Économie

Jamie Martin : « L’impérialisme financier n’est pas né avec le néolibéralisme »

Sociologue

L’architecture du capitalisme mondial, reposant sur des institutions financières telles que la Banque mondiale ou le FMI, connaît un tournant important dans les accords de Bretton Woods de 1944. Mais cette forme d’interventionnisme dans la politique budgétaire et monétaire d’États souverains remonte à plus loin, selon l’historien Jamie Martin. Dans son nouvel ouvrage The Meddlers, il donne à voir les continuités entre les contextes d’Empire informel à la fin du XIXe siècle, d’entre-deux-guerres expérimental, puis de stabilisation du FMI dans la seconde moitié du XXe siècle.

Docteur en Histoire de l’université de Harvard, Jamie Martin a publié le mois dernier The Meddlers – « ceux qui s’en mêlent », pourrait-on traduire. Spécialiste de l’histoire de l’économie politique internationale et de l’impérialisme, Jamie Martin analyse la naissance des premières institutions adossées au capitalisme mondial dans une perspective nouvelle, soucieuse de montrer les continuités existantes entre les Empires informels du XIXe et les institutions qui nous sont les plus contemporaines – la Banque mondiale et le Fonds monétaire international.

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La période cruciale de l’entre-deux-guerres, dont une étude approfondie des institutions financières manquait encore, permet de reconnaître une conception très particulière du pouvoir, insidieux et forçant à l’austérité sous couvert de porter assistance, une conception qui rappelle les écrits de Wendy Brown sur le néolibéralisme. Balançant entre Histoire mondiale et Histoire totale, ce récit sur la longue durée de la Société des Nations et de la Banque des règlements internationaux travaille, avec une grande rigueur historique, un objet labile : le circuit discret des influences, des jeux d’hégémonie, qui stabilisent les ordres mondiaux et leurs inégalités. BT

The Meddlers répond à un vrai besoin : rendre intelligibles les continuités qui existent entre deux moments historiques bien connus, la « première mondialisation » à laquelle la Première Guerre mondiale met fin, et la reconstruction d’un ordre économique international après 1945. Comment l’histoire économique de l’entre-deux-guerres s’insère-t-elle dans ces deux autres récits ?
Le livre retrace la naissance et l’évolution de la gouvernance économique mondiale. L’histoire de l’invention des institutions économiques internationales a longtemps pris la Seconde Guerre mondiale et en particulier la célèbre conférence de Bretton Woods de 1944 pour terminus a quo. Les États-Unis d’Amérique font irruption en force sur la scène internationale, mettant leur puissance économique au service de ce projet de gouvernance de l’économie mondiale. À travers une série de négociations très tendues avec un Empire britannique sur le déclin, les États-Unis parviennent à créer ce nouveau système monétaire international extraordinaire, arc-bouté sur deux nouvelles institutions qui continuent d’exister : le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale. La littérature en histoire, en économie politique internationale, ainsi que les commentaires dans la presse, considèrent largement le projet de coopération internationale, ce sur quoi s’appuie le système capitaliste mondial, comme un produit de la Seconde Guerre mondiale. The Meddlers a pour ambition de raconter une histoire plus ancienne et plus complexe, sans faire de la gouvernance économique mondiale l’enfant de « l’internationalisme éclairé » des États-Unis. Cette forme de gouvernance par les institutions internationales telle que nous la connaissons commence vraiment au lendemain de la Première Guerre mondiale et prend racine dans des tentatives pour adapter et réorienter les anciens outils des Empires informels dans un ordre mondial transformé par la guerre, un ordre mondial de plus en plus préoccupé par l’autodétermination, où la démocratie progresse, et où la notion même d’Empire subit des transformations majeures.

L’objet d’étude n’est pas simple à saisir car beaucoup de dynamiques politiques, historiques, économiques s’enchevêtrent. Quelle a été votre méthode de travail, d’abord en tant qu’historien, puis pour écrire cet ouvrage, pour appréhender un objet d’étude aussi polymorphe ?
Il me semble qu’il faut centrer ma réponse sur les sources que je consulte et sur les types d’acteurs que j’interroge. Ceux-ci sont multiples : de puissants responsables au sein des institutions internationales elles-mêmes, des acteurs étatiques, des mouvements sociaux nationaux, des banquiers, des patrons, des intellectuels, des avocats, des écrivains, des journalistes…. C’est par les personnages différents impliqués dans ce récit, comme acteurs de première main, ou comme spectateurs très lucides sur ce qui s’y jouait, que je suis parvenu à assembler le puzzle et à unifier un large éventail de points de vue différents : les perspectives des États et des Empires, les perspectives des mouvements politiques et des mouvements sociaux, les perspectives des capitalistes eux-mêmes…

La notion d’Empire traverse votre ouvrage, car elle imprègne durablement les institutions que vous étudiez. Comment cet objet politique, tel qu’il est caractérisé au XIXe siècle, se projette-t-il tout au long du récit jusqu’à une période très récente ?
Le livre se concentre principalement sur une forme d’Empire relativement spécifique, disons, celle qui prévalait au XIXe siècle. De toute évidence, l’imbrication de l’impérialisme et du capitalisme mondial est assez ancienne ; ce que j’examine ici, c’est un ensemble de contextes du XIXe siècle, et en particulier ce que les historiens en sont venus à désigner comme des pratiques d’« Empire informel ». Cela ne qualifie pas simplement l’Empire colonial pur et simple, mais plutôt une forme d’impérialisme qui implique des acteurs puissants, privés et publics, surpassant la souveraineté d’autres États autrefois pleinement souverains. Ces États subissent le contrôle et la forte influence dans leur propre domaine intérieur d’autres Empires informels. On rencontre ces situations en Chine, en Égypte ou dans des pays d’Amérique latine. Au XIXe, une grande variété de méthodes pour réduire l’autonomie des États représentant de puissants intérêts économiques ont été employées – pensons aux tentatives de supprimer la capacité de la Chine à fixer ses propres niveaux tarifaires. Il en va de même des créations de diverses commissions multinationales de la dette qui exercent un degré élevé de pouvoir sur les recettes publiques – et, dans certains cas, sur les finances publiques – dans des pays comme l’Égypte, l’Empire ottoman ou dans des pays des Balkans comme la Bulgarie et la Serbie, à la fin du XIXe siècle. Les puissantes entreprises se rendent aussi capables de contrôler efficacement les ressources naturelles.
Le livre établit comment, à la sortie du XIXe siècle, de nouveaux projets de gestion économique tirent profit des anciennes recettes destinées à atténuer l’autonomie d’États autrefois souverains et indépendants. Ces méthodes ont creusé les fondations des grandes institutions internationales d’après la Première Guerre mondiale, parce qu’elles répondaient déjà à une question fondamentale : comment faire pour que des agents investis d’une souveraineté supérieure aient un mot à dire sur l’économie domestique d’États formellement souverains ?
La gouvernance de l’économie mondiale implique depuis ses débuts que des institutions internationales puissent peser sur des questions nationales très controversées politiquement concernant la fiscalité, les dépenses publiques, la banque centrale, les tarifs douaniers et le commerce. Cela diffère radicalement des autres types de coopération internationale visant à empêcher les pays d’entrer en guerre ou à empêcher la propagation des épidémies au-delà des frontières nationales. Comment institutionnaliser une forme de gouvernance potentiellement interventionniste ? Des réponses à cette question existaient déjà, des modes d’actions très controversés cependant, qui procédaient d’un certain impérialisme.

Qui sont donc les acteurs de cette histoire, les fameux « architectes » des institutions internationales qui naissent dans l’entre-deux-guerres et peut-on oser une sociologie de ces acteurs ?
Le groupe de personnes que j’ai qualifiées d’architectes de la première génération d’institutions économiques internationales vient d’un milieu assez restreint. La plupart de ces fondateurs sont des hommes, nés dans les années 1870 et 1880, principalement au Royaume-Uni, aux États-Unis et dans une poignée de pays d’Europe continentale qui forment un réseau relativement restreint. Beaucoup commencent leur carrière pendant la Première Guerre mondiale, et assument des responsabilités dans la gestion des économies de guerre au niveau national ou international ; d’autres évoluent dans des sphères privées, des banques centrales. Ils sont nombreux à s’impliquer dans les nouvelles institutions internationales créées après la Première Guerre mondiale, la Société des Nations, la Banque des règlements internationaux. Pendant cette période, ces personnages circulent entre les différentes institutions. Quelqu’un comme le Britannique Arthur Salter, personnalité sur laquelle je m’attarde beaucoup dans le livre, commence sa carrière vraiment pendant la Première Guerre mondiale, puis évolue dans différents contextes institutionnels au point qu’on le recroise sans cesse tout au long du livre. Dans le cas britannique, ces architectes sont aussi d’anciens responsables au sein du Trésor ou du Colonial Office. Pour parler des États-Unis, même s’il est évident que le gouvernement américain n’a jamais adhéré officiellement à la Société des Nations, que la Réserve fédérale des États-Unis ne rejoint jamais officiellement la Banque des règlements internationaux, reste que les acteurs américains, en particulier les acteurs privés et les acteurs du monde financier, jouent un rôle important dans la création de cette nouvelle architecture.

Un levier d’action commun à toutes ces institutions de gouvernance économique occupe une large place dans vos analyses : les prêts conditionnels. En quoi ce mécanisme est-il si important ?
Les prêts conditionnels font immédiatement penser au Fonds monétaire international et en particulier à l’image de cette institution à la fin du XXe siècle, pendant une période de « révolution néolibérale », après la fin du système de Bretton Woods, quand le FMI a développé le pouvoir extraordinaire de prescrire aux bénéficiaires de prêts du FMI des transformations fondamentales de leurs économies nationales. Après l’effondrement de l’Union soviétique, le FMI s’est ainsi impliqué très profondément dans la transition de presque tous les types d’États anciennement communistes vers le capitalisme. À quel prix se fait l’acceptation d’un prêt du FMI ? Au prix de l’austérité, et du vœu d’embrasser diverses formes de libéralisation économique. L’histoire se répète lors de la crise financière asiatique de la fin des années 1990, à partir de quoi le FMI se montre particulièrement impopulaire. Le livre soutient que ce type de pouvoir, cette forme d’interventionnisme, remonte à une période plus lointaine. La première fois qu’une institution internationale impose ce type de conditionnalité aux prêts de sauvetage, c’est lorsque la Société des Nations, au lendemain de la Première Guerre mondiale, s’implique, d’une manière assez inattendue, très profondément dans la stabilisation financière de l’Europe, avec une série de programmes dans les États d’Europe centrale et orientale, et en particulier les États qui avaient été du côté des puissances centrales pendant la Première Guerre mondiale : l’Autriche, la Hongrie, la Bulgarie, mais aussi quelques autres États. Ces prêts de stabilisation financière imposent la Société des Nations comme une sorte de médiateur entre les banques privées et ces États souverains, qui durent s’engager dans des programmes d’austérité, licencier des dizaines de milliers d’employés publics, réduire les prestations sociales et les subventions alimentaires, libérer les banques centrales du contrôle gouvernemental. Telles étaient les conditions imposées pour l’obtention de ces prêts. Ces types d’exigences ressemblent à celles que le FMI pourrait adresser à un État débiteur aujourd’hui, pour prémunir ces États des risques de défauts de paiement et de l’incapacité à rembourser leurs dettes. À nouveau, c’est une forme de pouvoir qui plonge ses racines profondément dans le XIXe siècle.

Il existe également une donnée économique plus structurelle qui fonctionne comme toile de fond dans votre récit : l’étalon-or. En quoi ce régime particulier joue-t-il un rôle, certes discret, mais capital pour comprendre les évolutions de la gouvernance économique internationale ?
L’étalon-or était le pivot financier de l’économie mondiale de la fin du XIXe siècle à ma période d’étude. Il a fourni une sorte de moyen de stabilisation des taux de change et a joué un rôle crucial en facilitant la croissance du commerce mondial dans les années qui ont précédé la Première Guerre mondiale. Ceci explique, après la suspension de l’étalon-or pendant la Première Guerre mondiale, les efforts considérables, une fois la guerre terminée, pour le restaurer et redonner un point d’ancrage à la finance mondiale et aux échanges mondiaux. Barry Eichengreen, un professeur d’économie et de science politique très influent, a développé un récit très populaire des tensions issues de la restauration de l’étalon-or après la Première Guerre avec certains mouvements sociaux et mouvements politiques qui réclamaient que les gouvernements s’impliquent davantage dans les économies nationales. De puissants syndicats, de nouveaux partis politiques, des mouvements populistes aux États-Unis fleurissent à cette période.
L’étalon-or se situe comme en arrière-plan du récit fait dans The Meddlers. De toute évidence, ce système avait exercé une sorte de pouvoir disciplinaire sur les États lorsqu’il était en place. Les États qui y adhéraient ne pouvaient pas générer de déficit budgétaire de la manière dont ils pourront le faire plus tard. Ils ne pouvaient pas, en quelque sorte, mener des expériences de politique monétaire expansive s’ils voulaient continuer d’adhérer au système de l’étalon-or. Ce que j’examine dans le livre, c’est l’émergence d’institutions internationales qui tentent d’appliquer des types de pouvoirs similaires sur les États, même si ce pouvoir est discrétionnaire. On ne parle plus d’un État qui accepte volontairement une règle comme l’étalon-or, mais d’institutions internationales, dotées d’un pouvoir discrétionnaire qui pourrait potentiellement s’appliquer à n’importe quel domaine – le droit, le commerce, les questions monétaires, la production industrielle…
Une autre différence : ces institutions internationales apparaissent très clairement liées aux prérogatives politiques des États les plus puissants – c’était déjà vrai de l’étalon-or, mais dans une moindre mesure.
Entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe, rejoindre le système de l’étalon-or était presque universellement considéré comme un marqueur de haut « statut civilisationnel » : une gouvernance stable permettait de souscrire au système de l’étalon-or. L’intervention des institutions internationales, à l’époque, envoyait un signal presque contraire sur la santé des États où était requis leur pouvoir externe et discrétionnaire, cela accusait des dysfonctionnements dans les économies domestiques ainsi assistées. Aujourd’hui, les États qui bénéficient de prêts de sauvetage du FMI ont tendance à ne recourir à ces prêts que lorsqu’ils sont en difficulté. Attention cependant, il ne faudrait pas en conclure que le FMI ne fournirait son aide qu’à certains types d’États, le degré d’exigence qu’il formule est assez difficile à accepter pour les gouvernements.

Les principes de cette nouvelle organisation économique globale s’incarnent parfois dans des cas particuliers qui font apparaître des dynamiques plus souterraines. La situation de la Grèce dans l’entre-deux-guerres, que vous traitez comme un long cas d’étude, est à ce titre emblématique. Comment ne pas penser ironie de l’Histoire au rôle que ce pays a joué dans la crise de la zone euro ?
Le statut de la Grèce dans le récit est intéressant et révélateur. J’avais en tête, comme un carnet de bord pendant l’écriture, les négociations de la Grèce avec le FMI et la troïka pendant la crise de la zone euro des années 2010. La Grèce, alors qu’elle obtient son indépendance de l’Empire ottoman, est un État souverain à la fin du XIXe siècle, appelé à sacrifier une grande partie de son autonomie financière pour s’attirer la sympathie des créanciers. L’État grec, à la fin du XIXe siècle, souffre d’un profond endettement contracté auprès des institutions financières étrangères. Dans les années 1890, une commission de la dette souveraine composée de représentants des créanciers étrangers se trouve en mesure d’exercer une grande influence sur ce qui se passe au sein de l’économie nationale grecque : elle prend le contrôle des sources de revenus publics, exerce une grande influence sur les finances grecques – déjà cette espèce d’impérialisme financier dont je parlais auparavant, qui se développe au lendemain de la Première Guerre mondiale. À ce moment, la Grèce traverse une période de guerre infructueuse avec la Turquie après la Première Guerre mondiale, qui aboutit à une crise de réfugiés fuyant la Turquie pour la Grèce, un échange de population institué en 1923. Plus d’un million de réfugiés fuient en Grèce, ce qui constitue une charge financière extrême pour l’État grec. Les historiens connaissent très bien cet épisode ; je me saisis, personnellement, de l’implication de la Société des Nations dans la gestion d’un prêt à la Grèce afin qu’elle résolve sa crise de réfugiés. Les fonctionnaires habilités par la Société des Nations s’invitent vraiment dans l’intimité de la vie économique des citoyens grecs, qu’il s’agisse de leur agriculture, de la petite industrie, de la fiscalité à laquelle ils se soumettent…
L’histoire se répète aujourd’hui. Je n’avais pas l’intention de centrer le livre sur la Grèce. Mais à bien des égards, la Grèce et l’évolution de son type de position dans l’économie mondiale de la fin du XIXe siècle jusqu’à nos jours sont devenues presque une métaphore de tout mon récit : comment ces contextes d’Empire informel à la fin du XIXe siècle, d’entre-deux-guerres expérimental, puis de stabilisation du FMI plus tard se succèdent-ils ?

L’autre cas particulier longuement traité, celui de la Chine, introduit des réflexions profondes sur la notion de « souveraineté ». Quand on pense au poids que la Chine représente dans l’économie contemporaine, comment relire l’histoire de cette réaffirmation progressive par la Chine de sa souveraineté pleine et entière sur son économie domestique ?
La Chine du XIXe siècle fournit un exemple paradigmatique d’un pays autrefois souverain qui n’a pas perdu son indépendance, mais qui a néanmoins connu une pénétration croissante d’acteurs étrangers dans son domaine intérieur : les lois de l’extraterritorialité, les nombreuses concessions créées sur les ressources chinoises, le service des douanes maritimes qui veillait à ce que la Chine assure le service de sa dette extérieure. La Chine devait brader une partie de sa souveraineté pour fixer ses propres niveaux tarifaires. Comme les historiens l’ont longtemps écrit, la Chine représente une sorte d’archétype de « pays semi-colonisé » – et c’est ce genre de modèle qui est si crucial pour l’histoire que je raconte. Ses propres questions économiques intérieures devenaient des objets de négociation et de concurrence sur la scène internationale, sans que la Chine ne perde formellement son indépendance.
Cependant, dans l’entre-deux-guerres, les acteurs clés en Chine sont profondément hostiles à cette ingérence étrangère. Alors que le gouvernement nationaliste chinois, qui se consolide à la fin des années 1920, cherche de nouvelles sources de capitaux étrangers et ambitionne de nouveaux prêts pour financer les projets de construction de l’État, une profonde réticence à accepter les conditions des créanciers qui impliquerait toute nouvelle perte de souveraineté ou d’autonomie se manifeste. À bien des égards, la Chine, dans l’entre-deux-guerres et dans les années 1920 avant le déclenchement de la guerre avec le Japon, suscite une politique d’opposition extraordinairement puissante au type d’ingérence étrangère qu’elle avait subie à la fin du XIXe siècle, et qu’on rencontrait dans de nombreux autres pays.

À l’inverse de la Chine, le Royaume-Uni joue dans ce récit le rôle d’une puissance déchue, ou en tout cas qui a cédé aux États-Unis le titre de première puissance mondiale. Comment l’objet d’étude de The Meddlers offre-t-il un nouveau regard sur ce passage de relais ?
Le livre se termine en rendant compte de la montée en puissance des États-Unis dans le monde et en particulier de leur rôle décisif en 1944 dans la conférence de Bretton Woods et la création du FMI. Il est désormais très bien établi dans la littérature académique sur les débats entre les États-Unis et la Grande-Bretagne pendant Bretton Woods, que les accords finaux réalisent plus ou moins les conceptions portées par le Trésor américain et Harry Dexter White.
Ce que j’essaie vraiment d’ajouter à la fin du livre, c’est une compréhension du rôle spécifique que la primauté inégalée des États-Unis joue dans la confection des leviers d’action du FMI. Keynes a reconnu lors des négociations avec son homologue américain, Harry Dexter White, que si le FMI était capable de développer ce pouvoir de prêt conditionnel, s’il était capable de développer le pouvoir d’intervenir dans les politiques budgétaires et monétaires nationales de ses membres, cela bouleverserait toute sa vision d’un nouveau type de coopération économique internationale. En particulier, Keynes et ses collègues craignaient que l’Empire britannique, qui avait été tellement affaibli par la Seconde Guerre mondiale et qui aurait évidemment besoin de recourir à des emprunts étrangers après la Seconde Guerre mondiale, ne puisse plus maintenant faire face à cette sorte de pouvoir interventionniste dans ses affaires intérieures – un pouvoir que l’Empire britannique avait lui-même exercé ailleurs dans le monde au cours des années précédentes, en Chine ou en Grèce par exemple. Un FMI dominé par ses représentants américains et capable de développer ce pouvoir interventionniste du prêt conditionnel dégage une vision de la coopération internationale d’un seul coup très différente. Il apparaît capable de devenir l’outil d’un impérialisme informel, au service d’une hégémonie américaine et non plus européenne.

J’ai été surpris de ne pas trouver, dans l’ouvrage, de long développement sur le colloque Lippmann de 1938, où, dit-on, se formalise le néolibéralisme. En vérité, The Meddlers propose une définition plus fine des différents systèmes apparentés au libéralisme, ce qui conduit à revoir l’histoire politico-économique du XXe siècle.
Si l’on suit le récit de transition du libéralisme intégré au cœur de l’ordre d’après-guerre vers l’ordre mondial néolibéral d’après les années 1970, l’ordre libéral intégré était censé être caractérisé par un système international qui permettait un degré modéré de mondialisation mais accordait également aux États plus d’autonomie pour mener des expériences nationales de gestion macroéconomique – ce qu’ils n’avaient pu faire sous le régime de l’étalon-or classique ou sous celui de l’étalon de change-or de l’entre-deux-guerres. Après l’effondrement du système de Bretton Woods, le libéralisme intégré, jeté dans la tourmente, accouche d’un ordre néolibéral, dans lequel l’autonomie dont les États avaient pu profiter s’évapore. S’ils veulent être en quelque sorte des membres à part entière de cette économie mondiale qui se libéralise et se mondialise, les États doivent avaler certaines couleuvres, des politiques telles que la discipline budgétaire, l’indépendance de la banque centrale, la libéralisation économique.
Il y a évidemment beaucoup de vrai dans ce récit. Mais le décentrement que j’ai voulu opérer dans The Meddlers consiste à dire que nous ne devrions pas nous focaliser uniquement sur la montée du néolibéralisme pour comprendre le type de pouvoir que des institutions comme le FMI finiront par exercer à la fin du XXe siècle. Évidemment, dans les années 1980 et les années 1990, le FMI est plus puissant qu’il ne l’a jamais été. Mais le genre de prêt conditionnel qui allait devenir si célèbre – et impopulaire ! – dans les années 1990 faisait déjà partie de l’arsenal du FMI dans les années 1950, au sein même de cette ère de soi-disant libéralisme intégré, où les États n’ouvraient pas leurs politiques intérieures à des acteurs externes. Or, en Bolivie, au Paraguay, au Chili, en Argentine, en Colombie, et finalement dans un nombre important de pays, le FMI réclamait déjà des ajustements de la politique intérieure, budgétaire et monétaire d’une manière assez similaire à ce qui advenait dans les années 1990. Nul hasard, nulle coïncidence : la conception même du FMI devait le faire évoluer dans cette direction – ce que Keynes avait désespérément cherché à empêcher, sans succès. L’impérialisme financier n’est pas né avec le néolibéralisme, il n’a pas fallu attendre le colloque Walter Lippmann pour que les institutions financières puissantes travaillent avec les organisations internationales d’une façon particulièrement interventionniste. Ce type d’impérialisme financier qui ne dit pas tout à fait son nom a existé sous de nombreux types différents d’arrangements libéraux : libéralisme classique, libéralisme intégré, néolibéralisme… On entend même parler aujourd’hui d’une ère post-néolibérale dans laquelle nous serions entrés : le FMI va-t-il s’y comporter différemment ? Les responsables du FMI parlent désormais des problèmes que posent l’austérité dans certains cas ou le contrôle des capitaux. En réalité, le FMI continue bien d’appeler les États qui bénéficient de ses fonds à l’austérité.

Quelles pourraient être les voies de refondation des institutions internationales dans un sens qui respecte davantage la souveraineté économique des différents pays ?
Il y a en vérité bon nombre de discussions très animées sur la façon dont une institution comme le FMI pourrait être réformée aujourd’hui pour fonctionner d’une manière plus représentative par exemple, ou d’une manière qui accorderait aux États une plus grande autonomie dans la gestion de leurs économies. Au centre des discussions : la façon dont le FMI pourrait jouer un rôle de filet de sécurité financière mondial, tout en évitant d’imposer des sacrifices onéreux aux économies domestiques des États qui bénéficient de son assistance. Il existe un mécanisme qui fournit des liquidités aux États sans les conditions normalement attachées, des liquidités sous la forme de droits de tirage spéciaux – une sorte d’actif de réserve international dans lequel les États peuvent puiser en cas de besoin. Ces recours n’impliquent aucune exigence d’austérité, de libéralisation ou de quoi que ce soit. Beaucoup, parmi les représentants américains et au sein du gouvernement américain, s’opposent à l’utilisation élargie de cet outil, en partie parce qu’il fournit une bouée de sauvetage financière non seulement aux alliés des États-Unis, mais aussi potentiellement à ses ennemis, des États comme l’Iran ou la Russie.
De toute évidence, le FMI a été conçu pour garantir que les États-Unis soient en mesure de le dominer. Est-il logique que cette institution, aujourd’hui la seule institution financière internationale formellement et potentiellement universelle pourvue de ressources réelles, soit singulièrement dominée par les États Unis ? En creux, voilà la principale question qui appert : comment mettre à jour un système de gouvernance financière multilatérale pour un monde qui devient beaucoup plus multipolaire ?


Benjamin Tainturier

Sociologue, Doctorant au médialab de SciencesPo