Photographie

Thomas Sauvin : « Il y a quelque chose de magique avec la photographie anonyme »

Architecte, curatrice

Chineur-collectionneur et éditeur, Thomas Sauvin a fait sienne l’exploration de la photographie anonyme, la photographie trouvée. Commençant par chercher des photos dans les albums et tirages vendus sur les marchés aux antiquités et les sites de commerce en ligne chinois, il a trouvé un filon au cinquième périphérique nord de Pékin : des grands sacs remplis de négatifs, destinés à être dissous à l’acide par un recycleur, révélant la vie domestique de milliers de Chinois ordinaires dans les années 90.

À la fin des années 2000, alors basé à Pékin et parce qu’il parle chinois, Thomas Sauvin commence à travailler pour Archive of Modern Conflict, un immense fonds, consacré à l’origine à la photographie de guerre anonyme ou vernaculaire, initié par un collectionneur canadien particulièrement discret. Après plusieurs années, lassé par la fastidieuse constitution d’une collection de photographie contemporaine chinoise, davantage inspiré par la pratique initiale de la collection qui l’emploie comme par celle d’Erik Kessels, un éditeur néerlandais, déroutant spécialiste de photographie trouvée orientée absurde, il traîne sur les marchés aux puces et chine sur les internets de son pays d’adoption à la recherche d’images-pépites. Il trouve un filon dans une zone de recyclage au cinquième périphérique nord de Pékin où il convainc un recycleur de négatifs destinés à être physiquement dissous dans l’acide pour en récupérer le nitrate d’argent de plutôt les lui vendre au kilo.

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Depuis, il collectionne les négatifs en obsessionnel, ce qui lui a permis de constituer sa propre archive, Beijing Silvermine, un fonds qui contient à ce jour plus d’un million d’images qu’il considère avoir « adoptées » et par conséquent valorise, édite, diffuse et dont il porte la responsabilité. Alors que le réalisateur Emiland Guillerme vient de consacrer un documentaire au projet prochainement projeté au Musée Guimet à Paris et que les éditions La Martinière publient ces jours-ci un opus de la collection Percevoir à son sujet, nous sommes revenus avec Thomas Sauvin, aujourd’hui artiste, collectionneur et éditeur, sur cette aventure d’exhumation au long cours parmi les micro-histoires sédimentées, entre (auto)censure et propagande mais surtout au cœur d’une certaine Histoire pékinoise des années 90, authentique, intime et domestique. OR

Qu’est-ce que Archive of Modern Conflict ? Pourquoi cette collection de photographies, pour laquelle vous avez longtemps travaillé, est-elle aujourd’hui si importante ?
Archive of Modern Conflict a été initié en 1993 par un collectionneur canadien qui travaille avec un directeur artistique anglais, Timothy Prus. C’est une collection privée qui a énormément de moyens, sans doute la plus importante au monde. Très tôt, ils ont commencé à collectionner de la photographie anonyme, ce qui était assez novateur à l’époque. Ils se sont orientés vers la guerre, l’expérience de la guerre par les gens ordinaires, sa traduction dans les albums de famille, les albums de soldats et la manière dont les représentations de la guerre pouvaient être renversées. Assez rapidement, leur intérêt pour la photographie anonyme et vernaculaire s’est élargi à d’autres sujets. Ils ont tissé un réseau à travers le monde et se sont mis à « rabattre » beaucoup d’albums, de diapositives, de plaques de verre, de tirages… absolument tout ce que la photographie avait produit, jusqu’au moment où ils ont eu l’idée de collectionner de la photographie contemporaine chinoise. Il y avait un certain engouement pour cette photographie-là. J’étais alors basé en Chine. J’ai commencé à travailler pour eux en 2006, deux ans avant les Jeux olympiques. J’y ai consacré quasiment huit ans de ma vie.

Sans formation en photographie ou en art, comment apprend-on à voir ce qui est intéressant dans ce que l’on voit, ce que l’on trouve ?
À l’origine, Archive of Modern Conflict collectionnait principalement de la photographie vernaculaire mais je m’occupais de collectionner de la photographie contemporaine « d’auteur » pour eux. Je crois qu’ils m’ont proposé de travailler pour eux précisément parce que je n’avais pas d’idées préconçues de ce qu’était une bonne ou une mauvaise image. Mon travail consistait à me balader en Chine, à rencontrer un maximum de photographes, à visiter les festivals, les expositions et à collecter des fichiers numériques. L’idée était de créer une banque d’images numériques pour comprendre les courants, les mouvements : qui travaille avec qui, qui connaît qui, qui recommande qui. En organisant toute cette matière, en prenant le temps de la regarder, des choses ressortaient de manière organique. J’ai montré énormément de choses différentes à Timothy Prus, et nous avons créé la collection avec des choses que j’ai défendues, en faisant aussi pas mal d’erreurs ! L’objectif n’était pas de constituer une collection d’incontournables, d’œuvres validées déjà collectionnées par des institutions chinoises, japonaises ou américaines mais plutôt d’identifier des travaux et de rendre cette collection possible. On parle de 5 000 tirages en huit ans, c’était un travail énorme, très chronophage et qui impliquait beaucoup de logistique : identifier les photographes, les rencontrer, discuter avec eux, récolter les travaux, aller à Londres, les présenter, superviser l’acquisition, superviser la numérisation, l’impression des tirages, les certificats, l’emballage, les douanes, l’envoi et rebelote… Au bout d’un moment, mon rapport à la photographie a commencé à être en quelque sorte vicié.

C’est à ce moment-là que la photographie vernaculaire s’est imposée…
Je me suis mis à passer plus de temps sur les marchés aux antiquités et sur internet à la recherche de photographie anonyme. À l’époque, je n’étais pas un acteur de cette scène-là mais j’étais bien évidemment complètement fasciné et disciple de ce que faisait Archive of Modern Conflict. Je me suis donc mis à passer du temps en ligne sur les équivalents d’Ebay et Leboncoin en Chine, Kongfuzi et 997788. J’ai tout de suite trouvé beaucoup de photos, d’albums et de tirages, le tout en argentique. L’exercice du chineur et du collectionneur consiste à essayer de trouver une source ou un angle qui n’a pas été exploré par les autres. Je suis assez rapidement arrivé à la conclusion qu’il y avait énormément de tirages argentiques et que, par définition, ils provenaient de négatifs, mais je ne trouvais jamais les négatifs en question. Je me suis alors dit qu’une piste intéressante pourrait être d’acheter les négatifs plutôt que les tirages.
Le négatif est vraiment la première empreinte de l’image, la source des tirages. C’est un objet qui est parfois négligé, un peu bizarre, pas forcément évident à lire. J’ai fait des recherches en ligne avec l’aide de Wanglian, mon assistante chinoise de l’époque, pour essayer d’acheter des négatifs, mais au lieu de trouver des gens disposés à nous les vendre, on est tombés à plusieurs reprises sur la petite annonce d’un monsieur du nom de Xiaoma qui disait : « Si vous avez des négatifs à vendre, contactez-moi, je les achète. » On a compris qu’on n’était pas les premiers à avoir cette idée mais on est quand même entrés en contact avec lui pour voir ce qu’il faisait de sa collection. C’est là qu’on s’est rendu compte qu’on n’avait pas affaire à un collectionneur mais à un recycleur, à une personne spécialisée dans le recyclage de déchets.

Comment est-ce que cela fonctionne exactement ?
Ça se passe au cinquième périphérique nord de Pékin, dans une zone de recyclage. Il faut s’imaginer un grand terrain vague avec beaucoup de petites maisons ou de grands garages en brique un peu précaires. Certains sont spécialisés dans le recyclage des seaux de peinture, d’autres dans les capsules de bière. Chaque maisonnette possède sa pile de déchets, c’est très spécifique. Lui s’intéresse aux déchets qui contiennent du nitrate d’argent. Ça fonctionne avec un réseau de rabatteurs, des chiffonniers qui passent leur temps à tricycle à Pékin à chercher des déchets. À chaque fois qu’ils tombent sur des radiographies d’hôpitaux, des films d’impressions ou des négatifs photo, ils les mettent de côté et quand ils en ont une quantité suffisamment significative, ils les apportent à Xiaoma qui les leur achète pour quelques centimes le kilo. Ensuite, il trempe toute cette matière dans une piscine d’acide. Au bout de quelques jours, la gélatine remonte et le nitrate d’argent tombe au fond. Il le récupère alors sous la forme d’une poudre qui ressemble à de la poudre à canon qu’il revend à des laboratoires. Je crois que ça possède encore des propriétés chimiques et que ça reste, sous une certaine forme, un métal précieux. Quand j’ai vu ça, je lui ai dit que je n’étais pas intéressé par les radiographies ni les films d’impression mais plutôt par les négatifs photo. Je lui ai proposé de lui racheter au kilo à un prix supérieur à ce qu’il était susceptible d’obtenir s’il les traitait. C’était très majoritairement du 35 mm couleur mais il y avait aussi pas mal de négatifs 120 mm noir et blanc [moyen format photographique]. J’ai acheté mon premier sac de 40-45 kilos en mai 2009. Je l’ai rapporté au studio et j’ai commencé à regarder ce qu’il contenait.

Y avait-il d’autres recycleurs de négatifs ailleurs en Chine ?
J’ai fait des recherches et à l’époque il n’y en avait qu’un autre basé à Canton, le cousin de Xiaoma. Il n’a pas fait ça longtemps, l’activité était déjà en train de mourir. Il y a deux éléments importants à comprendre. La première c’est que 95 % de son activité et de la matière qu’ils récupéraient et traitaient étaient des radiographies d’hôpitaux. C’était le meilleur moyen d’avoir des négatifs grands en quantité constante et ils étaient surtout très faciles à trouver. Mais assez rapidement, les hôpitaux sont passés à la radiographie numérique. À partir du moment où les radiographies ont disparu, le business n’existait plus vraiment.

Le recycleur n’avait donc plus rien à vendre ?
Depuis 2009, j’ai acheté tout ce qu’il m’a proposé. Quand mon projet a commencé à faire parler de lui en Chine, il n’était pas difficile de retrouver ce Xiaoma. Je pense qu’il a dû me faire quelques infidélités et vendre des sacs à quelqu’un d’autre une ou deux fois. Puis il est revenu vers moi. Depuis quatre ans, à chaque sac que j’achète, j’ai l’impression que ce sera le dernier et huit-neuf mois plus tard il me recontacte en me disant qu’il a un sac de 20-25 kilos. J’en ai récupéré un il y a six ou sept mois. Ce sera peut-être le dernier… ou pas. Tant qu’il m’en propose, tant qu’il y en a, je les achète, ne serait-ce que conceptuellement, pour que le projet puisse revendiquer d’être le témoin de la mort de la photographie analogique en Chine.

Après avoir récupéré les négatifs, il s’agissait de les regarder. À quel moment leur potentiel et leur valeur sont-ils apparus ?
Ça m’a pris pas mal de temps, pour deux raisons : je nageais dans la photographie contemporaine chinoise d’auteur, considérée comme un objet précieux, toujours associé à des convictions, à un propos artistique ou intellectuel. À côté, j’achetais des dizaines de milliers d’images au kilo comme on achète des patates, en étant totalement déconnecté des gens représentés sur les photos ou de leurs auteurs. C’en était presque enivrant. J’étais vraiment admiratif du travail d’Archive of Modern Conflict, d’Erik Kessels [éditeur et curateur néerlandais] et de tout ce qu’ils avaient fait autour de la photographie trouvée, j’ai donc exploré les premiers sacs avec ce regard, dans l’idée de potentiellement y trouver une pépite. Mais les images étaient très banales et extrêmement évidentes. Je savais pourquoi chaque image existait. Les vacances, les bébés, les mariages revenaient sans cesse alors que je voulais trouver quelqu’un, une histoire un peu hors du commun. Les sacs ne me coûtaient pas grand-chose, je devais les acheter l’équivalent de 3,50 € le kilo, donc acheter 50 kilos n’était pas un investissement monstrueux. Par contre, l’investissement bien plus important était la rémunération de la personne qui numérisait les négatifs. On s’était arrangés pour que le travail ne soit pas trop contraignant étant donné que ce n’est pas l’activité la plus amusante du monde. Il scannait 9 000 négatifs par mois et m’apportait un disque dur avec tous les fichiers. C’était déroutant parce que sur l’ensemble, il y en avait peut-être 8 950 que je trouvais sans aucun intérêt. Tout cela avait un coût, les choses se répétaient, je ne trouvais pas de pépite et je me disais : « Mais qu’est-ce que je suis en train de faire ? Je récupère des poubelles, ça pue dans mon studio, je paye quelqu’un qui numérise tout ça et quand je les regarde, il ne se passe pas grand-chose. » Mais je continuais quand même à les récupérer, à les regarder… C’est au bout de deux ans et demi environ que j’ai commencé à être convaincu. Quand j’ai arrêté de chercher la perle, la quantité s’est imposée, tout simplement.
Il y a quelque chose de magique avec la photographie anonyme, la photographie trouvée. Quand on a une petite collection, un petit assemblage d’images, tout cela est terriblement anecdotique. Au bout d’un moment, quand on sort de la collection pour arriver dans l’archive, avec sa dimension de taille, de quantité, de source, on passe à autre chose. On quitte l’intime et on passe dans le domaine de la mémoire, de la mémoire collective. Toutes ces images qui étaient terriblement banales et insignifiantes au début commençaient à prendre une autre saveur, un autre visage lorsqu’elles étaient confrontées à la répétition, à la récurrence. De manière un peu plus anthropologique, il y avait des sujets qui revenaient systématiquement. J’ai commencé à me dire qu’il s’agissait de l’écriture d’une histoire authentique de Pékin dans les années 90, assez belle et qui documente des choses qui ne pouvaient être montrées de cette manière par aucun autre photographe. Le photographe contemporain artiste va finalement beaucoup parler de lui. Le photojournaliste de propagande va avoir ses sujets de prédilection. La photographie anonyme a autre chose à montrer.

Le département de la propagande existe depuis plus de 70 ans en Chine. À l’époque de Mao, il n’y avait aucun autre moyen de diffusion. C’est à partir de Deng Xiaoping en 1976 que le pays s’est peu à peu ouvert. Le livre de la collection de posters de propagande réunis par The Jasmine Sour édité au Seuil propose une contextualisation intéressante du moment d’ouverture post-Mao et de sa représentation graphique en images. À quoi ressemblait la photographie de propagande en Chine ?
Il y a eu énormément de photographie de propagande. Cet outil a été utilisé savamment par les Russes. Les Chinois ont, je pense, beaucoup appris de ça. Il y a eu énormément de publications d’extrêmement bonne qualité, de très bonne facture, des designs assez incroyables, des photos exceptionnelles, une impression irréprochable. Mao est arrivé au pouvoir en 1949. Dès 1959, beaucoup de livres ont été publiés pour les dix ans du Parti communiste chinois afin de montrer les progrès incroyables des dix années précédentes. La photographie a été le premier médium utilisé. Il y avait beaucoup de photographes de propagande, très bons et anonymes car il s’agissait d’ouvriers qui servaient une cause bien plus grande que la promotion de leurs œuvres.

Mais avant 1976, y a-t-il eu de la photographie hors de la propagande ?
Oui, mais elle était très peu diffusée. À partir des années 50, il y avait quand même des appareils photo moyen format accessibles en Chine pour les plus aisés, donc beaucoup de photographie anonyme avec parfois de la recherche esthétique. J’ai récupéré pas mal de négatifs 120 mm noir et blanc. On ne peut pas vraiment les qualifier de « photographies de propagande » mais elles étaient totalement le fruit de la propagande puisqu’elles étaient extrêmement typées, à la fois dans le style de photo, les gestes, les attitudes, les regards, les moments enregistrés. Mais on n’est jamais à l’abri de trouver des surprises, des petites sorties de piste, de gens et de couples notamment, qui pouvaient avoir des idées originales, j’en ai quelques exemples.

L’archive Beijing Silvermine se concentre exclusivement sur la période 1985-2005. Pour quelles raisons ?
Ce ne sont pas des dates que j’ai choisies, elles sont imposées. Le cœur de l’archive est composé de négatifs 35 mm couleur, arrivés en Chine au milieu des années 1980 et détrônés par la photographie numérique en 2005. Les statistiques sont toujours un peu approximatives, mais sur environ un million de négatifs, je dirais que la date apparaît sur 25 à 30 % des photos. Je n’ai rien avant 1985 et c’est extrêmement anecdotique après 2005. Les années 90 constituent vraiment le cœur de l’archive.

C’est aussi le moment où les appareils photo ont été enfin accessibles pour les Chinois…
Selon moi, l’appareil « point-and-shoot » [appareil compact] et les pellicules qui allaient avec sont arrivés au même moment. Il y avait quatre marques principales : Konica et Fuji du Japon, Kodak des États-Unis, les Chinois avaient aussi leur propre marque, Lucky.
Ce qui est génial, c’est que je récupère toujours les négatifs dans leurs feuillets plastiques, donc les 36 poses du même film sont réunies. Il ne s’agit pas d’une pile de négatifs individuels entièrement mélangés. C’est une donnée importante car cela représente 36 poses du même auteur, de la même journée ou de la même famille dans une séquence. Je peux savoir quelle est la première et la dernière photo car le film est numéroté. Cela permet de comprendre beaucoup de choses, de retrouver une date dans un calendrier sur un mur, un lieu avec une pancarte ou un nom de rue par exemple. C’est assez beau de voir qu’en 1985, ces 36 poses pouvaient être capturées sur une période de six mois, trois ans au plus. J’aime l’idée de l’appareil photo dont on se sert pour capturer les moments importants de la vie de famille, les anniversaires des enfants, une sortie particulière, l’appartement avant de le quitter… Tout cela est sans explications mais très lisible, on comprend pourquoi ces photos ont été prises. On les garde imprimées sur la pellicule sans pouvoir les voir pendant trois ans et un beau jour, la pellicule est finie. On la donne alors à développer et on retrouve trois ans de la vie d’une famille. Par contre, en 2005, la pellicule pouvait être prise en 35 minutes sur un lieu touristique. Donc, cette période raconte un rapport à la fois au temps, et à l’image.

Les images montrent-elles une différence entre des valeurs collectives de la révolution culturelle et un nouvel individualisme de la période d’ouverture ?
À partir de 1949, il y a eu énormément de photographies de studio. Les gens pouvaient être pris en photo sur des fonds révolutionnaires, des illustrations, Mao en arrière-plan ou bien seuls. Je pense que la notion d’individu était déjà vraiment présente. Par contre, l’uniformité était imposée, tout le monde était habillé de la même manière, faisait les mêmes gestes, regardait dans la même direction. Ce qui ressort de Beijing Silvermine, de ces négatifs 35 mm couleur et de toute cette période d’ouverture économique et d’ouverture au monde, c’est qu’on commence à voir que les individus prennent leur envol, cherchent à se différencier, ont des styles vestimentaires assez inspirés par l’Occident. On voit d’ailleurs les posters occidentaux entrer chez les gens et il y a parfois une résonance entre ce qu’il y a sur les murs et la façon dont les gens sont habillés. Ce n’est donc pas vraiment une question de représentation collective de la photo mais plutôt la traduction d’une émancipation dans les goûts, dans les styles et dans les libertés que les gens pouvaient prendre.

N’est-ce pas aussi le moment où le parti perd le contrôle de la production des images ?
Non, je pense que le parti n’a jamais perdu le contrôle de la production des images, puisque c’est lui qui en supervisait la diffusion. La propagande continuera toujours à fonctionner tant qu’elle aura les canaux de diffusion des images entre les mains. Après, évidemment, que ce soit en argentique ou en numérique plus tard, les gens auront la liberté de prendre les photos qu’ils veulent. Mais ce n’est pas parce qu’ils ont la liberté de les prendre qu’ils ont la liberté de les diffuser. Tant qu’il y a un contrôle sur la diffusion, il y a une maîtrise de la propagande. Je pense que c’est comme ça que ça fonctionne.

Quel est le poids de la censure aujourd’hui en Chine ?
Est-ce que je sens un retour de la censure en Chine ? Évidemment. Mais est-ce la censure ou la dynamique politique générale ? Les choses prennent un mauvais virage et évidemment, la censure doit en pâtir. À côté, ils ont du mal à censurer aussi bien qu’ils le voudraient parce que les réseaux sociaux comme Weibo sont des outils que les Chinois ont appris à utiliser. Ils ont appris à contourner et à défier la censure. Donc c’est une guerre de camps et de positions. Une bonne partie de la population de Shanghaï a été extrêmement choquée, déçue, horrifiée et même meurtrie de la façon dont le confinement brutal a été géré. Que ce soient mes amis chinois ou occidentaux à Shanghaï, tous disent qu’il y a eu énormément de plaintes adressées au gouvernement, que les régulateurs et la censure essayaient de les retirer mais que des moyens étaient continuellement trouvés par les internautes pour continuer à exprimer leur insatisfaction. Donc oui, ils sont en train de resserrer la vis et d’essayer de mettre de côté l’insatisfaction grandissante.

Est-ce que l’archive de Beijing Silvermine a été exposée en Chine ? 
Le projet a beaucoup été publié en Chine, dans des magazines d’État notamment. Il y a même eu un portfolio de dix pages dans le magazine Chinese Photography, fondé par Mao en 1957. Il y a eu une collaboration avec un magazine distribué gratuitement dans les trains avec un tirage à 400 000 exemplaires ! Il m’arrive encore de croiser des Chinois qui me disent qu’ils ont eu connaissance du projet en prenant le train. Pour être tout à fait honnête, je n’ai jamais eu le moindre problème ou subi la moindre forme de censure parce que je pense que j’ai été identifié et que c’est un projet relativement bienveillant.

Après avoir pris des photographies, les gens devaient donner la pellicule à développer. Est-ce que les développeurs, les tireurs de l’époque travaillaient pour le parti ?
Je pense que les gens étaient très lucides sur le fait qu’ils prenaient des photos qu’ils allaient confier à un inconnu. Ceux qui développaient les négatifs n’étaient pas des collaborateurs du gouvernement mais donner les négatifs à un inconnu imposait une autocensure qui est vraiment évidente dans l’archive. Évidemment, quand on parle de ce type de projet, se pose la question du voyeurisme. On a la curiosité de savoir s’il y a de la nudité, de l’érotisme ou de la pornographie. Sur le million de photos que j’ai pu récupérer, il y a peut-être une quinzaine d’images où l’on voit une poitrine et c’est une mère qui donne le sein à son enfant. Il y a aussi une pellicule sur laquelle on voit une femme nue. C’est parce qu’elle s’était faite agresser. Sa famille avait dû se dire qu’il fallait impérativement garder des preuves de son état. En dehors de cela, il n’y a absolument rien. C’est donc de l’autocensure évidente.
Ceci dit, pendant les incidents de Tian’anmen, fin mai-début juin 1989, beaucoup de photos ont été prises sur la place par les étudiants qui siégeaient et faisaient la grève de la faim. J’ai rencontré et discuté avec pas mal de Chinois qui disaient qu’ils n’avaient jamais donné ces pellicules à développer parce que là, il était possible que le labo appelle le département concerné pour les prendre et recadrer les révisionnistes.

Dans le documentaire Chine, une histoire intime d’Emiland Guillerme consacré à Beijing Silvermine, on découvre des images des événements de Tian’anmen photographiés de l’intérieur, par des étudiants ayant participé à l’organisation et à la grève probablement. Ce sont des documents qui doivent intéresser les historiens…
Il y a eu une certaine obsession, voire une fascination occidentale pour cet événement-là. Mais il y a énormément de matière et de photos capturées notamment par des photographes professionnels ou semi-professionnels qui ont participé au mouvement étudiant, ont gardé leurs pellicules non développée pendant un certain temps puis les ont un beau jour données à développer ou développées eux-mêmes. Je pense notamment à Xu Yong, un photographe pékinois qui a fait un livre qui s’appelle Negatives: Scans dans lequel il présente toutes les photos qu’il a prises à ce moment-là et qui en terme de documents historiques sont autrement plus riches que les miens qui ne sont pas le fruit d’un travail de photojournalisme. J’ai eu affaire à une documentation maladroite mais vécue de l’intérieur, assez authentique, touchante. Il n’y a pas du tout la dimension esthétique ou technique qu’on peut retrouver dans les travaux des autres.

Comment est-ce que les historiens et les chercheurs en général regardent cette archive ? Qu’est-ce qui les intéresse particulièrement dans ces micro-histoires ?
J’ai entrepris pas mal de collaborations avec des gens qui avaient des centres d’intérêt très variés : des urbanistes, des sociologues, des anthropologues, des historiens, des designers textile, des réalisateurs qui ont besoin de références… Tout le monde y trouve son compte parce qu’il y a énormément d’images mais aussi une unité de lieu et de temps. Toutes les photos donnent l’impression d’avoir été capturées par la même personne parce qu’elles ont été prises avec les mêmes outils, aux mêmes moments, pour les mêmes raisons. Elles participent de la même dynamique. Elles permettent de rentrer chez les gens, ce qui est finalement assez rare et précieux. Je constate que les chercheurs ou les historiens sont tout de suite attirés par les photos d’intérieur. À juste titre car c’est un univers qui n’a pas du tout été documenté. Les photojournalistes et les artistes ont beaucoup photographié la ville et la rue, c’était plus accessible.
Avec la quantité et la récurrence des images, des choses se dessinent et émergent organiquement. Ce sont finalement des indicateurs historiques assez intéressants. On parle du début des années 90, Deng Xiaoping, l’ouverture à l’Occident, comment est-ce que cela s’est traduit chez les gens ? Quelques dix années plus tôt, pendant la révolution culturelle [1966-1976], on était susceptible de se faire dénoncer, humilier dans la rue si on avait le poster d’un démon occidental chez soi. Au bout d’un moment, les choses changent et les posters arrivent. Que représentent-ils et pourquoi ? Comment sont-ils arrivés là ? Plus on regarde, plus je tombe sur des posters de Marilyn Monroe, la gagnante incontestée. C’est déjà la culture américaine qui vient s’immiscer en Chine, et Dieu sait qu’elle est puissante pour ça, l’arrivée de McDonald, les styles vestimentaires, les tee-shirts… plein de petites choses. Finalement, quand on veut historiquement définir le début des années 90 en Chine, on parle de l’ouverture à l’Occident, mais comment est-ce que cela peut se traduire visuellement ? Quels types de preuves ou de représentations peut-on en avoir ? Des photographes ont fait des photos qui en traitent. Marc Riboud a d’ailleurs fait des photos magnifiques à ce sujet. Mais là, c’est vécu de l’intérieur, c’est l’arrière-plan qui compte. Sur les images, on voit que le poster de Marilyn Monroe n’était pas le sujet. Le sujet était l’enfant assis à table, en train de fêter son anniversaire avec un gâteau en face de lui. En commençant à explorer et à voir un peu ce qui se passe derrière, on peut apprendre et comprendre pas mal de choses.

Philippe Artières, historien spécialiste des archives, dit qu’on est dans l’infidélité et la trahison permanente quand on travaille sur une archive. Entre-t-on vraiment dans l’intimité des personnes photographiées ?
J’ai toujours le souci de traiter et d’utiliser ces photos de manière respectueuse. Par contre, on l’évoquait auparavant, l’autocensure est un élément central. J’accède à très peu de sujets que je considère ne pas pouvoir montrer ou partager. Il y a aussi une règle que je me suis assez naturellement imposé, c’est de ne généralement pas utiliser plusieurs images provenant de la même personne. En portant son attention sur une seule personne, on va commencer à se demander qui elle était, ce qu’elle faisait, pourquoi et comment on pourrait la retrouver. Cela ne m’a jamais intéressé. On pourrait facilement croire que c’est une forme de mépris mais je trouve que c’est au contraire assez respectueux. Je serais moins à l’aise à l’idée de faire un livre avec 5 000 photos de la même personne que si je rassemble 80 photos de personnes différentes en train de poser avec leur frigidaire car je ne parle pas directement d’eux. La question du voyeurisme et de l’intimité des gens représentés sur les photos se pose. Par contre, il est assez important et assez simple de trouver des solutions qui permettent d’utiliser et de diffuser ces images en toute liberté. Ces photos, j’oublie quasiment parfois que je n’en suis pas l’auteur. Elles me tiennent vraiment à cœur. J’ai vraiment l’impression de les avoir adoptées il y a plus de dix ans maintenant. Je pense que la notion d’adoption est assez juste dans le sens où j’avais vraiment affaire à des images qui étaient sur le point de disparaître, que j’ai sauvées, dont j’ai pris soin, que j’ai archivées, appris à connaître, que j’ai partagées, avec lesquelles j’ai grandi et qui ont grandi avec moi. Donc aujourd’hui, je revendique la paternité de ces photos. C’est drôle mais quand on parle d’intime, j’ai moi-même un rapport intime à ces photos.

Cela me fait penser que l’on appelle en français une personne qui découvre une grotte pour la première fois son « inventeur ».
Je suis suffisamment lucide pour savoir que je ne suis pas l’auteur des images, mais je suis l’auteur du projet qui les met en lumière. Il est aussi important de se poser la question de la valeur historique et de la signification que ces images peuvent avoir lorsqu’elles sont seules.

Y a-t-il dans la pratique de la photographie une évolution de la notion d’auteur ? Cette pratique artistique contemporaine est-elle partagée avec d’autres ?
Cette pratique d’adoption est totalement partagée, oui. Plus la photographie analogique est en train de mourir, plus on essaye de la chérir, de la récupérer, de la protéger, de la regarder. Aujourd’hui, il commence à y avoir pas mal d’artistes, d’auteurs et d’éditeurs qui travaillent dans ce sens. Je trouve que c’est une dynamique intéressante et légitime.

Parlons un peu de ce nouveau livre dans la collection Percevoir, qui vient d’être édité par La Martinière. Simon Baker, directeur de la Maison européenne de la photographie à Paris à l’origine de cette invitation, insistait dans l’un des textes du livre sur le fait que les images de Beijing Silvermine avaient été abandonnées, voire littéralement jetées. J’ajouterais que leur dissolution par l’acide aurait entraîné leur disparition chimique, totale. Je ne peux m’empêcher de me demander si au fond, il y aurait eu, quelque part, une volonté de les faire disparaître à jamais ?
Dans le cas des négatifs, je crois qu’il n’y a pas d’énorme différence entre la Chine et l’Occident. Je présente ce travail régulièrement et au moment des questions-réponses on me demande souvent « mais comment font les Chinois pour détruire leur mémoire, la jeter à la poubelle ? » En interrogeant les gens, je leur fais constater qu’ils ont bien évidemment leurs albums photo chez eux, qu’ils regardent avec attention et nostalgie le 24 décembre au soir. Mais quand on leur demande où sont les négatifs, ils n’en ont souvent pas la moindre idée. Le négatif est un objet de transition entre l’appareil photo et le tirage. Quelqu’un qui a travaillé toute sa vie dans un laboratoire à Pékin me disait qu’en moyenne, les gens choisissent entre six et huit photos par film de 36 poses, obtiennent les tirages, récupèrent les négatifs et les mettent dans un tiroir. Ça s’accumule, on les garde dix ou quinze ans et puis un beau jour, quand on déménage, quand on fait le ménage, à l’occasion d’un décès, on se dit « bon, ces négatifs, je les ai vus, j’ai fait de la sélection, j’ai les tirages dans l’album, j’en ai fait le tour ». C’est là qu’on s’en sépare. Je crois que cette dynamique a existé en Chine et qu’elle a existé en Occident de la même façon. Donc je ne parlerais pas d’une volonté d’oublier ou de détruire ces souvenirs-là puisque les albums sont préservés avec plus d’attention. J’ai certes récupéré des centaines d’albums de famille mais la Chine est un grand pays, il y a beaucoup de gens. Les trajectoires familiales font que parfois ces objets sont laissés au bord de la route.

Percevoir ne ressemble à aucun autre livre de Beijing Silvermine. On y trouve beaucoup d’images différentes, des photos d’atelier, des végétaux, des photos post-mortem aussi…
Jusqu’à maintenant on a parlé de Beijing Silvermine, archive de négatifs 35 mm couleur. Parallèlement, j’ai collectionné beaucoup d’autres choses sur internet, dans les marchés aux antiquités, sous la forme d’archives, d’albums, de collections de tirages. J’ai des choses plus anciennes qui datent des années 50, 60 ou 70, des images de botanique, de minéraux, de végétaux, de l’architecture, des catalogues de produits, de la propagande… Davantage d’éléments de surprise et finalement peut-être un peu moins de cohérence.
Pour Percevoir, la proposition initiale était de confier la plupart du contenu de mes livres et publications à Joanna Starck qui s’occupe du design de la collection pour qu’elle réagisse à cette matière et la présente avec un regard différent. On y a intégré pas mal de choses que je n’avais jamais publiées, issues de ma collection et de l’archive de Silvermine. La collection Percevoir imposait également la présence d’un texte écrit par quelqu’un hors des suspects usuels de la photographie. J’ai fait la connaissance par un ami de François Durif qui venait de publier Vide sanitaire aux éditions Verticales. Son parcours est atypique puisqu’après avoir fait les Beaux-Arts et avoir été assistant de l’artiste Thomas Hirschhorn pendant des années, il a un jour éprouvé un profond dégoût pour la peinture, l’univers de l’art contemporain et il est devenu croque-mort entre 2005 et 2008. Depuis il se considère comme ex-croque-mort, c’est vraiment son identité. J’ai trouvé qu’il y avait des points communs entre ce que lui avait fait en tant de croque-mort et ce que moi je peux faire en qualité de collectionneur, d’archiviste et d’auteur de livres, dans le rapport aux humains, aux inconnus, aux étrangers qui entrent dans nos vies de manière assez accidentelle et dont on va prendre soin. Il a été totalement libre d’écrire ce qu’il voulait.

C’est vrai qu’on ressent beaucoup la présence de la mort dans le livre…
Il y a beaucoup de récurrences, des sujets que je n’avais pas forcément explorés auparavant et qui me touchent énormément. J’adore les fossiles et les photos de fossiles, la trace pérenne de quelque chose d’emprisonné, encapsulé dans la pierre qui se révèle si on la casse au bon endroit. Si les végétaux, les animaux, les poissons peuvent laisser des fossiles derrière eux, je me plais parfois à me dire que nous on laisse des photos. C’est un peu des fossiles qu’on dépose derrière nous et que j’aime récupérer, parfois décortiquer, déplacer, casser, arracher, comme on peut le faire avec un caillou pour tenter de le révéler. Dans le livre, on commence avec la vie, on termine avec la mort, aussi bien des gens dans les photos que du médium photographique lui-même. Et finalement, le végétal, le minéral, l’animal et l’humain y sont traités de la même manière.

À terme, quel est l’avenir de Beijing Silvermine ?
C’est une question qu’on me pose assez souvent. Ma réponse diplomatique est de dire que j’aimerais que cette collection finisse dans une institution chinoise. C’est ce qui aurait le plus de sens, je pense. Malheureusement, vu la façon dont les choses sont en train de tourner ces dernières années, j’ai l’impression que c’était davantage envisageable en 2010 que ça ne l’est aujourd’hui. Donc l’avenir nous le dira. Je sais surtout que j’aurais beaucoup de mal à m’en séparer dans un futur proche.

Chine, une histoire intime, documentaire d’Emiland Guillerme, Talweg Production 2022 – projection et table-ronde au Musée Guimet le 24 juin 2022 à 19h30 sur réservation
Thomas Sauvin, Percevoir, texte de François Durif, éditions La Martinière, publié le 10 juin 2022


Océane Ragoucy

Architecte, curatrice