Alevtina Kakhidze : « En restant en Ukraine, je me comporte comme une plante »
Alevtina Kakhidze vit à Muzychi, à 26 kilomètres de Kyiv. Née en 1974 à Zhdanivka (alors en URSS), elle a grandi dans cette région de Donetsk (Ukraine depuis 1991) connue pour ses mines de charbon et vécu les changements brusques et chaotiques du pays depuis le début des années 90 jusqu’à la guerre non déclarée entre la Russie et l’Ukraine qui se poursuit aujourd’hui. Sa pratique artistique englobe la performance, le dessin, la curation et les travaux collaboratifs et interroge des sujets complexes qui vont du consumérisme à la culture des plantes, en passant par le féminisme et la vie dans des zones de conflit. Elle a étudié à l’Académie nationale des beaux-arts et de l’architecture de Kyiv (1999-2004) puis à l’Académie Jan van Eyck aux Pays-Bas (2004-2006). Envoyée des Nations Unies pour la tolérance en Ukraine depuis 2018, elle est lauréate du Prix de Kazimir Malevich en 2008 et du premier prix du Concours pour des jeunes conservateur·rice·s et artistes en 2002, remis par le Centre d’art contemporain de NaUKMA à Kyiv.
À la suite d’une soirée en solidarité avec l’Ukraine, organisée le 9 mars au Centre Pompidou et lors de laquelle elle avait pris la parole depuis chez elle, AOC a demandé à Beyond the post-soviet, l’un des trois collectifs (avec La maison de l’ours et Initiative for Practices and Visions of Radical Care) qui avait pris l’initiative de cette soirée, d’interviewer Alevtina Kakhidze.
« Beyond the post-soviet » a débuté comme un groupe de recherche, qui s’est intéressé à un vaste espace géographique et culturel allant de l’Europe à l’Asie centrale. Depuis ses débuts, le groupe s’est interrogé, entre autres, sur l’impérialisme russe et la colonialité soviétique et sur la manière dont ils ont survécu à travers le temps et dans différentes configurations. Il a organisé des séances de lecture, des discussions, des débats publics et des projections à Lviv, Tachkent, Berlin, Moscou, Paris et d’autres villes, mettant ainsi en lumière les connaissances et la scène artistique locales, et contribuant à la constitution d’archives ouvertes. Aujourd’hui, le groupe compte plus de cinquante membres : penseurs, artistes, critiques, conservateurs et académiciens du monde entier. C’est un collectif auto-organisé et structuré horizontalement, ce qui se reflète dans son organisation interne et dans les sources avec lesquelles il travaille. Le 24 février, lorsque la récente invasion russe a commencé, le collectif s’est mobilisé et, à travers ses réseaux, a commencé à coordonner une action stratégique pour soutenir l’Ukraine et sa scène artistique.
À plusieurs reprises, vous avez souligné votre volonté de rester en Ukraine quoi qu’il arrive. Qu’est-ce qui motive votre décision, et pourquoi estimez-vous qu’il est important pour vous, en tant qu’artiste, de rester ?
Dès le premier jour de la guerre, mes amis et les institutions avec lesquelles je travaillais auparavant ont commencé à m’offrir des lieux d’hébergement dans leurs pays en paix : viens chez nous, fuis ! Je me souviens de ma réaction immédiate : cela ne résoudrait pas le problème, les Russes attaquent mon pays, ma maison, mon mari, mes chiens et mon art ! De plus, il n’est pas possible de faire sortir toute la population ukrainienne – 42 millions de personnes. Je pourrais recevoir une bourse et un appartement, mais qu’en est-il des voisins de mon village qui ne parlent même pas anglais ? Ma décision de rester en Ukraine équivaut à un concept pour une œuvre d’art sur le pouvoir : fuir signifierait que je suis faible alors que le jeu vient juste de commencer.
Les Russes veulent-ils me tuer (au moins me blesser) ou me coloniser ? Ont-ils besoin du territoire ukrainien ? Ils en ont pourtant tellement en Sibérie… Maintenir la décision de rester en Ukraine, de ne pas partir, est toutefois plus difficile en pratique que ce que j’avais pu imaginer. Chaque jour je me questionne, et de plus en plus à mesure que j’entends des bombardements près de chez moi. Je me suis déjà habituée à l’idée que je pourrais être tuée. Maintenant, je travaille sur la peur d’être blessée… Que reste-t-il d’autre ? Être colonisée par les Russes ? Nous sommes en guerre avec la Russie depuis 2014 et j’ai eu le temps de me séparer d’eux – je suis habituée à avoir la chair de poule quand j’entends leur accent russe.
Votre pratique artistique est ancrée dans votre vie quotidienne, vos rituels, votre routine, ainsi que dans votre imagination et votre analyse des événements et des systèmes de pouvoir. Vos récents dessins, performances, vidéos et installations témoignent également de la guerre, qui a commencé en 2014 et s’est poursuivie le 24 février, avec l’invasion russe. Pensez-vous que votre pratique artistique a évolué ?
Pas du tout. Il n’y a qu’une seule différence avec l’époque de Maïdan et les huit premières années de la guerre en cours, pendant lesquelles j’ai aussi beaucoup dessiné et créé de nombreuses œuvres : à présent, j’ai juste peur de perdre Internet. Si je compare Maïdan et la guerre de 2014 au 24 février, mes œuvres examinaient alors de plus près les opinions polarisées sur certaines questions internes de la société ukrainienne. Par exemple, ma mère n’a pas soutenu Maïdan et certains de mes amis proches en Ukraine ont critiqué cette protestation de longue durée. Mais aujourd’hui, la société ukrainienne est plus unie que jamais, alors que l’Occident est polarisé sur les questions relatives à l’Ukraine, et notamment le sujet de la responsabilité collective russe. Je suis consciente de ce sur quoi j’ai travaillé par le passé et de ce sur quoi je travaille maintenant.
Vos dessins quotidiens, que vous partagez sur les médias sociaux, constituent un journal qui nous donne beaucoup d’informations de première main sur la situation dans et autour de l’Ukraine. Il devient une source d’information en soi. Quelles sont les difficultés que vous rencontrez dans cette tentative d’atteindre les gens et de communiquer avec eux par ce biais ?
En fait, il n’y a pas de difficultés, c’est même un privilège de traverser ce type d’événement incroyablement difficile avec la capacité de réfléchir à travers l’art. Cela donne une énergie pour vivre. C’est comme percevoir et créer cette nouvelle réalité simultanément. La réalité ne dépend qu’en partie de moi, que j’aie peur ou non. Hier, c’était mon anniversaire et je plaisantais en disant que les bombardements étaient des feux d’artifice qui m’étaient destinés. Toutefois, en mettant de côté l’ironie, j’ai l’opportunité de vérifier tous les concepts développés dans la culture actuelle : qu’est-ce que l’égalité des sexes dans une guerre contemporaine ? Comment travailler sur une haine énorme ? Comment en définir les contours, quelle place pour la xénophobie et d’autres choses encore ?
Votre travail a beaucoup à voir avec le langage et l’écriture, mais aussi avec les non-dits de l’histoire. Quelles sont les histoires de l’Ukraine qui ont été réduites au silence pendant trop longtemps ?
La question de la langue russe n’a pas été suffisamment considérée. Comme l’« excuse » du Kremlin pour la guerre déclenchée en 2014 était de protéger la population russophone du Donbass, de nombreux Ukrainiens se sont forcés à passer du russe à l’ukrainien en public. Je l’ai fait aussi. Mais ma langue maternelle est le russe, ce qui fondamentalement pour moi, comme pour une artiste-performeuse travaillant avec des textes, constitue une perte de mon instrument principal – mon ukrainien n’est pas parfait, mon anglais est encore pire, je suis une personne sans plus aucune langue maternelle. Mais ce n’est pas la situation politique contemporaine qui a créé ce piège pour moi. Ma grand-mère parlait l’ukrainien comme langue maternelle, et la colonisation de l’Ukraine par l’Union soviétique a conduit ma mère – et moi par la suite – à parler le russe au lieu de l’ukrainien. Cela fait 4 ans que je travaille sur un texte portant sur la langue russe. Je ne l’ai pas encore terminé et je ne suis pas sûre qu’il sera publié.
Vos biographies sur internet vous décrivent souvent comme une artiste à l’identité multidimensionnelle. Dans quelle mesure cette définition provient-elle de vous, et si c’est le cas, quel sens lui donnez-vous ?
Je pense que la trajectoire de chaque personne, surtout son enfance, influence le reste de sa vie. Oui, je connais bien le Donbass où je suis né et où j’ai grandi. J’ai beaucoup visité la Géorgie parce que mon père est géorgien, je vis à Kiev depuis 1995 et j’ai connu la vie occidentale grâce à mes études aux Pays-Bas. Comment cela peut-il être lié à la situation actuelle ? À Maastricht, une tante de mon propriétaire, une vieille dame sympathique, m’a invitée à regarder un film sur un tsar russe, bien que je n’aie cessé de répéter que je venais d’Ukraine et non de Russie : je pouvais être une bonne compagnie mais à la fois une outsider.
Dans votre témoignage vidéo enregistré pour l’Assemblée exceptionnelle en solidarité avec l’Ukraine au Centre Pompidou le 9 mars, vous avez évoqué la nécessité de réexaminer l’histoire de l’art sous un angle différent. Comment peut-on, selon vous, décoloniser la pensée impérialiste russe et la colonialité soviétique ?
Je ne suis pas une théoricienne, je suis juste une praticienne mais j’ai pu en apercevoir quelques signes en faisant preuve d’observation. Par exemple, en lisant la correspondance de Malevitch, je suis tombée sur ces lignes : « Je ne veux plus être un Ukrainien ! Quel genre de nation est-ce là, qui a souillé toute conscience et tout tact. Qu’avez-vous fait, vous et Coupon [nom du directeur de la Galerie d’art de Kiev, aujourd’hui Musée d’art russe], de mon exposition ? À peine trois ans plus tard, grâce au syndicat, j’ai pu sauver mes dessins[1]. » Cette simple phrase en dit long sur l’auto-identification de l’artiste, et je n’ai jamais rencontré cet aspect dans tous les récits accablants qui existent à son sujet.
Autre exemple : de nombreux jeunes artistes de l’Ukraine soviétique sont partis pour travailler en plein air dans le Grand Nord, comme Volodymyr Melnychenko et Ada Rybachuk. Ils ont laissé beaucoup de traces de la culture des Nentsi[2] qui vivaient là. J’ai été absolument choquée de découvrir ces histoires cachées : ils ont refusé de dessiner des arbres de Noël pour les enfants de la région, parce que les pins et les épicéas ne poussent pas là-bas, ils n’en ont jamais vu en vrai.
Votre travail reflète également le fait que l’Ukraine est au centre de l’attention des médias. Que pensez-vous de ces déplacements de l’attention et quelles approches devraient être privilégiées par les journalistes, les chercheurs et les artistes ?
Je pense qu’ils doivent d’abord écouter les Ukrainiens. J’ai déjà souligné de manière critique la suggestion qui m’a été faite de quitter le pays le premier jour de la guerre. Ils me l’ont tous suggéré et ne m’ont pas demandé ce que je voulais qu’on me propose. Je souhaite que nous réfléchissions ensemble à la situation actuelle en Ukraine avec tous les détails et avec un constat : les Ukrainiens ont des maisons qu’ils ne veulent pas quitter.
Quelle forme de solidarité attendez-vous et de qui voulez-vous qu’elle vienne ?
J’aimerais vous inciter à imaginer, construire et rêver d’un nouveau système dans lequel le pouvoir considérable de politiciens comme Poutine pourrait être retiré par un mécanisme clair dans n’importe quelle partie de notre planète. Je sais que c’est assez ambitieux. En entendant des bombardements à l’instant et en écrivant ce texte, j’ai encore assez d’énergie pour croire que le Projet de paix perpétuelle écrit par Emmanuel Kant au 18e siècle pourrait être mis en œuvre par les humains. Vous pourriez avoir raison de me soupçonner d’être malhonnête. Si vous saviez que juste après j’allais transférer mon propre argent pour l’armement des forces ukrainiennes contre les Russes. Je pourrais encore me permettre de rêver d’un nouvel espace comme celui que nous avons depuis la Seconde Guerre mondiale pour construire de nouvelles institutions, de nouvelles règles et de nouveaux principes afin d’exister sans armes, c’est-à-dire sans guerres. J’ai besoin de solidarité dans ce domaine.
En restant en Ukraine, je me comporte comme une plante. Les plantes ne fuient jamais quand il y a un danger devant elles. Elles sont bien meilleures que les humains et les animaux dans toutes ces questions de pacifisme, elles ont beaucoup d’avance sur nous. Elles se reconstruisent de manière à être partiellement blessées, me rappelant ma peur… Les plantes pourraient se reconstruire encore et encore, elles n’ont pas les mêmes organes que nous. Je ne rêve pas de reconstruire nos corps humains dans 100 ans, mais nous pouvons imaginer les institutions et leur fonctionnement comme des systèmes végétaux. Si vous n’avez pas ce type de pensée, nous devons admettre que les humains tous ensemble, quel que soit l’endroit où ils se trouvent, sont toujours des monstres militaires et qu’ils s’attendent à une guerre de temps en temps ici et là.
Voici quelques dessins récents qu’Alevtina Kakhidze a confié à AOC (©Alevtina Kakhidze)