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Clémentine Mélois : « C’est intéressant aussi de s’ennuyer quand on lit »

Journaliste

Plasticienne et écrivaine, membre de l’Oulipo, Clémentine Mélois a fait des livres son médium. Qu’il s’agisse d’en écrire, pour les adultes ou les enfants (et toujours pour se faire de nouveaux amis) ou d’en refaire à loisir les couvertures. Elle apparaissait ainsi une candidate assez idéale au jeu des dix livres à emporter sur une île déserte qu’AOC propose régulièrement à la Fondation Pernod Ricard. Elle s’y est prêtée avec malice et générosité.

Sans doute avez-vous déjà croisé, sur les réseaux sociaux ou dans des expositions, ses couvertures de livres. Celles des livres, pour adultes, pour enfants, de texte ou illustrés, ou encore roman-photo, dont elle est l’auteure. Mais aussi toutes les couvertures, des centaines, qu’elle a imaginées pour des livres dont elle fut d’abord la lectrice (ou pas). Ce « Maudit bic », par exemple, qui prend la forme d’un Folio de Massin mais gribouillé au bic. Un roman de Melville qu’elle a lu et relu (et qui figure parmi les dix livres qu’elle apporterait sur une île déserte). Membre de l’Oulipo depuis 2017, Clémentine Mélois a d’abord étudié aux Beaux-Arts de Paris dans l’atelier de Christian Boltanski avant d’enseigner à son tour aux Beaux-Arts de Nîmes et de construire une œuvre dont le livre est le médium. SB

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« Que d’autres se vantent des pages qu’ils ont écrites ; moi, je suis fier de celles que j’ai lues ». C’est cette phrase de Borges que vous avez placée en exergue de votre livre Dehors la tempête qui m’a donné l’envie de vous proposer de jouer au jeu de l’île déserte d’AOC mais avant d’en venir au dévoilement progressif de la liste des 10 livres que vous avez choisis j’aimerais que vous reveniez sur ce qui se trouve au cœur de Dehors la tempête, votre rapport à la lecture mais aussi aux objets livres, qui sont le matériau principal de votre travail de plasticienne. D’où vient ce goût pour les livres ?
C’est un goût depuis l’enfance. Des histoires, des mots et une espèce de fascination pour les vies potentielles et les histoires potentielles. Ce qui m’intéresse dans tout ce que je fais, c’est de chercher un lien de complicité avec les autres, de chercher ce qui nous relie. En tant qu’artiste et écrivain, j’ai souvent le sentiment d’être un être un peu bizarre et très différent. Et ce qui est miraculeux lorsqu’on lit des histoires, c’est qu’on se reconnaît dans certains personnages, dans certaines situations. Et ce moment de reconnaissance, de sourires communs, ce plaisir de la complicité, je le trouve très fort. Je pense qu’il existe une grande famille des passionnés d’histoires, de livres et de mots pour lesquels c’est un vrai plaisir de chercher ce contact-là. Quand je parle de moi dans un livre, cela me coûte – en écrivant, par exemple, je me disais « Mais qu’est-ce qu’on s’en fout de savoir que je respire des livres ? – mais je me rassure en me disant que si je lisais ça écrit par quelqu’un d’autre, ça me plairait de le savoir.

Dans sa préface à Dehors la tempête, Hervé Le Tellier parle de déclarations d’amitié, de l’amitié qui passe à travers les livres, amitié avec les auteurs, les personnages, avec les autres lecteurs ou lectrices des livres…
Voilà. Et ce qui est intéressant aussi, c’est de confronter son point de vue, parce qu’on n’a pas du tout la même appréhension du livre en fonction de son âge, ou de son humeur. Il y a des livres que j’adorais lire à dix ans, je me souviens qu’à dix ans, j’étais fan d’Arsène Lupin. Maurice Leblanc, je trouvais ça formidable. Et puis maintenant je le lis et je trouve le style un peu daté. Ce qui est intéressant, c’est justement de confronter ça avec d’autres lecteurs. Ce sont des vies potentielles : je sais que je ne serai a priori jamais astronaute. Je ne serai jamais danseuse étoile. Il est trop tard pour être une jeune première. En revanche, je lis un livre et je peux être pirate un jour, ou alors je peux trouver un philosophe me racontant des choses. Je ne comprends pas toujours tout. Mais c’est une sorte d’amitié inépuisable.

On pourrait dire la même chose du cinéma. Qu’est-ce qu’il y a de spécifique au livre ?
J’ai un problème avec le cinéma, ce qui est très embêtant, notamment pour mes relations sociales. C’est très violent pour moi, les images. Je n’ai pas d’images dans la tête. Le livre, c’est différent, c’est une potentialité. C’est cette notion de potentialité qu’on retrouve dans l’Oulipo, l’Ouvroir de littérature potentielle : tout ce qui est possible. Et ça, c’est quand même assez formidable.

Vous avez un problème avec les images ? Mais vous en fabriquez en permanence !
Ce n’est pas la moindre de mes contradictions. Je ne vois pas très bien en fait. J’ai des lunettes. Toutes les images que je produis partent d’une sorte de fourchelangue visuel à partir duquel je fabrique l’objet. Ça donne, par exemple, des plaques émaillées « Licence poétique » à la place de « Licence IV ». Ça crée un léger décalage. J’aime bien cette idée de léger décalage dans les choses. C’est toujours un rapport entre l’image et les mots. Il y a une préface d’un livre de Graham Greene qui m’a beaucoup marquée et qui, je trouve, se rapporte bien à ce que je fais. Graham Greene, toute sa vie, a compilé ses rêves. Sur son lit de mort, il a confié son cahier à son fils en lui demandant de le publier. Ce livre s’appelle en anglais A World of My Own, Un Monde à soi. Dans la préface, il dit que chacun a un monde à soi et personne ne pourra être témoin de ce qui s’y passe. C’est le monde des rêves. On peut se croiser dans l’un de mes rêves, mais vous n’en serez pas témoin. C’est vrai que le motif du journal de rêve est assez classique. Les images que je fais relèvent de ce principe : je donne à voir quelque chose que j’ai eu dans la tête, qui est un peu bizarre ou en léger décalage, une sorte de strabisme sur l’existence. Et à travers ça, peut-être que je fais sourire. En tout cas, je cherche de la complicité.

Des clins d’œil partagés aussi : beaucoup des images que vous produisez, celles qui relèvent en particulier du détournement de couvertures, fonctionnent sur des connaissances communes, le sentiment d’appartenir à la communauté des lecteurs. On pourrait craindre un effet d’exclusion puisque pour que ça marche, il faut connaître. Pourtant c’est l’inverse qui se produit : le contact s’opère.
J’ai horreur du sentiment qu’on éprouve à découvrir un livre ou une œuvre et à ne rien comprendre. On se sent stupide, on se dit « Je n’ai pas les références, je ne suis pas assez cultivé », alors qu’on ne peut pas avoir toutes les références. Évidemment, ces images s’adressent à un public averti, des personnes qui connaissent un peu les livres ou un peu l’art. Mais j’aimerais bien me dire que ma grand-mère pourrait voir ça et que ça lui plairait.

C’est ce qui vous a conduite, par exemple, à montrer certaines de ces images dans la rue, à Paris, sur un pont qui enjambe des voies de chemin de fer.
C’est la Maison de la poésie et la Mairie de Paris qui m’ont proposé d’extraire des pages de deux de mes livres et de les mettre dans la rue. Ça m’a bien plu parce que c’est une forme d’exposition. C’est un peu particulier parce qu’en général quand j’expose dans une galerie, je prépare une installation, je travaille pendant un an de façon très obsessionnelle. Là, c’était beaucoup plus léger. J’aimais bien l’idée que les gens se rendant au marché puissent, ou bien s’en ficher complètement et passer leur chemin, ou bien peut-être à un moment donné s’arrêter et se dire que ça leur plaisait. C’est gratuit. Dans tous les sens du terme, ça ne coûte rien et ça ne sert à rien.

C’est en quelque sorte une exposition dans l’exposition que vous avez imaginé pour l’exposition consacrée à Jean Giono, que l’écrivaine Emmanuelle Lambert a conçu au Mucem il y a deux ans…
Lorsque l’écrivaine et commissaire Emmanuelle Lambert m’a contactée en m’expliquant qu’elle préparait cette exposition sur Giono, elle m’a raconté que Giono avait passé toute sa vie à Manosque, dans sa maison, entouré de ses livres, et que ces livres lui servaient de documentation. Mais il y avait aussi des romans d’aventures, des livres en latin. Il vivait au milieu de ses livres, et pour elle, il était absolument nécessaire de présenter sa bibliothèque. Pour des raisons logistiques, elle n’a pas eu le droit de déplacer la bibliothèque et s’est dit « Je vais faire une commande d’artiste ». Elle m’a sollicité, je lui ai répondu que je ne connaissais pas du tout. Giono, c’est trop dur pour moi, pourtant lectrice, ça me secoue trop. Elle m’a dit : « Écoute, va voir et tu me diras. » Je suis allée à Manosque et j’ai découvert cette bibliothèque. J’y suis restée deux jours. Je me suis assise dans le fauteuil de Giono, qui était un peu mis en scène, et j’ai lu des livres de sa bibliothèque. C’était magnifique. Pour l’exposition, j’ai travaillé un an et j’ai présenté des tableaux, des livres, des statuettes et figurines qui avaient inspiré Giono. J’ai vraiment reconstitué un intérieur, quelque chose de matriciel. Je ne sais pas comment le dire autrement. Quand on vit au milieu de ses livres – ceux qui lisent le savent –, on est dans son cocon. C’est quelque chose de très fort.

Vous-même sortez peu de votre cabane n’est-ce pas ?
Oui, je sors très peu et je n’ai pas de vie. Je vis au milieu des livres et j’en écris et je fais des images. Comme beaucoup d’artistes et d’écrivains.

Et l’idée d’avoir la possibilité d’habiter la bibliothèque d’un autre, c’est une sorte de fantasme ?
Oui, quand j’entre chez quelqu’un, je commence par regarder la bibliothèque. Il peut y avoir des livres qui sont là et qu’on ne lira jamais, qui sont là pour faire chic. Ou alors des livres qu’on aimerait lire. Ou des livres qui sont là depuis l’enfance. Chaque bibliothèque est classée à sa façon. Je trouve ça très intéressant. Ça dit beaucoup de choses sur nos habitudes et sur nos manies. C’est vraiment quelque chose de l’ordre de l’infra-ordinaire, dont on reparlera, mais comment classe-t-on sa bibliothèque ? Les gens qui classent par couleur, par exemple, ça me rend dingue, ça n’a aucun sens. Pourquoi les gens classent par couleur ? Ce n’est pas possible. Mais, j’ai des amis qui classent par couleur… Moi je fais une chose un peu dingue, on se fout de moi à cause de ça, quand je trouve dans un vide-grenier un livre que j’aime, c’est comme s’il m’appelait sur le stand : « Ne m’abandonne pas ! Ne m’abandonne pas… », alors je l’achète, même si je l’ai déjà en trois exemplaires, je ne peux pas laisser un livre que j’aime comme ça, abandonné. J’ai en trois ou quatre exemplaires Les Choses de Perec, par exemple. Dans la bibliothèque de Giono, j’ai trouvé des livres que j’aimais en trois ou quatre exemplaires. Il y en avait certains avec des marque-pages. Je me souviens – j’en parle d’ailleurs dans Dehors la tempête – d’un livre que j’aime beaucoup, qui s’appelle le Journal de Samuel Pepys. Il avait annoté les mêmes passages qui m’avaient marqué. Et cette reconnaissance avec un écrivain, mais un homme plus généralement, qui était mort il y a quarante ans, n’étant pas de la même génération, c’est bouleversant.

Vous travaillez beaucoup avec les couvertures des livres, des livres des autres. Alors comment faites-vous pour votre propres livres, comment décidez-vous de leur couverture ?
Je les fais moi-même. Je pense que je suis un cauchemar pour les éditeurs. Je suis très pointilleuse, obsessionnelle. J’ai un goût pour la typographie. La typographie pour moi est un langage. La forme du livre est un langage. La forme qu’ont les livres aujourd’hui en France, en tout cas – on connaît Massin, qui a fait les « Folio » tels qu’on les connaît –, c’est incroyable. Certains livres pour moi existent sous la forme sous laquelle je les ai connus. Par exemple, L’Écume des jours, pour moi, c’est l’édition de poche des années 90, parce que c’est comme ça que c’était quand je l’ai découvert. Entre-temps, la couverture a changé. Il y a eu des films adaptés. Pour moi c’est une hérésie totale. Ce n’est pas possible que la couverture change. Je trouve que c’est aussi de l’ordre de la reconnaissance de génération. On se souvient des « La Bibliothèque rose ». On se souvient de la collection « Blanche ». C’est quelque chose de l’ordre de l’esthétique de la réception. Si je vois de loin un roman avec une femme lascive, avec une typo un peu outrageuse, j’imagine bien que c’est un roman policier. On reconnaît de loin les livres. Et peut-être qu’à l’intérieur, on aura une surprise. Mais la couverture dit déjà quelque chose. Genette en parle d’ailleurs très bien.

Cela me fait penser à un livre de Jean-Christophe Napias publié récemment à l’Éditeur singulier, c’est un livre composés des couvertures de tous les livres qu’il n’a finalement pas acheté aux puces…
J’adore ce livre. Une partie de ma bibliothèque est composée des livres que je n’aurais pas dû acheter. Lui en a fait un livre. Il ne les a pas achetés, il les a simplement pris en photo. C’est très sage parce que moi, j’ai Comment parler chien, par exemple… ou Visitez l’U.R.S.S… Cuisinons ce solitaire, le sanglier… (rires) C’est toute une partie totalement absurde de ma bibliothèque.

Ce ne sont pas, j’imagine, des livres de ce type là que vous avez prévu d’emporter sur l’île déserte…
Non, Cuisinons ce solitaire, le sanglier sur une île déserte, c’est un peu trop conceptuel.

Ça dépend de l’île.
C’est vrai.

Allez commençons à dérouler votre liste. Le premier titre est un mot que vous avez déjà employé dans notre la conversation : L’infra-ordinaire.
Oui, c’est mon obsession pour Georges Perec. Je ne suis pas à l’Oulipo pour rien. De Perec, ce ne sont pas tant ses romans qui m’ont marquée, qui ont été déterminants pour moi dans ma construction en tant qu’individu et écrivain. Ce sont ses textes théoriques qui ont été publiés après sa mort dans la collection « La Librairie du XXe siècle », et maintenant « du XXIe siècle » au Seuil, et notamment ce texte L’infra-ordinaire – mais aussi Espèces d’espaces. « L’infra-ordinaire » est un texte magnifique qui a donné son titre au recueil. Ce que dit Perec en substance, c’est qu’on ne commence à parler des choses que quand il y a un accident ou un drame. Cinq colonnes à la Une : un train déraille. Sinon, on n’en entend pas parler. Lui dit : ce qui dit beaucoup plus de notre humanité commune, c’est d’interroger nos petites cuillères. Quels sont les gestes que l’on fait pour composer un numéro de téléphone ? Justement, comment, par exemple, on classe sa bibliothèque ? Quelles sont ses manies ? Ces choses-là qui vraiment n’ont aucun intérêt disent précisément quelque chose de notre humanité commune. C’est, pour moi, quelque chose d’absolument fondamental.

Et c’est un livre qui pourrait s’avérer précieux sur une île déserte, situation dans laquelle ces gestes-là acquièrent, j’imagine, encore plus d’importance…
Je pense que j’ai choisi des livres que je pourrais relire à l’infini sans m’en lasser. Comme les enfants peuvent relire cinquante fois de suite le même livre, Petit Ours Brun fait ses courses, par exemple, sans se lasser. Moi, j’ai un certain nombre de livres que je pourrais relire comme ça.

C’est aussi pour ça que vous écrivez des livres pour enfants ?
Absolument. C’est pour moi la littérature la plus adressée qui soit. On a toujours un lecteur idéal en tête, un ami comme ça qui nous comprend, imaginaire ou pas. On s’adresse à quelqu’un. En général, ce lecteur n’existe pas. Mais on écrit pour lui. C’est un peu abstrait. Quand on écrit des livres pour enfants, on a une responsabilité de mon point de vue. On construit un imaginaire – c’est de la littérature – et ce livre-là doit survivre à vingt lectures successives. Sans que les parents s’ennuient non plus.

Vous mentionniez l’Oulipo en parlant de Perec. Qu’est-ce qui vous a conduite à devenir membre de l’Oulipo ?
C’est toujours une surprise pour moi. Je me demande bien comment j’ai fait pour en arriver là. Tout ce que je fais, je le structure, avec des contraintes, avec des astuces, avec des choses cachées comme des tiroirs à double fond dans les meubles anciens, comme des œufs de Pâques cachés dans le jardin, des clins d’œil, des manies, des obsessions. C’est comme ça que je fonctionne. Ça, c’est vraiment un principe oulipien, c’est à dire qu’on construit, pour soi, en tant qu’écrivain, ses livres en s’imposant des contraintes. Le lecteur n’est évidemment pas obligé de le savoir parce que si on commence à voir, à sentir la contrainte dans le livre qu’on lit, c’est très emmerdant. « Regardez-moi jongler, regardez comme je suis intelligent, j’ai fait une contrainte très compliquée ». Non. On s’en fiche complètement. C’est vraiment pour soi. C’est un principe, comme on dit, « copyleft ». Tout le monde peut utiliser des contraintes oulipiennes. Il se trouve que quand j’ai écrit Cent titres, j’ai voulu parler de l’Oulipo et j’ai contacté Hervé Le Tellier pour savoir si l’Oulipo était d’accord pour que je l’évoque, puisque c’était important pour moi. Ils m’ont invitée au moment où j’ai sorti mon deuxième livre chez Grasset, qui est un livre construit à partir de ma collection de listes de courses. J’avais pris la même contrainte qu’avait utilisée Perec pour La Vie mode d’emploi : le parcours du cavalier. À chaque fois que je parlais de ça aux gens, ils me disaient « Oui, Clémentine, c’est très bien ». Bicarré latin orthogonale d’ordre dix avec un parcours… « Oui, très bien, très bien ». Là, je suis arrivé à l’Oulipo, j’en ai parlé et tout le monde comprenait ce que je disais. C’était la première fois de ma vie. C’était incroyable : j’ai montré mes listes de courses et tout le monde comprenait. J’ai l’impression que c’était un shoot. C’était « Wow ». Et puis c’est tout. J’étais très contente de les avoir rencontrés et à ma grande surprise, quelques mois plus tard, ils m’ont demandé de les rejoindre, sachant qu’historiquement, l’Oulipo est composé à la fois de mathématiciens, d’écrivains, de scientifiques. Alors moi, je suis un peu dyscalculique, puis très bordélique. Je me disais que c’était bizarre qu’ils me demandent de venir, mais j’ai accepté.

La dimension du collectif est importante mais vous insistez sur la singularité : chacun a ses obsessions, mais en même temps l’envie de les confronter ou de les rapprocher de celles des autres.
C’est formidable : il n’y a pas de hiérarchie à l’Oulipo. La période veut qu’on parle aussi de ça, mais en tant que femme, en évoluant dans des métiers d’hommes, aux Beaux-Arts – j’étais prof aux Beaux-Arts –souvent, il faut se bagarrer. Souvent, on rencontre des personnes plus âgées qui sont un peu paternalistes. À l’Oulipo, il n’y a absolument pas de ça. Je me souviens d’avoir parlé d’un projet avec un ours dermatologue – n’importe quoi – et tout le monde l’accepte avec une ouverture d’esprit incroyable. On en parle : « Ah oui, très intéressant ». Oui, donc, un ours qui veut être dermatologue : « Très bien ». J’avais demandé à Bernard Cerquiglini, qui est membre de l’Oulipo, de me traduire en latin : « Bouge ton boule bébé ». Comment c’était déjà ? Clunes move, carisime. Vous voyez, c’est une émulation incroyable. Ce sentiment que j’ai eu lors de la première réunion, c’est dingue. Tout le monde comprend parce qu’il y a un sentiment d’être un peu dingue, à structurer les choses en permanence comme ça.

Deuxième livre sur la liste : Le Seigneur des anneaux de Tolkien.
C’est le livre absolument fondateur. J’ai découvert Le Seigneur des anneaux à 12 ans. Si on le découvre plus tard, c’est peut-être un peu trop tard. Pour moi, ça a été un choc. Ma mère, il y a quelques années, m’a dit : « Dis-donc, on était tolérants quand même parce que d’autres gens seraient allés consulter un psy. » J’avais occulté les fenêtres de ma chambre avec du papier noir. J’avais pendu une branche de sapin. Je ne parlais qu’avec des citations de poèmes de Tolkien. À partir de ça, j’ai décidé d’arrêter de lire des fictions. Et vraiment, j’ai arrêté. À 13 ans, je me suis dit : « C’est fini pour moi, je ne rencontrerai plus un tel choc littéraire » et donc j’ai pris cette décision solennelle d’arrêter de lire de la fiction – j’ai brisé mes vœux par la suite…

Vous avez arrêté pour lire quoi à la place ?
Pour lire Le Seigneur des anneaux en boucle comme ça, toute ma vie. Et puis j’ai recommencé à lire via la poésie. La poésie, pour moi, c’était une autre forme de langage. D’où la présence sur ma liste de livres de poésie.

Oui, on y viendra, mais restons un instant sur Tolkien : que représente aujourd’hui pour vous, cette œuvre, son succès ?
Le succès, je m’en fiche un peu parce que c’est quelque chose de très égoïste. Pour moi, c’est un monde, un monde complet. Tolkien était universitaire, il était philologue et il a inventé une langue, l’elfique. Il s’est dit qu’une langue n’existe que si elle est parlée par des gens. Il a donc créé tout cet univers uniquement pour qu’un jour quelqu’un dise « une étoile brille sur l’heure de notre rencontre » en elfique. Dans Le Seigneur des anneaux, si un personnage s’assoit sur le pas de sa porte pour fumer une pipe, on a tout l’historique de la culture de l’herbe à pipe depuis je ne sais quand, on a toute la géographie, on a la langue, et la forme ancienne de cette langue telle qu’elle était parlée. C’est un monde complet. Et quand on aime la langue, Tolkien, c’est quelque chose d’incroyable. Il se trouve qu’il n’a pas donné à ses personnages qui disent « une étoile brille sur l’heure de notre rencontre » des existences moroses, où les gens vont chez Super U parce qu’ils n’ont plus de Sopalin. Ils ont une quête incroyable, mais vraiment, fondamentalement, Tolkien, c’est du langage.

Et-ce comme pour Maurice Leblanc, vous avez du mal à le relire aujourd’hui ?
Non, je le lis tous les ans. Le Seigneur des anneaux, je le relis tous les ans. Tous les ans.

Et vous n’avez pas vu les films…
J’ai vu les films quand j’avais 18 ans. J’étais scandalisée parce que tout est suggéré chez Tolkien et là, ils se roulent des pelles ! C’est scandaleux. Complètement primaire. Quand on aime vraiment une œuvre littéraire et qu’elle est adaptée au cinéma, on est choqué. Maintenant, je les revoie avec beaucoup de plaisir, parce que j’ai vieilli.

Le livre suivant sur la liste : Moby Dick, a fait l’objet d’une de vos couvertures les plus célèbres : Maudit Bic
C’est ma meilleure couverture, après je n’ai fait que décliner. Moby Dick, pour moi, c’est pareil, c’est un livre fondateur et comme pour Le Seigneur des anneaux, Moby Dick commence par des citations dans toute la littérature, dans la Bible et dans les livres anciens, de passages qui évoquent les cétacés et les baleines. On commence par là et ensuite, on peut commencer l’histoire. Pour moi, Moby Dick, c’est la traduction, approximative semble-t-il, de Lucien Jacques, Jean Giono et Joan Smith. C’est une traduction – comme Baudelaire a traduit Poe – qui est probablement très, très interprétée. Par exemple, « Je m’appelle Ismaël, mettons » – magnifique. Il y a eu des débats entre traducteurs. En anglais, c’est « Call me Ishmael » ; ils ne pouvaient pas juste dire « Appelez-moi Ismaël ». Comment va-t-on traduire ça ? C’est super intéressant. Et ensuite, il y a des longueurs incroyables. Il y a des moments d’action à la page 500, sinon il ne se passe rien, rien du tout. De temps en temps, il y a des définitions et des digressions. J’adore. Mais je ne sais pas si je donne envie de le lire à ceux qui ne l’auraient pas lu encore (rires)…

Mais sont-elles absolument nécessaires, les histoires dans les livres ?
Il peut ne rien se passer. Mais pour moi, les histoires sont indispensables à la survie. Je pense que le réel est une construction. Je suis assez sombre, fondamentalement. Le seul moyen de survivre, c’est d’avoir des histoires et des mots et des choses un peu enthousiasmantes. Mais par exemple, Moby Dick, ce n’est pas vraiment qu’il ne se passe rien. Je ne sais pas si ça vous est arrivé de naviguer. Le bateau, c’est assez contemplatif, on règle les voiles, il ne se passe rien…

On peut avoir le mal de mer…
On peut être malade. Admettons qu’on ne le soit pas parce qu’on n’a pas trop le mal de mer en lisant Moby Dick. Pour moi, c’est vraiment une expérience physique, métaphysique. De l’ordre de la navigation. C’est un temps long de lecture. Aujourd’hui j’aurais peur d’ennuyer le lecteur donc je fais des chapitres courts. Il faut qu’il se passe des trucs, un page turner, avec des « Quand soudain… ! » Avec Moby Dick, Melville n’a pas du tout peur d’ennuyer le lecteur. Il est très décomplexé par rapport à ça.

La lecture est donc, au fond, une expérience, et comme lecteur, il faut accepter d’entrer dans une temporalité différente.
Pour moi, c’est une expérience au même titre, disons, qu’une expérience culinaire. C’est un peu comme de la nourriture. On a besoin de manger, mais on a des expériences de nourriture, alors on peut manger un sandwich sur le pouce. En gare de Saint-Pierre-des-Corps, par exemple. Je cherche des exemples un peu extrêmes… Grève des trains, on est à Saint-Pierre-des-Corps, on achète un sandwich lyophilisé, ce n’est pas la même expérience culinaire que je ne sais quel super restaurant gastronomique, ou alors du pop-corn au cinéma. C’est un autre rapport et ce sont des choses complémentaires. On serait très embêté de manger toute notre vie des sandwichs lyophilisés de Saint-Pierre-des-Corps. Mais de temps en temps, vous voyez… La lecture, c’est pareil. Des fois, on lit des choses un peu embêtantes, des fois, ce sont des choses qui nous transportent, qui nous font rire, qui nous ennuient. C’est intéressant aussi de s’ennuyer quand on lit. Tout ça, c’est des histoires.

Vous lisez le journal aussi ?
Je lis le journal sur mon téléphone. C’est vraiment pour m’informer. « Tiens, que font les humains aujourd’hui ? Les humains font des trucs. » Voilà, dans ma caverne, au milieu de mes livres.

Sur l’île, il n’y a plus de journaux de toute façon. Ou alors on ne peut pas y avoir accès, ça ne capte pas. Vous avez apporté avec vous sur cette île un livre de Francis Ponge. Lequel ?
Je vous avais dit Le Parti pris des choses, que j’ai découvert à 18 ans. C’était incroyable. Je parlais de l’infra-ordinaire tout à l’heure. Francis Ponge parle d’objets. Il en fait des poèmes et il va essayer de les dire avec les mots les plus justes possible, avec une espèce de radicalité, d’épure, comme on peut parler d’épure pour un dessin. Mais ce qui m’a vraiment marquée, c’est les Méthodes de Francis Ponge, où précisément il parle de sa méthode créative et où l’on voit la conception d’un poème au fur et à mesure. On le voit faire et refaire. La première chose que Ponge fait, avant le poème, c’est insérer la définition du mot dans le Littré, la définition du dictionnaire – comme dans Moby Dick, il y a la définition, comme dans Le Seigneur des anneaux, il y a l’explication : on fait une cartographie du monde. Le mot, voilà sa définition et voilà le poème. Il y a des choses qui sont magnifiques. Ce qu’il y a de magnifique dans le poème, il ne s’explique pas, c’est comme définir une émotion. La poésie, je trouve que ça touche au plus profond de soi. Sans que ce soit forcément cucul… Dans les Méthodes, il y a « Le Verre d’eau » : « Si les diamants sont dits d’une belle eau, de quelle eau donc dire l’eau de mon verre ? » C’est magnifique. Et il écrit, il raconte… Pourquoi il a écrit un poème sur le savon ? Parce que pendant la guerre, il n’y avait pas de savon et que ce contact de la mousse lui manquait énormément. Maintenant, nous avons du mal à l’imaginer. Mais cette façon de rendre, de magnifier des choses du quotidien, je trouve ça bouleversant et admirable.

Vous disiez tout à l’heure qu’après avoir décidé de ne plus lire de fictions, à l’exception du Seigneur des anneaux, vous êtes revenue à la littérature par la poésie. Par quel auteur ou quels auteurs en particulier ?
J’avais chez mes parents un exemplaire très défraîchi d’une anthologie de la poésie de Pierre Seghers à laquelle je tiens beaucoup, très abîmé, très jaune. C’était une anthologie dans laquelle il y avait des poèmes de toutes les époques. J’ai découvert François Villon : « Frères humains, qui après nous vivez… ». Ça nous parlait à nous, et c’est incroyable qu’un poète du Moyen-Âge me parle à moi, une adolescente grandie au milieu des champs de betteraves. Il me parlait, je comprenais. Ensuite, les Cantilènes en gelée de Boris Vian. Boris Vian, comme beaucoup d’adolescents, m’a beaucoup plu. Baudelaire, évidemment. Baudelaire, pour les adolescents, alors là… On se drape dans un truc, ça fait très bien avec les âmes adolescentes. Je n’avais pas de maître pour la poésie, je n’avais pas quelqu’un qui me dise « Voilà ce qu’il faut lire, voilà ce qui est bien… ». J’ai lu complètement au pif et c’était une autre façon d’aborder les mots et l’émotion provoquée par la lecture, c’était différent des histoires.

Et par quoi êtes-vous revenue au roman après cette période, ces années adolescentes où la poésie et Tolkien occupaient vos heures de lecture ?
Plein d’autres choses. Perec, pour beaucoup. Et puis après, je me suis mise à lire normalement, c’est-à-dire n’importe quoi, tout ce qui me tombait sous la main, et à devenir de plus en plus exigeante, et à trouver que ce n’était pas possible d’avoir des tournures de phrases comme ça. Puis un peu moins exigeante, puis à nouveau très exigeante… Voilà, une espèce de vie comme ça, de lecteur lambda.

Une vie ordinaire, aurait dit Georges Perros. C’est le prochain titre.
Ça fait deux « ordinaire » dans cette sélection de livres que j’emporte sur une île déserte. Je ne sais pas si la vie sur une île déserte serait ordinaire. Georges Perros, c’était vraiment une découverte majeure pour moi. Pareil : comment dire ce qu’il dit autrement que sous la forme de poèmes ? Parce qu’il raconte des choses de rien, des ressentis, surtout une grande souffrance, mais des beaux moments aussi. Je n’en parle pas bien, mais dans Une vie ordinaire de Perros, il y a des choses tellement incroyables. Ça reste en tête comme des chansons peuvent rester en tête, certains de ces poèmes-là. Ça peut nous accompagner, il peut y avoir des poèmes de prose qui surgissent, ou d’autres poètes ailleurs.

Ça fait partie des livres que vous relisez aussi régulièrement?
Oui, vraiment. C’est très simple : ce que j’aime beaucoup, en général, ce sont les écrits qui ne ressemblent pas à de la littérature, au sens de ce qui doit ressembler à de la littérature, c’est-à-dire des grandes phrases… Pour moi, quelque chose de bien écrit, c’est quelque chose qui est écrit juste. Exactement comme pour le dessin. Un dessin, ça peut être très réaliste, avec un trait juste. C’est la légende urbaine autour de la Vague de Hokusai, ou qui est racontée aussi pour le Taureau de Picasso : ils s’entraînent comme ça pendant des jours, puis, c’est le trait juste. Pour moi, l’écriture, ça doit être réduit, ça doit être à l’os. Perros, ça ne ressemble pas à la poésie telle qu’on peut l’imaginer avec des couchers de soleil radieux. Dans Papiers collés, il y a un proverbe breton qui dit que la poésie est plus forte que les trois choses les plus fortes au monde. Le mal, le feu et la tempête. Je trouve cela assez juste.

Votre goût pour l’épure me laisse penser qu’on a peu de chances de trouver Proust sur votre liste…
Mais chez Marcel Proust il y a des choses incroyables. Je n’ai jamais relu À la recherche du temps perdu dans la mesure où je ne l’ai jamais lu. Mais j’ai lu des passages. Et s’il est autant galvaudé, c’est que des gens s’y sont reconnus. En fait, on dit maintenant que la madeleine de Proust est rentrée complètement dans le langage courant parce qu’une odeur, une sensation…

Non mais ça, c’est parce qu’on peut la trouver sur l’aire des Manoirs du Perche, sur l’autoroute A11 avec un copyright.
Je vois que vous avez lu mon livre, je vous félicite. Oui, on peut acheter des fameuses madeleines de Proust, marque déposée sur des aires d’autoroute.

Cette aire se situe au kilomètre 99 de l’A11, pas loin d’Illiers-Combray.
Oui, c’est pour ça. En fait, je me suis arrêtée sur cette aire d’autoroute et j’ai vu ces madeleines très, très chères. Et à côté, il y avait des madeleines Saint-Michel aux œufs frais. Je dis « qu’est ce qui justifie une telle différence de prix entre les madeleines Saint-Michel et la fameuse madeleine de Proust » ? Et je pense que c’est l’édifice immense du souvenir promis par Marcel Proust. Forcément. Il y avait des schoko-bons aussi, et je me suis demandé si des générations futures d’écrivains écriraient des textes sur des schoko-bons et sur ce que ça évoquait, tout ce que ça évoque de manger un Kinder. Non, pardon, je digresse, ça n’a rien à voir.

Reprenons la route de l’île déserte avec un volume assez lourd. Il fallait s’y attendre vu la place que vous avez accordée déjà aux définitions, l’importance que vous accordez aux écrivains qui choisissent des mots et de leurs définitions : vous avez prévu d’apporter un dictionnaire sur l’île déserte et pas n’importe lequel – contrairement à Annette Messager qui, dans le même exercice, disait « Le dictionnaire », c’est à dire son dictionnaire, celui qu’elle a depuis toujours. Mais vous, c’est Le Dictionnaire historique de la langue française d’Alain Rey.
C’est le premier livre à prendre sur une île déserte. C’est des heures de fun, comme ils disent au Québec, c’est extraordinaire. On m’a dit un jour que c’était un peu éculé comme mythologie autour de l’écrivain, de dire « Quand j’étais enfant, j’adorais aller dans le dictionnaire », mais enfin, c’est malheureux mais c’est vrai. Moi, c’était l’Universalis et j’allais chercher des définitions, et on faisait en famille. Et maintenant, évidemment, je vais chercher les définitions sur Internet, comme beaucoup de gens. Mais Le Dictionnaire historique de la langue française, c’est un bonheur de s’y perdre. C’est-à-dire que ce ne sont pas les définitions, c’est l’histoire du mot. On l’ouvre au pif et on regarde. Hier, j’ai découvert que spatule, par exemple, vient du latin spatula, qui signifie épaule de porc. C’est vrai que l’omoplate a un peu une forme de spatule. Mais vous vous rendez compte ? Vous êtes en train de faire cuire des œufs, vous avez votre spatule et vous pensez à l’étymologie, « ah une épaule de porc » ! Vous regardez l’histoire de l’histoire du mot patate, par exemple, qui vient de patata, importé par les marins portugais. Mais c’est incroyable. À chaque histoire de mots c’est un voyage. Si il n’y avait qu’un seul volume à prendre sur une île déserte, ce serait celui-là. Et l’intérêt d’un dictionnaire en papier, c’est de s’y perdre et de découvrir d’autres mots autour de celui qu’on vient de lire. Alain Rey, qui est mort l’année dernière, était vraiment quelqu’un d’exceptionnel.

Du dictionnaire d’Alain Rey, on passe aux Grandes blondes. C’est le titre d’un roman de Jean Echenoz paru au milieu des années 90.
Je l’ai découvert il n’y a pas très longtemps. J’ai découvert Jean Echenoz et je suis tombé en amour pour lui. Je ne sais pas pourquoi j’ai des expressions québécoises qui me viennent ce soir. Cette écriture. E puis il y a de l’humour, il y a de l’esprit, ce que j’aime beaucoup. Tout ce qui peut ressembler à de la grande littérature, quand c’est trop joli, je me méfie. Il faut casser un peu. Et alors, lui, il a d’un seul coup des descriptions extraordinaires et il termine « Les bougainvilliers exhalés en parfum… » par « Bref, c’était dimanche ». Mais quel bonheur ! J’ai vraiment une sorte de sentiment de plénitude absolue quand je lis Jean Echenoz. Et puis, il a cette manière d’observer des personnages de l’extérieur, qu’on retrouve aussi chez Jean-Patrick Manchette.

Dont il est un grand lecteur.
Ce n’est pas par hasard. On observe les personnages comme un spectateur, on n’est pas dans leur tête, on ne sait pas ce qu’ils ressentent. Donc, au lieu de dire « il est anxieux », il dit « son œil était agité d’un tic » et donc le lecteur en déduit. Et cette place-là, pour l’implicite et pour l’interprétation, je trouve qu’en tant que lecteur, c’est vraiment très très important. On observe de l’extérieur. Je ne suis pas une spécialiste de la littérature. J’ai fait les Beaux-Arts, je n’ai pas fait d’études de lettres, mais je pense qu’on trouve cela chez des auteurs de polars américains aussi. Show, don’t tell : on ne dit pas « il est nerveux », mais « il fit tomber le verre » et ça crée une ambiance, quelque chose qui se passe dans la lecture et qui fonctionne bien sur moi.

Quand vous dites qu’Echenoz peut casser une ambiance à la fin d’une phrase me rappelle ce que vous disiez du clin d’œil avec le lecteur, de la connivence. Certains ont pu dire que c’était une forme de postmodernité dans la littérature. Cette manière d’avoir les références, de savoir qu’on peut faire comme mais qu’on n’est pas dupe, et on sait que le lecteur n’est pas dupe non plus, alors on crée cette connivence avec lui. Il me semble qu’on trouve cela dans votre travail avec les images aussi.
Oui, certainement. En tant qu’écrivain, on est la somme de toutes les lectures qu’on a faites. Le lecteur aussi partage ces lectures là, on peut donc jouer avec ces codes et les casser, ce sont des espèces de petits clins d’œil. J’aime quand il y a toujours des choses à découvrir, comme dans certains films. Je ne sais pas, un film de Wes Anderson, par exemple, on peut le regarder cinquante fois et redécouvrir un petit clin d’œil caché.

Ça ne me surprend pas que vous soyez admiratrice du travail de Wes Anderson.
J’adore, il y a un soin apporté à la typographie. Mais j’aime bien que tout ne soit pas donné d’un coup. J’ai horreur qu’on me donne tous les éléments. En fait, j’ai horreur qu’on me prenne pour une idiote et j’ai horreur de prendre le lecteur pour un idiot. Et ce qui est agréable, de temps en temps, c’est de mettre un élément très obscur, il y a peut être une personne qui comprendra, et cette personne sera heureuse d’avoir saisi le clin d’œil. Et si on ne le saisit pas, ce n’est pas grave, on ne se sent pas idiot. Je trouve qu’il y a des livres qui sont très agréables à relire, et finalement, l’intrigue, l’histoire, c’est pas grave si on la connaît, on redécouvre des petits plaisirs de la langue.

Sans doute faut-il être une vraie autrice de livres pour enfants pour être contre l’infantilisation comme vous l’êtes.
Quand je dis que je suis autrice de livres pour enfants », et qu’on me répond avec un air niais « Oh, tu écris des livres pour les enfants », ça m’énerve au plus haut point. Pour moi, c’est vraiment de la littérature. C’est encore plus difficile que pour les adultes. C’est plus difficile et c’est plus facile en même temps, en tant qu’auteur, parce qu’en tant qu’adulte, il y a des choses qu’on n’a pas le droit de faire. Il y a des mots qui sont trop usés, il y a des formes qui sont trop employées, donc c’est un plaisir d’esthète plus particulier. Pour en revenir à la métaphore culinaire, pour les adultes on ferait un gâteau un peu subtil au yuzu. Pour des enfants, il y a des ingrédients de joie qui sont, admettons le chocolat, le beurre et les smarties, et bien on peut les employer. Et ces ingrédients sont le plaisir de la reconnaissance, la répétition. Parfois je fais du Victor Hugo sous cocaïne dans mes livres. C’est ultra lyrique. J’oserais jamais faire ça pour les adultes, mais là, c’est un plaisir. C’est Belmondo, « Toc, toc, badaboum ». Et on est content, et c’est le but quand même.

Livre suivant sur la liste : un roman classique de Jane Austen, Orgueil et préjugés.
J’étais embêté parce que je me suis rendu compte que dans ma liste des 10 livres, il n’y avait que des auteurs hommes. Je me suis dit « oh non, la honte, c’est embêtant quand même ». En même temps. Il y a beaucoup d’autrices que j’aime beaucoup, dont j’ai beaucoup aimé les livres, mais ce ne sont pas des livres fondateurs que j’ai lus plus jeune. C’est un peu nulle comme raison pour la faire figurer sur la liste mais c’est ce raisonnement qui m’a amenée à choisir Orgueil et préjugés. C’est d’un humour incroyable, d’une modernité incroyable. Et puis, c’est un roman tellement romantique, ça fait fondre. Les séries et les comédies romantiques américaines peuvent aller se rhabiller, Kate Winslet avec ses trucs, les voyages, les machins… Ce que j’aime bien aussi, c’est la langue, l’esprit, le second degré. Et puis, ce sont des situations qu’on ne peut absolument pas comprendre aujourd’hui. Il y a une distance d’avec nous. L’héroïne et Darcy ne peuvent absolument jamais être seuls ensemble, par exemple, ce n’est pas possible, ça ne se fait pas, c’est très mal vu. Comment peut-on comprendre cela de notre point de vue du XXIe siècle ?J’aime bien retrouver des choses comme ça, complètement étrangères. C’est comme de lire les Notes de chevet de Sei Shōnagon, écrites au Japon au XIe siècle. Elle écrit « Oh là là, quelqu’un est arrivé habillé en rouge à la cour. C’était horrible ! ». D’accord, très bien, OK. C’est comme une espèce de couche de science-fiction, mais une science-fiction qui a existé il n’y a pas très longtemps. Je ne sais pas si vous voyez ce que je veux dire. J’aurais pu mettre Philip K. Dick, j’aurais dû mettre Philip K. Dick dans cette liste. Philip K. Dick c’est ça : on se retrouve plongé dans un truc qu’il ne nous explique pas, c’est le déclic de l’orgue d’humeur…On ne sait pas ce que c’est que l’orgue d’humeur. Jane Austen, il y a un peu du Philip K. Dick dedans. Ça va très loin ce que je raconte là, arrêtez-moi tout de suite.

Vous parliez de langues tout à l’heure, vous arrive-t-il de lire dans d’autres langues ?
Je relis Le Seigneur des anneaux en anglais parce que je suis trop maniaque pour la traduction. Moby Dick. Et puis j’avais lu Harry Potter à l’époque où ce n’était pas encore sorti en France, parce que j’avais hâte de savoir ce qui allait se passer. Sinon, non, pas tellement. J’aime bien en revanche les recueils de poèmes bilingues, ça arrive souvent dans la Collection « Poésie/Gallimard ». Il y a les deux et c’est intéressant de voir, même si on ne comprend pas forcément bien la langue. Par exemple, je pense à Rilke, les Lettres à un jeune poète. J’aime bien cet aller-retour, et c’est intéressant d’avoir une édition bilingue pour cette raison-là. Ou l’ancien français, par exemple Chrétien de Troyes. Ce n’est pas une langue étrangère, mais enfin c’est de l’ancien français donc c’est pareil, faire l’aller-retour entre le français moderne et le français ancien.

Vous avez déjà prononcé le nom du prochain auteur et dernier auteur de votre liste : Jean-Patrick Manchette, dont vous avez choisi Fatale.
Parce que parce que chez Jean-Patrick Manchette, il y a une langue incroyable, on y trouve le même genre de plaisir que chez Echenoz. Ce lien de complicité avec le lecteur. Ce regard extérieur. Puis il était très engagé politiquement, sa correspondance est formidable aussi à lire. Par ailleurs, j’aime beaucoup le polar et je savais que j’avais envie de mettre un roman policier sur la liste. Je relis régulièrement tous les Maigret de Simenon aussi.

Mais non, mais si.
Mais si, mais non, mais si. Et je les relis régulièrement parce que dès que j’ai fini, j’ai complètement oublié ce que ça racontait. Complètement. Je peux le relire six mois après, j’ai complètement oublié, aucun souvenir. J’adore lire ça. C’est un bonheur. Dans Vendredi ou la Vie sauvage de Tournier, il s’enfonce dans une espèce de marécage avec des miasmes, il est un peu drogué, il se dit qu’il va se noyer, qu’il faut absolument qu’il sorte de là mais en fait il y retourne… C’est un peu pareil avec ces lectures-doudou, comme les Maigret. En ce moment, je suis à fond dans Peter Cheyney. Ce sont des codes. On éprouve le même plaisir en tant qu’adulte que le plaisir de la reconnaissance que les enfants ont avec les livres ou les films. Le plaisir de reconnaitre. Comme on a plaisir à chanter en même temps qu’une chanson qu’on aime bien, qu’on connaît par cœur, dont on connaît le refrain. Il y a un truc d’élan comme ça, de vrai plaisir, de reconnaissance. Et les romans reposent beaucoup sur ce ressort. J’en ai lu beaucoup. Les Hennig Mankel, les Connolly aussi, par exemple. Mais Manchette, je ne veux pas hiérarchiser, mais pour moi c’est de la littérature, vraiment de la grande littérature.

Une dernière question Clémentine Mélois, dans votre liste, il n’y a pas de livre d’images du tout. Ça veut dire que sur votre île déserte, les seules images que vous aurez autour de vous, ce sont les couvertures des livres ?
Ce n’est pas tout à fait vrai. J’ai aussi mis dans la liste, on allait l’oublier, Le Bon Gros Géant de Roald Dahl. Et Roald Dahl est historiquement illustré par Quentin Blake, qui est quand même formidable aussi. D’ailleurs Roald Dahl pour moi, ce n’est pas de la littérature jeunesse, c’est de la littérature point. Cela me fait penser qu’à chaque fois que je suis invitée dans un festival, on indique la liste des livres pour adultes que j’ai écrits et les livres pour enfants n’apparaissent pas…

Et si vous aviez écrit des romans noirs ou de la science-fiction, ces livres seraient sans doute également mis à l’écart…
Ou des romans érotiques… C’est honteux, on n’en parle pas ! Mais pour répondre à votre dernière question : pas d’image, non. Je n’ai pas d’image dans la tête, je n’ai que des mots. Je trouve que le monde est un algorithme de mots. On échange avec des mots. C’est terrible à dire mais j’ai l’impression de ne pas tellement avoir besoin d’images. Bon, je dis ça ce soir, mais je vais changer d’avis demain.

NDLR : La publication de cet entretien fait suite à la rencontre avec Clémentine Mélois animée par Sylvain Bourmeau à la Fondation Pernod Ricard dans le cadre de notre cycle « Dans la bibliothèque de… ». Retrouvez-les autres entretiens de cette série ici et la table rassemblant les dix titres mentionnés par Clémentine Mélois .


Sylvain Bourmeau

Journaliste, directeur d'AOC