Théâtre

Thomas Ostermeier : « Si l’extrême droite monte c’est parce que le pouvoir a moralement corrompu la gauche »

écrivaine et enseignante

Après La Nuit des rois en 2018, Thomas Ostermeier retrouve la Comédie-Française, pour adapter cette fois Le Roi Lear, monument du théâtre shakespearien. Armé d’une nouvelle traduction signée Olivier Cadiot, le directeur de la Schaubühne de Berlin redistribue les rôles et les genres, redonnant toute sa modernité à une œuvre éminemment politique. L’occasion d’évoquer les affres du pouvoir, dans un contexte international fait de censure et de défiance, où le théâtre a, sans doute, un rôle à jouer.

La mise en scène du Roi Lear par Thomas Ostermeier est un monument d’intelligence. Les acteurs de la troupe de la Comédie française y sont fabuleux, autour évidemment d’un Denis Podalydès impérial en vieillard paranoïaque, dictatorial, et fragile qui transfigure le rôle. Mais Ostermeier a aussi choisi une nouvelle traduction, celle d’Olivier Cadiot qui rend la lecture de Shakespeare fluide et plus drôle que jamais. Avec la dramaturge Elisa Leroy, ils ont également décidé de féminiser radicalement la pièce, en éliminant les maris superfétatoires et en transformant le personnage de Kent. Grâce à l’interprétation de la géniale comédienne Sephora Pondi, qui donne une force tellurique à ce gentilhomme falot, il devient le véritable pilier de la dramaturgie shakespearienne. Le reste de la distribution est tout aussi éclatant, et permet de conjuguer un grand respect du texte de Shakespeare tout en mettant en valeur son immense modernité. (L’entretien s’est déroulé en français et nous avons choisi d’en conserver l’oralité.) AF

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Nous sommes à la Comédie-Française et j’ai l’impression que tu es plus à l’aise qu’en 2018 lorsque tu as monté La Nuit des rois.
Ah oui ? Oui, parce que tu n’avais pas aimé ?

Non, ce n’est pas ça. Parce que je trouve que tu as utilisé l’institution en faisant davantage corps avec elle que la première fois. Où tu étais plus dans la subversion. Tu n’as pas cette impression ?
Non, pas du tout. La dernière fois, c’était une comédie. J’avais choisi de faire une comédie pour commencer à travailler avec la troupe parce que je ne voulais pas que ça pèse trop sur les épaules des gens qui travaillent avec moi. Il me semblait plus évident de faire une comédie pour s’amuser, pour pouvoir travailler avec beaucoup plus de légèreté qu’avec une tragédie. Donc les moments de « subversion », c’était des moments comiques.

Farcesques.
Farcesques, grotesques. Par exemple les improvisations qu’on avait faites. C’était vraiment pour rigoler et puis, il y a toujours chez Shakespeare des moments d’impro. Des moments d’impro parlés comme dans le cabaret politique de tradition allemande. Il y a dans ce théâtre une critique du pouvoir et une critique des politiques. Et à cette époque-là, au moment où j’ai monté La Nuit des Rois, Macron, par exemple, avait sorti des bêtises au point qu’il fallait les utiliser. La phrase « quand je traverse la rue » par exemple, ou bien celle par laquelle il se moquait des Français.

Les « Gaulois réfractaires » ?
Voilà. Entre autres. Il nous a rendu service parce que ce sont des phrases extraordinaires. On peut vraiment bien les utiliser. C’est à mon avis complètement dans la tradition, dans l’ADN de l’écriture de Shakespeare. Et si je me suis permis de le faire c’est aussi parce qu’il s’agissait d’une comédie, parce que certains personnages sont des caractères très comiques. On pouvait donc le faire. Et l’idée n’était pas du tout de faire un spectacle subversif. Je ne crois pas que c’est vraiment possible. Tu ne peux pas créer une insurrection à partir d’une pièce de théâtre. C’est plutôt pour rigoler. Et moi, j’ai trouvé que c’était drôle. Toi, non ?

Dans Le Roi Lear, il y a aussi plein de moments comiques, en tout cas que tu transformes en moments comiques. Par exemple le personnage d’Edmond, le fils illégitime, qui est pourtant un personnage terrible de cruauté.
C’est ma lecture de Shakespeare. Parce que les personnages comme Edmond, comme Richard III, comme Iago dans Othello s’inscrivent dans la tradition de la « vice figure » (figure représentant des vices) du théâtre au Moyen Âge. Cela se rattache à toute l’histoire du théâtre depuis le Moyen Âge. Le théâtre était plutôt lié à la religion, à l’Église et on jouait dans la cour des églises des spectacles chrétiens. On n’y voyait pas seulement des personnages, mais parfois des êtres ou des symboles qui se battaient pour conquérir l’âme d’un être humain. Au début, on ne représentait que des vertus mais au bout d’un moment, on a commencé à représenter aussi les vices, le mal. Et petit à petit, les vices sont devenus beaucoup plus importants et les vertus ont disparu. C’est dans cette tradition que s’inscrivent tous les personnages que je viens de citer : Iago, Richard III, Edmond. Mais ces personnages sont arrivés sur la scène à partir de la salle, ils émanaient du peuple. Donc ils parlaient d’une façon beaucoup plus populaire. Ils représentaient le peuple. Et bien évidemment, ils étaient assez drôles. Les « vice figures » ne sont pas forcément des personnages tragiques ou complètement démoniaques. Plus tard, ils sont d’ailleurs devenus des sortes de clowns. Au fond dans le personnage de Hamlet, on retrouve aussi cette tradition. C’est un mélange entre l’intelligence qui fait rire et des personnages qui essayent d’entrer dans une autre classe sociale. Ce sont des arrivistes ou des transfuges de classe comme le dit Didier Eribon. Ça vaut pour Edmond, ça vaut pour Iago. Richard III, lui, est le troisième dans l’héritage, mais c’est lui qui va arriver au pouvoir. Je ne sais pas pourquoi, mais ça peut faire rire, même si le personnage a des objectifs monstrueux.

C’est la phrase d’Horace, « castigat ridendo mores ». C’est-à-dire dénoncer le vice par le rire.
Dénoncer le vice, mais aussi dénoncer la société et dénoncer cette idéologie. Parce qu’Edmond dénonce le système qui repose sur l’inégalité entre les enfants légitimes et illégitimes. Il dénonce l’aristocratie et défend une sorte de méritocratie. C’est un personnage très moderne. Il dénonce les anciennes règles, les anciennes idéologies, l’aristocratie. Et ça peut faire rire. Mais il dénonce aussi les superstitions, le rôle que son père donne à l’astrologie… L’improvisation d’Edmond dans son deuxième monologue fait rire car aujourd’hui le succès des théories du complot montre que la crise actuelle n’est pas seulement une crise sociale, mais aussi une crise métaphysique… On se reconnaît sur la scène dans cette critique de la théorie du complot, dans la rationalité qui sera celle des Lumières contre les croyances du Moyen Âge.
Il y a le buste de Voltaire là-bas, dans la salle. C’est le Siècle des Lumières contre les théories du Moyen Âge. Cela vient aussi de là, l’humour. Tout ça juste pour dire que oui, le Le Roi Lear a une dimension comique. Mais aussi que je ne voulais absolument pas faire un Roi Lear traditionnel. Très vieux, très lent, très pathétique.

C’est ta rencontre avec ce merveilleux acteur qu’est Denis Podalydès qui l’a rendu possible ? Avec sa fragilité sans pathos, vous avez déconstruit ensemble tout virilisme. Il incarne l’hubris du pouvoir car le roi Lear, c’est celui qui veut continuer à avoir le pouvoir même une fois qu’il y a renoncé.
Tout à fait. Il n’a pas complètement renoncé au pouvoir puisqu’il garde ses 100 chevaliers. Le ressort tragique dans la pièce, c’est qu’il confond sa position avec sa personnalité. Il croit qu’il était aimé parce qu’il était roi, bien sûr, mais surtout parce qu’il était le roi Lear, un individu particulier. Et ce qui lui est insupportable, c’est de découvrir que tout le respect et l’amour qu’il a reçus, c’était en raison de sa position de pouvoir, et pas pour lui-même. La modernité de la pièce est là. C’est quelque chose qui fait mal à tout le monde, à nous tous, à moi, aux hommes, mais aussi aux femmes qui étaient au pouvoir. Parce que d’un coup, tu te rends compte que tout l’intérêt que le public a eu pour toi, tout, tout, tout, oui, tout le respect ou l’amour, c’était lié au pouvoir et c’était lié au fait que les gens voulaient participer au pouvoir. Ce qu’il propose à ses filles est affreux parce qu’il veut échanger de l’argent et du pouvoir contre de l’amour. Nous allons encore travailler avec les comédiens pour mettre en avant cet aspect-là : s’il renonce au pouvoir c’est aussi pour être encore plus aimé. Le deal qu’il passe n’est pas seulement avec ses filles, mais aussi avec le public. C’est pour cela que tout est joué avec le public au début de la pièce, parce que c’est un homme du pouvoir qui, au moment d’abandonner le pouvoir, veut être adoré parce qu’il fait ça. Ça aussi, c’est quelque chose de très moderne, parce qu’aujourd’hui beaucoup d’hommes veulent être acclamés parce qu’ils acceptent de « concéder » du pouvoir à des femmes. Dans les entreprises, on voit le président qui est un homme, vouloir se faire aimer en recrutant 50% de femmes dans son conseil d’administration ou à des postes de direction. Mais ça ne doit pas être une gloire, c’est tout bonnement normal. On ne doit pas te dire bravo parce que tu luttes pour la juste reconnaissance des femmes. Sinon c’est ambivalent.

C’est le double dividende : jouir de son privilège d’homme mais se faire passer pour féministe.
Pour préparer ce travail, j’ai rencontré à New York Stephen Greenblatt, qui est pour moi le chercheur le plus important sur Shakespeare, un grand penseur du New Historicism. Il a écrit des livres extraordinaires sur Shakespeare, j’admire beaucoup son travail. J’ai beaucoup mieux compris Shakespeare grâce à ses livres et lui aime mes mises en scène. Il me disait : « Écoute Thomas à l’âge de 40 ans ou 45 ans, la société n’a plus besoin de nous, parce que les enfants sont partis de la maison, on a préparé les choses pour la prochaine génération qui est devenue indépendante, donc c’est à eux de prendre le pouvoir. Or le problème c’est que nous restons au pouvoir 20 ans de plus que nécessaire, parce que les postes de pouvoir sont dans les mains des gens entre 45 et 60 ans… dans le meilleur des cas ! » Ce blocage entre générations crée beaucoup de problèmes, de souffrances, c’est un problème fondamental de nos sociétés. Moi, j’ai eu la chance d’arriver au pouvoir, c’est-à-dire à la tête de la Schaübuhne, à l’âge de 30 ans. Je pense que c’est le meilleur âge parce qu’on a encore la force de la jeunesse, beaucoup d’énergie et pas trop de soucis…

… et quelques illusions ?
Oui ! On a encore de l’espoir, de grands projets dans la tête, on a encore des illusions sur l’importance du collectif, sur la cogestion, sur l’égalité des salaires. J’espère bien que si j’arrivais au pouvoir aujourd’hui, je ferais encore à nouveau cet effort d’introduire la cogestion (Mitbestimmung) dans mon théâtre, l’égalité des salaires, le partage du pouvoir. La Mitbestimmung, c’est assez extraordinaire, c’est de là que vient cette fameuse paix sociale en Allemagne : les employés voient les difficultés de la gestion, ils participent à toutes les réunions sur la vie de l’entreprise.

Mais le grand auteur français qui n’a cessé dans toutes ses pièces de parler du conflit des générations et de la manière dont les vieux captent des places qui devraient échoir aux jeunes, y compris dans la sphère conjugale, c’est Molière. Alors pourquoi n’as-tu jamais monté Molière ?
Tu as raison, un jour je vais m’attaquer à Molière… mais pas à la Comédie-Française.

Pourquoi ? C’est dommage.
Parce que je ne veux pas me retrouver dans une salle de répétition où des acteurs m’expliquent comment il faut traiter les rimes de Molière. Et puis, je pense que le public attend aussi une certaine manière de monter Molière à la Comédie-Française. Je ne pourrais pas supporter ça.

Mais les thèmes sont très proches de ce que tu dis : conflits de pouvoir, de générations, le rôle de l’argent pour obtenir des places ou des choses qu’on ne devrait pas pouvoir acheter…
… et c’est très comique !

Oui !
Bon, tu m’as convaincu, je vais commencer demain ! En fait, depuis quelques années je travaille sur Shakespeare, j’approfondis, comme je l’ai fait auparavant avec Ibsen. Je suis un chemin pendant un certain temps. Et après je m’arrête et je trouve de nouveaux chemins. Alors peut-être qu’un jour je monterai trois ou quatre Molière à la suite pendant cinq ans. C’est bien possible. À la Schaubühne, depuis que je suis directeur, il y a eu plusieurs Molière, notamment Le Misanthrope, mis en scène par Ivo van Hove, et Tartuffe, par Michel Thalheimer. C’était de grandes mises en scène. Ce ne sera donc pas forcément « à la maison » que je mettrais moi-même en scène Molière. La pièce que j’ai envie de monter, c’est vraiment Le Misanthrope. Mais ça dépend aussi beaucoup des comédiens. Si je trouve quelqu’un pour jouer le misanthrope je le ferai. À l’époque c’était Lars Eidingen.

Shakespeare, Ibsen, Molière, tu es un metteur en scène européen, tu montes les grands metteurs en scène européens. Et tu es un metteur en scène très politique. Alors qu’as-tu à dire de la politique en Europe et de la montée de l’extrême droite, des « populismes », si tu utilises ce mot ?
Il y avait Chantal Mouffe à la première alors il faut faire attention sur le populisme !

Et ils ne sont pas d’accord avec Didier Eribon, qui était là aussi… En tout cas, le populisme d’extrême-droite gagne du terrain partout en Europe.
Oui, à cause de la gauche ! La montée de l’extrême droite, c’est grâce à la faiblesse et à la corruption morale de la gauche qui est arrivée au pouvoir et qui a complètement oublié sa mission historique. C’est ce que dit Didier Eribon aussi.

En Allemagne par exemple, vous êtes encore relativement préservés. Et pourtant, on ne peut pas dire que la gauche allemande, avec Schröder à l’époque, ait été formidable.
Mais si nous sommes préservés ce n’est pas forcément parce que les sociaux-démocrates sont forts. Je place beaucoup, beaucoup d’espoir en Kevin Kühnert (secrétaire général du SPD depuis 2021) que je trouve formidable. Lui, c’est vraiment quelqu’un qui pourrait faire revivre l’identité sociale-démocrate. Sauf que maintenant, il est arrivé très haut dans la hiérarchie de son parti, il y a donc un petit danger qu’il soit corrompu par le pouvoir.

Tu veux dire qu’il s’embourgeoise dans l’exercice du pouvoir ?
Oui, c’est le risque avec le pouvoir, comme dit Shakespeare. Il y a aussi Lars Klingbeil (coprésident du SPD) qui est très bien, très fort. Donc mon espoir est que les sociaux-démocrates reviennent à leurs racines. Que le SPD redevienne un parti de gauche, parce que jusqu’à présent, ils ne l’étaient plus. Aujourd’hui c’est Die Linke qui incarne la politique social-démocrate, sauf qu’ils sont les héritiers du PDS et du SED (parti de RDA) et que Sahra Wagenknecht (responsable de Die Linke) est une populiste dont les positions rejoignent celles des populistes de droite. Elle est complètement nationaliste, dans la tradition du national-bolchevisme. Quand elle dit qu’il faut d’abord protéger la classe ouvrière en Allemagne contre les réfugiés, pour moi, c’est un péché originel. C’est gravissime pour des gens qui essayent de défendre les droits de la classe ouvrière d’exclure la classe ouvrière qui n’a pas eu la chance d’être née en Allemagne ou en Europe.
L’Europe est devenue une forteresse. Depuis quelques années, il y a toujours et encore des morts en Méditerranée. L’Allemagne a accueilli beaucoup de réfugiés d’Ukraine, mais il y a des réfugiés en Grèce qui attendent depuis deux ans. On est face à de grandes contradictions. Cette contradiction fondamentale : c’est formidable d’accueillir les Blancs d’Ukraine à bras ouverts mais pourquoi on n’accueille pas des Arabes de Syrie ou des Noirs d’Afrique avec la même hospitalité.

Pour le coup, celle qui s’est distinguée c’est Angela Merkel. Comment en arrive-t-on à ce que ce soit une femme politiquement conservatrice qui mène une politique d’accueil quand tous les autres font le contraire ?
Oui, mais il faut ajouter que, par exemple, tous les Ukrainiens qui sont arrivés, même s’ils n’ont pas le baccalauréat, peuvent faire des études universitaires en Allemagne. Alors que les réfugiés syriens, arabes, noirs doivent attendre pendant des années pour entrer à l’université. Il y a actuellement une ségrégation en Allemagne. Un médecin arabe qui vient de la Syrie a beaucoup de mal à faire son boulot, à travailler dans son domaine. Il y a beaucoup trop de racisme. Quant à la décision d’Angela Merkel, à mon avis, il n’y avait pas seulement des raisons humanitaires.

Il y avait aussi sans doute des raisons économiques liées à la démographie allemande. Mais il n’empêche qu’elle l’a fait quand même. On n’attendait pas ça d’elle.
Je pense que ça a aussi beaucoup à voir avec la mauvaise conscience qu’elle a eue par rapport à la manière dont le gouvernement allemand avait traité la Grèce. Pendant la crise grecque, au Portugal, en Espagne, en Italie, en Irlande, en Grèce, tout le monde s’est dit : « Mais qu’est-ce qu’il fout ce gouvernement allemand ? Ce n’est pas possible de traiter les Grecs comme ça ! » Et toutes ces décisions imposées par la troïka alors que jamais l’Allemagne n’a payé les réparations pour les horreurs faites en Grèce durant le troisième Reich ! Il y avait un grand sentiment de culpabilité de l’Allemagne.
D’ailleurs si la crise énergétique de l’Allemagne s’aggrave, on verra bien comment les pays comme le Portugal, l’Espagne qui ne sont pas aussi dépendants du gaz russe que nous, vont traiter l’Allemagne. Aujourd’hui, c’est l’Allemagne qui a besoin de la solidarité des autres pays européens. Et je ne crois pas que les Allemands veuillent se retrouver dans la même situation que les Grecs.
Moi, j’étais en Grèce dans la rue pendant les grandes manifestations, j’étais sur la place Syntagma, j’ai suivi les manifestations et l’humiliation du peuple grec par les Allemands. Je pense qu’il y a un lien avec la décision de Merkel. Il y a un lien, mais c’est multifactoriel. Comme toujours, l’Allemagne a besoin de gens qui sont jeunes, qui travaillent et qui font les boulots merdiques, pour parler crument. L’autre raison est qu’elle est la fille d’un pasteur protestant et que les valeurs chrétiennes sont assez importantes pour elle.

Peut-être aussi est-ce lié au fait qu’elle venait de l’ex-RDA et qu’elle a pu se sentir solidaire des réfugiés ?
En même temps 2015, c’était une très courte période où l’on a laissé les gens arriver en Allemagne. Après on est revenu à une politique très sévère. Voilà l’Europe. Mais j’aimerais encore dire quelque chose : tu sais que juste avant sa mort, Bourdieu voulait créer un mouvement européen ? Je trouve que c’était une bonne idée parce que l’esprit européen était déjà là bien avant l’Union européenne. Chez les artistes en particulier. La plupart des pièces de Shakespeare, par exemple, ont une origine européenne. Les sources qu’il a utilisées sont des sources italiennes.

… Comme Molière, encore une fois…
Le Marchand de Venise, Othello, Mesure pour mesure qui se passe à Vienne, mais ce n’est pas la Vienne autrichienne, c’est une petite ville dans le nord de l’Italie. Ou Les Deux Gentilshommes de Vérone. Je pense que 80 % des sources de Shakespeare ne sont pas anglaises. D’ailleurs, le roi Lear c’est un Celte, c’est celtique, ce n’est pas un Anglais. Hamlet, c’est un Danois. Et regarde l’histoire de Strindberg, Strindberg qui est parti de la Suède, qui a vécu à Paris, qui a écrit ses plus grands textes à Paris… Ou Ibsen : toutes les premières créations mondiales de ses pièces ont eu lieu ailleurs qu’en Norvège, en Allemagne, au Danemark. Kieslowski qui a fait des films avec des Français, Michael Haneke qui est arrivé à Paris et a fait ses films les plus importants en France… On m’a demandé il y a quelques jours quel était mon rapport avec la France. J’ai de très bons amis français comme Didier Éribon, Édouard Louis, Geoffroy de Lagasnerie mais je me fiche du fait qu’ils soient français. Ceci dit j’aime travailler en France.

Ton discours est très politique, on n’entend plus ce genre de propos dans le monde politique, on a l’impression que la pensée politique ne s’exprime vraiment aujourd’hui qu’en dehors de la sphère politique, par exemple chez les artistes.
L’échange culturel, les grands festivals, les grands événements de l’art, la Biennale de Venise, la Mostra de Venise, Cannes, Édimbourg, Avignon, le festival de Belgrade… tous les festivals, c’est extrêmement important. Je me fiche du fait que Belgrade, la Serbie, ne soit pas dans l’Union européenne. Pour moi, c’est une ville européenne. Et moi, je considère aussi que Moscou est une ville européenne. Il y a donc une communauté internationale. Presque mondiale. On a joué beaucoup en Amérique du Sud, à New York. Là, on va pour une deuxième fois faire une grande tournée en Inde. On a été beaucoup en Chine jusqu’au moment où l’on a été jeté dehors avec Un Ennemi du peuple d’Ibsen, et depuis on n’est jamais revenu. Ce qui m’angoisse aussi ce sont les pays dans lesquels on peut encore aller jouer, où l’on est même invité, mais où l’on ne veut plus aller. J’ai décidé de ne plus aller en Turquie, même si j’ai un public énorme là-bas. J’étais invité pour Richard III mais j’ai fait le choix de ne pas y aller. Je ne peux plus aller en Russie. On a arrêté en 2016-2017 environ. Pour des raisons politiques. Parce que j’ai eu peur, parce qu’avec Milo Rau, on a eu de mauvaises expériences en Russie. Ils n’ont pas laissé entrer le camion avec les décors, ils nous ont créé des problèmes à la frontière.

Même avant, la guerre donc…
Oui, bien avant. J’étais à Saint Pétersbourg juste après la mise en œuvre des lois homophobes. J’ai fait un discours parce que l’on montait La mort à Venise. L’acteur qui jouait Aschenbach ne voulait absolument pas aller en Russie parce qu’il avait peur de se retrouver en prison. Je lui ai dit : « Ils ne vont pas te mettre en prison parce que tu joues cette pièce. » Mais il m’a répondu : « Non, mais ils vont trouver quelque chose dans ma chambre d’hôtel comme ils l’ont fait avec Greenpeace. » Voilà. Alors après la représentation, j’ai arrêté les saluts et j’ai fait un discours au public pour dédier la représentation à la communauté LGBT+ en Russie. Et la salle a rigolé… Pour eux, c’était le pauvre type de l’Ouest qui ne sait rien des réalités russes et qui s’inquiète de questions pareilles, comme s’il n’y avait pas de plus grandes difficultés en Russie… Le lendemain, il y a eu une attaque au théâtre. Dans le foyer du théâtre, on a trouvé une tête de cochon ensanglantée et avec le sang du cochon il était écrit « Festival satanique ». Et depuis, je me suis dit que ça n’était peut-être pas une bonne idée de jouer en ce moment en Russie.
Et même chose, ou presque, quand on a joué L’Ennemi du peuple à Pékin. Les Chinois ne savaient pas qu’il y avait ce moment d’interaction avec le public. Ils avaient vu la captation télé. Au moment de la discussion avec le public, comme les spectateurs allemands sont « embourgeoisés », ils ne se lancent pas dans une vraie discussion politique. Mais en Chine, c’était extraordinaire. Les spectateurs ont parlé de liberté d’expression, de catastrophes écologiques, des gens qui disparaissent, des camps. C’était à 200 mètres de Tiananmen. Au National Center for the Performing Arts. C’était donc vraiment le top des institutions culturelles du Parti. Les gens qui nous ont invités ont eu des ennuis. Et le lendemain le spectacle a été censuré. On a dû s’engager à jouer sans cette partie d’interaction. Alors on s’est mis sur la rampe au fond de la scène et on a fait un silence de deux minutes. Mais pendant ce silence, la salle a repris la parole. Car les spectateurs en salle savaient déjà ce qui s’était passé la veille. Ensuite le spectacle a été totalement arrêté et depuis, on n’est plus invité en Chine. Donc oui, les échanges culturels sont essentiels et il faut vraiment les défendre. L’Europe doit continuer à les soutenir. Échanger films, pièces de théâtre, musique, livres… c’est essentiel pour la construction d’un esprit collectif, pour la société. Même un État ultralibéral et commercial comme Singapour l’a compris, et organise des festivals artistiques importants.

Quand l’extrême droite conquiert des positions, soit localement soit nationalement, c’est toujours la culture qui est ciblée. L’extrême droite a compris l’importance du concept de Gramsci d’hégémonie culturelle.
Ils ont aussi une vision de la culture comme folklore.

Ils ont compris que la culture est une représentation du monde. Et c’est pour ça que le rôle des artistes est aussi crucial pour la gauche.
Je sais que c’est là qu’ils mettent toutes leurs forces, à fond, à fond. Dans le combat intellectuel, des idées, des représentations.

Pour revenir à Shakespeare et au théâtre en général, il pose la question du Buon Governo, du bon gouvernement. Qu’est-ce que bien gouverner, qu’est-ce qu’un gouvernement juste ?
Absolument. Mesure pour mesure a été écrit pour le Roi Jacques Ier, le successeur d’Elisabeth I, qui lui-même a écrit un traité pour son fils sur l’art de gouverner :The True Law of Free Monarchies. Shakespeare raconte à chaque moment que le pouvoir, dans les mains d’un être humain, ça se passe mal. Les gens ne sont pas doués pour le pouvoir. Les êtres humains ne sont pas doués pour le pouvoir. Donc, il faut limiter le pouvoir dans les mains des êtres humains. Et ça, c’est LA question. Par exemple, le combat de Poutine, c’est le contraire de l’idée occidentale que le pouvoir doit être limité à quatre, cinq ans, et qu’après il y a une élection et que le pouvoir passe aux mains de quelqu’un d’autre. C’est une idée fondamentale qui a peut-être à voir ici avec la lecture de Shakespeare : le pouvoir corrompt toujours. Et d’ailleurs, on revient à cette question sur la gauche : pourquoi la gauche va mal ? Pourquoi la montée de l’extrême droite ? Peut-être parce que la gauche a été très longtemps au pouvoir et qu’elle a été corrompue par le pouvoir.

Quand tu dis corrompue, pour que ce soit clair, c’est au sens…
… au sens moral. Bien sûr. Pas financier. Sur un plan moral. Corrompue par le pouvoir. Tu vois, quand je travaillais sur Mesure pour mesure, j’ai toujours fait le lien avec mon modeste passé politique. Cette pièce est l’une de mes préférées. Elle montre les deux côtés, Angelo et Vincentio. Vincentio, le Duc, avait le pouvoir mais il a été coulant, il a laissé faire, et il s’est retrouvé dans une sorte de bordel hédoniste où chacun pouvait faire ce qu’il voulait. Donc son État va mal. C’est un homme de la Renaissance, un être lui-même hédoniste et cultivé, donc quelqu’un qui n’est pas forcément intéressé par l’exercice du pouvoir. Il s’intéresse plutôt aux plaisirs, à la littérature, à la musique. C’est un vrai être de la Renaissance.

… et sympathique !
Oui, sympathique. Mais parce que son État se retrouve « dans la merde », il choisit de mettre Angelo au pouvoir à sa place. Lui c’est un vrai stalinien. Mais un stalinien qui va trébucher sur ses propres désirs, sur Isabella, c’est-à-dire sur le désir et la passion. Moi je me suis dit depuis toujours : aucun de ces deux chemins ne convient. C’est ça, le grand problème. Ça nous fait devenir moraliste. Il faudrait, comme tu le dis, une formation du Prince, la formation des gens au pouvoir, pour qu’ils n’abusent pas du pouvoir. Mais je ne pense pas que dans les partis actuels et le monde actuel, et même au fond en moi-même, je ne pense pas que l’on puisse vraiment enseigner ça.

Tout ce que disait Montesquieu, c’est comment limiter le pouvoir par d’autres pouvoirs…
Oui, c’est vrai. C’est une étape majeure de la pensée politique.

Pour en revenir à l’Allemagne et au pouvoir, la réflexion sur le nazisme en Allemagne après la seconde guerre mondiale, notamment autour d’Adorno, a permis de travailler la notion de culpabilité allemande, de s’interroger sur la distance par rapport au pouvoir d’un seul, sur les dangers de la personnalisation du pouvoir et du storytelling du pouvoir, pour que plus jamais le nazisme ne puisse recommencer.
Oui, tout à fait, sauf que je ne suis pas d’accord avec ta description de l’Allemagne.

… parce que tu es beaucoup plus négatif que moi sur l’Allemagne.
Parce que je suis Allemand !

Parlons de cette culpabilité allemande.
Je suis en train de lire un livre de Dieter Borschemeyer : Was ist Deutsch ? C’est un grand penseur, germaniste, grand connaisseur de Wagner, de Schiller, etc. Déjà, il y a 200 ans, les Allemands se posaient la question : qu’est-ce qu’être Allemand ? Les Français à l’époque, ce n’était pas leur sujet. Les Anglais non plus. Pareil pour aujourd’hui. Aujourd’hui, il y a peu de Français qui se posent la question : Qu’est-ce qu’être Français ? Dans un discours intellectuel sérieux, non. Dans un discours populiste de l’extrême droite, oui. Mais dans les pages culturelles de journaux sérieux, on ne se pose pas la question.

Au XIXe siècle, on se la posait, avec Renan, etc.
Les Allemands, ils sont obsédés par ça. Parce qu’ils n’ont pas une véritable identité. Parce que l’Allemagne n’a jamais été une nation, une nation unie par la langue et par le pouvoir. Ça n’a commencé qu’en 1870.

Comme l’Italie.
Oui, tout à fait. C’est pour ça que les deux nations sont très liées au fascisme…

Ce n’est pas le mot de la fin. On ne peut pas terminer là-dessus !
Il y a eu un très bon documentaire sur l’après-guerre en Allemagne sur Arte, il y a un an (« La dénazification, mission impossible » de Mickaël Gamrasni). Après l’avoir vu, je voulais quitter l’Allemagne. Parce qu’il montre à quel point les Alliés, les Américains, ont été obligés après la guerre de donner des laissez-passer à tout le monde pour refaire fonctionner le système bureaucratique. Vous receviez un papier et un crayon et un type derrière un bureau vous demandait :
– Est-ce que vous étiez membre du NSDAP (le parti nazi) ?
– Non.
– Est-ce que vous avez collaboré ?
– Non.
Et puis après, Stempel, vous étiez blanchi ! Les Allemands ont appelé ça « Persilschein », blanchir, et elle existe encore, cette expression. Persil, comme la lessive.

Une journaliste allemande a écrit là-dessus. Géraldine Schwarz, Les Amnésiques. Elle parle notamment de l’histoire du procureur antinazi Fritz Bauer. Mais si ce travail de culpabilité a pris beaucoup de temps, il a fini par exister.
Mais il n’a commencé qu’en 1968. 23 ans plus tard ! Donc c’est la jeune génération qui a posé la question. Mais là, deuxième catastrophe, même si elle n’est pas équivalente bien sûr : à l’intérieur de cette jeune génération, les radicaux à l’époque, Andreas Baader, Ulrike Meinhof, etc., ont basculé dans une idéologie violente et de nouveau antisémite. Ils voulaient casser le pouvoir de la génération de leurs parents et, en même temps, ils ont répété le trauma. Donc cette histoire est terrible. L’histoire de l’Allemagne d’après-guerre.
Il y a encore et toujours des grandes entreprises comme BMW ou Varta qui n’ont jamais accepté leur culpabilité. Ils n’ont jamais versé d’argent au titre des Réparations. Ces problèmes existent encore aujourd’hui : la famille Quandt, la famille propriétaire de BMW, n’accepte toujours pas de payer pour le fonds de Réparations pour les travailleurs forcés. Malgré ça, partout dans le monde, même à Paris, les gens conduisent ces voitures. Donc, oui, officiellement, on accepte la culpabilité mais dès qu’il s’agit d’argent, non.
Il y a aussi les discours d’Adenauer : dans les premiers discours après-guerre, il dit que plus jamais le peuple allemand ne devra avoir de fusils ni d’armes dans les mains car « l’esprit du militarisme prussien nous a menés à l’enfer avec le nazisme ». Mais dès 1952, il déclare : « Nous avons le droit, comme tous les peuples européens, d’avoir une armée pour nous défendre. »

Et donc la question est évidemment : aujourd’hui l’Allemagne va se réarmer et consacrer 100 milliards d’Euros à se réarmer ?
Oui, mais on se retrouve dans une situation catastrophique avec la guerre en Ukraine, parce que, à mon avis – et moi j’ai évolué sur cette question – il faut soutenir le peuple ukrainien avec des armes. Pour des raisons humanitaires. Cette année, le jour d’ouverture de la saison à la Schaubühne, il y a eu un spectacle de metteurs en scène ukrainiens avec deux acteurs ukrainiens et un acteur de la Schaubühne. Ils ont raconté l’histoire de leurs collègues de la troupe, des comédiens, qui ont pris les armes et sont montés au front. Là, on se rend compte que c’est des gens comme nous, qui travaillent au théâtre, qui font du théâtre depuis 20 ans. Donc on arrive à ce moment très difficile, crucial, où l’on se demande : est ce qu’il y a des moments historiques où il faut défendre notre façon de vivre avec une arme dans la main ?

Est ce qu’il y a une guerre juste ?
La guerre en Ukraine a été imposée. Donc moi, je parlerais plutôt du droit de se défendre. De légitime défense. Si la plus grande armée du monde, la deuxième plus grande armée du monde après la Chine, attaque, il faut aider le pays qui est attaqué à se défendre. Je pense que oui, aujourd’hui, mais dans le même temps j’ai peur de me tromper.

Ce débat-là, est-il très fort en Allemagne ? Parmi les artistes ?
Très fort, oui.

Parce qu’en France j’ai l’impression qu’il y a un large consensus.
Ah oui ?

Pour dire ce que tu dis là, pour aider les Ukrainiens à se défendre.
Non, non, il y a eu beaucoup de tribunes en Allemagne ; des intellectuels allemands ont signé en disant : « Nous sommes encore dans la tradition pacifiste et il ne faut pas livrer d’armes. » Et même moi, au début, j’étais contre. Mais j’ai évolué.

Comme quoi, tu es bien en France.
Pourquoi ?

Parce que tu es un peu à l’image de la France. Tu devrais diriger un théâtre en France quand tu auras fini à la Schaübuhne… Bon, dernière question : les femmes. Tu as énormément féminisé la pièce.
J’espère !

Franchement, bravo. Donc tu as éliminé les personnages secondaires masculins. Les maris. Il faut toujours libérer les femmes de leurs maris ! Et en plus, tu as féminisé Kent. Avec cette actrice géniale, Séphora Pondi qui joue ce rôle.
Oui. Elle est super. Elle est incroyable. Je suis complètement d’accord, mais ça vaut aussi pour Claïna Clavaron qui joue Cordélia. Parce que d’habitude, dans les mises en scène, Cordélia est une petite fille en robe blanche. Elle, elle est forte. Elle donne. Et elle donne contre son père.

On se dit que Kent a été fait pour être joué comme ça. Et Cordélia fait un discours sur la juste mesure, et sur la justice, comme dans Mesure pour Mesure. Elle rappelle la mesure de toute chose. Après tout, la justice, ce n’est pas d’aimer son père plus que tout. Ça, c’est encore de l’hybris.
J’ai essayé de mon mieux.

Mais tu as eu tout de suite l’idée de faire jouer Kent par une femme ?
Non, j’ai rencontré Séphora dans une salle de répétition parce que je fais des répétitions avant de choisir la distribution, et je me suis dit : elle est géniale, elle est extraordinaire. Et ça serait peut-être la meilleure idée de la faire jouer Kent.
Pour te dire la vérité, au début, je voulais, pour défendre la cause des femmes, changer la pièce pour qu’il y ait deux filles et un fils, au lieu de trois filles. Je voulais que Regan soit un fils. Pour ne pas que la pièce tourne mal à cause de femmes au pouvoir. Et j’ai eu deux problèmes. D’abord j’ai proposé tous les rôles à tous les acteurs de la troupe et personne n’a préparé Regan. Je n’ai pas trouvé un acteur masculin qui voulait jouer ce rôle. Deuxièmement je voulais éliminer les maris, et ça crée un vrai front entre le roi Lear et les femmes. Ce que j’aime aussi, c’est cette première image, première scène. Les gens autour de Denis, le roi Lear, c’est donc Jennifer (Decker) dans le rôle de Regan, de Marina (Hands) dans le rôle de Goneril, Claïna dans le rôle de Cordélia, et Séphora dans le rôle de Kent. Lear est entouré de femmes. Donc ça devient un peu un combat entre le pouvoir dans les mains d’un homme et le pouvoir dans les mains des femmes. Mais ça reste très difficile parce que sur le fond, c’est une littérature écrite à une époque très misogyne, très patriarcale. Et on ressent à chaque ligne la misogynie. Donc j’essaye de mon mieux pour rendre ces pièces plus engagées dans l’émancipation de femmes. Mais en même temps, il y a des moments dans la pièce d’une misogynie profonde. Par exemple la malédiction du père qui maudit sa fille en lui disant « tu seras stérile ». Et parfois les gens dans la salle rigolent à ce moment-là. Ce qui m’étonne c’est les gens qui rient à ce passage.

Ou le passage sur la mère d’Edmond.
Ou un autre passage où il appelle ses filles sorcières.

C’est une vraie difficulté parce que souvent, dans le théâtre, dans le théâtre classique, des femmes sont représentées comme des sorcières ou…
… des victimes.

Un jour, une de mes étudiantes m’a demandé pourquoi les Érinyes, dans l’Orestie, ne sont que des femmes. Ça lui posait un problème que ce soit toujours des femmes qui aient le rôle de Furies.
Il faut lire Les Mythes grecs de Robert Graves, sur la culture avant l’arrivée de la culture hellénistique en Grèce. Il fait la preuve que toute la mythologie grecque est une mythologie de propagande d’un système patriarcal qui a remplacé un système matrilinéaire. Le système qui prévalait avant l’arrivée des Hellènes était une culture mycénienne et matrilinéaire. La Reine changeait de mari tous les ans, au cours des douze nuits qui, dans la culture européenne permettent d’arriver à 365 jours, après 12 mois de 28 jours du calendrier lunaire. Au cours de ces douze jours se déroulent les rites du Carnaval, de l’inversion. Et le Roi était donc tué pendant ces douze jours chaque année, puis remplacé par un Roi plus jeune, pour garantir le patrimoine génétique optimal pour les enfants de la Reine. Puis on l’a tué tous les 7 ans. Puis on a sacrifié des animaux à sa place et il se cachait pendant trois jours avant de « ressusciter », ce qui nous rapproche de l’histoire chrétienne de Jésus. Or on retrouve des traces de cette structure matrilinéaire dans la mythologie grecque. Pour défendre son exact opposé. Regarde par exemple le personnage de Clytemnestre. Agamemnon revient après dix ans. Elle est déjà dans les bras d’un autre homme. Mais c’était à l’époque tout à fait normal puisque son mari avait disparu. Ou encore Œdipe, qui couche avec une femme plus âgée, qui est sa mère ou qui pourrait être sa mère. Donc tu te retrouves dans toute la mythologie grecque des traces d’une époque où les femmes étaient beaucoup plus indépendantes, beaucoup plus au pouvoir que les hommes.
Il faut lire ce livre. Mais le problème c’est que depuis que je l’ai lu, je ne peux plus monter de pièces grecques…

 


Aurélie Filippetti

écrivaine et enseignante , Professeure agrégée à Sciences Po, ancienne ministre de la Culture