Judith Lou Lévy : « Des dérives menacent l’existence même du cinéma »
Alors que le milieu est secoué par les crises et connaît une période de mutation, des professionnels du secteur réunis en collectif appellent de leurs vœux à des états généraux du cinéma à l’occasion d’une journée de mobilisation le 6 octobre prochain à l’Institut du monde arabe. Le cinéma, à la fois art et industrie, a connu bien des soubresauts, et la crainte de sa disparition paraît intrinsèque à son histoire, tant sur un plan ontologique, lui qui par nature enregistre le vivant comme trace tout en témoignant de la mort au travail, qu’à un niveau objectif avec désormais le triomphe des plateformes, le tournant néolibéral de la culture, ou encore la fermeture des salles.
Pourtant, il serait naïf de croire que parce qu’il a survécu jusque-là le cinéma n’est pas véritablement en danger. Pour Judith Lou Lévy, partie prenante de ce collectif et productrice indépendante dont les films Atlantique de Mati Diop en 2019 et Le Genou d’Ahed de Nadav Lapid en 2021 ont été respectivement récompensés par le Grand Prix et le Prix du Jury au Festival de Cannes, la survie du cinéma tient à un sursaut de la part de gens qui le font et à l’engagement des pouvoirs publics censés le soutenir. Pourtant, les stratégies mises en place par ces derniers semblent aller dans une tout autre direction. Pour continuer à produire des œuvres puissantes et audacieuses et pour défendre une tradition historique qui est aussi une fierté nationale, une mobilisation et des choix politiques forts comme la France a pu le faire par le passé sont nécessaires. Tout comme les films permettent des résurrections à l’envi, il faut croire au renouveau du milieu du cinéma. Alors, sauve qui peut (la vie) ? YS.
Quelles sont la genèse et les ambitions de cette interpellation des pouvoirs publics à travers l’appel à des états généraux du cinéma le 6 octobre prochain ?
Au départ, il y a la publication d’une tribune dans Le Monde au mois de mai dernier, à l’initiative d’un petit groupe qui n’était pas un collectif mais qui partageait des préoccupations communes, réunissant des producteurs très renommés comme Saïd Ben Saïd, Philippe Carcassonne, Elisabeth Perez, des réalisateurs, Arthur Harari qui s’est illustré non seulement avec son film Onoda mais aussi par sa prise de parole lors des Césars, Mati Diop, l’actrice Maud Wyler et moi-même.
Notre inquiétude vient cependant de plus loin, et cette mobilisation est issue d’une lente maturation face au constat de dérives qui menacent l’existence-même du cinéma ces dernières années. On observe un brouillage des lignes entre le cinéma et l’audiovisuel, l’asservissement à des logiques de rentabilité et des phénomènes de concentration délétères. Il a fallu du temps car ce ne sont pas forcément des professions qui ont l’habitude de se mobiliser. Avec ces États Généraux que nous appelons de nos vœux, nous voulons rassembler les différents acteurs du secteur, tous les maillons la chaîne des producteurs aux distributeurs, des réalisateurs, des scénaristes, des techniciens, des grandes organisations professionnelles [NDLR : on peut retrouver la liste des signataires ici] afin de prendre le temps de s’interroger de façon transpartisane : que s’est-il passé ? Où l’on en est ? Et enfin, dans quelle direction voulons-nous nous tourner ? Car nous craignons qu’il n’y ait plus de cinéma français, celui qui a pu faire la fierté de notre pays, dans les trois prochaines années. Et s’il n’y a plus de cinéma d’auteur en France, c’est une grande partie de la production mondiale du cinéma d’auteur qui s’écroule, car nous coproduisons beaucoup de grands cinéastes étrangers, qui sont également dépendants de notre modèle pour l’existence de leurs œuvres. Nous ne nions pas la crise que le milieu du cinéma traverse, mais nous critiquons la réponse précipitée qui y est apportée et qui témoigne d’une méconnaissance, sinon d’un mépris, envers les professionnels qui le pratiquent au quotidien.
Il s’agira alors de réfléchir avec l’ensemble de la filière et de produire des idées et des mesures concrètes pour nous refonder : que faire de la chronologie des médias, à savoir les règles qui définissent les délais à respecter pour l’exploitation d’un film sur différents supports (télévision, plateformes) afin de protéger sa sortie en salle ? Quelle place pour la salle alors que le prix d’un billet est plus cher qu’un abonnement illimité à une plateforme ? Quels tarifs mettre en place ? Comment aborder le défi que posent les nouveaux diffuseurs ? Comment assurer l’existence d’un cinéma d’auteur, comment le redéfinir de nos jours ? Quelles politiques des publics ? Comment se saisir de l’information à l’ère digitale ? Que signifier filmer, qui filmer et comment aujourd’hui ? Ou encore comment protéger les critiques ? Cela me paraît être des sujets passionnants, et l’on perçoit beaucoup d’enthousiasme et de motivation à l’approche du 6 octobre.
Dans le rapport sur l’incitation à l’investissement privé dans le cinéma et l’audiovisuel, remis en décembre 2018 par Dominique Boutonnat (dont on peut rappeler qu’il est mis en examen depuis 2021 pour tentative de viol sur son filleul), avant qu’il ne soit nommé président du Centre National du Cinéma et l’image animée[1], la terminologie utilisée témoigne d’un glissement : on désigne par exemple les films comme des « actifs », en précisant tout de même entre parenthèses « les œuvres ». Alors que le CNC a été conçu pour défendre les artistes contre le marché, les propositions et les directions envisagées prennent le contre-pied de ses missions originaires pour une mise au pas néolibérale. Cela signifie-t-il la remise en question de « l’exception culturelle » ?
Le CNC a été fondé en 1946. C’était un choix politique très fort, afin d’une part de rénover le parc des salles de cinéma détruites pendant la guerre et pour protéger la création française face notamment à l’arrivée massive des films américains à la Libération. La France s’est illustrée en promouvant l’idée d’exception culturelle, à savoir que la culture n’est pas une marchandise comme les autres, qu’il fallait des règles spécifiques pour les œuvres et non la seule loi du marché.
On sait très bien que le cinéma en France a toujours tenu grâce à des mesures exceptionnelles. Cela relève d’un choix de société, et en l’occurrence juste après-guerre la France a décidé, au nom de l’intérêt général, qu’il fallait assurer un cinéma français qui mette à l’honneur la diversité des œuvres et l’audace créative. Le cinéma a bien sûr rencontré plusieurs crises, mais l’on n’avait jamais vu une telle remise en question de ce principe par les pouvoirs publics au nom d’une réalité de marché qui, il faut le dire, est en berne.
La parution de ce rapport a donc été un véritable choc. À ce moment-là, l’ensemble de la profession ne comprend pas cette nouvelle sémantique, et manifeste unanimement son inquiétude devant cette glissade idéologique : d’un coup, les termes de la dérégulation mercantile sont inoculés et évacuent toute dimension artistique. Et, quelques semaines plus tard, une commission parlementaire est formée pour tirer des conclusions de ce même rapport, il y a donc un relai politique immédiat. Une telle démarche devrait préoccuper tous les domaines culturels, et pas seulement le cinéma… Comment peut-on aussi rapidement, sans consulter les professionnels, vouloir détruire un joyau national complexe, un modèle de financement de la culture unique au monde et que l’on nous envie, et qui, lorsqu’il est importé, produit des effets incroyables ?
Comme en Corée du Sud…
Les pays qui réussissent à maintenir une culture publique sont des pays qui, par définition, ont un État qui décide de la soutenir activement. En France, cela fait partie de notre histoire, c’est aussi ce qui fait la réputation de notre pays, au même titre que la santé et l’éducation gratuite ou la Révolution française, c’est notre fierté, c’est pour ça que l’on est connu à travers le monde. Le cinéma a permis à l’étranger de faire connaître la France depuis des décennies, et cela participe, aussi, au rayonnement de la France, c’est la base du soft power, un enjeu à la fois d’intérêt général et stratégique.
Ce complet renversement ne peut que être perçu comme une forme d’agression. Je parle du cinéma, mais là encore cela concerne aussi l’édition, la presse, le théâtre… Tous les secteurs subissent, de façon analogue bien qu’étanche, des désaffections en termes de soutiens publics. De manière générale, c’est comme si l’agenda programmatique de la culture en France visait à transformer un système qui était pensé comme une orfèvrerie en une plaque en plastique : il y a une intention de simplifier le système d’aide alors que c’est cette complexité qui, quelque part, assure la diversité des financements, et donc la singularité des œuvres et la liberté des créateurs.
Une annonce récente témoigne très concrètement de ce tournant idéologique et de ses conséquences financières et politiques : la dissolution du DICRéAM, à savoir la commission du CNC qui concernait les arts numériques, au profit d’un dispositif pour la « création immersive et le métavers », dirigée par Jean-Michel Jarre…
Cela atteste là encore d’une forme de précipitation et d’une décision arbitraire. C’est tout de même problématique de voir la politique culturelle française asservie au rêve d’un milliardaire américain comme Mark Zuckerberg, qui est en plus dangereuse pour le climat et risque de pousser à l’uniformisation et au conditionnement des artistes là où on devrait encourager tout le contraire, et en particulier une dimension critique.
Tout cela ne soulève-t-il pas des enjeux démocratiques fondamentaux ?
Cela pose une question à mon avis cruciale, si l’on est en effet encore en démocratie : qui parle ? d’après quel point de vue ? Au nom de quoi et de qui ? J’interroge la légitimité de cette parole. Un des principes fondateurs du CNC, c’est la concertation entre les pouvoirs publics et les professionnels. Ce fut la clef pour la réussite du système. Alors bien sûr, la concertation n’est malheureusement pas assez définie de manière réglementaire, ce qu’il faudrait établir peut-être pour avoir avec un dialogue serein, mais pourquoi l’évacuer totalement ? Pourquoi se priver de recevoir les pistes pensées par et pour les gens qui travaillent chaque jour dans un secteur ?
C’est pour cela que nous demandons par exemple à ce que les rapporteurs spéciaux soient nommés avec l’accord des professionnels, sinon on se retrouvera – comme c’est donc déjà le cas – avec des personnes qui n’ont plus d’intérêt à faire de la place au cinéma, qui ne l’aiment pas, qui ignorent son histoire et ses spécificités, et qui le réduisent à une vision marchande.
On voit cela à l’œuvre dans le plan stratégique pour France 2030 sur « la grande fabrique de l’image », et on notera la déviation sémantique là encore où le terme même de cinéma est évacué. Le but affiché de ce plan est de financer les infrastructures permettant à la France de se positionner par rapport à « l’explosion de la demande de contenu », tout cela se présente comme une modernisation nécessaire, mais c’est assez révélateur de voir que sur ce budget de 400 millions d’euros il n’y pas un euro alloué à la création… Tout va très vite, trop vite, et nous avons besoin d’analyser les ressorts de cette crise collectivement et non pas de façon discrétionnaire comme cela semble malheureusement être le nouveau mode d’élaboration des politiques…
Cela ne pose-t-il pas plus généralement la question : à quoi prêtons-nous de la valeur, en tant que société ?
Nous vivons dans un pays où, encore jusqu’à récemment, on considérait les intellectuels et les artistes comme des trésors nationaux. Ça ne veut pas dire qu’ils étaient toujours aidés et respectés, je ne veux pas idéaliser le passé, mais il y avait tout de même une certaine estime, une place qui leur était reconnue. A-t-on envie de vivre dans un pays où quand on va dans le Relay d’une gare ou au kiosque il n’y a plus de presse spécialisée dans le cinéma ? Où les cinémas indépendants subissent les assauts d’opération immobilière pour laisser place à des bureaux et des magasins ?
La question qu’il faut se poser, c’est à quelle hiérarchie de normes et de valeurs nous obéissons en tant que secteur. Doit-on se soumettre à un principe extrêmement faible, et par ailleurs questionnable, celui de la rentabilité financière qui, a priori, n’a jamais été au cœur de la construction de la société ? Ou, a contrario, ne faut-il pas plutôt croire en l’intelligence collective, qui semble être plus à même de nous permettre de vivre ensemble ? J’ai l’impression que l’on a perdu en route les valeurs et la tradition française qui nous ont constitués en tant que modèle culturel pour nous-mêmes et pour le monde. C’est donc un cri d’alarme que nous lançons, depuis notre endroit, mais ce cri résonne et doit avoir un écho bien au-delà du seul cinéma. Si le cinéma est un miroir du monde, son fonctionnement reflète aussi les tournants qui sont en train d’être pris depuis quelque temps dans bien des domaines. Cela concerne l’ensemble des citoyens de ce pays et plus généralement tous ceux et celles qui l’aiment justement pour la place qui y est faite pour la pensée, la beauté, l’art, l’accès à un autre que soi-même, pour toutes celles et ceux qui veulent continuer à sortir dans le monde, et non pas juste à rester chez eux (dans des conditions de plus en plus difficiles)…
On pourrait établir un parallèle entre le dérèglement climatique et celui de l’écosystème du cinéma, et plus largement des services publics. Le philosophe Glenn Albert a forgé le terme de « solastalgie » pour désigner la tristesse que l’on ressent lorsqu’on ne reconnaît plus un lieu que l’on a aimé à cause des effets du réchauffement climatique, il décrit ce sentiment comme « The Homesickness You Have at Home. » Ne vit-on pas un tel mal du pays chez nous ?
Il y a en effet une forme de tristesse et de colère à constater les attaques que subit un modèle, certes imparfait, mais qui a fait ses preuves et permis de réaliser tant de belles choses. Le milieu du cinéma est un écosystème fragile, et comme dans n’importe quel écosystème si on introduit des éléments perturbateurs, si on dérégule, cela peut mener à sa destruction. Les pouvoirs publics ont-ils sciemment envie d’annihiler le système français, ou bien est-ce une erreur, un malentendu ?
Une nouvelle fois, je n’idéalise pas le passé, et je ne dis pas que c’est horrible aujourd’hui et que le futur est mort. J’aime l’expression des Anglais qui parlent de « common decency ».
Je suis productrice indépendante et je ne viens pas d’une famille riche. Dans ma vie professionnelle, si j’ai pu bénéficier du parcours que j’ai eu, c’est grâce a priori à une réglementation publique sécurisée et des choix politiques qui promulguaient un principe d’équité d’accès à des ressources mutualisées et pensées pour ne pas être simplement des bastions. Et je pense que c’est aussi important de répéter que le cinéma, ce n’est pas le budget de l’État ou l’argent du contribuable, mais un système autonome, avec ses propres taxes via les entrées salles qui lui permet de se financer.
Si je me mobilise, c’est parce que j’ai envie de continuer à pouvoir produire les films dans lesquels je crois, que j’ai envie de défendre. Regardez l’Angleterre, regardez l’Italie. C’était une grande nation de cinéma, et maintenant ? Le berlusconisme a achevé de saper la création là-bas. L’optimum financier s’applique désormais à l’ensemble de la société et c’est dramatique.
Jean-Luc Godard disait que la télévision fabriquait de l’oubli et le cinéma des souvenirs. Et Netflix de l’insomnie ? Je pense à la phrase de Reed Hasting, le patron de la plateforme, qui proclamait qu’il était en concurrence avec le sommeil. Dans son libelle Netflix, l’aliénation en série, Romain Blondeau écrit que « Netflix a inventé une forme au service d’une économie (…) c’est l’art parfait du capitalisme attentionnel. » Pourquoi une telle vision semble-t-elle désormais orienter en France un secteur préservé jusque-là grâce à un certain protectionnisme ?
Le milieu du cinéma et de la culture n’est pas épargné par une certaine attitude positiviste selon laquelle le nouveau correspond toujours à un progrès, qu’il faut suivre tête baissée la marche du monde et le prendre comme un état de fait. C’est une véritable transformation historique qui se joue en ce moment, car on a accueilli des sociétés multimilliardaires américaines à l’intérieur d’un système qui s’était développé et épanoui justement parce qu’il en était protégé.
Et en même temps il n’y a rien de nouveau sous le soleil : l’évolution technologique fabrique des formes d’expression nouvelles, la télévision a produit sa propre économie, qui a entraîné un certain registre de production, etc. Il y a de plus en plus de gens qui disent que les plateformes ne sont pas en réalité une révolution mais plutôt une mutation de la télévision… De notre côté, nous nous interrogeons : doit-on renoncer au cinéma que l’on a connu, sous prétexte que certains le jugent dépassé ? Il faut se garder de modifier un système trop rapidement, on voit d’ailleurs ici et là des signes d’essoufflement des plateformes, des rééquilibrages, tout comme il faut se méfier de tirer des conclusions trop hâtives sur les conséquences de la pandémie dans les pratiques des spectateurs.
Le cinéma en France a pu se maintenir et se développer grâce à des politiques volontaristes et la participation à son financement de nouveaux acteurs, comme les chaînes de télévision, au fur et à mesure de l’évolution du secteur. Aujourd’hui, cela concerne les plateformes. Que pensez-vous du décret SMAD de juin 2021 qui entend précisément faire participer Netflix et les services de vidéo à la demande au financement du cinéma et de l’audiovisuel français ?
C’est un sujet qui ouvre beaucoup de débats intéressants, et qu’il faudrait déplier lors des États Généraux. Tout cela s’est d’abord décidé, encore une fois, avant toute concertation interprofessionnelle, et lorsque l’on s’est retrouvé à « négocier », on avait déjà l’herbe coupée sous le pied. N’a-t-on pas, en réalité ouvert la boîte de Pandore ? Sous couvert d’une petite contribution, il faut savoir que Netflix peut désormais en échange bénéficier des aides publiques du CNC, c’est tout de même absurde.
Et notre poids face à ces énormes groupes est très faible. Par exemple, une négociation tendue est ouverte avec Disney, qui entend remettre en question la chronologie des médias en voulant sortir en même temps son film sur sa plateforme et en salle, il menace pour ce faire de ne pas sortir le film Disney de Noël sur grand écran. Cela aurait des conséquences dramatiques, non seulement parce que c’est triste de priver ainsi les enfants de film à cause de manœuvres financières, que c’est une prise d’otage de la population par le marché, mais aussi parce que ce serait un manque à gagner énorme pour le CNC qui serait privé d’une ressource sur les entrées traditionnellement importantes de ce type de film.
En effet, notre système de financement fonctionne grâce à la taxe à 10% directement ponctionnée sur chaque ticket de cinéma, et c’est là où le système est génial car même les blockbusters américains contribuent à la mutualisation des ressources qui sont ensuite redistribuées lors de commissions sélectives formées par des professionnels. Si le film Disney ne sort pas sur grand écran, à un moment où il y a déjà un effondrement de la fréquentation des salles de 40 à 50%, les recettes, et donc les budgets du CNC vont fondre. Cela signifie qu’en 2023-2024 il risque d’y avoir beaucoup moins d’argent redistribué dans les films à tous les étages.
Ce que l’on observe aussi c’est que les budgets relatifs au cinéma et ceux qui concernent l’audiovisuel sont en train d’évoluer comparativement de manière très déséquilibrée : d’un côté le cinéma voit ses ressources s’étioler ; de l’autre au contraire les recettes augmenteront du fait notamment de la répartition des ressources issue des accords SMAD. C’est un peu technique, mais quelques chiffres sont nécessaires pour en prendre la mesure : la taxe sur les plateformes est fléchée à 80% vers l’audiovisuel contre 20% vers le cinéma, et dans ces 20%, seulement 17% sont à destination du cinéma d’auteur, que l’on désigne maintenant comme le « cinéma de la diversité », qui correspond à une définition économique, à savoir les films dont le budget est de moins de 4 millions d’euros. Cela représente une enveloppe annuelle de 5 millions d’euros. En comparaison, Arte finance de son côté à hauteur de 9 millions d’euros environ le cinéma français et international, et on parle d’une petite chaîne qui fait pourtant un travail extraordinaire sur le plan européen au niveau de la création. Netflix, c’est un 1,2 milliard de chiffre d’affaires en France ! Il faut mettre les 5 millions mentionnés en rapport avec ce chiffre…
Les seuls à même de peser face à ces géants, ce sont l’État et la puissance publique, d’autant plus que nous devons aussi protéger nos partenaires traditionnels de l’écosystème français comme OCS… je pense qu’on a plus de raison d’avoir une interdépendance avec des gens qui partagent un même territoire et des intérêts communs plutôt que des entreprises qui peuvent décider de partir du jour au lendemain.
Et c’est dans ce contexte que l’on signe la fin de la redevance télé au nom de la facilitation du pouvoir d’achats des Français, alors qu’en fait ceux-ci se retrouvent à payer de 2 à 3 abonnements par mois quand ils le peuvent, et ces dépenses cumulées peuvent atteindre 30 à 40 euros par mois voire plus, et représentent donc sur l’année un budget de près de 400 euros là où la contribution à l’audiovisuel public s’élevait à 138 euros. Et quand les Français n’ont pas les moyens de payer ces abonnements à la carte, à quoi auront-ils accès ? On se prive de services publics à cause d’un discours démagogique au profit de groupes privés qui ont potentiellement des intentions et des agendas extrêmement différents… Alors oui, il fallait sûrement réformer la redevance pour la rendre plus progressive, mais de là à la supprimer ? Ça nous offrait tout de même une possibilité de financement, pas forcément totalement indépendante car on ne va pas se faire d’illusion sur la neutralité absolue du service public, mais en attendant c’était quand même en faveur de médias qui nous appartenaient collectivement – France Télévision, Arte France, Radio France, l’INA… – et qui sont censés être dirigés et pensés par des gens qui eux, en principe, sont guidés par une culture de la liberté d’expression, de l’espace public.
Dans un entretien donné au Monde en 2020 où il revenait sur sa stratégie, Dominique Boutonnat jugeait que « certains films [n’étaient] pas suffisamment travaillés. » Que pensez-vous d’une telle opinion ? Quel état des lieux faites-vous sur la qualité du cinéma français ?
Je ne nie pas que nous devons faire notre autocritique, mais cela doit se dérouler dans un espace safe. Aujourd’hui, se demander si le cinéma français est assez bon pour mériter de vivre, tant qu’on n’a pas de garantie de survie, eh bien je n’ai même pas envie d’en parler. Je trouve ça étrange de recevoir des critiques aussi violentes dans un contexte déjà difficile sur le plan économique de la part de gens qui sont supposés nous soutenir. Et puis ce discours décliniste dans lequel on se complaît mérite d’être rembarré par quelques faits : le cinéma français a été très récompensé dernièrement, avec la Palme d’or à Cannes pour Titane de Julia Ducournau en 2021, le Lion d’or pour L’Événement d’Audrey Diwan l’an passé, l’Ours d’argent pour le film de Claire Denis, Avec amour et acharnement, et jusqu’à très récemment le film d’Alice Diop, Saint-Omer qui vient de remporter le Grand Prix du jury à Venise cette année. Il y a aussi de jolis succès en ce moment dans les salles, avec des films singuliers comme La nuit du 12 de Dominik Moll, Revoir Paris d’Alice Winocour. Le film de Rebecca Zlotowski, Les Enfants des autres, démarre très bien, et il y a d’autres exemples… D’où vient alors ce désir de nous enfoncer ? Ceux qui disent que le cinéma français n’est pas bon sont aussi ceux qui ne le voient pas et ne le connaissent pas… Et je maintiens aussi qu’il faut beaucoup de films pour faire émerger des pépites. Il y a une prise de risque dans le cinéma qui n’a que peu d’équivalent ailleurs, car c’est un art cher, mais qui est nécessaire si l’on veut produire des grands films. Or, si l’on continue dans ce virage néolibéral, cela mènera de facto à l’inverse à un appauvrissement, et en premier lieu pour le cinéma « de la diversité » que je mentionnais.
Cela me permet d’ailleurs de souligner que l’on nage aussi en pleine crise sémantique : on a remplacé l’expression « cinéma d’auteur » par celle de « cinéma de la diversité », c’est-à-dire, in fine, les films à petit budget, et cela produit une confusion avec une autre expression problématique dont on est fatigués, celle par exemple d’« acteurs de la diversité » par laquelle on désigne tout ceux qui ne sont pas Blancs. Cela crée une séparation, y compris linguistiquement, qui me paraît douteuse et souligne aussi, en regard, l’homogénéité du milieu. Les États Généraux seraient alors l’occasion de réfléchir ensemble à un langage qui soit moderne et contemporain et qui corresponde à ce que l’on veut être, toujours comme société.