Photographie

Mathieu Pernot : « L’Histoire s’écrit en images »

Architecte, curatrice

Avec « La ruine de sa demeure », Mathieu Pernot propose, à la Fondation Henri Cartier-Bresson, un voyage entre ses photographies au Liban, en Syrie et en Irak et celles de son grand-père. L’histoire de ceux qui ont vécu dans ces territoires avant qu’ils ne soient détruits par la guerre y est racontée. Le photographe revient ici sur sa fascination pour ces lieux en ruine ainsi que sur « L’Atlas en mouvement », sa prochaine exposition présentée très prochainement au Mucem à Marseille dans laquelle il renouvelle les représentations des personnes qui migrent.

Le photographe Mathieu Pernot s’est fait connaître pour ses séries iconoclastes renouvelant les représentations de nombreux sujets de société. Dès 1995 lors de ses études à l’Ecole nationale supérieure de la photographie d’Arles, il entre dans l’intimité d’une famille rom, Les Gorgan, et dans « la complexité de la culture tsigane ». Ce travail au long cours mêlant ses photographies à celle de cette famille marque la pratique de l’artiste et fait sa réputation. Ses premiers travaux témoignent de son intérêt pour des sujets engagés qu’il développera et approfondira par la suite comme Les hurleurs sur les « parloirs sauvages » aux alentours des prisons ou Les migrants sur les afghans enveloppés et endormis dans les rues de Paris, première pierre de nombreux projets avec des exilés qui les mèneront jusqu’au Collège de France.

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La plupart de ses séries ont été largement exposées et publiées mais ces trois dernières années représentent probablement un tournant dans la pratique de ce photographe, à l’origine peu voyageur, lorsqu’il se rend dans le camp de réfugiés de Moria à Lesbos et qu’il est parallèlement lauréat du prix Henri-Cartier-Bresson avec un projet qui le fait voyager au Liban, en Syrie et en Irak, deux endroits du monde qu’il considère comme des « vases communicants ». Cet itinéraire au Moyen-Orient est au cœur de La ruine de sa demeure, sa dernière exposition à la Fondation Henri Cartier-Bresson visible jusqu’au 19 juin à Paris. Héritant d’un album de photographies ayant appartenu à son grand-père, Mathieu Pernot prend ces images comme point de départ à un voyage parmi les ruines antiques et contemporaines pour faire état de cette aire géographique dévastée par les conflits et les guerres. L’exposition et le livre qui l’accompagne racontent une partie d’histoire familiale peut-être mais le projet interroge surtout la possibilité d’habiter parmi les ruines, la persistance des images et ce qu’elles racontent de notre Histoire. On gardera bien sûr en tête lors de la visite la désolation des villes ukrainiennes dont on a vu tant de photographies ces derniers mois.

Mathieu Pernot a pris le temps de nous raconter ce que photographier les villes dans ce temps très particulier entre destruction et reconstruction veut dire, mais aussi de nous parler de ses rencontres et de L’Atlas en mouvement, sa prochaine exposition à plusieurs voix présentée très prochainement au Mucem à Marseille. OR

Vous avez hérité d’un album de photographies ayant appartenu à votre grand-père lorsqu’il vivait au Liban dans les années 1920. Il contient des images d’un voyage qu’il fait en 1926 entre Beyrouth au Liban et Palmyre en Syrie. Pourquoi être parti d’un corpus d’images si personnelles ?
Quand on raconte une histoire, il faut partir de quelque chose. Moi qui suis photographe, j’aime bien partir de mes images et les associer à d’autres ou bien partir d’autres images et qu’elles constituent un point de vue. Cet album m’a été donné par mon père il y a quelques années. Je n’y avais pas accordé beaucoup d’attention à l’époque mais il a pris une importance particulière au moment de la guerre de Syrie. J’ai considéré qu’il pouvait être un point de départ à la fois chronologique car c’est un album qui a été fait il y a quasiment un siècle, mais aussi affectif car la photographie a toujours été présente dans ma famille. J’avais un arrière grand-père photographe qui avait travaillé avec Nadar et même créé son studio de photographie à Vesoul, Léon Pernot. Mon grand-père comme mon père étaient tous les deux très amateurs de photographie et je pense que quelque part, je leur dois aussi d’être devenu photographe. Donc cet album tout comme ce voyage représentaient une façon de partir à la rencontre de cette famille. Lors de son voyage, mon grand-père est allé jusqu’à Palmyre mais il s’est arrêté en Syrie. J’ai souhaité aller jusqu’à Alep et poursuivre mon voyage jusqu’en Irak. Ce que je trouvais beau, c’était de repartir sur ces traces, de me retrouver parfois précisément à l’endroit où mon grand-père était allé et de continuer ce voyage en famille.

Les Ruines de la demeure relate donc votre voyage entre le Liban, la Syrie et l’Irak. Pouvez-vous nous raconter ce que l’on voit dans l’exposition à la Fondation Henri Cartier-Bresson ?
L’exposition commence par cet album photographique, montré un peu comme un texte sacré dans une vitrine, protégé et ouvert à une double page où l’on voit mon grand-père au krak des Chevaliers en Syrie. À côté de cet album, défilent sur un écran quelques pages numérisées. Ensuite, le parcours de l’exposition est chronologique. Il commence par des photographies d’archives familiales prises à Beyrouth entre 1940 et 1953-54 que j’ai retrouvées et numérisées, notamment de l’appartement qui donne sur le parc Sanayeh où mon père a grandi. J’ai retrouvé cet immeuble soixante ans après que mon père l’ait quitté. Il existe toujours et j’ai même pu y dormir lorsque j’y suis allé en 2019 car il pouvait être loué sur Airbnb. Dans la première partie de l’exposition, on voit donc mes photographies de l’appartement, du mobilier, des gens qui habitent là… Je suis retourné à Beyrouth en 2020, après l’explosion du port. L’immeuble avait été endommagé, les deux garde-corps de l’appartement étaient tombés et condamnaient l’accès à l’immeuble. Ces images terminent ainsi le chapitre sur l’appartement de Beyrouth et l’histoire familiale. Pour moi, cette introduction n’est qu’une porte d’entrée sur le voyage car je suis ensuite retourné sur certains des sites archéologiques photographiés par mon grand-père et ensuite à Tripoli, j’ai passé la frontière, Alep, Homs, puis je suis arrivé en Irak, la plaine de Ninive, à Mossoul, une ville très importante à la fois symboliquement et pour ce que j’ai pu y voir. L’exposition se termine comme elle a commencé, par des photographies vernaculaires, celles de familles qui ont vécu à Mossoul que j’ai trouvées dans les ruines de maisons détruites. C’était vraiment important pour moi que l’exposition se termine par ces images, en convoquant la mémoire de ceux qui ont vécu « normalement » dans ces villes avant qu’elles ne soient totalement détruites. Cette exposition est surtout l’histoire d’un voyage pris entre deux corpus de photographies qui raconte l’histoire de ceux qui ont vécu dans ce territoire avant qu’il ne soit en guerre et détruit.

La ruine de sa demeure est un très beau titre. Le terme demeure contient un double sens en français : la demeure comme la maison bien sûr, et demeurer comme rester, subsister. Dans le livre qui accompagne l’exposition, on apprend que le titre est tiré d’une citation du poète persan Abû l-Alâ Al-Ma’arri, né dans la région d’Alep un peu avant l’an 1000 : « Une âme, sur le point de rompre avec son corps, S’en va pleurer la ruine de sa demeure, Elle qui jouissait jadis de sa vigueur ». Est-ce donc une exposition sur la fin, sur la mort ?
En tout cas, c’est un projet sur une guerre. Comment survit-on aux destructions ? Que deviennent ces espaces qui ont été partiellement ou totalement détruits, ces espaces qui sont parfois abandonnés par ceux qui y ont vécu ? Des gens y sont morts et parfois d’autres y retournent. Ces lieux en ruines m’intéressent beaucoup. Il faut qualifier les ruines car elles sont de nature très différentes si l’on parle des ruines anciennes romaines ou assyriennes par exemple. Il y a aussi différents niveaux de ruines quand il s’agit de ruines anciennes formées par le temps et les guerres passées ou celles des sites archéologiques laissées par Daech et les plus récentes guerres. Ce n’est pas la même chose d’être à Homs, une ville récemment détruite, que d’être dans un site plus ancien… Nimroud, par exemple, était un site archéologique en ruines, mais il a été totalement détruit par Daesh, il est donc aujourd’hui doublement en ruines. Ce qui m’intéressait, c’était l’entre-deux, quelque chose qui existe encore mais qui n’est plus comme avant. Il arrive que les immeubles soient totalement détruits et rasés. C’est le cas à Mossoul, notamment au bord du Tigre où il a été décidé de tout abattre car rien ne pouvait plus être construit. Parfois, certaines familles peuvent revenir chez elles, il arrive que certains immeubles soient reconstruits. Dans cet entre-deux, on entend le fracas des bombes qui se sont abattues et le silence de l’après. Il y a vraiment quelque chose de très intéressant qui ne dure pas très longtemps dans l’histoire des villes, c’est le moment qui suit la destruction et qui précède la reconstruction. A l’échelle de l’histoire millénaire de ces villes, c’est ce temps-là qui m’intéresse, il est finalement très court.

Qu’est ce qui a disparu à jamais ?
Parfois, il n’y a plus rien. On a l’impression d’une espèce de table rase, c’est le cas de la vieille ville de Mossoul, une ville millénaire construite en terre. Bien souvent, quand la terre explose, il est impossible de reconstruire les maisons. Parfois, oui, tout est fini et plus rien ne sera jamais comme avant. En même temps, ce n’est pas la première fois dans l’Histoire, et surtout dans ces régions-là, que les choses sont finies. Pour moi, il n’y a pas d’année zéro. L’histoire continue, parfois autrement.

Quelle est la fonction de la photographie dans la représentation de ce qui n’existe plus, de ce que l’on ne peut plus voir ?
Au départ du projet, je voulais faire une forme monumentale qui aurait exprimé la totalité des ruines d’une ville, une grande image de Mossoul constituée de fragments de la ville détruite mais ça n’a pas marché. J’ai finalement fait un travail assez documentaire, assez frontal, assez neutre. Je regarde les choses telles que je les vois mais parfois, et c’est assez visible dans l’exposition, il y a une dimension de collage et d’assemblage d’images. Je cite souvent l’exemple de l’archéologue qui arrive dans un lieu détruit, trouve des fragments de ce lieu et essaye de recoller les morceaux cassés. J’ai parfois eu cette idée en voyant l’étendue des destructions de me dire que deux fragments intéressants pouvaient être associés, il peuvent créer une tension qui parle de la destruction et de l’impossibilité de reconstruire les choses telles qu’elles étaient auparavant.

Cela parle donc aussi de l’absence…
La part manquante est très importante. Entre une image et une autre parfois il n’y a plus rien, cet entre-deux est vide. À chacun d’imaginer ce qu’il peut être. Je pense qu’on en arrive tous au constat qu’il est impossible de figurer ce qui n’est pas là, de se représenter ce qui est absent. Mais effectivement, entre deux images, ce qu’on ne voit pas est très important.

Dans l’exposition et le livre sont représentés principalement des bâtiments et des paysages urbains dévastés, mais aussi quelques portraits. La présence de ces figures humaines est d’autant plus forte qu’il paraît très difficile d’imaginer leurs conditions de vie. Les ruines paraissent contextualisées comme on dit en architecture, c’est-à-dire déconnectées du monde. Comment vit-on dans ces villes ? Avez-vous pu vous en rendre compte ?
C’était difficile de véritablement échanger avec les gens, pour plusieurs raisons. Quand j’arrivais quelque part, je ne pouvais jamais rester très longtemps. J’étais très concentré sur ce que je voyais et je devais faire des photographies assez vite. Même si quelqu’un m’accompagnait en permanence, je ne parle pas arabe donc ce n’était pas toujours évident. En Syrie, il est difficile de parler avec les gens car il y a un état de peur générale, on peut leur reprocher d’avoir parlé à des étrangers. Je n’ai pas vraiment eu d’échanges à part quelques fois à Mossoul. En Irak, même s’il y a un chaos de l’État généralisé et une grande instabilité, ce n’est pas une dictature comme en Syrie, il y a donc toujours une liberté d’expression. En Irak, les gens venaient voir ce que je faisais et raconter leur histoire. Ce sont toujours des histoires terribles face auxquelles on est totalement démuni. Mon travail n’avait pas pour objectif de raconter un récit ou de produire des biographies, j’ai vraiment travaillé à partir de ce que je suis, un étranger qui va dans un territoire qu’il ne connaît pas, qui donne à voir ce qu’il voit et qui peut le voir parce qu’il est lui-même étranger. Il y a un livre de Sebald [De la destruction comme élément de l’histoire naturelle] où il raconte cette histoire tirée d’un autre livre je crois : des Allemands quittent une ville bombardée et prennent un train pour aller dans une autre ville. Un étranger est présent dans le train. Il décrit les personnes à bord du train qui traversent des lieux totalement détruits. Personne ne regarde à travers la fenêtre, tout le monde a les yeux baissés, la seule personne qui regarde l’extérieur et qui voit ce qui se passe est l’étranger. D’une certaine façon, même si ce que je voyais était bouleversant, je n’étais pas directement concerné, j’avais encore une sorte de détachement qui me permettait de voir les choses que j’ai ensuite restituées.

J’aimerais revenir sur le sujet du « Grand Tour », une pratique qui consistait à partir en voyage d’éducation à la rencontre de l’art antique et des sites archéologiques dans des pays étrangers aux 18e et 19e siècles. Votre projet fait le lien entre deux pratiques de la photographie au sein d’une même famille, dans une même aire géographique à des époques finalement assez proches à l’échelle de ces sites. Mais en une centaine d’années, le monde a subi une transformation vraiment radicale… Vous êtes aussi allé travailler dans le camp de Moria sur l’île de Lesbos, nous allons probablement en reparler. Je me demandais si Les ruines de sa demeure ne représentait pas les fondements de ce que serait un « Grand Tour » d’éducation d’aujourd’hui pour voir, photographier et rapporter des images d’un l’état présent du monde. J’imagine que c’est une expérience qui vous a profondément transformé…
Lorsque je l’ai proposé au Prix Cartier-Bresson, le projet s’appelait Le Grand Tour, ce qui a d’ailleurs longtemps été le titre de l’exposition et du livre mais je n’en étais pas totalement satisfait. Le « Grand Tour » renvoie effectivement à une pratique assez précise, celle du voyage de jeunes de bonne famille qui allaient terminer leur éducation au contact des ruines méditerranéennes. Cette dimension du voyage est présente et peut-être que mon grand-père a en quelque sorte rejoué cet héritage-là, mais de mon côté, je ne voulais pas non plus le réduire à ça. Donc le titre a changé. Effectivement, j’ai voyagé au Moyen-Orient et à Lesbos au même moment. J’ai l’impression que ces voyages constituent une espèce de symétrie inversée, des destinations inversées l’une de l’autre. À Lesbos, j’ai rencontré des gens qui venaient de ces villes dont j’avais photographié la destruction peu de temps auparavant. On a vraiment l’impression de vases communicants, une ville se vide et en même temps d’autres lieux se remplissent. Mais ce qui est terrible, c’est qu’il y a des villes construites, urbanisées, avec des bâtiments détruits et des personnes absentes qui se retrouvent dans des lieux où elles n’ont plus de toit et sont obligées de se construire elles-mêmes leur propre abri. À Lesbos, j’ai vraiment pu discuter avec les gens, tout le monde racontait son histoire. Un soir, je retrouve un groupe d’hommes réunis autour d’un feu, l’un de ces hommes me prend par la manche et m’attire un peu en dehors du cercle, il sort une photo de son portefeuille où l’on voit sa compagne et ses enfants. Il m’explique alors qu’il vient d’Alep, qu’il a dû laisser sa famille là-bas car il n’avait pas le choix. Il fond alors en larmes et je comprends qu’il se dit qu’il ne les reverra peut-être jamais. Donc, quand je suis à Alep et que je vois ces bâtiments en ruines, je ne pouvais pas m’empêcher de penser que cet homme venait de là, que sa famille y habitait peut-être encore. Je n’avais pas l’idée avec ce travail d’éduquer, de guider, de créer ce qui serait un nouveau « Grand Tour » qui permettrait aux gens de comprendre ce que serait la situation, mais il y a effectivement des corpus qui se répondent et montrent des choses très différentes. La ruine de sa demeure est plutôt un projet désincarné dans son ensemble. Même si l’on voit des gens, ce sont quand même plutôt des images de bâtiments détruits alors que le travail qui a été fait à Lesbos montre uniquement les gens qui y sont. J’aime bien l’idée qu’existent les pièces d’un puzzle du temps présent et qu’en rassemblant ces pièces, on peut comprendre quelque chose de notre histoire.

En 2019 et 2020, vous vous rendez donc dans le camp de Moria sur l’île grecque de Lesbos, en mer Égée, situé à seulement quelques kilomètres de la Turquie et qualifié de « pire camp de réfugiés du monde ». Vous en tirez un ouvrage et une exposition intitulés Ce qu’il se passe (GwinZegal, 2021), qui rassemblent à la fois vos images et celles que vous ont envoyées des habitants du camp jusqu’à sa destruction complète en septembre 2020. Quel est votre rapport à l’actualité, à l’urgence ? Dans Ce qu’il se passe, on entend la volonté de témoigner, une posture assez différente de vos travaux précédents me semble-t-il.
Oui, c’est la première fois que j’ai ressenti l’urgence de montrer des images, de faire circuler les images que les réfugiés eux-mêmes tournaient. Quand j’ai fait ce voyage, je n’imaginais pas que ça deviendrait en tant que tel un livre ni une exposition. Mais c’est vrai que je me suis posé la question de mon utilité, de ma fonction sociale. Même si je suis très inscrit dans le monde, j’avais plutôt des projets à long terme qui n’avaient pas d’urgence à être montrés. Quand je suis revenu de Lesbos, j’ai vraiment ressenti la nécessité de dire « Mais est-ce que c’est ça, l’Europe qu’on construit ? » Ces gens qui viennent de pays en guerre, qui ont connu le pire dans leur histoire, arrivent en Europe et le premier contact qu’ils en ont, c’est Lesbos. Eux-mêmes, bien souvent, disaient que c’est ce qu’ils avaient connu de pire dans leur vie, des gens qui venaient de Kaboul, d’Alep… J’ai rencontré un jeune Palestinien qui venait de Gaza. En arrivant à Lesbos il est allé voir l’un des responsables du camp et lui a dit « je veux retourner à Gaza. Je ne vais pas rester là, je suis sûr que je vais mourir », alors que la plupart des Palestiniens qui sont à Lesbos sont régularisés. Malgré le fait qu’en tant que Palestinien il allait être régularisé, il ne voulait pas y rester, c’était trop dangereux. Moi, en tant qu’Européen, je me sens responsable de tout cela. Est-ce que c’est normal que j’éprouve le besoin de publier ce travail, d’en parler ? Je ne suis pas journaliste. Faire un livre et une exposition dans un musée n’a peut-être pas le même écho que si c’était publié dans la presse autrement. En tout cas, si j’ai produit cet objet, c’est précisément pour que d’autres s’en emparent et le fassent circuler, que ce soit une nouvelle fois l’occasion de parler de ce qu’il se passe. Je suis allé à Lesbos deux fois en réalité. La première fois, c’était en janvier. Il y avait 20 000 occupants dans un camp de 2 000 places. J’ai rencontré des gens et fait des photos. Je suis resté en contact par WhatsApp avec un certain nombre des personnes rencontrées et je leur ai dit « si jamais vous filmez des choses qui comptent, qu’on ne connaît pas, qu’on ignore, qu’il faut qu’on voit, vous pouvez me les envoyer. » Ils ont vu ce qu’il se passe et me l’ont montré, du coup, c’est devenu le titre du livre. C’est à la fois ce que j’ai vu, mais aussi eux qui, de l’intérieur, donnent à voir et font circuler des images de ce qu’ils ont vécu.

Ce n’était pas la première fois que vous travailliez à partir d’un corpus d’images qui n’étaient pas les vôtres. La photographie, on le sait, et la production d’images de manière plus générale, ont été profondément transformées par le téléphone portable. En 2020, un jeune réfugié afghan qui vivait dans le camp de Moria et une éditrice espagnole ont créé Now you see me Moria, un compte Instagram, aujourd’hui suivi par 42 000 personnes qui cherchait à montrer des images de la vie dans le camp. Est-ce qu’il faut montrer à tout prix tout ce qu’il s’y passe ?
Je ne connais pas ce projet. Pour moi, l’une des questions importantes est : comment montrer ? Quel est le récit en images que l’on peut faire ? Parfois, je considère n’être qu’un passeur, mais dans le trait d’union que je peux être entre ceux qui produisent les images et ceux qui vont les voir, il se passe quelque chose d’assez important, il y a toujours un point de vue. Par exemple, dans le livre Ce qu’il se passe, il y a deux images très violentes de corps de personnes blessées allongées, victimes de violence. Quand je montre certaines vidéos dans une exposition, je ne montre jamais ces deux images parce que je pense qu’elles sont tellement violentes et insupportables qu’on ne peut plus regarder le reste. Il ne faut pas montrer de façon brute les choses telles qu’elles sont. Il faut aussi construire un récit en images qui permette aux gens de regarder et de comprendre. C’est la question du montage, l’articulation de différents corpus. L’Histoire s’écrit en images. Ce sont ces questions-là qui m’intéressent.

Il y a depuis toujours existé une fascination pour les ruines. Pourtant, dans La ruine de sa demeure, vos photographies ne cherchent pas non plus à les esthétiser. Comment fait-on des images justes sans les esthétiser, pour que la représentation que l’on en fait ne dépasse pas le sujet lui-même ? C’est valable pour la guerre, pour les ruines mais cette question concerne aussi la crise écologique. On est parfois fasciné par des images de ruines ou par des images de la nature en crise qui relèveraient du sublime. La photographie joue vraiment un rôle vraiment important dans cette question…
Je ne sais plus qui disait qu’il n’y avait rien de plus fascinant que le spectacle de la destruction, et même de notre fin programmée. On peut avoir une espèce de plaisir à regarder ça. Je n’ai pas de réponse, évidemment. Je ne vais pas vous dire ni définir ce que serait une belle image ou une bonne façon de faire. Je pense qu’il faut toujours être assez humble et faire au mieux, être conscient de ces questions, à la fois donner à voir ce qui est visible, mais ne pas se complaire dans quelque chose qui rendrait cette image malsaine. On marche sur un fil. Je ne prétends pas arriver à quelque chose qui soit satisfaisant, je ne sais pas. Pour moi, ce qui est assez important, c’est qu’il y ait une certaine forme d’effacement de ma part. Si l’on regarde ces images, il y a toujours une espèce de neutralité, je regarde toujours les choses en face de moi, il y a pas d’effets de lumière, de contre-plongée… J’essaye de faire en sorte qu’on éprouve un peu ce que moi j’ai pu éprouver quand j’étais devant cette chose, qui est l’expression d’un réel. Après, qu’est ce que l’on voit dans ce réel ? Je suis conscient qu’il y a des images qui sont belles et rien n’est plus séduisant qu’une ruine. Mais c’est pour ça que c’était important pour moi dans l’exposition d’avoir cette vitrine qui contient les images des disparus. Pour qu’on ne sorte pas en ayant eu le sentiment d’avoir vu de belles images et une belle exposition. Il faut toujours trouver un contre-feu ou quelque chose qui rend le récit un peu complexe et qui amène à se poser d’autres questions.

Je voulais vous interroger sur votre engagement qui semble s’être renouvelé au travers de vos différents projets au fur et à mesure des années. Est ce que ces deux derniers projets, Ce qu’il se passe à Lesbos et La ruine de sa demeure au Moyen-Orient témoignent d’une nouvelle étape de votre engagement, cette fois-ci plus militante ?
Je travaille quand même sur les questions migratoires depuis dix ans ! Je suis assez proche d’une association qui s’appelle Français Langue d’Accueil. Donc pour moi, le fait d’avoir voyagé et d’être dans ces endroits, d’un point de vue photographique, c’est quelque chose de nouveau dans mon engagement et dans la sensibilité que j’y porte. L’histoire continue. J’ai des amis syriens, des amis exilés… On va les retrouver dans L’Atlas en mouvement, ma prochaine exposition au Mucem à Marseille. Que peut-on faire quand on est à ma place, si ce n’est dire encore une fois l’état de la Syrie, les destructions, les exilés, l’horreur et que Bachar al-Assad en est responsable ? Voilà, c’est ce que je fais. Effectivement, l’avoir vu et surtout connaître des gens qui ont vécu dans ces lieux permet de dire les choses un peu autrement. C’était important d’être accompagné par ces gens qui ne peuvent pas retourner dans ces endroits et qui m’ont soutenu dans ce voyage. L’exposition qui sera présentée à Marseille prend à bras le corps toutes ces questions. C’est une forme de remontage sur la question du déplacement à partir des sujets qui m’ont occupé pendant toutes ces années. Souvent, ce sont des gens comme moi qui photographient des personnes qui migrent. Pour moi, c’était très important de constituer des corpus qui puissent quelquefois être faits avec les exilés. Parfois même, c’est eux seuls qui font des images que je donne à voir au même titre que je montre mes photographies. Toute idée de cette exposition qui s’appelle L’Atlas en mouvement est de constituer une espèce d’objet presque encyclopédique traversé par des représentations liées à des savoirs, la botanique, l’astronomie, l’anatomie, etc. qui serait presque une histoire du savoir constituée à partir de ces personnes qui arrivent. L’idée n’est pas de les considérer comme des ignorants dangereux qui viendraient ici pour nous, pour notre travail ou je ne sais quoi, mais plutôt comme les héritiers d’un savoir, d’une culture, d’une tradition à laquelle on s’est d’ailleurs toujours intéressés, l’astronomie arabe, l’histoire de l’écriture, etc., les considérer comme des personnes qui arrivent avec cet héritage-là et donc de construire entre les photographies que j’ai faites, les projets qu’on fait ensemble et les images qu’ils m’envoient, un objet qui renverse un peu la perspective.

C’est donc un projet contributif avec différentes voix, réalisé à partir de votre travail et de celles et ceux qui sont concernés par ces sujets. Est ce que cela représente une nouvelle approche documentaire ? Pensez-vous qu’on peut encore représenter des sujets sans être directement concerné ?
Je pense qu’on peut tout faire ! Je me méfie beaucoup de la question de la légitimité. Je ne crois pas qu’il faille être Gitan pour s’intéresser aux Gitans. Je pense au contraire que l’art est le lieu de rencontre et de l’ouverture à l’autre, pas le lieu du jugement. Il ne s’agit pas de mettre l’autre dans une case mais plutôt de comprendre et de déplacer ce que l’on est, c’est le point de rencontre. Je pense qu’à partir du moment où l’on est animé par un désir authentique et une envie de rencontre, alors il faut inventer cette rencontre, mais sans a priori, sans recettes, sans règles et accepter le fait qu’on a parfois tout à apprendre et qu’on peut tracer un chemin, ensemble. Il reste à faire.

L’Atlas en mouvement est un projet qui avait commencé au Collège de France…
Le Collège de France a organisé un colloque en 2016 sur les questions migratoires. A ce moment-là, ils ont collaboré avec le Musée de l’histoire de l’immigration et ont demandé qu’on leur prête des œuvres de la collection. Il y avait quatre œuvres, deux que j’avais produites dont Les Cahiers afghans, des récits écrits en farsi. Lorsque quelqu’un qui arrive en France apprend le français, il traduit les phrases de première nécessité. Parfois, il y a « j’ai froid », « j’ai faim », « où est la gare ? » C’est très émouvant de voir ce qui est écrit et traduit. Il y avait aussi la carte du voyage d’un afghan entre Kaboul et Paris que j’avais reconstituée. Ça avait suscité pas mal d’intérêt au Collège de France et permis à certains intervenants de s’en emparer pendant le colloque, notamment sur la question du déplacement, de la langue, de la traduction, etc. Peu de temps avant, j’avais été en résidence au Mémorial de Rivesaltes. J’avais fait une exposition dans le nouveau bâtiment et pendant l’exposition, on m’avait demandé si je voulais travailler avec un groupe de migrants qui venaient de Calais, accueillis dans un HLM à Saint-Paul-de-Fenouillet, un petit village près de Perpignan. J’avais commencé par leur proposer d’écrire un récit dans leur langue, un récit de voyage, un récit de la vie d’avant ou de celle d’aujourd’hui. Les participants venaient d’endroits très différents, il y avait notamment un jeune Érythréen qui avait écrit un récit en tigrigna, une écriture syllabique très ancienne qui ne ressemble à aucune autre. Il y avait aussi des récits en kurde, en arabe… C’était donc à la fois le récit et l’histoire de ceux qui écrivaient mais on pouvait peut-être aussi faire l’histoire de l’écriture à partir de ça, une histoire des savoirs. À ce moment-là, je commençais à entrevoir la possibilité d’inverser un peu la perspective du travail sur les migrants. L’administrateur du Collège de France de l’époque, Alain Prochiantz, a voulu me rencontrer. Quand je lui ai raconté tout cela, notamment la question de l’histoire des écritures, il m’a dit que ça rencontrait un certain nombre de pratiques qu’ils avaient et il a créé la première résidence d’artistes au Collège de France. Il fallait tout inventer, ils n’avaient jamais fait ça. Je lui ai dit : « ce qui serait bien, c’est que vous me construisez un mur blanc et je vais faire comme les professeurs du Collège de France, je ne vais pas faire un cours mais exposer ma recherche au fur et à mesure qu’elle avance. Je vous ferai des accrochages pauvres à partir d’impressions que je ferai moi même. » J’ai donc fait quatre accrochages, quatre expos en deux mois.

Le dernier accrochage s’appelait L’Atlas en mouvement. C’était déjà la préfiguration de l’exposition du Mucem. Au Collège de France, j’ai rencontré des gens avec un parcours migratoire un peu particulier qui relèvent du programme PAUSE, le Programme d’aide à l’Accueil en Urgence des Scientifiques en Exil. Le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche a créé des bourses d’accueil pour des chercheurs venant de pays où ils ne peuvent plus travailler comme la Syrie ou la Turquie… Ils déposent un dossier de projet de recherche qui est ensuite instruit par le Collège de France. Quand ils sont admis, ils travaillent en collaboration avec d’autres universités françaises et sont dispatchés un peu partout. Ils ont parfois des bourses de deux ans qui leur permettent de continuer à travailler, avec toute la difficulté que représente la fin de ces deux ans… Parmi ceux qui avaient reçu des bourses, j’ai rencontré des réfugiés avec des qualifications très particulières et notamment un spécialiste de botanique, notamment de toute la flore méditerranéenne. La Méditerranée occupe un espace central dans ce travail, ce sont les plantes qui ont quelquefois migré et sont passées d’une rive à l’autre. Je trouvais ce travail très intéressant, notamment les arbres phylogénétiques qui représentent l’évolution génétique des espèces qui ont parfois migré. Quand on les voit, ils ressemblent à des espèces de constellations, ce sont des représentations assez graphiques avec un nom en latin que je lui ai demandé de traduire en arabe. On a donc ces deux cultures qui se rencontrent. J’ai aussi rencontré Muhammad Ali Sammuneh, astrophysicien syrien, professeur à l’université d’Alep qui avait dû fuir la Syrie. Rien que dans le terme « astrophysicien syrien », quelque chose était très fort.

Pourquoi ?
L’astronomie est liée aux pays arabes, il y a eu des découvertes très importantes. Pour moi, l’imaginaire du ciel est lié aux déplacements, les voyageurs se repéraient auparavant par rapport au ciel et aux étoiles. Il existe un logiciel qui permet, lorsqu’on rentre une donnée géographique et temporelle, de reconstituer la voûte céleste que l’on a au-dessus de soi à un moment donné. Ali m’a dit « je suis parti tel jour d’Alep, tel jour j’étais là en Turquie, puis j’étais à Istanbul, là, puis je suis arrivé à Paris à ce moment-là ». On a donc reconstitué les ciels qu’il avait au-dessus de la tête. L’Atlas commence par-là. Il y a toute une poésie en référence à l’astronomie mais, qu’est ce qu’il voyait en regardant le ciel ? Il pouvait voir bien d’autres choses que les étoiles qu’il aimait tellement observer ? Dans le ciel venaient les Russes et les avions du régime syrien pour les bombarder. Il y avait donc l’idée de reconstruire un voyage par le biais des voûtes célestes. Le Collège de France m’a donc permis de rencontrer des personnes différentes des migrants que j’avais pu rencontrer auparavant et a enclenché la mise en mouvement de tout cela. Cette résidence a représenté un moment important pour moi. J’étais très ému parce qu’on faisait des vernissages où des migrants venaient accrocher eux-mêmes leurs images. Il y a eu des rencontres étonnantes. Certains étaient très engagés.

C’est dans ce cadre que vous avez rencontré l’historien Patrick Boucheron ?
Boucheron était très engagé. Il a écrit Histoire mondiale de la France, une perspective inversée sur l’Histoire qui sort du récit franco-français. On se rend compte que depuis toujours, les gens viennent d’ailleurs et qu’ils y participent. Boucheron a d’ailleurs écrit un texte que l’on retrouvera dans L’Atlas en mouvement. Il a été très présent et très bienveillant pendant ma résidence. Je voyais vraiment son attachement et sa curiosité. Dans les auditoires du Collège de France, des gens polyglottes avaient des échanges avec les migrants. Je trouvais beau que dans cette institution qui est une espèce d’épicentre du savoir avec ce côté très français qu’ont les institutions d’être un peu élitistes, de voir ces personnes arriver et d’assister à ces rencontres.

L’Atlas en mouvement est aussi un projet sur le renouvellement des représentations…
Dans le livre, il y a des gravures d’astronomie anciennes et des captures d’écran WhatsApp à l’échelle du téléphone, telles que je les ai reçues. Tout cela parle de la circulation des images aujourd’hui et de celles qui ont été produites auparavant et qui ont constitué un imaginaire. La diversité des corpus représente la complexité. On ne peut pas avoir un seul point de vue. Il n’y a pas une seule vérité. En fonction de la personne qui raconte, de ce que l’on raconte et des images, c’est le montage de cette complexité qui est intéressant. Cet atlas est la mise en mouvement de choses très différentes qui ont en commun de nommer les choses et les gens précisément, c’est un véritable objet de connaissance.

 

Mathieu Pernot, La ruine de sa demeure, exposition présentée à la Fondation Henri Cartier-Bresson jusqu’au 19 juin 2022 

Mathieu Pernot, L’Atlas en mouvement, exposition présentée au Mucem du 9 juillet au 9 octobre 2022


Océane Ragoucy

Architecte, curatrice