliothèques comme lieux étaient importantes et je sais que c’est important aussi dans votre travail, cette idée de bibliothèque… Là vos livres sont dans des sacs, mais à quoi ça ressemble, les bibliothèques, chez vous ?
Quand je déménage, le premier livre que j’installe toujours, c’est Je déballe ma bibliothèque de Walter Benjamin. Pour moi, c’est comme le cartel de la bibliothèque, c’est un méta-livre incroyable. Penser la bibliothèque sans penser à Walter Benjamin, je trouve que c’est difficile. C’est aussi un rapport à la lecture-écriture : toute lecture est aussi, dans le moment, une forme d’écriture. C’est peut-être ce qui relie Benjamin à Kathy Acker (même si là on fait un parallèle très rapide, un effet spécial), une conscience de la fonction écriture de la lecture. Il y a des moments où trop de lecture tue l’écriture, mais en même temps les livres produisent d’autres livres et presque s’engendrent seuls.

À quoi ressemble votre bibliothèque, comment vos livres sont-ils rangés, classés ?
Ils sont rangés, en ce moment – j’ai eu la chance de déménager il y a un an et demi, j’ai pu repenser un peu les choses – par casiers, par exemple il y a un casier « correspondances », un casier « musique »… Et il y a aussi des étages qui sont liés à des projets, qui sont un assemblage de travail.

Comme des bibliographies ?
Complètement. La bibliographie est vraiment pour moi un mode de construction, de genèse, de génération… C’est vraiment la base. Il y a très peu d’œuvres que je n’ai pas commencées par une bibliographie. Ça commence souvent par une pile de livres.

Comme un échafaudage ?
Plutôt des piles… C’est pour ça que pour l’exposition « Voilà » au Musée d’Art Moderne de la ville de Paris qui était consacrée aux archives des artistes, j’avais vraiment galéré, je ne savais pas trop… Et puis finalement un jour, alors que j’étais assise sur mon grand carré de moquette orange, avec les piles de livres, je me suis dit, « c’est ça », si je veux donner une idée de comment ça opère… J’ai donc reproduit au musée d’Art Moderne le tapis de lecture, et sur ce tapis il y a une bibliographie, qui en général correspond à une recherche… Il y a la notion de bibliographie, et aussi celle de comment les livres se percutent et fonctionnent ensemble. Le simple fait de les rapprocher crée quelque chose de magnétique.

De faire des piles…
Oui, des piles, des piles et des piles. Pour continuer sur la bibliothèque, je voudrais rendre hommage à un livre que j’adore, qui est pour moi un livre de livres, et qui justement serait pour moi très précieux à emporter, l’Histoire de la littérature américaine (1939-1989) de Pierre-Yves Pétillon. Je l’avais trouvé en librairie presque par hasard et il contient un tel trésor, c’est un de mes livres préférés. Ce qui est génial, c’est qu’il continue de s’activer puisqu’il y a des auteurs que je n’avais pas lus et que je lis à présent… Vous l’aimez aussi ?

Je l’aime beaucoup et j’aimais beaucoup son auteur, Pierre-Yves Pétillon, qui était professeur de littérature américaine à l’École Normale Supérieure, c’est lui qui a invité Toni Morrison au début des années 1970 à Paris, il écrivait aussi dans Le Monde sur la littérature américaine… J’adorais le croiser dans la rue car c’était la seule personne que je connaissais qui lisait Le Monde en marchant, il lui arrivait de rentrer dans des arbres…
Je ne l’ai jamais rencontré, mais pendant des années j’ai eu envie de lui écrire pour lui dire à quel point ce livre comptait pour moi. D’ailleurs, il a fait une préface à un livre que j’ai failli emmener, les Contes de Nathaniel Hawthorne (qui a écrit La Lettre écarlate et d’autres livres fabuleux, dont beaucoup de contes). Pierre-Yves Pétillon a fait une édition où il a classé ces contes dans un ordre chronologique et a réussi à faire une histoire des États-Unis à travers. J’ai trouvé cette idée tellement brillante, j’adore ce livre. Mais pour revenir à son livre d’histoire de la littérature américaine – qui est maintenant difficile à trouver –, il en condense beaucoup, il en cite un que j’adore, qui est aussi une histoire de bibliothèque, L’Avortement de Richard Brautigan, dans lequel il y a une bibliothèque qui sert à accueillir les livres non publiés. J’ai aussi envie de dire que les livres qui comptent ne sont pas seulement ceux qui ont été publiés. Dans ce livre, il y a vraiment un hommage à toute une littérature beaucoup plus intérieure, à tous les livres qui peuvent rester en un exemplaire, qui peuvent rester cachés, secrets.
Ce livre me le rappelle toujours – on sait d’autant plus douloureusement maintenant que dans chaque feuille il y a des traces d’un arbre, d’une forêt, chaque bibliothèque est aussi un reste de forêt ; l’encre, c’est un mélange de plein de choses, mais c’est très synthétique et ça peut être très toxique. La publication, l’impression, c’est extraordinaire, mais je pense qu’il ne faut pas oublier la possibilité qu’un livre non publié soit une chose extraordinaire – il faut le dire.
Je peux en montrer un dernier ? Je veux aussi rendre hommage à Moumine le Troll de Tove Jansson – ma fille dit que c’est ma Bible, que je le cite dans les moments difficiles. Je n’ai pas de religion, mais si j’en ai une, c’est Moumine le Troll. Pourquoi ? J’ai parlé de mes lectures d’adulte-enfant, mais j’ai aussi eu des lectures d’enfant. C’est une découverte récente et géniale que son auteure, Tove Jansson, a eu une vie queer, ce n’était pas du tout une auteure pour enfant habituelle. Je pense que je le pressentais en lisant Moumine le Troll, cela résonnait peut-être avec mes expériences familiales, amicales… Pour moi il y a une richesse hétérotopique, un rapport à un nombre incroyable d’êtres très différents qui coexistent, chacun avec des fonctionnements et des fantasmes spécifiques. Il y a aussi un rapport à une famille qui est complètement élargie, pas une famille hétéronormée et ennuyeuse. Je lisais la traduction d’un roman de Tove Jansson, un roman pour adultes, et j’étais contente de réaliser que ce qui m’avait plu et formé enfant correspond à une réalité de son existence ; ce que j’avais pressenti dans Moumine le Troll représentait une vie géniale.

Sachant que ce sont des livres publiés dans les années 1940, 1950…
Ce qui est génial aussi – j’adore les plans de lieux imaginaires, il y a un livre que j’ai failli apporter, mais c’était un peu facile, Le dictionnaire des lieux imaginaires d’Alberto Manguel et Gianni Guadalupi, je pense que c’est pour ça aussi que j’aime autant ce livre de Kathy Acker, qui est une version un peu punk de Moumine le Troll – c’est qu’il y a ces espaces, ces hétérotopies géniales.
Qu’est-ce que j’aurais encore envie de vous montrer ? Il y en a que j’ai déjà cités. Les détectives sauvages de Bolaño : le lire pour la première fois, c’est une grande expérience de lecture, et je la dois à mon ami Enriquee Vila-Matas. Pendant des années je voyais ses livres et je me disais « encore du réalisme magique sud-américain… » et je n’avais pas du tout envie de lire ses livres. Après la naissance de ma fille, j’ai lu Paris ne finit jamais, et j’ai compris que c’était tout autre chose. C’est le livre qui m’a redonné le désir de Paris, parce qu’il le raconte tellement différemment. Paris devient le lieu de tellement d’autres livres, de rencontres… Je me souviens qu’il y a Cozarinsky qui habite dans la chambre que lui prête Marguerite Duras – qui aurait plus que sa place dans la liste, elle arrive par Enriquee Vila-Matas. Suite à cette lecture, on l’a invitée à Grenade, il y avait aussi un tapis de lecture, et on a commencé une conversation qui a débouché sur plein de choses, sur le fait qu’il est devenu à un moment presque ma Pythie, ma boussole, c’est-à-dire que des indice qu’il me donnait, parfois sans le savoir – c’est ce qu’il raconte dans Marienbad électrique[1] – ont permis à des œuvres de se matérialiser.
Pourquoi j’ai pris Le Mal de Montano [de Enriquee Vila-Matas], parmi tant d’autres œuvres ? Déjà, il commence par cette citation de Blanchot qui est géniale, « Comment ferons-nous pour disparaître ? ». Mais aussi pour le début du livre : « À la fin du XXe siècle, le jeune Montano, qui venait de publier son dangereux roman sur le cas énigmatique des écrivains qui renoncent à écrire, s’est retrouvé emprisonné dans les rets de sa propre fiction et transformé en un auteur qui, malgré son inclination compulsive pour l’écriture, s’est retrouvé complètement bloqué, paralysé, changé en agraphe tragique. » Agraphe, mot génial. Beaucoup de ses livres portent sur le fait de ne pas écrire, sur la difficulté d’écrire, et pour moi il écrit tellement, et il n’écrit qu’un seul livre, il y a une continuité, même s’il y a des césures en termes de volumes, mais pour moi c’est un seul livre incroyable. Avec lui, j’ai trouvé une sorte de complice sur le plan des procédés. Je trouve que parmi les écrivains, c’est un de ceux qui regarde le plus vers les arts visuels, qui entre à l’intérieur, qui est fasciné. Même s’il y en a d’autres (Don DeLillo par exemple), je pense que Enriquee, de part sa pratique – où l’énonciation, le jeu avec le rapport au temps et la construction performative du récit ont une place centrale – est très proche de ce que font beaucoup d’artistes. J’adore les moments où il anticipe le texte à venir par un énoncé qui peut être par exemple : « Je me rends à ce colloque sur l’écriture ». C’est une manière de produire du texte dans une agglomération du réel, du langage, de la rencontre qui est incroyable.

Merci beaucoup. On arrête là alors ?
Je sors quand même l’Appartement sur Uranus de Paul B. Preciado. Est-ce que je peux finir sur une petite lecture ?

Très bien.
« Fais tes cartons. Ne produis rien. Change de sexe. Deviens le maître de ton professeur. Sois l’élève de ton étudiant. Sois l’amant de ton chef. Sois l’animal de ton chien. Tout ce qui marche sur deux pattes est un ennemi. Prends soin de ton infirmière. Entre dans une prison et rejoue la scène centrale de la Ferme des animaux. Deviens l’assistant de ta secrétaire. Va nettoyer la maison de la femme de ménage. Prépare un cocktail pour le barman. Ferme la clinique. Pleure et rie. Abjure la religion qui t’a été donnée. Danse sur les tombes de ton cimetière secret. Change de nom. »Il y a encore deux livres qui sont restés cachés, est-ce que je les sors ? On ne peut pas m’arrêter ! Ça fait un peu rappel de concert, allez, encore deux chansons !
Il y a Les Guerrillières de Monique Wittig. Monique Wittig a été davantage lue et entendue que Bessette, mais Les Guerrillières, tout comme les livres d’Hélène Bessette, est un livre incroyable sur le plan typographique, mais c’est aussi texte fou, que l’on peut lire et relire, un des meilleurs textes qui existe, en tout cas pour moi l’un des plus inspirants. Il y a beaucoup d’éditions de Minuit dans ma bibliothèque, et jusqu’ici il n’y en avait pas eu dans cette liste – il y a la petite étoile derrière, ça veut tout dire.
Et le dernier va peut-être vous surprendre, mais il boucle la boucle. Ce sont les Chroniques martiennes de Ray Bradbury, pour moi un des livres les plus importants, auquel je reviens toujours. J’ai découvert récemment qu’elles ont été écrites à la suite d’une rencontre avec une auteure de science-fiction américaine géniale, qui a beaucoup écrit sur la planète Mars. Leurs échanges ont donné cette passion martienne à Ray Bradbury, mais le titre cache plein d’autres choses. C’est comme quand on comprend ce qui est à l’œuvre dans la production de textes et de fictions dans les livres d’Enrique ; les Chroniques martiennes, c’est le livre qui aide à réaliser (peut-être, avec 1984, quand on sait comment c’est construit) que ce qu’on appelle la science-fiction parle essentiellement du présent. Dans les Chroniques martiennes, c’est l’Amérique des années 1950 qui est disséquée, le racisme… C’est un catalogue sur les rapports aux êtres, qu’ils soient humains, non-humains, le rapport à la planète, la colonisation… Je le mets à côté de Moumine le Troll.

 

NDLR : Cet entretien est la transcription de la rencontre avec Dominique Gonzalez Foerster à la Fondation Pernod Ricard le 18 novembre 2021 dans le cadre de notre cycle « Dans la bibliothèque de… ». Retrouvez les autres entretiens de cette série ici et la table rassemblant les dix titres mentionnés par Dominique Gonzalez Foerster .


[1] NDLR : Marienbad électrique est un texte de Enrike Vila-Matas sur la relation qui le lie à Dominique Gonzalez-Foerster et sur les résonances entre leurs pratiques artistiques et méthodes de travail respectives.

Sylvain Bourmeau

Journaliste, directeur d'AOC

Notes

[1] NDLR : Marienbad électrique est un texte de Enrike Vila-Matas sur la relation qui le lie à Dominique Gonzalez-Foerster et sur les résonances entre leurs pratiques artistiques et méthodes de travail respectives.