Rediffusion

Pedro Costa : « Le seul luxe de mes films, c’est de disposer de la durée »

Journaliste

Vitalina Varela, le nouveau film de Pedro Costa, est issu d’une rencontre : celle qui s’est produite entre le réalisateur, qui cherchait une maison dans le quartier de Cova da Moura, en périphérie de Lisbonne, pour une scène de son film précédent, et Vitalina, une paysanne des montagnes de l’île de Santiago, au Cap-Vert, dont la douleur et la lutte intérieure le frappent et lui donnent peu à peu la certitude que son prochain film sera centré sur elle, sur sa vie, sur la trahison qu’elle a vécue et le deuil qu’elle n’a pas pu faire. Rediffusion du 8 janvier

Enfin ! Le 12 janvier sort dans les salles françaises ce qu’il convient d’appeler, n’emploierait-on ce mot qu’une fois par décennie, un chef d’œuvre. Un film d’une puissance à la fois mystérieuse et évidente, dont ceux qui depuis 2019 ont eu la chance de le découvrir en festival (dont celui de Locarno, où il a bien sûr reçu la récompense suprême) gardent un souvenir vibrant.

Accompagnant l’histoire d’une femme venue de son île cap-verdienne à Lisbonne où vient d’être enterré son mari qu’elle n’a pas vu depuis des années, Vitalina Varela est comme un hymne chanté à bouche fermée en l’honneur de la dignité. Un chant de colère et de fierté de celles et ceux que la misère n’abat pas, malgré sa violence toujours recommencée, et sous tant de formes.

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Le film est aussi un accomplissement, qui bien sûr n’exclut aucune forme de reprise ou de continuation à l’avenir, d’une œuvre de cinéma exceptionnelle, celle de Pedro Costa. Depuis Le Sang en 1989, il est l’auteur de neuf longs métrages, dont deux documentaires consacrés à d’autres artistes au travail, Jean-Marie Straub et Danièle Huillet à la table de montage dans gît votre sourire enfoui ? et Jeanne Balibar en séance d’enregistrement d’un disque pour Ne change rien, composantes à part entière de sa trajectoire tout comme ses huit courts. Éléments particulièrement marquants de cet ensemble, Dans la chambre de Vanda en 2000 et En avant, jeunesse ! en 2006 (ainsi que Cavalo Dinheiro, 2014, toujours absurdement inédit en France) scandent une recherche sensible, où l’invention de manières de filmer naît littéralement de l’attention aux réalités humaines, physiques, matérielles dans les quartiers pauvres de la capitale portugaise, au carrefour d’une histoire coloniale, des effets de la globalisation et de parcours individuels considérés dans toute leur singularité.

La sortie du film, plusieurs fois repoussée à cause du COVID, est un véritable événement, accompagné de la parution de deux très beaux livres. Caderno de rodagem (Carnet de tournage) est entièrement constitué de photos en noir et blanc prises pendant la réalisation de Vitalina Varela – à l’exception d’un court texte, en portugais et en anglais, à la fin intitulé « Les faits », qui décrit les circonstances dans lesquelles le film a été réalisé (Pierre von Kleist editions). Matériaux Pedro Costa, ouvrage collectif sous la direction de Luc Chessel et Cyril Neyrat, réunit un vaste ensemble de documents de travail dont une très riche iconographie, un entretien avec le cinéaste, des textes de lui et d’une quinzaine d’auteurs autour de son parcours (Éditions de l’Œil). J.-M.F.

Qui est Vitalina Varela ?
Elle a 59 ans. Elle est la plus âgée d’une famille de sept sœurs et deux frères. Elle est cap-verdienne, de l’île de Santiago, qui est l’île principale du Cap-Vert. Elle a été paysanne toute sa vie. Elle a connu un garçon quand elle avait une dizaine d’années, Joaquim, qui a été son premier amour. Vers l’âge de 20 ans, ils se sont mariés. Il est parti peu après, pour travailler comme maçon à Lisbonne, comme tant d’autres dans la même situation. À l’époque, il a promis à Vitalina un billet d’avion pour qu’elle le rejoigne. Arrivé à Lisbonne, il l’appelle, il écrit, promet encore le billet, puis écrit moins, et plus du tout. Il va retourner au Cap-Vert deux fois, la première fois ils commencent à construire ensemble une maison, puis il repart. Il revient, très brièvement, et repart presque aussitôt. A partir de là, il disparaît. Puis il meurt.

Sait-on ce qu’il fait à Lisbonne ?
Il a une existence assez mystérieuse, à des moments il a de l’argent, on ne sait pas très bien ce qu’il trafique. Il y a des histoires de bagarres, puis il est malade, et il meurt. Vitalina, restée au Cap Vert, l’attend, elle continue à construire la maison, qu’elle ne finit pas. Elle a eu deux enfants. En 2013, informée de la mort de Joaquim, elle décide de venir, mais il y a des complications pour l’argent et les papiers, le temps qu’elle réussisse à atteindre Lisbonne, l’enterrement a eu lieu. Elle atterrit à Lisbonne trois jours après. C’est un choc énorme pour elle de ne pas avoir pu voir ni toucher le corps, c’est grave dans la culture à laquelle elle appartient, les rites funéraires sont très importants et précis au Cap-Vert.

Mais elle va rester au Portugal…
Oui, alors qu’elle ne connaît personne à Lisbonne, pas même dans le quartier où habitait Joaquim, un quartier africain, majoritairement cap-verdien. Elle s’installe dans la maison de son mari, une maison très pauvre, en mauvais état, mal aménagée. On ne sait pas exactement pourquoi, mais elle décide de rester, c’est là que je l’ai rencontrée, trois mois plus tard. Au début, elle m’a pris pour un flic, ou quelqu’un des services de l’immigration.

Comment l’as-tu rencontrée ?
Je tournais Cavalo Dinheiro ; comme toujours, mes tournages se font sur plusieurs périodes, selon les possibilités. À ce moment, je cherchais des intérieurs de maisons cap-verdiennes ; un ami de ce quartier m’a parlé de cette maison, m’a dit qu’elle appartenait à un type mort, il la croyait inhabitée. Lorsqu’on y est allés, accompagnés de Ventura[1], la porte s’est ouverte, et Vitalina est apparue, entièrement vêtue de noir. C’était déjà une image de cinéma, elle était très impressionnante et émouvante. J’ai aussitôt voulu qu’elle soit dans le film. En parlant, nous nous sommes aperçus que Ventura et elle étaient cousins éloignés. Très vite, je lui ai proposé de jouer le rôle de la femme qui rend visite à Ventura dans Cavalo Dinheiro. Elle l’a joué avec une immense générosité, mais qui répondait aussi je crois à un besoin pour elle. Dès ce moment, j’ai commencé à penser à faire un film dont elle serait le personnage central.

Comment as-tu construit ce film ?
Pendant six mois, je suis allé la voir chez elle, et on a parlé. Elle m’a raconté son histoire et nous avons discuté de très nombreux sujets. Une des phrases d’elle qui m’a marqué est « un homme n’existe pas sans une femme. » Ce qui était sa manière de dire qu’il était un lâche, qui l’a abandonnée, trompée, et en plus, suprême lâcheté, il est mort. Il a beaucoup été question entre nous de la maison, des maisons, dans l’île de Santiago et à Lisbonne. Les métaphores de maison, de toit, comme abri et comme lieu d’enfermement, sont très fortes pour moi, il y a toujours des maisons dans mes films, avec un rôle important.

Comment vivait-elle ?
Elle était restée enfermée, et isolée, depuis des mois dans la maison de son mari mort. Puis elle avait trouvé un travail de femme de ménage dans un magasin Zara. Ensuite, quand on a commencé à faire le film, nous avons signé un contrat, et elle a été payée pour son travail.

Est-elle intervenue sur la manière dont tu as envisagé de raconter en film son histoire ?
Elle était dans un état émotionnel très intense et tendu. Elle était comme immergée dans ce deuil qu’elle vivait seule dans une maison sombre et inhospitalière, elle était comme cadenassée à l’intérieur de cette tristesse, et plus encore d’une immense colère. Nous, l’équipe du film, quatre personnes en tout, nous avons tous senti que le film était le travail de deuil pour elle, la possibilité de transformer son existence en autre chose que cette prison mentale et affective.

C’est également ce qui se produit sur le tournage ?
Le film s’est transformé pour elle en rite funéraire, celui qu’elle n’avait pas pu accomplir au moment de l’enterrement. Lorsqu’elle construit elle-même l’autel en mémoire de son mari, qu’elle installe les objets, allume les bougies, ce ne sont pas des accessoires de cinéma, pour elle ce sont les éléments matériels et les gestes d’un cérémonial nécessaire. Après plusieurs années, elle fait ce qu’elle aurait dû faire aux obsèques, selon les usages cap-verdiens – et elle n’a aucun problème de le refaire autant de fois qu’on a besoin pour le film, elle ne répète pas, c’est la première fois, c’est le véritable rituel. Moi qui suis sensible à ce qu’il y a aussi de rituel dans le fait de faire un film, je me retrouve très en affinité avec ce qui se passe là. Le travail sur Cavalo Dinheiro lui avait appris ce que c’est de tourner dans un film, en termes de contraintes, d’obligations de recommencer, d’attente, elle y était prête. Elle a été d’une exigence extrême envers ce que nous faisions avec la caméra, la lumière. Le film l’a aidée dans l’épreuve qu’elle traversait, mais elle nous a aidé en retour, elle a donné à tout le processus une sorte d’élévation, de gravité intense.

Le film est entièrement tourné de nuit.
Il y a une raison pratique, qui concerne le son. En journée, ce quartier est très bruyant, alors que passé une certaine heure c’est très calme. Mais il y a surtout une raison plus profonde, une raison de mise en scène. L’obscurité participe du sentiment d’enfermement qui est celui de Vitalina, et que je voulais transmettre. Mais à un moment il m’est apparu impossible de rester uniquement dans ce huis clos, il m’a semblé qu’il fallait qu’elle rencontre quelqu’un, à qui elle pourrait parler, et parler sans cette rancœur qu’elle éprouve envers les autres hommes du quartier.

D’où l’apparition du prêtre…
Cela vient d’une autre histoire qu’elle m’avait raconté, une histoire qui s’était passé au Cap-Vert mais dont je me suis servi à Lisbonne. Et il se trouve que Ventura connaissait aussi cette histoire, et il a eu envie de jouer le curé.

Pour construire ce que nous voyons dans le film, passes-tu par l’écriture d’un scénario ?
Non, nada. Je prends des notes, mais rien n’est organisé sur le plan narratif. Tout ce qui concerne les dialogues, qui sont surtout des monologues, est répété en situation, sur le décor, avec Vitalina et le cas échéant les autres. À cet égard, on est assez proche du théâtre, de la préparation pour jouer sur scène, y compris des répétitions à la table. Après, mon travail consiste surtout à condenser. Il y a au départ beaucoup trop. On recommence. On passe beaucoup de temps. Le seul luxe de mes films, c’est de disposer de la durée dont j’ai besoin, dont le film a besoin. La scène où Ventura fait sa messe, on l’a tournée pendant une semaine, des dizaines et des dizaines de fois, ça change en permanence, il y a des paroles qui lui viennent, des gestes… C’est vraiment une recherche en commun. Enfin, c’est lui qui cherche, moi je peux seulement l’inciter à continuer, et à un moment pouvoir lui dire que je crois qu’on a atteint le mieux qu’on peut espérer. Il n’y a rien d’écrit, ça ne sert à rien. Mais Vitalina et lui, ils vont chercher peu à peu dans une mémoire longue, qui vient de leur culture, de leur famille, de leur enfance. Il faut du temps pour que cela refasse surface, de la manière juste pour le film. Il y a aussi tout l’héritage musical, qui est si important pour les Cap-verdiens. Ventura connaît des centaines de chansons par cœur.

Dirais-tu que ce que tu avais fait pour Dans la chambre de Vanda te sert pour ce film, même si les situations, et l’esthétique, sont très différentes ?
Tout à fait ! C’est là que ça a commencé. Et c’est à nouveau entièrement lié au temps, à la possibilité de découvrir ce qu’on va filmer, ce qu’on va dire. En général, la première prise est très différente de ce qui sera finalement sur l’écran. Avec Vitalina, les premières prises étaient toujours très sentimentales, au bord des larmes, souvent il fallait laisser passer du temps, pour revenir à ce qu’elle avait de plus profond, et qui est dans le film : cette rage, contre tous les hommes, pas seulement son mari. Il y a un moment où, selon la formule de Jean-Marie Straub, le texte devient étranger. Ce qui active une autre présence de sa part à elle.

Qui sont les autres hommes, qui sont comme des ombres ?
Ce sont vraiment des hommes qui ont connu Joaquim. Ils sont comme elle dit, ils sont tristes, paresseux… des ombres, oui. Je voulais qu’ils apparaissent un peu comme les suspects qu’on aligne dans un commissariat, qu’ils défilent devant elle. Et elle les juge. À part un ou deux, tous les anciens compagnons du mari ont accepté de jouer, malgré les à-côtés très louches de la vie et de la mort de Joaquim.

Tu en parles comme si les deux films s’étaient enchaînés, mais pour nous, les spectateurs, il s’est écoulé cinq ans entre Cavalo Dinheiro et Vitalina Varela (sans compter le délai supplémentaire imposé par le Covid). Qu’as tu fait pendant ces cinq ans ?
Je fais… ça. D’abord, Cavalo Dinheiro, une fois terminé, me prend plus d’un an, à l’accompagner dans les festivals à travers le monde. Ensuite, outre toutes les discussions avec Vitalina, j’ai aussi cherché les autres lieux du film, comme celui qui représente l’église. C’est une espèce de studio, pour la première fois j’ai tourné dans un décor – en fait ce n’est pas un studio mais un ancien cinéma de quartier, abandonné, qui a été ensuite un lieu de culte pour une secte venue du Brésil, qu’on a occupé et un peu arrangé, presque rien. Il faut aussi chercher de l’argent.

Qui est le producteur ?
C’est un peu moi, avec Abel Ribeiro Chaves, qui est désormais le producteur de mes films. Je l’ai connu parce qu’il avait – il a toujours – un magasin de matériel vidéo, cinéma et photo. Je lui avais acheté la caméra pour faire Vanda. Ensuite je lui ai proposé de s’associer à mes films, il avait tout le matériel dont j’avais besoin. Il a été d’accord pour devenir producteur, dans les conditions qui sont les miennes, assez différentes de ce qui se fait habituellement dans le cinéma : moins de gens et moins d’argent, mais plus de temps que dans le cinéma normal. Il s’occupe de tout ce qui est les papiers, le côté administratif. Dès qu’on a trouvé assez pour payer, très modestement, l’équipe et les acteurs – nous touchons tous la même somme – on y va. Mais c’est difficile de trouver des financements, parce que je n’écris pas de scénario.

Dans le film, quand le pied nu de Vitalina, que nous n’avons pas encore vue, se pose sur la marche de l’escalier qui descend de l’avion, il se passe quelque chose d’une puissance peut-être sans égale dans toute l’histoire du cinéma…
Ça je ne sais pas, c’est à toi de le dire, pas à moi. Au tournage, c’est très très simple, et après il y a le cinéma… Elle était dans l’avion, elle était ravagée de tristesse et de terreur, elle m’a dit « je brûlais, mon corps brûlait, je pleurais, je pissais, on m’a enlevé ma robe, j’étais en combinaison, j’avais enlevé les chaussures parce que mes pieds étaient gonflés… » Des critiques ont écrit qu’il y a des larmes qui tombent, ce qui n’est pas exact, mais si quelqu’un le voit… En tout cas c’est comme ça qu’elle a posé son pied pour la première fois, chargée de toute cette douleur, cette rage, cette angoisse. Comment le cinéma le capte, je ne sais pas.

Tout de même, Leonardo Simões, ton chef opérateur, et toi, vous avez fait quelque chose de très inhabituel avec les images.
Nous avons énormément travaillé, grâce au temps dont on dispose. Nous avions de toute façon très peu de lumière, très peu d’éclairages. Et on travaille en numérique 4K. C’est très pervers, la fausse facilité du numérique qui est en fait une lourdeur – à bien des égards le tournage en pellicule était plus simple, même si il fallait attendre le développement des rushes. Le seul bénéfice pour moi du passage au numérique, c’est de pouvoir tourner plus longtemps ; on peut effacer les disques durs et les réutiliser. Mais sur le plateau tout est lourd et lent, ces procédés réclament énormément de lumière. Plutôt que d’essayer de tout éclairer, j’ai choisi d’éteindre entièrement des portions de l’image.

Aurais-tu pu tourner le film en 35mm ?
Non. Il n’y a plus un seul laboratoire capable de traiter la pellicule au Portugal, ni même en Espagne. Donc ce qu’on ne peut pas bien éclairer, on le plonge au contraire dans l’obscurité complète. Cela fait une image sans bords, mais qui a un centre (qui n’est pas forcément au milieu), il y a quelqu’un. C’est l’essentiel : il y a quelqu’un. Ce centre humain est éclairé, et ensuite l’essentiel est ce que cette personne illumine.

Et au centre du centre humain, il y a les yeux…
Les yeux de Vitalina, je ne peux rien en dire. Elle est habitée de cette force, de cette colère, de cette intensité. Il me semble que le cinéma a davantage été capable de capter cela autrefois, l’autre jour je regardais Greed de Stroheim, la puissance des regards est incroyable, j’ai retrouvé quelque chose de comparable en filmant Vitalina.

Il est exact que ton film possède une énergie intérieure, incandescente, qui semble proche du grand cinéma muet.
Tant mieux. Il me semble que cela est lié à une forme de présence : les lieux, et le film lui-même, sont littéralement hantés par Vitalina, par son esprit. La lumière vient d’elle. Elle avait avec ce qui se passait quelque chose qui ressemble à la passion amoureuse, même si ce n’était pas un amour pour quelqu’un. Tout le film, tout mon travail tend à cela : entretenir quelque chose qui brûle, ne pas laisser s’éteindre cette lumière et cette chaleur. Le cinéma a été ça.

Y a-t-il des cinéastes auxquels tu penses pendant que tu fais ce film ?
Plutôt après, mais celui qui est à mes yeux la référence la plus juste, c’est Mikio Naruse. Les femmes de Naruse ont cette force, cette tristesse, cette forme d’énergie intérieure.

On voit aussi dans le film quelques plans tournés au Cap-Vert.
Ça s’est décidé tardivement. À partir des récits de son passé, je voyais Vitalina paysanne dans les montagnes du Cap-Vert, que je connais – j’y suis retourné quelques fois depuis Casa de lava, j’y ai eu à un moment un projet de film, qui ne s’est pas fait. J’avais deux hypothèses pour finir le film, soit elle se mettait à réparer la maison toute seule, soit les hommes venaient l’aider. On a tourné un plan où elle monte sur le toit pour le rafistoler sous la pluie, on a fait une vingtaine de prises, et à chaque fois elle finissait par le même geste, avec une main au dessus de ses yeux tournés vers le lointain. J’ai imaginé qu’elle regardait vers son autre maison, au Cap-Vert, qu’elle se regardait elle-même là-bas, quand elle était jeune. Alors on y est allés, dans sa véritable maison, ce sont ses enfants qui jouent le jeune couple d’autrefois. On est rentrés au Portugal finir la postproduction, juste à temps pour pouvoir terminer et montrer le film au Festival de Locarno. Et ensuite, je suis allé, avec d’autres, l’aider à terminer les travaux de sa maison de Lisbonne. Elle veut rester là, nous n’avons jamais vraiment compris pourquoi. Mais elle va bien.

Comme tous tes autres films, Vitalina Varela est tourné en format 1/1,33, presque carré. En quoi est-ce toujours pour toi le format adapté à ce que tu veux faire ?
Ce format reste à mes yeux celui qui rend le mieux justice aux corps, à la présence humaine. Je ne crois pas être un cinéaste de paysage, je l’ai compris à l’époque de Casa de lava. Le 1/1,33 est plus adapté aux visages, mais aussi aux intérieurs, aux maisons, c’est plus domestique. Aujourd’hui, les gens en postproduction disent « il y a moins d’image », on comprend bien pourquoi, mais pour moi c’est le contraire. Pour ce film, il n’y avait aucun doute, il fallait que le visage et le corps de Vitalina soient en permanence au cœur de l’image. Je tourne avec des courtes focales, qui inscrivent la personne dans son environnement immédiat, elle n’est pas isolée, mais il n’y a pas de surplus, pas de mollesse, et elle est présente de tout son poids, de toute son intensité.

Depuis En avant, jeunesse ! se pose la question de la façon de filmer les pauvres, et ton choix de les montrer en majesté.
Je n’ai à aucun moment le sentiment de faire des films sur des pauvres, ce sont des personnes très riches et très complexes. J’ai déjà eu souvent à répondre à cette question – Ventura, Vitalina, je ne les pense pas pauvres, ce sont des amis dont je perçois les états de confusion, de tristesse, parfois de dépression, cela ne se définit pas en termes de pauvreté. Vitalina arrive, comme Ventura, à parler de problèmes intimes, dont ils ne parlent jamais, dont les pauvres ne parlent pas – c’est là qu’est l’affirmation politique, à condition de garder la dimension intime. Selon moi le cinéma est là pour les protéger, pas pour les maltraiter ; je crois qu’on y est peu habitués par les images récentes, pas seulement dans les films. Autrefois, le cinéma ne se serait jamais posé une telle question, il fallait filmer au mieux ce qu’on filmait. Pour moi, le politique se construit en se distinguant du social. Eux et moi, nous construisons ensemble la manière de raconter leur histoire. C’est cela le geste politique, qui les libère de la gangue sociale, de ce qui prétend les définir en général, et les enferme.

D’une manière ou d’une autre, tous tes films sont traversés par la question coloniale, l’héritage du colonialisme portugais. Est-ce toujours un enjeu important aujourd’hui au Portugal ?
On n’en parle pas, mais la présence des personnes issues des anciennes colonies en Afrique est une composante majeure de la société portugaise. Les Cap-verdiens, pour ne parler que d’eux, sont un million au Portugal. C’est considérable. Il se trouve que j’ai beaucoup de liens avec des gens qui en font partie, que je connais bien les quartiers où ils vivent. Où ils vivent mal, non seulement dans des conditions matérielles très médiocres, mais avec un énorme sentiment d’échec. C’est le pire, je crois. Ils sont venus pour réussir et ils ont échoué. Mes autres amis portugais ne les connaissent pas, ne savent pas où ils vivent, n’y vont jamais même si c’est à trois stations de métro du centre de Lisbonne. Les quartiers où vivent les gens venus d’Afrique sont des ghettos, comme celui de Cova da Moura où nous avons tourné.

Comment Vitalina Varela a-t-il été accueilli au Portugal ?
Il a eu, à l’échelle de mon cinéma, un succès inespéré. Mais j’ai été surpris qu’il soit projeté sous-titré : la langue que parlent les personnages, un créole du portugais, est incompréhensible pour la grande majorité des spectateurs. Pour moi c’est un vrai problème. Mon prochain film, je le ferai sans sous-titre, uniquement en créole.

Es-tu lié à des jeunes cinéastes portugais d’aujourd’hui ?
Qu’est-ce que tu appelles « jeunes » ? (rires). Simões enseigne à l’École nationale de cinéma, j’ai souvent des échanges avec ses élèves ou ses anciens élèves, je sens une proximité que je n’ai pas avec des réalisateurs plus confirmés. Mes amis de cinéma, je les ai perdus, maintenant mes amis sont architectes, photographes, peintres, musiciens plutôt que cinéastes.

En France, le film ne sort qu’en 2022, alors qu’il est fini depuis 2019. En quoi le fait que le film ait attendu plus de deux ans pour sortir change-t-il, ou pas, quelque chose pour toi ?
Dans la chambre de Vanda est sorti à Paris dans une seule salle, pendant une seule semaine, sans aucune protection ou écho. Malgré le passage en compétition à Cannes, la sortie d’En avant, jeunesse ! a été repoussée plusieurs fois et pendant des mois. En vérité, le distributeur ne voulait pas le sortir, il n’aimait pas le film. Cavalo Dinheiro n’a pas trouvé un seul distributeur français au marché du Festival de Locarno. Ça dépasse cette pandémie, certains films, comme d’ailleurs certaines personnes, sont forcés au confinement depuis déjà très longtemps.

As-tu déjà un projet de nouveau film ?
C’est même plus qu’un projet, mais ce n’est pas un film. Il s’agit de représentations d’une espèce d’oratorio, une collaboration avec l’ensemble de musique baroque Os Músicos do Tejo. Le directeur musical, Marcos Magalhães, m’avait proposé qu’on imagine un ensemble de chansons – du répertoire baroque mais aussi des chansons de Hans Eisler, Gyorgy Kurtag ou Gil Scott-Heron – qui composerait un récit, accompagnée d’images projetées. En réunissant une dizaine de chansons, on a inventé le trajet de trois jeunes sœurs cap-verdiennes qui partent du volcan de Fogo pour venir travailler à Lisbonne, cela s’appelle As filhas do fogo (Les filles du feu). Nous avons fait la première à la Fondation Gulbenkian de Lisbonne, avec trois chanteuses, deux cap-verdiennes et une guinéenne, et un récitant lui aussi cap-verdien, et des projections d’images que j’ai filmées et montées. On l’a joué deux fois, juste avant la pandémie, à la Filmoteca de Madrid, dans une nouvelle version complément acoustique, avec le public circulant librement autour des chanteurs et des musiciens, qui eux aussi sont en mouvement. On vient juste de le présenter à Porto. Peut-être qu’ensuite il sera possible d’en faire un film, court ou long, je ne sais pas…

Propos recueillis à Tokyo en novembre 2019 et complétés par mail en décembre 2021.

Pedro Costa, Vitalina Varela, est sorti en salle le 12 janvier 2022.

 

Cet article a été publié pour la première fois le 8 janvier 2022 dans le quotidien AOC.


[1] L’acteur cap-verdien Ventura, ancien maçon sur des chantiers, qui porte à l’écran son véritable nom, interprète le personnage principal de En avant, jeunesse ! et de Cavalo Dinheiro. Il apparaît également dans les courts métrages Tarrafal, Notre homme, Sweet Exorcist et joue un rôle important dans Vitalina Varela.

Jean-Michel Frodon

Journaliste, Critique de cinéma et professeur associé à Sciences Po

Notes

[1] L’acteur cap-verdien Ventura, ancien maçon sur des chantiers, qui porte à l’écran son véritable nom, interprète le personnage principal de En avant, jeunesse ! et de Cavalo Dinheiro. Il apparaît également dans les courts métrages Tarrafal, Notre homme, Sweet Exorcist et joue un rôle important dans Vitalina Varela.