Cinéma

Sergei Loznitsa : « Chaque film est comme un théorème que je dois prouver »

Journaliste

En un peu plus de 20 ans et quelque 25 films de longueurs et de natures très différentes, Sergei Loznitsa a construit à la fois une œuvre de cinéma essentielle dans le paysage contemporain et une sorte de machine à comprendre le présent, aussi unique qu’impressionnante par sa capacité éclairante. Entretien fleuve à l’occasion de la sortie en salle le 14 septembre de Babi Yar : Context, montage d’archives concernant le massacre des Juifs par les nazis fin septembre 1941 près de Kyiv.

Le 14 septembre sort en salles le nouveau film de Sergei Loznitsa, Babi Yar : Context, montage d’archives concernant le massacre des Juifs par les nazis fin septembre 1941 près de Kyiv. Nouveau film ? Loznitsa en a depuis terminé deux autres, respectivement présentés au festival Cinéma du Réel (Mr. Landsbergis) et au Festival de Cannes (L’Histoire naturelle de la destruction). Et Babi Yar : Context fait lui-même partie d’un projet au long cours, très représentatif du travail du cinéaste ukrainien. En un peu plus de 20 ans et quelque 25 films de longueurs et de natures très différentes, Loznitsa a construit à la fois une œuvre de cinéma essentielle dans le paysage contemporain et une sorte de machine à comprendre le présent, aussi unique qu’impressionnante par sa capacité éclairante. D’abord formé comme scientifique, le réalisateur né en 1964, élevé à Kyiv avant de bénéficier du meilleur de ce que pouvait offrir la formation de l’école de cinéma de Moscou, le VGIK, au début des années 1990, raconte les processus selon lesquels il a développé des méthodes de travail inédites, pour une œuvre prolifique où se combinent documentaires, films de montages et fictions.

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Qu’ils concernent la Seconde Guerre mondiale, la société russe passée ou présente, les mouvements d’indépendance des peuples de l’ancienne Europe de l’Est, à commencer par l’Ukraine où il a vécu toute sa jeunesse, ses films sont de constantes invitations à interroger les mécanismes de pouvoir, de soumission, comme les voies possibles d’émancipation et de responsabilité, collective et individuelle. Ces multiples approches mobilisent un considérable savoir historique et politique, mais aussi, mais surtout, une sensibilité inventive dans la composition des séquences et l’organisation des plans, qui font de ce cinéaste complet un maître incontesté du montage. L’ensemble des savoirs et des talents mobilisés par Loznitsa vise assurément à rendre mieux compréhensibles des événements et des situations, mais surtout à interroger, aujourd’hui, les regards, les habitudes, les conformismes et les aveuglements.

Extrêmement présent à toutes les étapes de la fabrication de ses films, cherchant constamment à développer de nouvelles ressources du langage cinématographique, Sergei Loznitsa raconte au cours de l’entretien qui suit sa manière d’associer procédures scientifiques et intuition, exigence théorique personnelle et bonheur fécond du travail en commun, tout en mettant en évidence l’immense diversité des références qui l’inspirent et l’aident à frayer son chemin avec autant d’originalité et de force. Esprit rétif à toutes les formes d’embrigadement, cet artiste qui s’est construit dans le refus de la chape de plomb soviétique incarne au cœur des défis et conflits actuels la revendication d’un humanisme sans frontière, nourri d’une immense inquiétude face à la marche du monde.  J.-M.F.

Si quelqu’un vous demandait où vous vivez maintenant, que répondriez-vous ?
(Rires). C’est difficile à dire. Aujourd’hui, je suis à Berlin, demain je m’envole pour la Lituanie, puis je retourne en Allemagne, puis je vais à Majorque, et ensuite à Sarajevo[1]… Je vis régulièrement à Berlin, mais ces deux dernières années, j’ai passé la plupart de mon temps à Vilnius, où j’ai réalisé trois films. Et l’automne prochain, je serai là-bas pour travailler sur une pièce de théâtre, et pour réaliser d’autres films. Je vais aussi souvent à Bucarest et à Kyiv. Je suppose donc que la réponse à votre question est que je vis en Europe.

Mettre en scène une pièce de théâtre ? C’est quelque chose de nouveau pour vous…
En effet, je n’avais jamais pensé que cela arriverait. Pendant deux ans, le directeur du théâtre a essayé de me faire diriger une pièce, il m’a proposé de travailler avec Jonathan Littell sur son roman Les Bienveillantes. J’ai finalement décidé de tenter le coup, je crois avoir trouvé le moyen de porter à la scène cette immense œuvre littéraire.

Vous avez été élevé en Ukraine (qui faisait alors partie de l’Union soviétique), vous avez reçu une formation de cinéaste et avez commencé votre carrière cinématographique en Russie, vous vivez maintenant en Allemagne. Dans quelle mesure diriez-vous que les pays auxquels vous appartenez — si « appartenir » signifie quelque chose — sont importants pour ce que vous faites ?
Où que je sois, je suis entouré de livres, et je suis avec mon ordinateur. En fin de compte, je suppose qu’ils constituent mon pays. Je pourrais être presque n’importe où tant que j’ai cet environnement et tant que je peux continuer à faire mon travail. J’essaie d’être là où je peux faire mes films dans les conditions les moins dérangeantes, et c’est tout. Berlin est très pratique et accueillante, c’est donc un bon camp de base, mais si quelque chose rendait les choses plus difficiles, je déménagerais. Je suis comme un Gitan.

Qu’est-ce qui vous a poussé à déménager de Kiyv à Moscou au début des années 1990, puis de Moscou à Berlin au début des années 2000 ?
J’ai passé mes 27 premières années à Kiyv, mais après cela, j’ai décidé d’aller de l’avant, de changer de domaine de travail pour entrer dans le monde du cinéma, ce qui était complètement nouveau pour moi. C’était un mouvement tout à fait intuitif. Et puis j’ai passé huit ans dans une école de cinéma, ce qui est énorme. Ce n’est qu’après avoir réalisé mon troisième film, en 2000, que j’ai enfin été sûr que c’était ce que je devais faire, que j’avais pris la bonne direction. Après cela, j’ai continué à déménager là où cela me semblait être l’endroit le plus approprié pour réaliser mes prochains films. Ce qui m’a amené assez rapidement à quitter Moscou pour Berlin : c’est à ce moment-là que j’ai compris ce qui allait se passer en Russie et que nous voyons malheureusement aujourd’hui sous un jour terrible. Aller en Ukraine à ce moment-là n’était pas vraiment une option, il n’y avait pratiquement pas de cinéma ukrainien à l’époque. Le fait de m’être installé en Allemagne, d’où j’ai beaucoup voyagé, m’a permis de réaliser un ou deux films par an.

Vous avez étudié et commencé à travailler dans un domaine scientifique de haut niveau, les mathématiques, la cybernétique, les processus de décision. Dans quelle mesure diriez-vous que ces connaissances, ou plus encore cette façon de penser, sont encore présentes dans votre travail de cinéaste ?
La chose fondamentale que j’ai reçue des mathématiques est de traiter des objets qui n’existent pas. Les mathématiques traitent d’êtres idéaux, abstraits, qui aident à comprendre le monde réel et à agir sur lui. Les réalisateurs de films doivent être conscients que ce que nous traitons n’est pas réel, c’est abstrait, c’est artificiel, mais cela interagit avec la réalité, de plusieurs manières. Au lieu d’objets réels et singuliers, les mathématiques travaillent avec des modèles, toujours. Faire un film, c’est aussi construire un modèle. Et comme en mathématiques, le type spécifique de modèle qu’est un film rencontre à un moment donné la réalité, et la réalité lui donne raison ou tort. Les mathématiques et le cinéma sont tous deux des moyens d’essayer de découvrir l’univers, par le biais de modèles (équations dans un cas, films dans l’autre) qui doivent se confronter à la réalité à un moment donné et se révéler corrects ou non.

Diriez-vous que ce que vous venez d’expliquer concerne surtout l’idée de départ, ou le tournage, ou le montage ?
Il s’agit de toutes les étapes de la réalisation. Lorsque je fais un film, j’essaie d’isoler certains thèmes, certains sujets, pour me concentrer sur eux. Cela définit bien sûr la définition du projet, mais aussi la préparation, la phase de préproduction. Ensuite, c’est aussi déterminant dans tous les aspects du tournage. Enfin, cette méthode est également présente lors de la phase du montage, mais avec une dimension différente. Car le montage doit se frayer un chemin à travers deux approches différentes, il doit s’occuper de la narration, qui relève de la littérature, et il doit s’occuper de la composition, qui relève de la musique — sachant que, à sa manière, la musique relève aussi des mathématiques. Seul le cinéma a la possibilité de s’appuyer sur toutes ces approches pour construire une certaine perception et compréhension du monde.

Diriez-vous que c’est la raison pour laquelle vous êtes devenu cinéaste, parmi les nombreuses options qui s’offraient à vous ?
Exactement. J’essaie toujours d’utiliser les possibilités qui n’existent que dans le langage cinématographique pour dire et découvrir quelque chose. Chaque fois que je fais un film, j’essaie de m’approcher de quelque chose d’inconnu pour moi. À sa façon, chaque film est comme un théorème que je dois prouver, comme en mathématiques. Mais la nature de la preuve est différente. Les mathématiques m’aident donc beaucoup. Quand j’étais jeune, j’ai travaillé dans une institution de cybernétique, sur les systèmes experts, où il faut élaborer de nouveaux concepts de communication, en cherchant à être précis dans la description d’éléments factuels dans un langage particulier — il peut s’agir de nos langages communs ainsi que de langages spécifiques conçus pour les machines, ce que nous appelons parfois des programmes. Il y a une chose très importante concernant les langues, toutes les langues : tant que vous êtes parmi ceux qui utilisent une langue spécifique, vous ne pouvez pas voir les défauts, les erreurs, les malentendus. Il faut faire un pas de côté pour en prendre conscience, et c’est ce que font les mathématiques, ou le cinéma, grâce aux modèles.

Vous avez étudié le cinéma au VGIK[2], la célèbre école de cinéma de Moscou. Votre professeur principal était la très bonne réalisatrice géorgienne Nana Djordjadze. Comment définiriez-vous son enseignement, sa touche personnelle au sein du programme du VGIK ?
J’ai postulé deux fois pour devenir étudiant au VGIK, en 1990 et 1991, et j’ai été refusé deux fois. J’étais déjà vieux pour redevenir étudiant. Chaque fois, j’ai été acceptée au premier niveau de l’examen d’entrée, une conversation, et refusé à la deuxième étape, où il fallait écrire un court texte basé sur trois mots imposés, ce qui n’a aucun sens pour moi. Mais lorsque j’ai été refusé la deuxième fois, en 1991, je suis allé voir Nana Djordjaze, qui était l’une des maîtres du VGIK, et je l’ai suppliée de m’accepter comme auditeur libre. Il faut comprendre l’esprit très particulier de cette époque, juste après l’effondrement de l’URSS. Nana Djordjadze était là, à ce poste au VGIK, grâce à cette atmosphère. À l’origine, un autre cinéaste avait été nommé à ce poste, un réalisateur soviétique traditionnel spécialisé dans les films de guerre de propagande, Iouri Ozerov. Mais il a été refusé par les étudiants, un groupe parmi lequel il y avait Sharunas Bartas, et à la place ils ont imposé la nomination de ces deux Géorgiens très créatifs, Irakli Kvirikadze et Nana Djordjaze. Je suis donc allé à la rencontre de cette dernière et je lui ai dit que j’avais déjà 27 ans et que je ne pouvais pas attendre, et elle a accepté. À ce moment, dans de nombreux endroits en Russie et dans l’ancienne Union soviétique, il y avait l’espoir que beaucoup de choses seraient possibles.

Que s’est-il passé pour vous au VGIK ? Avez-vous apprécié cette période de votre vie ?
Enormément ! J’ai donc d’abord été auditeur libre pendant un an et demi, puis j’ai été inclus dans le programme régulier, que j’avais de toute façon pleinement suivi depuis le début. Il y avait là des professeurs incroyablement brillants, dont beaucoup issus de l’ancienne tradition soviétique, des personnes dotées de connaissances étonnantes, d’une immense diversité de culture et d’une volonté d’enseigner, de partager. Je leur suis extrêmement reconnaissant à tous, ils m’ont littéralement fait. J’ai toujours une dette envers eux. Ce que nous avons appris au VGIK n’était pas seulement technique, c’était ce qu’on pourrait appeler un enseignement des humanités : littérature étrangère, littérature russe, histoire de l’art, histoire du théâtre, histoire du cinéma, histoire de la musique, philosophie, théorie de la perception, théorie culturelle… Ah ! Et la composition musicale, nous devions composer des pièces musicales selon les différentes formes classiques. J’utilise encore cela dans certains de mes films, Funérailles d’Etat est basé sur un schéma symphonique, quand d’autres sont plus proches de la sonate ou de la fugue.

Certains cours ont été particulièrement importants pour vous ?
Je me souviens que notre professeur de littérature, Nina Alexandrovna Nossova, a invité pour le premier cours Otar Iosseliani, qui nous a parlé. Il avait lui-même été étudiant au VGIK, son professeur était Alexandre Dovjenko, on sentait donc cette impression de transmission au long cours. C’était vraiment impressionnant. Et pour le deuxième cours, elle a invité Tarkovski ! Elle était vraiment vieille, presque 80 ans, elle trichait sur son âge pour pouvoir continuer à enseigner. Nous avions aussi trois années d’apprentissage du théâtre, deux fois par an nous devions présenter une courte pièce sur scène. Nana Djordjadze avait trouvé pour nous un grand professeur, Stanislav Mitin, qui deviendrait plus tard également réalisateur de films. Grâce à lui, lorsque je suis passé au cinéma de fiction, je savais comment travailler avec des acteurs.

Il y avait aussi une formation plus technique ?
Bien sûr, notamment une merveilleuse professeure pour ce qui concerne le son, Iliana Popova, à qui je dois cette dimension majeure de mes films qu’est ma façon de travailler la bande son. Nous avons passé beaucoup de temps à travailler sur le son des films de Godard, et c’était vraiment productif. J’ai appris le montage avec une femme merveilleuse, qui avait travaillé avec Artavazd Pelechian, Ludmila Petrovna Volkova. Et autant qu’elle le pouvait, Nana Djordjaze a essayé d’inviter des personnes qui avaient également travaillé en dehors de l’Union soviétique, des personnes avec autant d’expériences que possible. Les différents professeurs avaient des idées différentes, des conceptions différentes, et ils se battaient pour elles, ce qui était également très productif en termes d’éducation. Parce que l’éducation ne consiste pas seulement à acquérir un certain nombre de connaissances, mais aussi à remettre en question les êtres humains et l’organisation de la société. À cette époque, le VGIK était vraiment un terrain fertile, j’ai commencé avec Alexei Guerman Jr, Andreï Zviagintsev, Boris Khlebnikov, etc., cela a été le berceau d’une nouvelle génération. Il est si triste que le VGIK tel qu’il était à l’époque n’existe plus. Maintenant les professeurs et les étudiants sont tous embrigadés, ils soutiennent cet horrible régime. Tout l’esprit de liberté et de découverte a été écrasé.

Être étudiant en cinéma implique aussi de regarder beaucoup de films.
Oui, c’était la deuxième dimension majeure de nos études, même si ce n’était pas principalement à l’intérieur du VGIK lui-même. Nous passions des journées entières à l’école de cinéma et, tous les soirs, j’étais au Musée du cinéma, qui venait d’être créé par Naoum Kleiman[3], qui a également eu une influence majeure. Je regardais au moins un film chaque soir, grâce à toutes les grandes rétrospectives des meilleurs réalisateurs du monde entier que Kleiman organisait. Il m’a offert, ainsi qu’à mes camarades de classe, une compréhension incomparable du cinéma. Le Muzei Kino était ma deuxième école, avec le VGIK. Mais il est détruit aujourd’hui.

Je me demande si vous avez été en relation avec une autre cinéaste importante de la génération précédente, Kira Mouratova[4].
C’était une amie très chère ! Je l’ai rencontrée assez tard, en 2010. C’était après une projection de mon film My Joy. Elle était très directe, elle m’a dit « vous êtes meilleur quand vous faites des documentaires » (rires). Elle avait raison, bien sûr, c’était mon premier film de fiction et j’avais fait beaucoup d’erreurs. Par la suite, je lui ai envoyé tous mes nouveaux films, elle était toujours parmi les premiers spectateurs et ses commentaires étaient toujours justes et utiles. Je ne comprends pas pourquoi elle n’est pas plus connue, c’est elle qui a décrit le plus précisément le subconscient soviétique. Personne n’a réussi aussi bien à construire une image de cette incroyable zone sombre dans laquelle des millions et des millions de personnes ont vécu pendant des décennies. Le Syndrome asthénique est un chef-d’œuvre inégalé en la matière. Mais il ne s’agit pas seulement du passé : en 1989, lorsqu’elle a tourné ce film, elle décrivait déjà le monde tel qu’il est aujourd’hui. Le film était à la fois prophétique et hyper-lucide sur la réalité du passé récent. Lorsque je lui ai montré Maïdan, à Odessa où elle vivait, elle s’est mise en colère contre le film, parce qu’elle estimait qu’il encourageait la violence. Pour elle, toute violence déshumanisait les gens. Je vois maintenant à quel point elle avait raison. Dans son dernier long métrage, L’Eternel Retour en 2012, elle a vraiment inventé un nouvel élément du langage cinématographique, ce qui est très rare, en faisant de la qualité du jeu des acteurs un élément de la dramaturgie elle-même. Personne ne l’avait fait auparavant. Bien sûr, elle appartenait à la fois aux cultures russe et ukrainienne, si quelqu’un lui avait demandé de choisir, elle l’aurait regardé comme un fou. Comme un personnage du Syndrome asthénique (rires).

Bien que vous ayez réalisé deux courts métrages auparavant, est-il juste de considérer La Station en 2000 comme votre véritable point de départ en tant que cinéaste ?
Oui, je suis d’accord. À cette époque, je n’analysais pas ce que je faisais, je suivais simplement mon intuition. Ainsi, avec Pavel Kostomarov, un très bon caméraman, j’ai décidé de partir en voyage à travers la Russie, sans aucune idée préconçue. J’étais sûr de trouver des situations intéressantes qui mériteraient de tourner un film. Et en fait, je pense toujours que c’est la meilleure façon de procéder pour un documentaire : la réalité déclenche l’idée. Et pour cela, la Russie était, et est probablement toujours, un extraordinaire terrain de recherche, en raison de sa taille et de la variété des modes de vie que l’on peut rencontrer.
En Russie, des gens vivent à différentes époques, physiquement et mentalement, certains vivent au Moyen-Âge, d’autres à l’ère industrielle, d’autres encore à l’ère technologique postmoderne. Quoi qu’il en soit, Pavel et moi voyagions en train, à un moment donné, nous nous sommes arrêtés dans une petite ville, à environ 100 kilomètres de Saint-Pétersbourg, pour changer de train. Mais le train que nous attendions a été annulé, et nous sommes restés coincés là, sans même être dans une gare normale : la gare avait brûlé, elle était en ruines. Cela se passait en hiver, avec beaucoup de neige tout autour, et nous étions là, au milieu de nulle part, quand j’ai vu des gens se rendre dans un bâtiment voisin. Nous y sommes arrivés, il s’agissait d’une grande pièce, très éclairée, avec beaucoup de gens, tous endormis. Et beaucoup, beaucoup de ronflements, on pouvait entendre la respiration humaine comme un élément très matériel. C’était une sorte de symphonie de ronflements et de respirations. Puis un train est passé, un gros, l’express Moscou-Saint Petersbourg, très bruyant, comme le tonnerre. Tout tremblait dans le bâtiment. Mais personne ne s’est réveillé, ils ont tous continué à dormir et à ronfler. Il ne s’est rien passé. Pour moi, ce train était comme une matérialisation de la révolution, un événement énorme et brutal mais qui ne change finalement pas grand-chose. J’ai donc pensé que je pouvais faire un film métaphorique sur ce qui s’est passé dans les années 1990 en Russie, dans ce qui était autrefois l’Union soviétique.

Mais vous n’avez pas tourné à ce moment-là ?
Non, ce n’est pas le genre de films que je fais. Je n’avais même pas de caméra avec moi à l’époque. J’ai d’abord dû y réfléchir, puis, avec cette idée en tête, je suis revenu avec Pavel Kostomarov et une caméra. Mais je devais décider quelle caméra. J’ai d’abord essayé avec un appareil numérique, mais cela ne donnait pas ce que je voulais, j’ai décidé d’utiliser de la pellicule, Pavel a construit un objectif spécial qui ferait la mise au point sur le centre de l’image mais garderait les bords un peu flous. Et nous avons tourné le film pendant une année entière. J’étais préoccupé par la dramaturgie du film, je voulais avoir les différentes saisons, enregistrer le mouvement du temps, également à travers les sons. Cela semble assez simple quand on le regarde, mais j’ai beaucoup travaillé, jusqu’à ce qu’il devienne un film allégorique de 24 minutes intitulé La Station. Une fois le mixage sonore et toute la postproduction terminés, je me souviens être rentré chez moi et avoir regardé le résultat sur un téléviseur, à partir d’une cassette VHS, et avoir pensé : OK, c’est très mauvais, j’ai tout faux. Mais le film avait été envoyé à quelques festivals, DOK Leipzig, le festival international du documentaire, m’a invité. Et là, j’ai regardé le film sur un grand écran de cinéma, et je dois dire que je l’ai vraiment aimé. C’est à ce moment-là que j’ai acquis la certitude que faire des films serait mon métier.

Vous avez ensuite réalisé plusieurs courts métrages documentaires dans une sorte de continuité.
Oui, c’est exact. Mon film suivant, La Colonie, a été réalisé près de l’endroit où le précédent avait été tourné, dans un dispensaire psychiatrique. Je connaissais des films montrant des endroits similaires à l’Ouest, notamment San Clemente de Raymond Depardon[5], je voulais montrer à quoi cela ressemblait à l’Est. La façon dont les handicapés mentaux sont traités relève d’une tradition très différente, on pourrait parler d’une tradition du Goulag. À cette époque, j’avais commencé à travailler pour le Studio documentaire de Saint-Pétersbourg, grâce auquel j’ai pu réaliser plusieurs films, jusqu’en 2008. J’ai continué à travailler pour eux, même si j’avais quitté le pays : au moment où La Colonie a été présenté au festival de Karlovy Vary en 2001, j’étais dans un bus en direction de Berlin avec mes affaires. J’avais compris que la situation allait devenir de plus en plus difficile en Russie, et décidé de partir.

Parmi les films que vous avez réalisés pour le Studio documentaire de Saint-Pétersbourg, Blocus occupe une place particulière, c’est votre premier film à partir d’images préexistantes, et il a beaucoup contribué à attirer l’attention sur votre travail.
Comme souvent, tout est arrivé par hasard. Depuis 2002, je travaillais dans une salle de montage du studio de Saint-Pétersbourg, et il se trouve que l’homme qui occupait la pièce voisine travaillait sur des archives filmées. Nous sommes devenus amis et de temps en temps, il me montrait les archives sur lesquelles il travaillait et nous en discutions. Une fois, sa porte était ouverte et j’ai vu sur son moniteur des images (sans son) qu’il avait transférées dans un nouveau format pour quelqu’un, il vérifiait la qualité du transfert. Je suis entré et je suis resté pendant trois heures à regarder ces images. Il faut comprendre que pendant des décennies en URSS, chaque année, il y avait au moins un film consacré au blocus de Leningrad pendant la Seconde Guerre mondiale. Presque tous ces films appartenaient au type de propagande habituel, avec le même discours sur les longues souffrances, la bravoure de la résistance et la victoire finale triomphante. Tous ceux qui vivaient en Union soviétique avaient vu ces films de nombreuses fois depuis leur enfance, c’était quelque chose avec lequel on apprenait aussi à composer, pas tout le monde mais beaucoup d’entre nous avaient appris à se protéger contre cette propagande. C’était comme si une peau spéciale se développait contre ces images quand on était jeune et on savait ensuite comment y faire face. Mais ce jour-là, au studio de Saint-Pétersbourg, en regardant ces images brutes, sans son, sans musique, j’ai ressenti quelque chose de différent. J’ai réalisé que personne n’avait fait de film sur les gens, sur la ville elle-même pendant le siège. Après cela, j’ai réfléchi à ce film pendant deux ans, à la manière de donner une vision différente de ce qui s’est passé. Cela m’a pris beaucoup de temps, mais assez rapidement, j’ai su comment le film se terminerait : avec les exécutions. Cela n’avait jamais été montré, encore moins comme la conclusion d’un film sur ce sujet, normalement il se termine toujours par des images de joie, de victoire. Finalement, le directeur du studio, qui savait que je voulais proposer mon propre montage, m’a dit de faire le film, pour le 60e anniversaire de la fin de la guerre, en 2005. C’est ce que j’ai fait.

Comment le film a-t-il été reçu en Russie ?
Avant d’être projeté publiquement, puisqu’il s’agissait d’une occasion officielle le film a dû être approuvé par une commission spéciale. Les membres de la commission ont regardé Blocus à la fin de l’année 2004, mais pendant des semaines, ils n’ont pas donné de réponse. J’ai donc envoyé le film au Festival du film de Rotterdam, où il a été très bien accueilli. Puis, finalement, le ministre de la culture l’a approuvé. Lorsque j’ai montré Blocus à Moscou, au Domkino (la Maison du cinéma), à mes collègues, certains d’entre eux m’ont dit que je n’avais pas le droit de montrer ce genre de choses, de terminer un film comme ça — des jeunes, ce qui m’a surpris et effrayé. Mais d’autres m’ont dit, en privé, qu’ils étaient reconnaissants que j’aie fait le film de cette façon. J’ai vite découvert que les réactions à ce film en disaient long sur l’état de la société, sur ce que les différents groupes de personnes avaient en tête. Certains films ont la capacité de fonctionner comme un indicateur de l’esprit d’une époque, cela s’est produit à nouveau, par exemple, avec Funérailles d’Etat[6], le film que j’ai réalisé en 2019 et qui, de manière assez imprévisible, est sorti en Russie. Mais il s’est avéré que beaucoup de gens, surtout les personnes âgées qui l’ont regardé, ont réagi en disant que oui, Staline était un grand homme. Et ils ont pleuré pendant tout le film.

L’un des aspects majeurs et très impressionnants de Blocus est le travail sur le son, avec Vladimir Golovnitski, l’ingénieur du son qui allait devenir votre partenaire créatif le plus proche depuis.
J’avais déjà fait Paysage avec lui en 2003, il a travaillé sur tous mes films depuis — sauf Mr Landsbergis, au moment où je l’ai fait en 2021, il était coincé sur un autre film. Mais quoi qu’il en soit, il est évidemment quelqu’un de très important pour tout mon travail. Et oui, sa contribution a été décisive pour Blocus, sans lui je n’aurais pas pu faire le film, ou du moins pas de cette façon et pas avec ces effets. Il a été le premier à proposer que nous recréions tous les sons, c’était une amélioration majeure pour construire l’atmosphère très spécifique qui irradie du film. Oui, c’était son idée.

Bien que les sons que nous entendons soient toujours en rapport avec les images, la bande son de Blocus n’est pas exactement réaliste. Il s’agit plutôt d’une composition musicale basée sur des sons réalistes.
Tout le processus repose sur l’idée de choix, sur la concentration sur un élément qui se trouve dans l’image mais qui va acquérir une importance particulière grâce au son. C’est comme en dessin, on ne dessine que les lignes principales, les plus significatives, l’idéal étant de rendre le motif avec le moins de traits possible. Je compare ce que nous avons fait avec le son aux dessins de Picasso, qui est génial pour montrer le visage de quelqu’un, ou quoi que ce soit, avec un minimum d’éléments visuels. Dans Blocus, chaque son est soigneusement choisi pour sa capacité à apporter plus que lui-même, mais en même temps, la bande-son dans son ensemble doit être comme une musique, elle doit transmettre une forme d’harmonie. À l’époque, cela demandait beaucoup de travail pour y parvenir. Maintenant, c’est beaucoup plus facile, car Vladimir et moi avons appris à le faire, et à le faire ensemble. Si je compare ce que nous avons fait à l’époque et ce que nous avons fait ensemble pour le dernier film de montage auquel on a travaillé, L’Histoire naturelle de la destruction, je qualifierais la bande-son du dernier film de baroque, par opposition au classicisme minimaliste de la bande-son de Blocus.

Faire des films à partir d’images déjà existantes est devenu une part importante de votre travail. Lorsque vous avez réalisé Blocus, étiez-vous conscient d’avoir trouvé un type de travail qui vous convient particulièrement ?
Non, à l’époque, je pensais que je ne le referais jamais. Mais peu de temps après, j’ai commencé à travailler sur un autre film d’archives. Il se trouve que j’avais vu beaucoup de séquences de films pour les magazines d’information soviétiques de la fin des années 50 et du début des années 60. J’ai été surpris de découvrir qu’une grande partie de ces séquences était en fait de très bonne qualité. D’abord, beaucoup de ces reportages étaient tournés par des cameramen très talentueux. Et puis, on pouvait ressentir un certain sentiment de liberté, caractéristique de cette époque connue sous le nom de période de dégel en URSS. Je voyais que les réalisateurs de ces magazines de propagande exploraient le potentiel de cette (relative) ouverture idéologique, par exemple en donnant le micro à des gens qu’ils rencontraient dans la rue sans les avoir sélectionnés auparavant. A la fin de l’ère Khrouchtchev, il y a eu un bref moment de réelle liberté, avant le retour de bâton stalinien avec l’arrivée de Brejnev à la tête du pays. J’ai donc réalisé Revue en 2008 pour raconter cette histoire oubliée, mais aussi avec l’idée d’utiliser des images de propagande d’une manière non-propagandiste. Comme une tentative de faire prendre conscience aux spectateurs de la manière dont fonctionne le poison de la propagande. Nous ne savons que trop bien qu’il fonctionne encore de nos jours. Pour moi, c’était une expérience : est-il possible de changer le sens de ces séquences, et d’extraire une nouvelle signification d’images qui proviennent de tant de réalisateurs et de cameramen différents, et qui ont été conçues dans un autre but ?

Ensuite, votre film d’archives suivant, en 2015, L’Evénement, était constitué d’images beaucoup plus récentes, tournées à Leningrad pendant le soulèvement, à Moscou et dans d’autres grandes villes de toute la Russie, contre le coup d’État de 1991.
Il s’agissait d’images d’archives absolument uniques, car partout en Union soviétique, l’utilisation de la caméra, et de la pellicule, était strictement contrôlée. Mais pour une raison quelconque, ce n’était pas le cas à Leningrad à ce moment-là, et ce qui s’est passé a donc été enregistré, avec environ deux heures d’images. J’ai décidé d’en faire un film après avoir réalisé Maïdan l’année précédente sur l’insurrection à Kyiv en 2013-2014. Pour moi, les deux fonctionnent ensemble, Maïdan montre un véritable soulèvement populaire à l’opposé de L’Evénement, qui décrit une situation en fait mise en scène par les autorités, même si les gens dans les rues étaient sincères. Mais la plupart d’entre eux étaient surtout curieux et anxieux de ce qui se passait, les visages sont complètement différents de ceux que l’on voit dans Maïdan.

Diriez-vous que c’est un plaisir pour vous de travailler sur des archives ? Comme spectateur, je perçois une sorte de joie à explorer le potentiel expressif du processus de montage tel que vous l’utilisez.
Vous avez raison, il y a tellement de choses à mettre en lumière, qui sont déjà là mais qui restent invisibles. Et il y a tant de matériaux à exploiter. Par exemple, j’ai trouvé une archive incroyable des années 1990, qui a été tournée à Leningrad sur la façon dont ils voyaient le développement du capitalisme russe à ce moment. La vision de l’évolution du pays telle qu’elle était anticipée à l’époque est étonnante, par contraste avec ce qui s’est réellement passé. Je pense faire un long métrage avec ce matériel. Un autre film que je veux réaliser porte sur les premiers mois de l’invasion de l’Union soviétique par les troupes allemandes, en juin 1941, la fameuse Opération Barberousse. Ce qui s’est passé pendant ces mois, alors que la situation était totalement imprévisible, est aujourd’hui effacé des mémoires. Ce qui s’est produit durant ces six premiers mois est très significatif, y compris par rapport à ce qui se passe maintenant avec l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe. Je sais déjà avec quelle image se terminera le film : tout le paysage recouvert de neige. A ce moment, l’Opération Barbarossa a échoué. Mais jusqu’en novembre, personne n’aurait pu prédire ce qui allait se passer.

Après Maïdan et L’Evénement, vous avez réalisé un troisième film montrant un soulèvement populaire, avec des civils qui affrontent les forces armées dans les rues, Mr. Landsbergis, où figurent des images étonnantes sur la façon dont la Lituanie a obtenu son indépendance après avoir résisté à une agression militaire russe. Mais cette fois, l’accent n’est pas tant mis sur les gens, comme dans les films précédents, mais sur un homme en particulier, qui donne d’ailleurs aussi son nom au film.
Ce film existe grâce à Vytautas Landsbergis. C’est une personne remarquable, qui s’est toujours battue pour la vérité et la liberté. Je me souviens qu’en 1989, il a été le premier à mentionner au Parlement le pacte Molotov-Ribbentrop, qui était absolument tabou à l’époque. Depuis cette époque, j’ai suivi ses articles et ses discours – il écrivait aussi des essais sur le cinéma. Il était déjà l’un des rares hommes politiques vraiment intelligents de l’ère soviétique, si seulement la Russie avait quelques personnes de ce genre, la situation actuelle serait peut-être différente. Et bien sûr, il a joué un rôle décisif dans l’accès à l’indépendance de son pays. En 2017, nous nous sommes rencontrés à Vilnius et nous sommes devenus amis. Je me suis toujours demandé pourquoi aucun des réalisateurs lituaniens ne faisait un film sur ce personnage unique, et qui est aussi un excellent conteur.
Alors quand le Covid est arrivé, mes autres projets ont été mis en attente, je ne pouvais pas tourner ce que j’avais prévu, j’ai donc décidé d’aller chercher dans les archives lituaniennes, et Landsbergis a accepté d’être filmé pour une très longue interview. Avec ces deux ensembles d’éléments visuels, j’ai travaillé pendant un an et demi pour trouver la structure du film. C’est très long, mais nous avions environ 1000 heures d’images, beaucoup de gens avaient filmé les événements de Vilnius avec des caméras vidéo personnelles. J’avais beaucoup de matériel à traiter, et j’étais aussi pris dans une contradiction car tous mes documentaires et films d’archives sont sans commentaire, c’est un point majeur pour le cinéma que je veux faire. Mais ici, j’avais des mots de Landsbergis qui se rapportaient aux images, je devais trouver de nouvelles solutions, c’était intéressant pour moi aussi à ce niveau.
J’ai également dû trouver une autre position pour moi-même, pour la première fois j’ai joué le rôle de l’intervieweur mais je ne voulais pas apparaître, je ne voulais pas me présenter comme un journaliste. Il y avait donc beaucoup de solutions à trouver.

L’Evénement et Mr. Landsbergis, et bien sûr Blocus ou Revue prennent en compte un décalage temporel entre ce que montre le film et le moment où vous le réalisez, contrairement à Maïdan, qui a été tourné sur place par vous et le caméraman avec lequel vous travaillez. Dans ce cas, vous étiez peut-être dans une position de journaliste, mais en fin de compte ce n’est pas ce que le film transmet, il offre une relation différente avec ce qui s’est passé de ce qu’ont donné à voir les médias, une relation cinématographique avec ces événements.
Lorsque j’ai commencé à filmer les événements de la place Maïdan, je ne savais pas ce que j’allais faire des images, je voulais simplement enregistrer ce qui se passait. Je voulais garder des traces de chaque endroit où des choses importantes se passaient, les barricades bien sûr, l’hôtel de ville, la scène où les gens faisaient des discours, et aussi chantaient et priaient, les endroits où ils cuisinaient, où ils s’occupaient des blessés, etc. Je voulais documenter toutes les activités quotidiennes sur Maidan, et garder trace des gens qui étaient là. Leurs visages. Toutes sortes de gens, jeunes, vieux, femmes au foyer, prêtres, militants, poètes, vieilles dames, étudiants, j’ai filmé tout le monde sauf les politiciens. J’ai essayé de faire cela de la manière la plus objective possible, même si « objectif » doit toujours être entre guillemets.
Dans ce but, j’ai choisi d’avoir une caméra fixe sur trépied, avec soit des plans très larges soit des gros plans. Pour chaque endroit que j’avais l’intention de filmer, j’ai essayé de trouver un point de vue unique, et j’ai également décidé de ne pas couper dans ces plans : tant que nous voyons telle ou telle situation ou telle ou telle personne, nous restons avec elle, sans qu’interfèrent d’autres éléments. Pendant les violentes bagarres de rue, il était parfois difficile de n’avoir qu’un seul plan, mais je me suis tenu à ce principe autant que possible. Mon but était d’éviter l’accusation de propagande.
D’une certaine manière, cette façon de filmer était un moyen de pousser à un autre niveau mon principe de non commentaire, car le montage peut facilement devenir une sorte de commentaire. J’ai tourné pendant deux semaines en décembre 2013, à ce moment-là je savais que j’avais déjà assez pour faire un film, mais la situation n’était pas terminée. Comme je devais partir pour un autre travail à l’étranger, j’ai demandé à un très bon caméraman ukrainien, Serhiy Stetsenko, d’aller à Maïdan et d’enregistrer d’autres images. Lorsque je suis parti, j’espérais encore que l’extrême violence pourrait être évitée, mais finalement ce n’est pas ce qui s’est passé début 2014, il y a eu beaucoup de personnes tuées ou gravement blessées, et il a dû filmer cela. Donc finalement j’ai fait un film de tout ça, qui est en deux parties. La première consiste à dépeindre la situation composée comme la continuité d’une journée, de la nuit à la nuit, la seconde porte sur les affrontements.

Aviez-vous conscience de la structure du film lorsque vous avez commencé le montage, ou trouvez-vous sa forme au cours du processus ?
La plupart des décisions que je prends dans la salle de montage ne sont pas préconçues. Je réponds à ce que les images me demandent, et aussi à ce que les séquences déjà montées me demandent. Les décisions que je prends dépendent aussi des exigences de la dramaturgie, la narration cinématographique a ses propres règles. Le montage final est l’endroit où se rencontrent les exigences du cinéma et celles de la réalité. C’est ce que je dois trouver, tout au long du processus de montage. Entre autres décisions, pour Maïdan, j’ai choisi de ne pas utiliser les images les plus violentes, celles des personnes tuées par la police et les hommes des services secrets. Cela aurait détruit l’équilibre général du film.

Juste avant Maïdan, vous avez réalisé un autre film, qui traite également d’un combat dans une ville, un film qui m’est particulièrement cher, Reflection, sur le siège de Sarajevo[7]. Il fournit une autre réponse cinématographique concernant l’interrelation entre le présent et le passé, en montrant le reflet des moments présents, en 2013, dans des photos prises pendant le siège. Voyez-vous un lien entre Maïdan et Reflection ?
Je n’y ai jamais pensé mais vous avez peut-être raison. Comme souvent, pour Reflection, je n’avais pas de plan à l’avance, j’ai juste suivi mon intuition. Je n’avais jamais mis les pieds à Sarajevo auparavant, j’y suis allé et j’ai conduit jusqu’au célèbre pont où l’archiduc a été tué. J’ai marché sur le pont et là, j’ai rencontré la seule personne que je connaissais en ville, le grand réalisateur bosniaque Danis Tanovic. Il était aussi surpris que moi, je lui ai dit pourquoi j’étais là. Il m’a invité à dîner, mais il m’a d’abord fortement recommandé de visiter une exposition du photographe Milomir Kovacevic. J’ai donc découvert ces photos réalisées pendant le siège, ces portraits de ceux qui se sont battus pour protéger Sarajevo. Quand j’y suis allé, c’était le vernissage de l’exposition, et tous ceux qui avaient été portraiturés au début des années 90 étaient là, vingt ans après. Avec mon appareil photo, j’ai donc essayé d’attraper le reflet de la personne qui se tenait à côté de moi dans son propre portrait de guerrier. C’est à ce moment-là que j’ai eu mon idée pour le film. En développant cette idée initiale, j’ai décidé de filmer des vues du Sarajevo contemporain, calme et chaud en été, avec des touristes, reflétées par ces photos d’une époque d’extrême violence et de peur.

C’est l’une des nombreuses façons dont vous avez pu aborder les relations entre le passé et le présent par des moyens cinématographiques.
Je trouve très intéressant que, dans les mêmes images, vous ayez la guerre et la paix, le passé et le présent, la photo et le film. Grâce à ce dispositif, j’ai pu saisir cette opportunité, j’en suis heureux.

En parlant de temps, j’ai toujours été troublé par les commentaires sur l’un de vos films, Austerlitz, qui montre des touristes dans le camp de concentration d’Oranienbourg-Sachsenhausen. Ces commentaires disent toujours que vous vous moquez des touristes, en montrant leur comportement désinvolte et irrespectueux dans ce lieu de souffrance et de mort. Mais je ne pense pas que ce soit ce que vous faites. Pour faire cela, vous n’aviez besoin que de 10 ou 15 minutes. Mais le film dure plus d’une heure et demie, et est composé de très longs plans. Ils créent une relation beaucoup plus complexe et interrogative avec ce que nous regardons.
Absolument. Ce film traite de la façon dont nous présentons des faits historiques tragiques et de la façon dont les gens, je veux dire chacun d’entre nous, y sont confrontés. Il ne s’agit pas tant des visiteurs eux-mêmes que du langage de ces présentations qui traitent de l’horreur et de la mort. En Europe, la religion a perdu une grande partie de son pouvoir et nous devons inventer d’autres langages.
Traditionnellement, les religions, les prêtres, les églises étaient l’instrument qui permettait aux humains d’aborder ces questions, mais ici, ce n’est plus efficace. Nous avons perdu le lien avec la mort. Il y a un fort contraste entre notre état d’esprit, notre façon d’appréhender la souffrance et la mort, et ce qui existe dans les sociétés plus traditionnelles, par exemple en Inde.
Je me souviens avoir visité un temple dédié à Kali, la déesse de la mort, à Calcutta, c’est un lieu où l’on ressent physiquement la relation à la mort, on tombe malade, on marche pieds nus sur une terre gorgée de sang. Le rapport à la mort est une expérience à la fois physique et spirituelle, une expérience qui comprend aussi des prières et des chants.
Dans le camp de concentration, qui est rempli de vestiges physiques et de souvenirs de tant de personnes qui y ont été tuées, comment peut-on le rendre sensible aux visiteurs ? La façon dont les personnes que j’ai filmées sont habillées, la façon dont elles se comportent devraient nous aider à nous interroger sur la façon dont nous représentons ces tragédies. Ces touristes, y compris avec ce que nous jugeons comme des inconduites, sont les symptômes de quelque chose qui nous concerne tous. Et il ne s’agit pas seulement des horreurs du passé, ceux qui construisent ces mémoriaux ne cessent de dire « plus jamais ça ! Plus jamais ça ! ». Mais nous pouvons constater aujourd’hui en Ukraine, comme nous l’avons également constaté ailleurs au cours des dernières décennies, que ces meurtres de masse se reproduisent. Et il faut avoir à l’esprit que tous ces crimes ne sont pas seulement commis par des armées et des policiers ou des voyous mais aussi par des gens ordinaires, pogroms, lynchages, pillages… Nous ne changeons pas autant que nous le croyons. Les barbares sont toujours là. Je pense que les lieux dédiés à la mémoire comme ce que montre Austerlitz sont les bons endroits pour réfléchir à cela.

Après dix ans comme documentariste, vous avez réalisé votre premier film de fiction, My Joy, en 2010. Qu’est-ce qui vous a poussé à prendre ce virage ?
Ce n’était pas un virage. J’ai toujours eu l’idée de réaliser des films de fiction, j’ai étudié à l’école de cinéma pour être réalisateur de films de fiction. En fait, j’avais réalisé un film de fiction, mon seul depuis longtemps, qui était aussi mon seul film réalisé à l’école, Aujourd’hui nous construisons une maison, en 1996 — pour lequel j’ai dû tout payer. Mais pendant les années 90 et même au début des années 2000, l’industrie cinématographique russe était tellement en péril qu’il était vraiment difficile de réaliser un premier long métrage. Dès 2001, j’ai écrit le scénario de ce que je voulais être mon premier long métrage, basé sur un roman du célèbre écrivain soviétique Vassil Bykov, Dans la brume. Bykov a soutenu le projet, mais il n’a pas été possible de trouver un producteur. Et même si, au cours des années suivantes, je suis devenu un réalisateur de documentaires assez coté, le cinéma de fiction était un autre univers, la séparation était réelle —elle l’est toujours aujourd’hui. J’ai finalement rencontré un producteur ukrainien, Oleg Kokhan, qui avait également été le producteur de Kira Mouratova. Il m’a proposé de produire un long métrage que je réaliserais, en disant qu’il pourrait trouver au moins une partie de l’argent. J’avais déjà travaillé avec le producteur allemand Heino Deckert, il était le coproducteur de Revue, et il a accepté de se joindre au projet, mais ce n’était pas suffisant pour réaliser un film d’époque se déroulant pendant la Seconde Guerre mondiale et comportant de nombreux personnages. Et puis les producteurs ont dit qu’il y avait déjà beaucoup de films sur cette période, donc que c’était inutile — ce qui est évidemment faux — il y a encore beaucoup à faire et à apprendre, comme nous le voyons malheureusement maintenant. J’ai donc écrit un nouveau scénario, inspiré par plusieurs situations que j’avais vécues ou dont j’avais été témoin, ou dont ceux qui les avaient vécues m’avaient parlé. C’était vraiment comme un carnet de mes impressions après de nombreuses années de voyage dans la campagne russe.

Le passage à la fiction a-t-il été difficile pour vous ? Avez-vous rencontré des difficultés inattendues ?
Je n’ai pas eu de problèmes artistiques ou créatifs pendant la réalisation de ce film, seulement des problèmes financiers. My Joy était très difficile à tourner, à cause du manque d’argent et de l’imprévisibilité de son arrivée. Chaque semaine, je n’étais pas sûr de pouvoir continuer. Mais finalement, nous l’avons fait et, à ma grande surprise, il a été invité en sélection officielle à Cannes, ce qui a lancé ma carrière de réalisateur de longs métrages.

Et vous avez pu passer à la réalisation du deuxième film de fiction, Dans la brume, immédiatement après.
Oui, à ce moment-là, le producteur allemand, Heino Deckert, m’a demandé ce que je voulais faire ensuite et ce que je voulais faire, c’était Dans la brume. Cette fois, j’ai réussi à le convaincre qu’il était encore utile de faire un film sur la Seconde Guerre mondiale, en particulier sur ce sujet où quelqu’un devient le bouc émissaire d’une communauté, ce qui est une situation très fréquente — c’est en fait ce qui m’arrive maintenant, dans une certaine mesure.  

Vous faites maintenant référence à ce qui s’est passé lorsque vous avez été attaqué par une organisation de cinéma ukrainienne après avoir refusé de condamner et d’exclure toute la grande culture russe ou les artistes contemporains russes indépendants au seul motif qu’ils étaient russes.
Oui. L’organisation des cinéastes ukrainiens est sous le contrôle de personnes qui n’ont aucune notion de la culture ou de la démocratie. Mon erreur est d’en avoir fait partie, parce qu’ils m’ont invité lorsque l’Académie du cinéma ukrainien a été créée en 2017. En fait, je ne veux faire partie d’aucune structure, mais à un moment donné, en raison de la situation après l’insurrection démocratique en Ukraine et l’agression russe en 2014, j’ai pensé que je devais accepter cette invitation pour soutenir ce que le pays défendait. Mais l’Académie du cinéma ukrainien est dirigée par un politicien ultranationaliste, membre d’un parti politique au programme nationaliste extrémiste. J’étais déjà en désaccord avec lui lorsqu’il a voulu exclure tous les films ukrainiens en langue russe de la candidature aux Oscars. Ils l’ont fait en 2018, mais ensuite, lorsque Volodymyr Zelensky est arrivé au pouvoir, il a annulé cette règle absurde. Je n’ai pas de lien avec ceux qui dirigent aujourd’hui l’Académie du cinéma ukrainien, à mon avis ils agissent comme des gens qui commettent des pogroms, ils surréagissent violemment à un moment et ensuite ils veulent tout oublier. Ce dirigeant de l’Académie du cinéma ukrainien appelle à la violence contre des personnes qui n’ont rien fait de mal, il a publiquement appelé les gens à battre Kirill Serebrennikov pendant le Festival de Cannes lorsque son film La Femme de Tchaïkovski était présenté en compétition, à bloquer les projections, etc.

Ce comportement évoque la pensée de l’anthropologue et philosophe René Girard, auquel vous vous êtes souvent référé, et notamment son interprétation de la figure du bouc émissaire et de la manière dont les sociétés se construisent sur elle.
Je retiendrais trois ouvrages importants de René Girard à mes yeux, Mensonges romantiques et vérité romanesque, La Violence et le sacré et Le Bouc émissaire. Dans ces écrits, nous pouvons trouver des indices sur les conflits fondamentaux qui secouent les communautés humaines. En ce sens, lui et moi nous avons un sujet commun de recherche. Pour ma part, j’essaie de m’y confronter en utilisant le langage du cinéma.

Dans la brume, qui raconte l’histoire d’un homme qui fait l’objet d’une suspicion mortelle de la part des deux camps pendant la résistance partisane en Biélorussie durant la Seconde Guerre mondiale, fait clairement référence à ces notions. Comment avez-vous réussi à rendre possible un film aussi ambitieux ?
Avec Heino Deckert, nous avons commencé à bâtir une coproduction assez complexe pour rendre le film possible, avec de l’argent venant d’Allemagne, de Lettonie, des Pays-Bas, de Russie… Et aussi de Biélorussie : Vasil Bykov est né en Biélorussie, et bien qu’il soit devenu un farouche opposant au gouvernement, le ministre de la Culture avait accepté d’y mettre un peu d’argent. Bykov est un nom célèbre là-bas. Plus tard, ce ministre, Pavel Latouchka, est également devenu un opposant à Loukachenko et à son régime. Après le soulèvement contre les élections volées en 2020, il a émigré en Pologne où il est très actif dans le contre-gouvernement. Il est maintenant poursuivi par le régime pour avoir mis de l’argent dans mon film – parmi beaucoup d’autres choses.

Diriez-vous que vous pensez ou que vous vous comportez différemment lorsque vous tournez un documentaire ou un film de fiction ?
En fait, c’est la même chose. La seule différence est que les longs métrages de fiction demandent beaucoup plus d’organisation, dans ce cas je travaille avec une centaine de personnes, contrairement au documentaire où, la plupart du temps, nous ne sommes que quatre pendant le tournage : le caméraman, l’ingénieur du son, mon assistant et moi-même. Bien sûr, l’autre différence majeure concerne le travail avec les acteurs. J’adore les acteurs — ce qui n’est pas le cas de tant de réalisateurs. Je m’entends très bien avec eux, je comprends ce qu’ils ressentent et ils comprennent ce que je recherche. Pour tous les films de fiction, j’ai également eu l’occasion de travailler avec un merveilleux directeur de la photographie, le Roumain Oleg Mutu. Nous discutons beaucoup, j’ai des idées sur la façon de tourner un plan, il a des idées, la discussion entre nous est toujours intéressante et fructueuse. Ce n’est pas technique, c’est philosophique : comment et pourquoi nous commençons ainsi cette séquence, quel est le sens de la manière dont elle se développe, etc.

Y a-t-il davantage de différence entre documentaire et fiction pendant le montage ?
Le grand changement lorsque j’ai commencé à réaliser des films de fiction est que, à ce moment-là, j’ai arrêté de monter seul. Jusqu’en 2010, j’étais l’unique monteur de tous mes films. Puis, pour My Joy, j’ai commencé à travailler avec Danielus Kokanauskis, qui est lituanien. J’adore le montage, c’est un moment majeur de la création, mais je sentais que j’avais besoin d’un partenaire et je l’ai trouvé. Nous collaborons sur tous les films depuis. Bien sûr, je suis aussi très présent à ce stade, nous montons ensemble et il progresse avec moi (rires). Nous nous entendons très bien, c’est très productif.

D’une manière générale, du moins pour les films de fiction, diriez-vous que le moment le plus important est le tournage ou le montage ?
Pour moi, le plus important se situe pendant la préparation. Pour un long métrage, je passe trois ou quatre mois en préparation, tout est soigneusement conçu, toutes les grandes décisions sont prises là. Nous répétons avec la caméra, le décorateur, Kirill Chouvalov, qui est russe, crée des storyboards pour l’ensemble du film. Cela ne veut pas dire que je vais suivre exactement ce storyboard, mais c’est une base très sûre. Ainsi, lorsque nous tournons, nous devons résoudre presque uniquement des questions techniques. My Joy, qui semble en quelque sorte en roue libre, parfois improvisé, était en fait complètement préparé, tout était écrit. Et c’est également vrai pour les trois autres films de fiction que j’ai réalisés jusqu’à présent, et pour le prochain sur lequel je travaille. Peut-être qu’un jour je publierai tous ces storyboards, je crois qu’ils peuvent avoir une certaine valeur en eux-mêmes.

Même s’il est évident que vous contrôlez personnellement tous les aspects de la réalisation de chacun de vos films, ils résultent donc aussi d’un processus collectif, dans lequel de nombreuses personnes sont impliquées.
Une dimension cruciale dans le processus de réalisation d’un film, quels que soient son type ou sa durée, est que je choisis très soigneusement les personnes avec lesquelles je travaille. Au fil de la dernière décennie, il s’est avéré que je pouvais trouver des partenaires créatifs dans de nombreux pays, dans toute l’Europe. Sur mes plateaux, vous pouvez entendre huit ou dix langues différentes. J’adore ça ! Certains pourraient penser que cela pourrait rendre la collaboration entre eux et moi difficile, en raison des différences de langues et de milieux, mais ce n’est pas le cas. Pourquoi ? Je crois qu’il est facile pour nous de travailler tous ensemble parce que je sais clairement quel résultat je veux. Je connais le concept, l’idée de base, et je sais comment la rendre claire pour chacun d’entre eux. À partir de ce point de départ, chacun peut apporter sa contribution, et j’apprécie quand quelqu’un fait une meilleure proposition que la mienne pour atteindre notre objectif commun. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, tout va toujours assez vite, après les trois mois de préparation, il me faut au maximum deux mois pour le tournage, deux mois pour le montage et deux autres mois pour terminer la postproduction, le design sonore, etc. Donc, pour moi, une moyenne de neuf mois est ce qu’il faut pour faire un long métrage, parce que l’idée à l’origine est claire.

Vous avez dit précédemment que pour la réalisation de documentaires, vous devez suivre les règles de la dramaturgie. Diriez-vous que c’est la même chose pour la fiction, et que les règles sont les mêmes ?
Oui, ce sont fondamentalement les mêmes règles, mais il faut bien sûr trouver la manière de s’y conformer dans chaque cas, et les réponses ne sont jamais les mêmes. Un aspect décisif est de comprendre vos propres limites et d’agir en conséquence. Et, plus important encore, choisir ce que vous excluez, ce que vous décidez de ne pas montrer, de ne pas dire. C’est ce qui laisse un peu d’espace aux spectateurs pour qu’ils puissent interagir avec votre film. En ne racontant pas ou en ne montrant pas tous les éléments de l’histoire, vous invitez leur imagination à être active, créative.

Quand et pourquoi avez-vous créé votre propre société de production, Atoms and Void ?
C’était en 2013. Lorsque les événements de l’Euromaïdan ont commencé sur la place Maïdan, si je voulais faire un film à leur sujet, il n’était pas possible d’entamer la quête habituelle pour trouver des producteurs, pour demander de l’argent aux télévisions ou autres institutions. Je devais réagir immédiatement, alors nous avons créé cette société, avec ma femme, Maria Choustova, et nous avons produit ce film, Maïdan, sans aucun soutien financier. Puis le Netherland Film Fund nous a donné un peu d’argent pour la postproduction, et le distributeur français ARP a acheté les droits, ce qui a couvert ce que nous avions dépensé sur notre propre argent. C’est tout. Depuis, avoir ma propre société de production m’a donné la liberté de travailler, notamment sur des films d’archives montés, où il est presque impossible de présenter un scénario à l’avance. Tous mes documentaires et films de montage sont produits ou coproduits par Atoms and Void.

Votre société est-elle également présente dans vos films de fiction ?
Oui, mais pour les films de fiction, nous n’agissons qu’en tant que coproducteur, c’est trop lourd pour nous, cela demanderait trop de l’énergie dont j’ai besoin pour le processus créatif. Chaque film exige un tel niveau de concentration, vous devez traiter tellement de sujets hétérogènes que vous devez vraiment vous concentrer sur ce qui est le plus important. Et chaque fois, après avoir terminé un film, j’ai besoin de nettoyer mon cerveau, ce que je fais en lisant. Mais je ne lis pas de romans policiers ou de romans de gare, plutôt des livres sur les nouvelles théories en astrophysique et autres recherches scientifiques. C’est la meilleure récréation pour moi.

Votre troisième film de fiction, Une femme douce en 2017, était assez surprenant, avec un style loin de ce que vous aviez fait auparavant, dont une tonalité grotesque qui ne correspond pas à ce que nous connaissions de votre esthétique.
Pour moi, il n’y a pas de grand changement. J’avais cette histoire en tête depuis huit ans avant de faire ce film, vaguement basé sur la nouvelle du même titre de Dostoïevski, et j’ai toujours su quel style de film je voulais. En fait, ce style n’est pas aussi nouveau que vous le dites, il y avait déjà quelques éléments de grotesque dans My Joy, avec le personnage du poète fou. Avec Une femme douce, je cherchais des moyens de décrire le monde que j’ai observé pendant la majeure partie de ma vie, et que l’on devrait appeler l’Empire russe, à travers différentes époques et sous différentes formes. Et ce que vous appelez grotesque me semblait approprié, du moins à certains moments — tout le film n’est pas sur le même ton.
Cette violence extrême, laide et en même temps ridicule dans les comportements sera à nouveau omniprésente dans Donbass, mon quatrième film de fiction, mais cette fois-ci, il sera basé sur des situations réelles. Je pense donc que ce que je montre dans Une femme douce est assez précis pour décrire une société totalitaire, et plus particulièrement la société russe. Le grotesque est en fait déjà présent dans certaines œuvres de Dostoïevski, comme Les Démons, où l’on trouve ce mélange de tragédie et de désordre qui est très typique de la société russe. Mais ma principale référence ici a été le travail du grand philologue Mikhail Bakhtine, qui a écrit un livre majeur sur François Rabelais. Ce livre traite bien sûr du carnavalesque et du grotesque dans l’œuvre de l’écrivain français de la Renaissance, mais aussi du monde soviétique dans lequel Bakhtine lui-même a vécu. Et il ne s’agit pas seulement de Staline et de l’ère stalinienne, mais de la Russie en général. Staline ne fait que concentrer des tendances qui font partie du côté sombre de la Russie — laquelle a bien sûr aussi des côtés lumineux. Ce sont ces côtés sombres que Poutine incarne aujourd’hui. Bakhtine est quelqu’un d’important pour moi à bien des égards. À propos des romans de Dostoïevski, il a créé la notion de « chronotope », qui relie ensemble le temps et l’espace. Le temps et l’espace comme une seule entité : c’est le cinéma !

Donbass est votre quatrième long métrage de fiction, avec un concept très original, la reconstitution de vidéos tournées dans la partie occupée de l’Ukraine après l’invasion russe de 2014. Pourquoi avez-vous ressenti le besoin de remettre en scène ces situations au lieu de simplement montrer ce qui s’est passé ?
Depuis mes débuts en tant que cinéaste, je pense à faire une opération spécifique : utiliser des séquences documentaires existantes et les mélanger avec des séquences de fiction que je tournerais, afin d’en faire un seul objet filmique, où l’on ne peut pas faire la différence. C’est ce que sera mon prochain film, sur ce qui s’est passé à Babi Yar, ce lieu en Ukraine où plus de 30 000 Juifs ont été tués par les nazis en 1941. Cela fait dix ans que j’y travaille, j’y arriverai bientôt. Donbass était une étape dans cette recherche au long cours. J’ai recréé des séquences que j’ai trouvées sur YouTube, des vidéos tournées par des inconnus et montrant différents moments dans les territoires occupés de l’Ukraine. En recréant ces scènes, j’ai beaucoup appris sur les relations entre la vérité et la dramaturgie. Pour chacune, j’ai dû réfléchir à ce qui peut et doit être fait pour organiser les événements que nous regardons, pour changer (ou non) le timing, pour décider de la position de la caméra, etc. Chaque décision vise à rester fidèle à ce qui s’est réellement passé, mais cherche aussi à augmenter la qualité dramatique du film, l’intérêt du spectateur. L’un des principaux éléments dramaturgiques dans la réorganisation comme dans la reconstitution concerne la façon dont la scène se termine. Dans la vie réelle, il peut n’y avoir aucune fin, ou la fin peut survenir longtemps après, ici il faut trouver une sorte de conclusion, qui apporte un sens à l’épisode.

Nous vivons à l’époque des fake news, de nombreuses personnes inventent de histoires et prétendent que ces soi-disant réalités alternatives sont vraies. Ne pensez-vous pas qu’il est dangereux de dissoudre de plus en plus la limite entre ce qui a été enregistré et ce qui a été créé ? Il y a un grand risque à ouvrir encore plus la possibilité de faire croire à de fausses représentations de ce qui se passe réellement.
La recherche est dangereuse, vous devez prendre des risques pour atteindre quelque chose de nouveau. Je me vois comme un scientifique utilisant des outils de cinéma pour mes recherches et c’est la nature de ce que je suis qui m’amène à explorer ces territoires. Cloner des moutons était également dangereux, cela a soulevé de nombreux problèmes éthiques, mais c’est ce que les chercheurs sont censés faire. Et je suis convaincu que ce que je fais n’est pas seulement intéressant, mais nécessaire. Quand les gens regardent des archives, ils ont un certain état d’esprit, parce qu’ils sont conscients que cela s’est réellement passé, quand ils regardent des fictions, ils ont un autre état d’esprit, ils savent que c’est inventé. Ce savoir est une protection contre la profondeur des émotions que je veux partager avec les spectateurs, le mélange des archives et de la fiction est un moyen de la dépasser. Sinon, les gens restent à distance des événements les plus brutaux. Le projet de fiction sur Babi Yar vise à créer une forte impression émotionnelle, au-delà de la connaissance intellectuelle de l’événement. Je veux que les spectateurs aient une idée de ce que cela signifiait vraiment d’être juif à ce moment-là. Et cela n’a pas seulement une signification morale, cela peut aussi être utile dans la vie réelle. Par exemple, aujourd’hui, en Ukraine, beaucoup de gens vivent des horreurs auxquelles ils ne sont pas du tout préparés. Ils ne comprennent pas ce qui leur arrive, même si cela s’est déjà produit auparavant, et dans ce cas, dans les mêmes endroits. Ces personnes, comme nous tous, ont vu des choses horribles dans des reportages télévisés sur des tragédies se déroulant ailleurs, elles ont vu des choses horribles dans des fictions qu’elles savent être des fictions, dans les deux cas elles pouvaient rester à distance. Je veux que chacun apprenne dans sa chair que c’est possible, c’est possible encore aujourd’hui et demain, et c’est possible pour vous, pour chacun de nous, personnellement.

Donc vous travaillez à une sorte de projet éducatif.
Oui, oui, mais pas comme un apprentissage dans les livres. Il doit s’agir d’un processus éducatif émotionnel. Je crois que cette technique peut changer, au moins un peu, les perceptions individuelles et collectives, elle peut changer les gens. Même si ce n’est qu’un peu, cela en vaut la peine. C’est en tout cas ce que j’essaie de faire. Depuis que j’ai réalisé Donbass, j’ai souvent donné des masterclasses où je montrais ensemble le matériel original et ce que j’en avais fait, pour comparer et discuter. Parfois, la réponse est que l’original était meilleur, parfois non, dans de nombreux cas, différentes personnes ont des opinions différentes, c’est génial. Cela correspond totalement à mon intérêt scientifique pour le cinéma. Et c’est aussi la raison pour laquelle je veux faire un film de fiction sur Babi Yar. J’utiliserai les archives qui ont été filmées en 1941, dont certaines figurent dans Babi Yar : Context, mais en les combinant avec des séquences que je tournerai avec des acteurs, avec la même apparence, la même texture d’image.

Selon vous, Babi Yar : Contexte, composé uniquement d’images d’archives, n’est pas suffisant ?
Non, ce n’est pas suffisant car il ne montre que les événements de loin, avant et après, mais pas ce qui s’est réellement passé. Je veux montrer comment les décisions ont été prises, et comment elles ont été exécutées, principalement du côté allemand. Il y a beaucoup de rapports, de mémoires, de témoignages, de transcriptions d’interrogatoires pendant les procès, donc les éléments factuels existent. Les officiers des Einzatzgruppen, les escadrons de la mort nazis, étaient des gens très instruits, ils écrivaient beaucoup et très précisément. Je veux comprendre et faire comprendre quel type de discipline, quel type de vocabulaire, quel type de philosophie, etc. sont mobilisés pour accomplir de tels crimes. C’est une enquête anthropologique, si vous voulez. Mais pour y avoir vraiment accès, il faut la réaliser. Les documents écrits ne suffisent pas.

Dans tous les cas, vos travaux sur des événements historiques, parfois très lointains, entrent en résonance avec des situations contemporaines. Votre film le plus récent à ce jour, Histoire naturelle de la destruction, sur le bombardement massif de la population allemande par les Alliés à la fin de la Seconde Guerre mondiale, a évidemment été réalisé avant le début de la guerre d’agression russe contre l’Ukraine en mars 2022. Mais lorsque nous avons découvert le film au Festival de Cannes en mai de la même année, il a fortement résonné avec ce qui se passait au même moment.
Les bombardements et les destructions de villes en Ukraine sont la suite directe de ce qui s’est développé au cours du XXe siècle dans le domaine de la guerre. La construction massive d’armes de destruction massive, d’artillerie lourde et encore plus d’avions bombardiers (et maintenant de missiles) implique le concept de guerre totale, la destruction de villes entières. C’est ce que nous avons vu partout et cela concerne toutes les armées dès qu’elles disposent de ce type d’arsenal. Dès qu’elles ont les armes qui leur permettent de détruire massivement des populations civiles, elles le font. C’est ce que W.G. Sebald[8] a montré très clairement dans son livre portant le titre que j’ai utilisé pour mon film sur la destruction inutile des villes allemandes par les forces aériennes britanniques et américaines.
Bien sûr, l’armée allemande l’avait aussi utilisé, et les Russes aussi. Et c’est ce qu’ils font maintenant en Ukraine, il y a une continuité historique. Donc, même si je n’avais pas anticipé ce qui se passe depuis le mois de mars en Ukraine, le montage des archives de la Seconde Guerre mondiale a un sens pour aujourd’hui. C’est malheureusement très clair. C’est clair maintenant, mais ce n’était pas le cas avant. J’ai commencé à travailler sur ce projet en 2017. Il s’agit d’un projet très cher en raison du coût des archives, j’ai donc fait une demande de financement, mais la plupart des institutions m’ont répondu qu’il n’y avait pas besoin de faire un tel film, que tout avait été dit et montré, que ces événements appartenaient au passé.

Un aspect frappant de ce film est que, parfois, les spectateurs ne savent pas à quel côté appartiennent les personnes à l’écran, par exemple les ouvriers qui fabriquent les bombes en Allemagne et en Angleterre se ressemblent.
C’est exactement ce que je veux dire, le film traite du processus de destruction lui-même. Mais il soulève aussi la question de la responsabilité. Dans une certaine mesure, tout le monde est impliqué dans ce qui est fait pendant la guerre, c’est très différent de l’ère préindustrielle, où seules les armées étaient impliquées dans les combats. Aujourd’hui, dans une certaine mesure, tous les Russes qui ne sont pas des opposants au régime sont des complices de Poutine, au moins parce qu’ils paient les taxes qui aident à la fabrication des armes, ou parce qu’ils travaillent pour la logistique, pour l’infrastructure, pour le transport. Un autre aspect auquel j’ai pensé seulement après avoir terminé le film et l’avoir regardé, c’est que vous voyez tous les efforts des Européens pour construire une civilisation très sophistiquée, qui se traduisent notamment par ces merveilleuses villes, ces bâtiments et ces constructions admirables, mais aussi par la construction d’outils pour détruire tout cela. Et ils l’ont fait ! Et ils pourraient très bien le refaire ailleurs qu’en Ukraine. Comme s’il existait une loi générale de destruction et d’autodestruction, une loi qui fonctionne au-delà de la volonté des gens. Comme une loi physique, une loi naturelle. Le film décrit la manière dont cette loi produit des effets. Elle est assez similaire au processus décrit par Albert Camus dans son roman La Peste. Elle semble venir de nulle part, et contamine tout le monde, n’importe où. C’est ce qui se passe actuellement.


[1] Cet entretien a été réalisé début juillet 2022, dans le cadre de l’hommage rendu à Loznitsa par le Festival du Film de Sarajevo lors de sa 28e édition, du 12 au 19 août. Vifs remerciements à Joël Chapron.

[2] Le VGIK (Institut national de la cinématographie) a été créé en 1919. Plus ancienne école de cinéma au monde, elle est aussi une des plus réputées. Son enseignement, très varié, est organisé en petits groupes d’élèves sous la direction d’un maître, fonction qu’a assumée au fil des décennies du XXe siècle la plupart des grands cinéastes soviétiques.

[3] Naoum Kleiman est un éminent historien du cinéma, qui a créé et dirigé le Cabinet Eisenstein, devenu le point de rencontre de tous les cinéphiles venus à Moscou depuis la fin des années 60. Au début des années 90, il a coordonné et dirigé le Musée du cinéma, jusqu’à son expulsion sous la pression des bureaucrates affiliés à Poutine et de leur homme fort dans le domaine du cinéma, le “tsar” Nikita Mikhalkov.

[4] Kira Mouratova (1934-2018) a réalisé seize longs métrages entre 1961 et 2012, souvent en conflit avec les autorités soviétiques. Elle a travaillé la plupart du temps avec le Studio d’Odessa, la ville ukrainienne où elle a passé la majeure partie de sa vie.

[5] San Clemente est un documentaire réalisé par Raymond Depardon et Sophie Ristelhueber tourné en 1982 dans un asile psychiatrique (aujourd’hui désaffecté) situé sur l’île qui donne son nom au film, près de Venise.

[6] Funérailles d’Etat (2019) est un film de montage de 2 heures 15 composé à partir d’images enregistrées lors de l’annonce en URSS de la mort de Staline et durant les obsèques du dictateur.

[7] Reflection est le titre du court métrage de Sergei Loznitsa pour le film collectif les Ponts de Sarajevo (2014) qui réunissait treize cinéastes européens sous la direction artistique de Jean-Michel Frodon.

[8] Il s’agit en fait du titre de la traduction anglaise du livre de Sebald, dont le titre original est Luftkrieg und Literatur, publié en 1999. Le titre de la traduction française est De la destruction comme élément de l’histoire naturelle (Actes Sud, 2014, traduction de Patrick Charbonneau). Loznitsa avait déjà emprunté à Sebald le titre de son film Austerlitz.

Jean-Michel Frodon

Journaliste, Critique de cinéma et professeur associé à Sciences Po

Rayonnages

CultureCinéma

Notes

[1] Cet entretien a été réalisé début juillet 2022, dans le cadre de l’hommage rendu à Loznitsa par le Festival du Film de Sarajevo lors de sa 28e édition, du 12 au 19 août. Vifs remerciements à Joël Chapron.

[2] Le VGIK (Institut national de la cinématographie) a été créé en 1919. Plus ancienne école de cinéma au monde, elle est aussi une des plus réputées. Son enseignement, très varié, est organisé en petits groupes d’élèves sous la direction d’un maître, fonction qu’a assumée au fil des décennies du XXe siècle la plupart des grands cinéastes soviétiques.

[3] Naoum Kleiman est un éminent historien du cinéma, qui a créé et dirigé le Cabinet Eisenstein, devenu le point de rencontre de tous les cinéphiles venus à Moscou depuis la fin des années 60. Au début des années 90, il a coordonné et dirigé le Musée du cinéma, jusqu’à son expulsion sous la pression des bureaucrates affiliés à Poutine et de leur homme fort dans le domaine du cinéma, le “tsar” Nikita Mikhalkov.

[4] Kira Mouratova (1934-2018) a réalisé seize longs métrages entre 1961 et 2012, souvent en conflit avec les autorités soviétiques. Elle a travaillé la plupart du temps avec le Studio d’Odessa, la ville ukrainienne où elle a passé la majeure partie de sa vie.

[5] San Clemente est un documentaire réalisé par Raymond Depardon et Sophie Ristelhueber tourné en 1982 dans un asile psychiatrique (aujourd’hui désaffecté) situé sur l’île qui donne son nom au film, près de Venise.

[6] Funérailles d’Etat (2019) est un film de montage de 2 heures 15 composé à partir d’images enregistrées lors de l’annonce en URSS de la mort de Staline et durant les obsèques du dictateur.

[7] Reflection est le titre du court métrage de Sergei Loznitsa pour le film collectif les Ponts de Sarajevo (2014) qui réunissait treize cinéastes européens sous la direction artistique de Jean-Michel Frodon.

[8] Il s’agit en fait du titre de la traduction anglaise du livre de Sebald, dont le titre original est Luftkrieg und Literatur, publié en 1999. Le titre de la traduction française est De la destruction comme élément de l’histoire naturelle (Actes Sud, 2014, traduction de Patrick Charbonneau). Loznitsa avait déjà emprunté à Sebald le titre de son film Austerlitz.