Politique

Nonna Mayer : « La dédiabolisation de Le Pen a été médiatisée avant même sa mise en œuvre »

Journaliste

Depuis près de 40 ans, Nonna Mayer analyse la dynamique électorale du Front puis Rassemblement national, de Jean-Marie Le Pen puis de sa fille Marine Le Pen. À la veille d’un second tour présidentiel qui voit pour la troisième fois la présence d’un membre de cette famille – et cette fois en situation de l’emporter –, elle revient pour AOC sur une assez longue histoire qui nous permet de comprendre comment nous en sommes arrivés là.

Nonna Mayer a d’abord travaillé sur les petits commerçants. Lorsqu’elle a publié, en 1986, La boutique contre la gauche, le Front national en était encore à ses premières percées électorales, et un lieu commun, né de la filiation poujadiste de ce parti, assimilait ses électeurs aux petits commerçants et artisans. C’est ce qui l’a conduit à s’intéresser aux résultats de l’élection européenne de 1984 à Paris, où la liste conduite par Jean-Marie Le Pen avait obtenu de très bons scores dans les beaux quartiers de l’Ouest où résidaient, en fait, bien peu de petits commerçants et artisans. Depuis lors, Nonna Mayer n’a eu de cesse d’analyser le vote FN puis RN, devenant au fil des années la meilleure spécialiste de la question. À la veille du second tour d’une élection présidentielle qui voit Marine Le Pen en situation de l’emporter (certains des derniers sondages donnent un résultat dans la marge d’erreur), elle revient pour AOC sur les bientôt cinquante années qui auront permis à cette formation politique d’accéder aux portes du pouvoir exécutif. SB

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Pour comprendre comment nous en sommes arrivés là, à cette nouvelle présence de Marine Le Pen au second tour d’une élection présidentielle et cette fois à un niveau si haut qu’il rend le résultat incertain, sans doute faut-il prendre un peu de recul historique, et se rappeler qu’à l’automne prochain le Front National aura 50 ans, et qu’en mars dernier cela faisait déjà 40 ans qu’il obtenait, à Dreux notamment, ses premiers résultats électoraux significatifs…
C’est en effet une pièce en plusieurs actes. Le paysage politique français a considérablement changé depuis 1972. Une première étape est celle du rassemblement de toutes les familles de l’extrême droite. Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, celle-ci est totalement délégitimée, éclatée et tenue hors du champ parlementaire. C’est le groupuscule nationaliste Ordre Nouveau qui essaie alors de fédérer ces familles hétéroclites sur le modèle du MSI italien, avec l’idée qu’il est temps que la droite « nationale, sociale et populaire » retrouve le chemin des urnes, et qui va appeler Jean-Marie Le Pen à la tête de ce nouveau parti, le Front national pour l’Unité française. On y trouve alors des anciens de l’Action française, des poujadistes, d’anciens collabos, des négationnistes, des partisans de l’Algérie française. Au début, c’est un ratage total et il faudra le choc de 1981, la victoire de la gauche aux élections présidentielles puis législatives pour qu’il commence à émerger électoralement. Ce sera une deuxième étape, liée à la radicalisation de la droite après l’arrivée au pouvoir de ceux qu’elle qualifie de « socialo communistes »… S’en suivra le « tonnerre de Dreux » (Albertini et Doucet, 2013), la fusion entre la liste du RPR et celle du Front national menée par Jean Pierre Stirbois, fait entrer l’extrême droite au conseil municipal de Dreux. Cette alliance locale en bonne et due forme de la droite et de l’extrême droite, largement médiatisée, va entraîner de vives protestations à gauche mais peu de voix s’élèvent à droite pour la condamner. Elle légitime l’extrême droite et lui offre pour la première fois depuis la guerre l’occasion de sortir de son ghetto politique.

Là nous sommes en 1983 et la troisième étape arrive très vite, non ?
Oui, c’est l’année suivante, avec les élections européennes de 1984. Toujours dans le contexte de la victoire des « socialo-communistes » en 1981, la tête de liste UDF-RPR pour ces élections est perçue comme beaucoup trop modérée par nombre d’électeurs. J’ai à l’époque travaillé sur le vote dans les 80 quartiers de Paris et il apparaissait que tout l’Ouest parisien préférait voter Jean-Marie Le Pen plutôt que Simone Veil. Ce fut une étape de plus dans la radicalisation de la droite. L’étape suivante, c’est la gauche qui va s’en charger, en vue des législatives de 1986. François Mitterrand instaure un mode de scrutin proportionnel, plus favorable au FN. Et il favorise l’accès de son leader aux chaines publiques en leur rappelant par une lettre du 22 juin 1982 leur obligation de pluralisme. Jean-Marie Le Pen, excellent tribun, va pleinement profiter de l’aubaine.

Quelle sera l’étape suivante ?
C’est sans doute 1992, avec le référendum sur le traité de Maastricht, qui marque l’accélération de la construction européenne. L’UE c’est le visage que prend la mondialisation en France. Pour la première fois, en lieu et place du bon vieux clivage gauche droite apparaît un clivage qui oppose les centres aux extrêmes. Le Parti communiste d’un côté, le Front national de l’autre, au nom de positions idéologiques radicalement opposées, choisissent le non et votent contre les partis mainstream. Le même phénomène se répète en 2005 lors du référendum sur le Traité constitutionnel européen. Longtemps pourtant, ce clivage ne réapparaîtra que lors des élections européennes, jamais dans des élections nationales…

Jusqu’à l’élection de 2017…
Oui et c’est une nouvelle étape de cette recomposition : pour la première fois, c’est autour de ce clivage que va se jouer l’élection présidentielle avec d’un côté Emmanuel Macron qui se dit « et de gauche et de droite » et, de l’autre, Marine Le Pen qui se déclare « ni de gauche ni de droite » Ils vont tous les deux porter un coup fatal au système partisan français. Même si, en 2017, Les Républicains et le Parti socialiste parviennent encore à réunir ensemble un gros quart des suffrages exprimés alors qu’au premier tour de 2022 ils atteignent péniblement les 6 %… Cela ouvre un espace politique aux extrêmes, et surtout à l’extrême droite qui culmine avec 32 % des suffrages si l’on additionne les scores de Zemmour, Dupont-Aignan et Le Pen. Certes, il y a aussi des causes plus conjoncturelles, moins lointaines, qui tiennent à la déception produite par la présidence de Macron, à son très net glissement vers la droite, à son image de « président des riches », arrogant et autoritaire, à la manière dont il a agité le chiffon rouge de la réforme des retraites ou les restrictions au versement du RSA… Tout cela a ouvert la voie à une dynamique sans précédent de l’extrême droite.

Une dynamique rendue possible aussi par la mise en œuvre et la réception d’une stratégie nouvelle, ce que le Front National est parvenu à imposer sous le terme de « dédiabolisation »
C’est en effet un élément clé de la stratégie de Marine Le Pen dès qu’elle arrive à la tête du parti en 2011. Une stratégie de dédiabolisation médiatisée avant même qu’elle la mette en œuvre, lissant son image et en particulier, condamnant l’antisémitisme. C’est cette prise de distance avec certains propos ou positions de son père (comme le point de détail) qui va lui permettre de le dépasser électoralement. Elle a réussi à briser un certain nombre de barrières, pas toutes, mais beaucoup.

Vous avez retracé, en quelques étapes, cette histoire longue du point de vue de l’organisation FN puis RN, de sa stratégie et de celle de ses concurrents de droite comme de gauche mais qu’en est-il de l’histoire du vote FN/RN sur lequel vous avez particulièrement travaillé depuis bientôt 40 ans ? Car ce vote a lui aussi sans doute évolué. Déjà celui des européennes de 1984 ne ressemblait pas aux cantonales de 1982 ou aux municipales de 1983…
C’est vrai, 1984 est une élection à part : le Front National voulait balayer large et rallier des électeurs de la droite traditionnelle ; UDF et RPR, il y est parvenu. Son électorat de 1984 est le plus « bourgeois » qu’ait jamais eu le FN. À l’époque je venais de terminer ma thèse sur les petits commerçants et un livre, La boutique contre la gauche (1986). Le petit commerçant apparaissait alors comme l’électeur type du FN, alors je suis allée vérifier et ce n’était pas du tout le cas. En 1984, ceux qui ont voté Le Pen appartiennent plutôt aux catégories moyennes et supérieures, et le niveau de diplôme ne joue presque pas alors qu’il deviendra par la suite le marqueur fondamental de ce vote. En 1984, ce sont davantage les contremaîtres que les ouvriers, les patrons d’entreprise que les commerçants qui votent Le Pen, et une partie de la bourgeoisie de droite radicalisée par l’arrivée des « socialo-communistes ». A Paris c’est dans les beaux quartiers, le 16e, le 17e, le 8e arrondissements, qu’on vote le plus Le Pen, à une époque où l’on ne sait pas encore très bien ce qu’il représente. Ce sont ses propos sur « les chambres à gaz, point de détail de la Seconde Guerre mondiale » en 1988, puis son jeu de mots « Durafour-crématoire », qui vont le révéler sous son vrai jour et changer l’image du FN depuis majoritairement perçu comme « un danger pour la démocratie ».

Et aux législatives de 1986, c’est un tout autre vote FN qui apparaîtra à Paris par exemple…
On voit en effet le vote FN passer des beaux quartiers de l’Ouest à l’Est parisien. C’est là qu’il fait ses plus beaux scores, attirant un électorat populaire déçu par la gauche au pouvoir et le tournant de la rigueur de 1983. À compter de cette date, c’est le niveau de diplôme qui devient la variable prédictive la plus forte de ce vote, jusqu’à aujourd’hui. Parce que le diplôme ouvre sur le monde, sur d’autres cultures, il combat la peur de l’immigré et de l’autre. Et il est le sésame pour trouver du travail. Ne pas avoir le bac génère du ressentiment à l’égard des intellos, des élites, des nantis. Certes il y a des énarques et des universitaires pour voter Le Pen, par conviction idéologique, mais la probabilité de voter pour ce parti est d’autant plus forte qu’on a fait peu d’études.
C’est aussi à partir de ce moment-là qu’on voit se stabiliser la carte du vote FN, ce croissant qui englobe le Nord, l’Est, le Sud-Est et jusqu’à une partie de la vallée de la Garonne où s’étaient installés les pieds-noirs après l’indépendance de l’Algérie.

Outre le niveau de diplôme, quels sont les autres déterminants du vote FN au fil du temps ?
La deuxième variable explicative, liée au diplôme, est la classe sociale, la condition ouvrière. Il n’y a pas eu, contrairement à ce qu’on a entendu à l’époque, de passage direct de l’extrême gauche à l’extrême droite, du PC au FN. C’est affaire de générations. Les vieux ouvriers sont restés fidèles au Parti communiste ou au PS, ou bien ils ont arrêté de voter. Ceux qui se sont mis à voter Le Pen à ce moment-là, ce sont des jeunes, pour lesquels être ouvrier était devenu une condition sans attrait, mal considérée, mal rémunérée. Et la culture ouvrière, tout ce qui créait du collectif, de la solidarité, avait quasiment disparu, avec la disparition des grandes forteresses ouvrières et de l’habitat. On devenait ouvrier parce qu’on ne pouvait rien faire d’autre. Et le travail ouvrier s’effectuait de moins en moins dans la production, à la chaîne, et de plus en plus dans le secteur des services, sur des postes de magasinier, ou dans le domaine des transports, soit des boulots individualisés, atomisés. Ce sont ces nouvelles générations d’ouvriers que le FN a attirées. Et plutôt, Florent Gougou l’a montré, chez des ouvriers conservateurs, comme il y en a toujours eu, que ceux de gauche. Au total, alors que dans les années 60-70 plus on avait d’attributs ouvriers – être ouvrier, enfant d’ouvrier, conjoint d’ouvrier – plus on votait pour la gauche et pour le PC, à partir des années 90 plus on a d’attributs ouvriers plus on vote Le Pen.

Et quid du genre comme variable explicative de ce vote ?
Très longtemps, voter pour un Jean-Marie Le Pen, amateur de blagues sexistes un peu salaces et entouré d’une aura de violence et d’extrémisme, rebutait l’électorat féminin. Il y a eu jusqu’à sept points d’écart entre le niveau de vote des hommes et des femmes pour le FN. La religion l’expliquait en partie. Les femmes sont plus pratiquantes et au début l’Église avait fermement condamné ce vote comme contraire au message des Évangiles… Il y avait aussi le fait qu’elles travaillaient plus souvent dans des emplois non manuels, moins au contact des immigrés. Tout cela a changé. D’abord avec la montée d’une classe de travailleurs non qualifiés où coexistent des employées et des ouvriers, et le fait que l’Église fait moins barrage au FN/RN. Et surtout, avec l’arrivée de Marine Le Pen à la présidence du parti. Elle a tout de suite joué la carte femme, se présentant comme telle, une mère, une Française, une femme qui travaille, une femme moderne, pas pour l’avortement mais comprenant les femmes qui avortent… Une ligne à l’opposé de celle de son père, qui campait, lui, sur des positions très traditionnelles sur le plan de la morale et apparaissait misogyne et sexiste. Elle a sciemment ciblé le vote des femmes. Et avec succès : à partir de l’élection présidentielle de 2012, lorsqu’on contrôle par la profession, l’âge, la pratique religieuse et le diplôme, le genre n’a plus aucun impact sur le vote en sa faveur. Or les femmes représentent 53 % du corps électoral, leur choix est décisif. Et en 2017, on voit que les jeunes femmes de 18-24 ans, qui n’ont jamais connu du FN que Marine Le Pen, ont voté à 35 % pour elle, contre 25 % chez les hommes du même âge. Autrement dit, elle a conquis un électorat féminin populaire, souvent à temps partiel dans le prolétariat de service, le secteur de l’aide à la personne, des emplois précaires, mal payés, peu considérés. Avant, Marine Le Pen faisait ses meilleurs scores parmi les ouvriers, groupe principalement masculin, désormais elle en fait autant au sein de la catégorie « employés », composée à 80 % de femmes, répondant à leur demande de reconnaissance.
Le genre est donc devenu une variable clé du vote Le Pen. De ce point de vue, sa stratégie de « dédiabolisation » est fondamentale parce que, comme le montrent les travaux de psychologie sociale, si les femmes se sont largement émancipées, il demeure quelque chose dans l’éducation des filles qui les rend plus respectueuses des normes que les garçons. Du temps du père, même quand elles avaient exactement les mêmes idées que le FN, qu’elles détestaient les immigrés, qu’elles avaient besoin d’ordre et de sécurité, beaucoup ne franchissaient pas le pas. Mais à partir du moment où Marine Le Pen donne du FN/RN l’image d’un parti comme les autres, banalisé, condamnant l’antisémitisme (même s’il est loin d’avoir disparu dans le parti), c’est plus facile de voter pour elle.

Ce qu’aura tenté Zemmour lors de cette campagne de 2022…
Elle devance Zemmour en la matière : en 2017, elle obtenait 13,5 % des suffrages dans l’électorat de religion juive, alors qu’en 2002 et en 2007 son père ne recueillait que quelques 4 % de leurs voix. Elle y est parvenue en retournant l’argumentaire, en affirmant que non seulement elle avait banni l’antisémitisme mais qu’elle était le meilleur rempart des juifs face à la menace islamiste, et au-delà le garant des valeurs de la République, qu’il s’agisse de la laïcité, dont le site du RN fait la promotion, ou de défendre les droits des femmes et des gays. Elle qui il y a douze ans déjà disait que dans certains quartiers, il ne fait pas bon être femme, ni homosexuel, ni juif, ni même français ou blanc. C’est un tour de force d’arriver à présenter ce parti comme un rempart pour la démocratie. Cette stratégie était d’ailleurs déjà adoptée par les droites radicales hollandaises danoises et norvégiennes, se posant comme les sauveteurs des femmes face au danger représenté par l’islamisme radical, voire l’islam tout court. À la différence de Zemmour, Marine Le Pen distingue les deux, mais ses militants et ses électeurs pas toujours.

Après le diplôme, la classe sociale, le genre, qu’en est-il de l’âge comme variable explicative du vote Le Pen ?
On met souvent l’âge en avant mais son impact varie beaucoup dans le temps. En 2002, l’élection présidentielle s’est jouée sur l’enjeu de la sécurité. On se souvient des images diffusées en boucle de « Papy Voise » tabassé par une bande de jeunes… Du coup plus on est âgé, plus on vote Le Pen, c’est un vote de seniors. Et c’est la jeunesse qui descend dans la rue entre les deux tours, la jeunesse qui « emmerde le FN »… Mais c’est plus compliqué, « la jeunesse » ça n’existe pas. Le diplôme fait une différence. Si les jeunes diplômés rejettent très fortement le Front national, ceux qui n’ont pas le bac, surtout ceux qui n’ont qu’un petit diplôme technique qui ne mènera à rien, qui n’ont pas de futur, ils ont la rage, ce sont eux les plus enclins à voter FN, souvent plus que ceux qui n’ont pas fait d’études. Aujourd’hui Marine Le Pen fait ses meilleurs scores non parmi les plus jeunes, mais au sein des jeunes actifs, chez les 25-34 ans.

Si l’on prend en compte toutes ces variables, le vote Zemmour apparaît donc assez différent de celui de Marine Le Pen au premier tour…
Zemmour est, en effet, revenu aux fondamentaux du vote FN, et son électorat ressemble à celui de Jean-Marie Le Pen de 1984. Il attire davantage les catégories bourgeoises, moyennes et supérieures, plus aisées, plus diplômées, et les « cathos tradis », alors que Marine Le Pen recrute dans le ventre mou des catholiques non pratiquants. Éric Zemmour et Jean-Marie Le Pen partagent beaucoup d’affinités. Sans aller jusqu’à dire que Zemmour est antisémite, il est pétainiste, ce qui était précisément le point de désaccord entre Marine Le Pen et son père : l’antisémitisme et l’éloge de la collaboration et de Vichy. Zemmour a osé ressortir une théorie éculée et contredite par tous les historiens sérieux, celle du glaive et du bouclier, pour affirmer que Pétain avait sauvé les juifs français en envoyant à leur place en déportation des juifs étrangers… Zemmour est aussi sur une ligne très assimilationniste qui n’est pas celle de Marine Le Pen lorsqu’il affirme que les parents d’origine immigrée devraient donner des prénoms français à leurs enfants. Il campe aussi sur la théorie complotiste du grand remplacement qu’un Jean-Marie Le Pen ne rejette pas.

Zemmour a repris une partie de ce que le FN avait perdu au fil du temps, les cathos tradis…
Oui, par ses positons hyperconservatrices sur le plan de la morale. Et plus généralement il séduit des catégories plus cultivées. C’est quelqu’un qui a lu, comme Jean-Marie Le Pen qui savait citer dans le texte Maurras et Barrès. Ce ne sont pas les lectures de Marine Le Pen mais ce sont celles de Zemmour. Du coup, il est perçu par beaucoup d’électeurs de Marine Le Pen comme « trop bourge » et « trop intello », alors qu’elle parvient (quel que soit son milieu d’origine) à être perçue comme plus simple, comme quelqu’un qui au moins « nous change des costards-cravates » et quand elle parle « on comprend ce qu’elle dit »…

Zemmour aura joué un rôle majeur pour parfaire la « dédiabolisation » voulue par Marine Le Pen et son parti, mais ce qui frappe c’est combien, avant même cette dernière étape, les médias ont contribué au succès de cette stratégie en la « performant » en quelque sorte, en donnant pour un fait ce qui ne relevait que d’un souhait de la part de l’extrême droite.
La famille Le Pen a toujours fasciné la presse à commencer par le père. Il avait des qualités de tribun, le sens de la formule, il crevait l’écran à L’Heure de vérité, c’était un redoutable débatteur que les journalistes ne savaient pas comment gérer. La fille a su les intéresser autrement, parce que c’est une femme et que les vieux stéréotypes persistent, elle serait plus « douce », plus « abordable ». Elle a fait le succès des magazines people et de la presse féminine… C’est en jouant cette carte femme qu’elle a réussi à séduire une partie de la presse. Elle a très bien joué de ce registre. Mais l’engouement des journalistes était présent dès le départ, sans doute du fait du contraste entre le côté sulfureux de cette famille et cette femme qui avait l’air normale, avec ses chats… Il ne faut pas chercher beaucoup plus loin. Il n’y a pas eu de stratégie particulière de marche pied de la part de la presse, juste cette fascination. Mais cela ne suffit pas à expliquer le succès électoral des Le Pen.

Sans doute faut-il ajouter aussi le fait que dans les médias un certain nombre de digues ont peu à peu sauté. Vous rappeliez tout à l’heure comment Mitterrand a fait en sorte que le FN accède aux chaînes publiques, ce n’était que la première étape… On a vu ensuite des journaux revenir sur le principe qui consistait à ne pas publier d’entretiens avec des responsables du FN…
Oui, progressivement les journalistes, les responsables politiques ont accepté de débattre avec eux, c’est vrai. Cela dit, quand on regarde cet instrument très utile qu’est le Baromètre d’image du FN/RN (Kantar Sofres-OnePoint pour Le Monde et Franceinfo) on voit que certes l’image s’est considérablement adoucie depuis 1983 mais qu’il reste des progrès à faire. La dernière livraison de ce baromètre en janvier indique que 48 % des personnes interrogées pensent encore que le RN est un danger pour la démocratie (contre 42 % qui ne le pensent pas). Quant à Marine Le Pen elle-même, des sondages récents montrent que 50 % des personnes interrogées trouvent qu’elle est un danger pour la démocratie. Alors bien sûr du temps du père, après ses propos sur le « détail », on était à 75 %. Mais cela reste majoritaire. Donc, contrairement à ce qu’on peut entendre dire, elle n’a pas totalement réussi sa stratégie de « dédiabolisation », son parti reste perçu comme un parti anti-système, il y a encore des réticences à s’allier avec lui… Quant à sa crédibilité, 28 % des sondés en début de campagne pensaient qu’elle a une stature présidentielle, 39 % aujourd’hui, très loin d’un Emmanuel Macron à 64 %. Il ne faut donc pas exagérer la « dédiabolisation » de Marine Le Pen. Mais il faut, dans le même temps, prendre la mesure de la droitisation de la droite et prendre en compte l’abstention plus forte des jeunes. Du coup, celles qui vont aller voter sont des personnes plus âgées et plus conservatrices. Et il y a un décalage entre le débat politique et les préoccupations des Français. On l’a vu dans la manière dont l’immigration a polarisé la campagne alors même que c’est bien le pouvoir d’achat qui arrive largement en tête des problèmes jugés les plus importants.

Ne vaudrait-il pas mieux parler en fait de normalisation plutôt que de « dédiabolisation » ? Car lorsqu’on lit l’éditorial du Monde avant le premier tour, il y a une évidence à rappeler que deux candidats ne correspondent pas aux valeurs démocratiques défendues par le journal. Pourtant dans le traitement journalistique au quotidien ces deux candidats – Zemmour et Le Pen – ne sont pas traités différemment, ils ont été peu à peu « normalisés » par le journalisme politique. On peut leur parler comme aux autres, en parler comme des autres. On ne rappelle qu’à certains moments, et de manière un peu solennelle, qu’ils sont dangereux…
Je nuancerais, je suis quand même frappée par le nombre d’articles consacrés au programme de Marine Le Pen, qui le décortiquent pour rappeler que cette femme est dangereuse, que cette femme est d’extrême droite, que son programme est d’extrême droite.

Mais porter autant d’attention aux détails de son programme, le soumettre à des benchmarks face à d’autres programmes, c’est aussi une manière de la prendre au sérieux, de la crédibiliser…
Oui mais, d’un autre côté, quand le RN recueille près de 11 millions de voix au second tour de la présidentielle de 2017, vous ne pouvez pas l’ignorer. Cela pose un problème pour la démocratie. Un tel parti devrait être mieux représenté au Parlement, on devrait passer à cette dose de proportionnelle promise par Emmanuel Macron. Quand il rassemblait quelques centaines de milliers de voix, on pouvait l’ignorer. Dès 1984 ce n’est pas possible, puisqu’il compte plus de deux millions d’électeurs. Encore moins depuis l’arrivée de Marine Le Pen à la tête du parti et la dynamique électorale qu’elle enclenche – 28 % au 1er tour des régionales de 2015, un quart des voix aux européennes de 2014 et 2019. À partir d’un tel seuil d’adhésion populaire, on ne peut plus l’ignorer.

L’un des éléments de la stratégie de « dédiabolisation » a consisté aussi à tenter de dissuader les usages du terme « extrême droite » pour qualifier le FN ou sa présidente… Marine Le Pen a même menacé les journalistes de les attaquer en justice.
Oui et son père déjà avait intenté un procès contre Le Monde pour les mêmes raisons.

Et dans le même temps on a vu progressivement des chercheurs ne plus utiliser l’étiquette « extrême droite » pour qualifier le FN…
C’est vrai. Les sciences sociales ont commencé, pour ne pas confondre avec l’extrême droite extraparlementaire des années 30, à parler de « droite radicale populiste ». Populiste parce qu’elle oppose le peuple sain aux élites corrompues, nativiste au sens de Cas Mudde, soit un mélange de nationalisme et d’ethnocentrisme. C’est vrai aussi que ces partis sont classés plus à droite que tous les autres, Zemmour tout au bout de l’échelle gauche-droite et Marine Le Pen pas très loin. C’est vrai aussi qu’en termes de valeurs, si l’on prend, par exemple, les attitudes favorables au rétablissement de la peine de mort ou anti-immigrés, les électeurs qui soutiennent Marine Le Pen et bien sûr Zemmour sont plus à droite que tous les autres, ceux qui veulent une société avec une hiérarchie et des chefs également. En termes de positionnement relatif et de valeurs, donc, en ce sens-là, on peut parler de parti de droite extrême, plus à droite que tous les autres. Mais il ne faut pas essentialiser l’extrême droite, ce n’est pas la même chose que dans les années 30. Ces nouveaux partis jouent le jeu parlementaire, c’est leur force et c’est en ce sens qu’il s’agit de partis populistes. Ils font appel au peuple, quitte à balayer tous les contre-pouvoirs et toutes les médiations.

Mais le Front National a instrumentalisé ce débat scientifique pour alimenter sa stratégie de « dédiabolisation » et des chercheurs se sont trouvés ainsi piégés…
Oui, « populiste » est moins infamant qu’extrême droite. Mais le terme de droite radicale populiste permet de le comparer à d’autres partis européens similaires sans filiation d’extrême droite. Le FN lui a une vieille tradition d’extrême droite, on peut la faire remonter à la Révolution de 1789 et au refus des Lumières. Mais dans les pays scandinaves par exemple on trouve des partis de droite radicale populiste qui n’ont pas cette tradition et qui ressemblent au RN aujourd’hui, qui sont sur la même ligne idéologique. Il y a donc là une même famille, d’où cette nouvelle étiquette.

Si elle n’a pas totalement réussi, cette stratégie de « dédiabolisation » voulue par le FN a donc quand même produit une forme de normalisation dans le traitement journalistique, si ce n’est académique, de ce parti. Pourtant, si l’on regarde dans les enquêtes de la Commission nationale consultative des droits de l’homme qui sont les sympathisants FN et leur rapport au racisme et l’antisémitisme, on s’aperçoit qu’eux n’ont pas vraiment changé…
C’est vrai, alors même que toutes ces enquêtes montrent paradoxalement combien depuis 30 ans la société française dans son ensemble a évolué vers davantage de tolérance, que chaque nouvelle génération est davantage ouverte à l’autre, à l’étranger, aux minorités, et se fiche que les jeunes musulmanes portent un voile, du côté du FN et de ceux qui se classent à l’extrême droite on observe des résistances à cette évolution vers la tolérance. Mieux, l’évolution même de la société française vers plus de tolérance les exaspère. Il y a un effet backlash, un petit peu comme aux États-Unis : plus la société devient libérale, plus elle devient permissive, plus elle apparaît comme laxiste et plus ça exaspère la minorité à contre-courant. C’est exactement ce qui se passe avec le Front national. Rappelons que les idées de Marine le Pen et de son parti sont loin d’être majoritaires dans le pays – 30 % des sondés se disent d’accord avec ses idées.

Vous évoquiez le fait qu’à la différence de son père Marine Le Pen n’était pas vraiment une intellectuelle. Cela ne l’a pas empêchée de profiter d’un regain de vivacité de l’extrême droite intellectuelle depuis une dizaine d’années. N’est-ce pas une autre dimension de la normalisation progressive de l’extrême droite ? Les classes populaires ne sont pas les seules responsables de la montée en puissance du FN. Si l’on regarde toutes les couvertures du magazine Éléments, par exemple, qui depuis 2015 s’est mis à enrôler des intellectuels qui étaient autrefois classés à gauche et qui se sont prêtés au jeu en accordant des entretiens à cette publication d’extrême droite, les Michel Onfray, Jacques Julliard, Marcel Gauchet, Christophe Guilluy…
Cela remonte bien avant encore, à la Nouvelle droite (GRECE, Club de l’horloge), dont Bruno Mégret était issu, qui a mis en œuvre cette stratégie dès qu’il est arrivé au Front national. C’est lui qui suggérait qu’on ne doit plus dire « on met les bougnouls à la mer » mais qu’il faut « inverser les flux migratoires »… Cette nouvelle droite remplace le racisme biologique par un racisme différentialiste, à première vue moins choquant. Il n’y a plus de races supérieures aux autres, mais des différences culturelles incompatibles. C’est Jean-Marie Le Pen qui disait : un guerrier massaï, c’est magnifique mais pas pour être éboueur dans les rues d’une ville de France…

Ce n’est donc pas si nouveau mais la nouveauté vient peut-être du fait que ce discours, cette vision du monde a trouvé des canaux de communication de masse. Ce n’est pas un hasard si sur ces couvertures d’Éléments on trouve également Frédéric Taddei et Cyril Hanouna…
C’est vrai qu’il s’agit de nouvelles caisses de résonance, autrement plus puissantes que le Figaro Magazine où s’exprimait la nouvelle droite. Maintenant il y a des chaînes de télévision qui jouent la provocation, et qui sont relayées par les réseaux sociaux qui démultiplient leur impact. En plus, comme tous les petits partis, le FN a très tôt joué la carte d’Internet et des réseaux sociaux, efficaces et moins chers. Ils sont donc en avance dans ce domaine. Cela dit tout le monde n’est pas sur les réseaux sociaux. Et ce sont surtout les chaînes d’info continue, type CNews, qui ont donné aux idées d’extrême droite une visibilité et une audience considérables, totalement disproportionnées. C’est ainsi que la campagne s’est jouée au début sur l’immigration et que la droite a couru derrière Zemmour. J’ai été frappée d’entendre Valérie Pécresse utiliser le terme de « grand remplacement » dans l’un de ses meetings et parler des « Français de papier » dans un autre. Marine Le Pen, elle, ne l’a pas fait. Il y a bien eu un phénomène de droitisation de la droite qui témoigne d’un décalage par rapport aux aspirations et aux attentes de l’électorat qui, lui, classait le pouvoir d’achat en tête.

Mais encore une fois, cette expression « grand remplacement » nous renvoie au travail des intellectuels. Ce n’est pas un hasard si elle a été forgée par un écrivain encore reconnu et respecté dans le petit monde littéraire alors même qu’il était lui-même candidat d’extrême droite, à la droite de Le Pen disait-il, à l’élection de 2012 ! Ce Renaud Camus était encore cette année-là publié par les éditions POL. C’est comme Richard Millet, alors publié chez Gallimard, et dont les livres, comme ceux de Camus, ont été cités comme sources par des terroristes d’extrême droite à l’autre bout de la planète…
Oui, c’est une bataille idéologique et une bataille culturelle qui a été menée par ce camp-là. C’est absolument évident. Il faut voir toutefois dans quelle mesure ce discours parvient à pénétrer la sphère électorale. Là, Zemmour s’est planté et le ralliement de Marion Maréchal, qui était sur la même ligne du combat culturel, gramscien, ne lui a pas vraiment servi. Mais ils ont réussi à populariser et à banaliser cette théorie complotiste du « grand remplacement » dont personne ou presque n’avait entendu parler il y a un an. Donc oui, une toile de fond idéologique a été mise en place. Mais ce qui est intéressant aussi c’est de remarquer qu’en dépit de ce travail idéologique en profondeur, de cette bataille des idées, seuls 30 % des sondés, pas plus, disent qu’ils sont d’accord avec les idées du RN. Et, année après année, le Baromètre racisme de la CNCDH nous montre qu’il n’y a pas de montée de l’intolérance, y compris à l’égard de l’islam et des musulmans. Pourquoi ? Parce que la France change, la société française est devenue de plus en plus multiculturelle, il n’y a pas d’un côté les étrangers et de l’autre les Français. Le nombre de mariages mixtes, de familles où se mélangent nationalités et cultures sur plusieurs générations, ne cesse de croître. Mais la question centrale au fond est de savoir qui en fin de compte va aller voter ? Et faire entendre sa voix ? Il y a des voix qu’on entend plus que d’autres.

Cela renvoie au fait que cette société française ouverte est en fait assez peu représentée, politiquement, médiatiquement. Peut-être l’est-elle simplement désormais un peu plus dans certaines fictions…
Absolument, elle est encore peu visible. À la CNCDH, nous essayons de faire passer ce message. De nombreux travaux, comme ceux de Vincent Tiberj et de ses collègues, montrent pourtant que les nouvelles générations ne sont pas du tout sur cette ligne un peu rance de repli sur l’Hexagone, de nostalgie d’un passé idéalisé. L’environnement est pour eux un enjeu bien plus important que l’immigration. Le problème, c’est qu’elles votent de moins en moins, de manière intermittente, et qu’elles se font de moins en moins entendre.

À propos des jeunes, la mobilisation des étudiants dans l’entre-deux-tours de cette élection a surpris, renvoyant souvent dos à dos Emmanuel Macron et Marine Le Pen. C’est pour le moins différent de 2002. Comment le comprendre ?
Le monde a changé entre temps. 2002, c’est la première fois que l’extrême droite arrive au second tour, personne ne l’imaginait possible. Seul un sondage avait prédit que Le Pen arriverait en tête. Le soir des résultats, c’est vraiment le coup de tonnerre dans un ciel bleu. Et puis c’est Jean-Marie Le Pen qui passe, pas Marine Le Pen, il a quand même un parfum sulfureux lié à la guerre d’Algérie, aux idées négationnistes de son entourage, aux anciens collabos dans son parti, aux disques nazis dont il était l’éditeur, à ses dérapages antisémites répétés… Et puis, comme je le disais plus tôt, c’est alors plutôt un vote de seniors pour Le Pen, la jeunesse elle « emmerde le FN » comme le chantait Bérurier Noir. Il existe de nombreux collectifs locaux comme Ras le Front ou les Scalp qui se mobilisent contre le FN à chaque meeting. Ils coupent l’électricité, mettent des moustaches d’Hitler sur ses affiches… Ce n’est donc pas le même contexte. Et puis en 2022, c’est la deuxième fois qu’on se retrouve à choisir entre Emmanuel Macron ou Marine Le Pen. Et en cinq ans Macron a déçu, d’autant plus qu’il avait séduit une partie des jeunes en 2017 et qu’il n’a pas tenu ses promesses. Chez les jeunes, c’est Mélenchon qui est arrivé en tête au 1er tour cette fois. Et certains rejettent aujourd’hui autant Macron que le Pen comme le montraient les banderoles des étudiants de l’Unef mobilisés à Sciences Po ou à la Sorbonne. Par ailleurs, ils se sont faits violemment attaqués par d’autres étudiants, d’extrême droite ceux-là. Il ne faut pas essentialiser la jeunesse, politiquement elle est diverse.


Sylvain Bourmeau

Journaliste, directeur d'AOC