Art contemporain

Christian Marclay : « Les gens ont peur du silence : ils remplissent le vide »

Sociologue

Le Centre Pompidou consacre au plasticien américano-suisse, Lion d’Or à la Biennale de Venise pour The Clock en 2011, la première exposition française depuis 2007, où il déploie ses œuvres multimédias intégrant tant le vintage du vinyle que les filtres Snapchat. Mangas et algorithmes s’ajoutent ainsi à sa palette d’« artiste du quotidien », toujours à l’affût, depuis la vague punk de sa jeunesse, de l’évolution des supports et des pratiques.

L’œuvre dense et protéiforme de Christian Marclay méritait une grande exposition parisienne : celle-ci a lieu jusqu’à la fin du mois de février au Centre Pompidou qui, pour l’occasion, s’habille de pixels ; l’exposition commence en effet sur le parvis du centre, si important pour l’unité architecturale de l’endroit, par Playing Pompidou, une pièce qui transforme, au moyen de la réalité augmentée, la façade du bâtiment en instrument de musique. Christian Marclay, né 1955 en Californie, fait ses premières gammes au début des années 1980, dans une ère post-punk toujours marquée par l’expérimentation, l’héritage bruitiste, et le souci de produire du son avant toute chose. Le Phonoguitar, instrument hybride entre les platines de DJ et la guitare, peaufiné par Marclay lui-même, marque ses jeunes performances.

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Sa première exposition personnelle, en 1988, à New York, couronne au contraire The Sound of Silence, une photographie du vinyle de Simon & Garfunkel, donnant le ton d’une œuvre à venir où les sons rendent un certain hommage aux silences, une œuvre qui progressivement s’étendra vers des contenus plus visuels, plus graphiques, et le goût des contrastes se fera souci du clair-obscur. En 2000, Marclay participe à l’exposition collective Le Temps, vite, au Centre Pompidou, puis il reçoit le Lion d’Or à la 54e Biennale de Venise, en 2011, pour The Clock, devenue, depuis, son œuvre la plus célèbre.

L’exposition aujourd’hui présentée à Beaubourg place au premier plan les objets, et semble nous poser cette grande question des Romantiques : ont-ils donc une âme ? L’archéologie des médias s’est saisie de ce questionnement, montrant comment les disques, les instruments, les téléphones ont bien quelque chose d’un supplément d’âme, qu’une grande partie du travail de Christian Marclay allie à sa pratique artistique, en recourant à différents médiums et à tant de techniques : le montage vidéo, le collage, la performance filmée…

Quel que soit leur pouvoir spirituel, les objets y apparaissent toujours piégés dans leur matérialité, empêtrés en elle – tantôt leur allure en devient grotesque, tantôt ils nous renvoient notre propre entêtement à vouloir leur faire dire quelque chose. Reste que ces objets techniques, médiumniques recourent aux mêmes artifices, et qu’une même voix, quand même, parle à travers eux ; différentes harmoniques la spécifient çà et là mais la ligne de basse demeure, au rythme de laquelle nous vibrons à l’unisson, en France, en Suisse, en Amérique, au Japon… ailleurs. BT

Le terme « pop » est souvent utilisé pour décrire votre travail, tant au sujet des pièces que vous avez créées que de celles sur lesquelles vous vous appuyez. Comment vous reconnaissez-vous derrière ce label ? Pensez-vous que cela corresponde au type de matériaux sur lesquels vous construisez vos pièces et quelle signification précise ce terme relativement large prend-il pour vous ?
Je pense que ce n’est vraiment pas le bon terme. Je ne suis pas très à l’aise avec cette étiquette parce qu’elle implique tout un mouvement artistique, qui s’est passé il y a plus de 50 ans. Si par ailleurs « pop » doit renvoyer à « populaire », alors ce mot projette sur les choses l’idée qu’elles ne seraient pas sérieuses. Le terme « pop » est apparu dans les communiqués de presse et tout le monde l’a repris en cascade, mais ce n’est pas parce que j’utilise tout ce qui m’entoure que je suis un artiste pop. J’essaie davantage d’être un artiste contemporain qui s’appuie sur les choses environnantes et qui font partie de ma vie de tous les jours. Peut-être que je suis un artiste du quotidien.

C’est donc ainsi que vous définiriez la matière première que vous utilisez, que cela soit un disque vinyle, des bandes dessinées, un type de matériau très spécifique sur lequel vous construisez votre travail : comme un matériau culturel de tous les jours ?
Les disques vinyles sont aujourd’hui marqués par une certaine obsolescence, mais ils représentaient des objets du quotidien quand j’ai commencé à travailler. Ils étaient le support de choix pour rendre votre musique disponible, puis les DJs se les sont réappropriés, et une partie de leur popularité tient au fait que ce sont de très beaux objets : ils sont ronds, analogiques, palpables… Et même si les disques ne sont plus le support dominant aujourd’hui pour la musique, ils demeurent importants comme représentants d’une espèce de bataille entre analogique et numérique. Bon, mais aujourd’hui je ne travaille plus sur ces supports, plus depuis un certain temps.

Je suis certain que vous avez remarqué le retour en force de ces anciens objets ou anciennes techniques. Maintenant, des termes comme lo-fi, comme sampling et même vinyle – même si le renouveau du vinyle date déjà de plusieurs années – font à nouveau partie du paysage de la création contemporaine. Qu’est-ce que vous inspirent ces retours ?
C’est fascinant. Je pense que l’analogique demeure un pendant important pour cette musique numérique, devenue immatérielle quelque part. Étrangement, le numérique nous ramène à cette période antérieure, où les sons que l’on produisait disparaissaient, possédaient un certain caractère éphémère car ils n’étaient pas fixés sur une matière. Il me semble que cette éphémérité entre en contradiction avec notre façon de penser les artefacts culturels, nous voulons qu’ils soient permanents. Nous voulons qu’ils soient là, qu’ils soient partagés et qu’ils soient utilisés comme outils de communication. Cette immatérialité du numérique est quelque chose qui m’intéresse beaucoup. La technologie analogique a été créée pour que quelque chose de gratuit et d’immatériel comme la musique puisse devenir une marchandise et qu’elle puisse être échangée et vendue. Maintenant, le seul moyen de gagner de l’argent est de vendre de la publicité sur des sites web qui distribuent de la musique. Il y a là, peut-être, une contradiction ou un échec.
Je ne sais pas si vous vous souvenez quand les cassettes audio sont arrivées. Tout le monde craignait la fin de l’industrie du disque : on pourrait copier les disques et cela détruirait tout le marché. Puis finalement, on a aussi pu créer nos propres cassettes mixées, les partager et faire de la publicité gratuite pour les maisons de disques. Cette inquiétude a même empêché de voir arriver la révolution numérique, qui a pris beaucoup de monde par surprise. Maintenant, on invente des nouveaux moyens de gagner de l’argent avec la musique, et cet aspect m’a toujours fasciné : comment vendre la musique en tant que marchandise ?

Vous avez parcouru près de cinquante ans d’histoire des techniques : aujourd’hui, la forme la plus populaire à travers laquelle on consomme la musique est le streaming, une forme relativement dématérialisée, qui, quelque part, se trouve en porte-à-faux vis-à-vis de votre travail, axé sur la matérialité des objets culturels. Accordez-vous malgré tout un potentiel artistique au streaming en tant que médium ?
Ce qui m’intéresse maintenant, c’est que l’image et le son ne sont pas séparés comme ils l’étaient dans la plupart des médias analogiques. Avant, on faisait des images et du son séparément puis on les assemblait. Maintenant, avec un téléphone portable, il devient possible de faire les deux opérations instantanément. Il y a quelque chose d’immédiat dans la manière dont le son et l’image vont aujourd’hui ensemble. C’est peut-être l’un des aspects de ce changement qui m’intéresse, cela produit une relation très différente à l’image, cette relation nouvelle entre le son et l’image.
Je n’écoute pas de musique en ligne, je demeure encore très vieux jeu dans ma pratique, aussi parce que je n’écoute pas tant de musique en général ; je ne sais pas où l’on trouve le temps, aujourd’hui, d’écouter autant de musique. J’ai plutôt tendance à préférer la musique live parce que c’est un événement social. L’enregistrement constitue une sorte de format clos, alors que quelqu’un qui se démène sur scène, a une voix hésitante, fait des erreurs et se débat avec un public est tellement plus émouvant.

On trouve le temps d’écouter de la musique aussi parce que nous consommons énormément de musique pendant nos activités quotidiennes : dans les transports en commun, en cuisinant, en faisant du sport…
Oui, la musique devient une sorte de paysage, une distraction, ou souvent un camouflage : on se cache derrière le son. Difficile de trouver un restaurant sans fond sonore trop présent, ce qui génère de l’isolement. Le son est utilisé pour des raisons très différentes dans l’espace public, il suscite parfois une sorte d’écoute très distraite où on ne remarque même pas consciemment qu’il y a de la musique : cela vous affecte néanmoins, vous demande de crier plutôt que de chuchoter, mais vous n’y prêtez pas vraiment attention. Je pense que les gens ont peur du silence ; ils remplissent toujours ce vide.

Vous accordez beaucoup d’importance à cette idée de low-tech, vous y semblez en tout cas beaucoup attaché. Pour quelles raisons ? Est-ce que c’est son « grain particulier », la force esthétique particulière de « l’amateur » qui vous séduit particulièrement ?
J’utilise aussi du high-tech ! Je suis aussi devenu assez conscient pendant le confinement et la crise du Covid de mon inconfort avec la technologie, ce qui me rend quelque peu phobique vis-à-vis de la technologie. J’aime ma vieille paire de ciseaux, la colle, et faire les choses à la main. C’est un point de départ, après quoi je scanne, j’édite sur logiciel ou sous Photoshop… Les deux mondes ne sont pas vraiment séparés mais réunis par des formes de continuité. Je mélange toujours les deux. Pensez aux gravures sur bois, qui sont présentées vers la fin de l’exposition : l’art qui consiste à tailler du bois et à le transformer en gravure est très ancien. J’utilise du contreplaqué fabriqué bon marché, qui est presque du faux bois mais demeure du bois, et la technologie numérique vient en support pour prescrire à la machine de découpe contrôlée par ordinateur comment tailler le bois. Sans oublier que le collage original s’appuie sur des matériaux ponctionnés dans différents magazines, des bandes-dessinées, scannés puis imprimés d’une manière sciemment démodée. Je pense à toutes les technologies dans leur entrelacement, mais cela implique les techniques les plus rudimentaires ainsi que les plus pointues. En tant qu’artiste il faut trouver quelque chose d’intéressant à faire chaque matin, et pour cela, on ne peut pas compter seulement sur les machines. La fin justifie les moyens.

Une des dernières pièces de l’exposition, en effet, est une œuvre très high-tech, celle issue de la collaboration avec le réseau social Snapchat. Pourriez-vous expliquer brièvement le contexte de l’œuvre, ce que vous souhaitiez interroger. Diriez-vous que ce travail ouvre un nouveau chapitre dans votre carrière artistique ?
Cette pièce s’appelle All Together (2018). Snapchat m’a approché quelques années auparavant pour célébrer leur premier milliard d’utilisateurs ou quelque chose comme ça. L’entreprise se disait que, ayant fait The Clock, j’étais un artiste à l’aise avec les grands chiffres. En tant que tel, cela ne m’intéressait pas vraiment ; mon intérêt pour ce travail venait plutôt de la technologie elle-même, du fait que j’utilise un téléphone tous les jours. J’ai l’air d’un adolescent parfois, rivé à mon téléphone pour consulter mes mails, envoyer des messages, prendre des photos… J’ai donc saisi l’opportunité de travailler avec Snapchat, et de collaborer avec leurs ingénieurs. Ils sont tous très jeunes, très intelligents, et vraiment intéressés par les idées que je proposais. Ceci nous a conduit à collaborer sur cinq œuvres au total. All together, finalement, est la seule qui ne repose pas sur un arrière-plan technologique lourd. Nous avions aussi réalisé un clavier sur lequel chaque touche se connecte instantanément et aléatoirement à un fragment de vidéo Snapchat, et cette image correspond au fragment sonore d’une séquence, avec un son de la hauteur de la note sélectionnée. Vous pouvez donc jouer sur ce piano et ces images apparaissent, alors qu’un processus algorithmique conçu par ces ingénieurs sélectionne les notes, et par conséquence les images de la source de ce son.
Collaborer me permet d’explorer de nouvelles choses, fondant vraiment l’art comme un processus de découverte. Cette collaboration inédite a conduit à une œuvre extérieure à l’exposition, sur le parvis du Centre Pompidou, qui mobilise de la réalité augmentée : j’ai transformé la façade du bâtiment en instrument de musique en enregistrant des sons prélevés au sein du bâtiment. Une porte qui grince, un ascenseur qui coulisse, un bruit de métal… des sons qu’on n’associe pas immédiatement à la musique, que la plupart des gens ne considéreraient pas nécessairement comme des sons musicaux. Mais une fois assemblés, ces sons produisent des sortes de composition en boucles que vous pouvez partager avec vos amis.
Cette direction surprit relativement Snapchat, parce qu’ils considèrent la réalité augmentée comme une expérience visuelle, ce qui me semble limitant. Comme je l’ai dit plus tôt, la technologie numérique amalgame d’une certaine manière le son et l’image, ce sur quoi il m’intéressait de travailler ! Je voulais vraiment qu’ils ne fassent qu’un. Même si parfois les utilisateurs de Snapchat enregistrent consciemment des sons avec leurs images, le plus souvent ils filment en oubliant qu’ils sont également en train d’enregistrer des sons. Je suis une personne très visuelle, mais aussi très sensible à l’audible, cela me permet d’apporter de nouvelles choses à ces jeunes ingénieurs aussi : ayant passé une grande partie de leur vie devant un ordinateur, ils n’ont souvent aucun sens visuel, ils ne comprennent pas profondément le langage visuel. Et pourtant, en utilisant Snapchat, on s’appuie sur un appareil photo, tout est question d’image. Les utilisateurs recourent à leur sens visuel pour créer des choses en général plutôt stupides, mais cette technologie a aussi un côté positif, très démocratique, improvisé et, quelque part, créatif. Pourtant, beaucoup d’utilisateurs ne saisissent pas le lien de ce qu’ils font avec le monde visuel plus large auquel des gens comme moi passent leur vie à penser.
Si ces jeunes gens se mettent à reconsidérer l’usage du son, ils commencent alors à penser différemment à ce que leurs outils pourraient créer. On a besoin de cette ouverture, de pouvoir faire confiance aux autres, pour apprendre. Pensez à la musique : elle est toujours collaborative, il faut écouter, partager, trouver sa place au sein du groupe… Et puis comprendre aussi que l’ingénieur du son, au fond de la salle, est le seul à pouvoir entendre quoi que ce soit. Il faut lui faire sacrément confiance car c’est à lui qu’il revient de faire quelque chose de bien avec ce que vous projetez.

Pensez-vous intégrer plus systématiquement des algorithmes dans votre travail ? En visitant l’exposition et en voyant notamment plusieurs pièces vidéo comme Telephones, Video Quartet ou Doors, j’ai pensé à l’intelligence artificielle et aux capacités récentes des réseaux de neurones qui permettent d’identifier des motifs dans des grandes bases de données et banques d’images, et d’isoler ainsi les séquences qui contiennent des téléphones, des ouvertures de portes, de la musique… Votre partenariat avec Snapchat a-t-il suscité pareilles réflexions ?
J’ai utilisé certains de ces algorithmes développés par Snapchat pour trouver des sons précis ; eux-mêmes les utilisent pour modérer les contenus, empêcher que des vidéos violentes, avec des armes à feu, de la sexualité, ne soient publiées sur la plateforme. Les ordinateurs surveillent de nombreux motifs sur Snapchat pour les modérer. Mais, ayant accès à tous les Snaps publiquement postés, j’ai pu me rendre compte qu’ils échouent parfois, on peut parfois voir apparaître des contenus passés entre les mailles du filet. Parce que j’avais accès à tous ces Snaps publiés, je pouvais parfois voir cela. Regardez ce que les internautes font en Chine : pour donner des informations sur les manifestations qui se déroulent, les gens utilisent leurs caméras de manière créative ou emploient des filtres pour tromper les algorithmes. Donc, bien sûr que je peux utiliser ces outils pour trouver des motifs dans des contenus visuels, mais il y a beaucoup de limites à cela. Peut-être que oui, ces techniques entreront en jeu dans mon travail à un moment donné, mais ce n’est pas pour cela que je collabore, je suis une sorte d’improvisateur, dans la musique comme dans la création artistique.

Vous souvenez-vous de votre premier contact avec les mangas ? Ceux-ci apparaissent à plusieurs reprises dans l’exposition et questionnent l’apparition d’un tout nouveau lexique graphique dans votre travail. Quelles ont été vos réflexions au moment d’intégrer cette palette nouvelle dans votre œuvre, ce vocabulaire complètement inédit ?
Mon premier contact avec les mangas remonte à 1986, au Japon, où j’étais en tournée. Je prenais le métro à Tokyo et de nombreuses personnes lisaient des mangas. Je fus surpris de voir des adultes lire des bandes-dessinés. Puis les mangas parurent aux États-Unis, traduits en anglais, mais avant même ces traductions, ce qui me plaisait beaucoup dans les mangas était l’intégration des onomatopées dans le dessin, que l’on perçoit alors même qu’on ne sait pas lire le japonais. On trouve déjà cela dans les bandes-dessinés, mais il me semble que le manga pousse cet aspect davantage, il demeure un format moins contraint par la case ou la bulle. Cela vous offre davantage d’expressivité avec la calligraphie japonaise. Les onomatopées se sont depuis toujours situées entre le dessin et le texte, elles ne sont pas vraiment lues comme un mot, elles sont vues et génèrent une impression.
Si vous voyez une arme à feu dessinée, sans un « Pan » ou « Blam » vous ne savez pas que le coup de feu a été tiré : l’onomatopée devient nécessaire pour comprendre qu’il y a eu une action. Le mélange de dessin et de texte était pour moi vraiment intéressant, aussi parce que ne pas comprendre le japonais crée en quelque sorte une distance, nécessaire pour ne pas pleinement plonger dans l’objet qui nous intéresse, ce qui, dans certains cas, empêche de bien le voir.

On vous sait aussi très influencé par la musique punk : en quel sens ? Au moment de vos premières créations, ce style musical exerçait une certaine hégémonie, il privilégiait un mode de vie, un mode de composition minimal, un rapport particulier à la musique, au son plus généralement, à l’urbanité… Et en même temps, le punk a connu une véritable récupération qui l’a presque changé en un mouvement intellectuel. Comment vous situez-vous dans ce paradoxe des premiers âges de la musique punk ?
Pour moi, c’était la liberté : je ne savais pas jouer de la musique, et les punks clamaient haut et fort qu’il n’y avait pas de question à se poser, il fallait jouer voilà tout ! Cela faisait directement signe vers cette notion d’amateur que vous mentionniez il y a un instant. Plus jeune, je voulais jouer du piano et mon professeur d’alors souhaitait que j’étudie le solfège pendant sept ans avant de pouvoir toucher l’instrument. Ce que j’ai refusé. Et au-delà de la musique, j’étais intéressé par le fait de fabriquer des sons. Le punk m’a aussi, pour la première fois de ma vie, mis en contact avec des musiciens qui jouaient de la musique live, des gens de mon âge, avec des vies différentes et qui faisaient de la musique alternative pour l’époque. Je me sentais épanoui dans cet environnement, j’y trouvais des connexions avec ma propre sensibilité. Plutôt que de me mettre à la guitare je suis allé vers les platines, je sentais que ces objets me permettraient aussi de faire du son.
J’étudiais en école d’art, beaucoup de ces groupes punks en sont aussi issus. Ils proposaient, par la performance artistique, comme une ouverture, alors que la création artistique pouvait rencontrer certaines impasses en un sens. Il s’agissait moins de fabriquer des objets que de faire quelque chose et de le partager avec des amis et de proposer quelque chose de très immédiat, sur place, qui accueillerait aussi les erreurs et l’aléatoire. Cette attitude, pour moi, a constitué un déclencheur. Peut-être que ces intuitions ont été récupérées, ou sont devenues une mode quand le punk a fait émerger des stars, un moyen pour systématiser une attitude de défense envers le statique ou le statu quo. Peut-être que cela a nui au mouvement… mais il avait quelque chose de tellement euphorique et libérateur au départ !

On songe à l’archéologie des médias quand on visite l’exposition au Centre Pompidou, ou que l’on se plonge dans votre œuvre ; le téléphone notamment, cet objet décliné sous de nombreux aspects dans cette exposition qui vous est consacrée, pointe vers cette référence. Est-ce un domaine des sciences sociales que vous avez en tête par exemple, ou qui vous intéresse ? En particulier, quel est ce surplus discursif autour de l’objet téléphonique que vous essayez de piéger ?
Vu d’aujourd’hui, cela ressemble à de l’archéologie, oui. Quand je travaillais sur les téléphones on utilisait encore des appareils avec des cadrans rotatifs. Il y avait quelque chose de commun entre cette technologie et les disques : quand j’ai commencé à les utiliser, ils étaient presque sur le point de disparaître, mais pas encore. Ce moment où une technologie est sur le point de mourir, je pense que c’est ça qui m’intéresse. Vous savez, nous utilisons toujours les mêmes gestes pour téléphoner, à quelques variations près, mais cet objet nous semble malgré tout démodé. Nous avons ces gestes comme ancrés dans notre ADN. On retrouve dans ce paradoxe cette idée de distance nécessaire à la création, que je mentionnais plus tôt, qui se manifeste lorsque vous ne comprenez pas quelque chose ou lorsque quelque chose existe depuis si longtemps que vous pouvez prendre du recul, la regarder et la penser. Une distance grâce à laquelle on peut être plus critique des objets du quotidien et de leur usage.

Il demeure difficile de se procurer vos pièces vidéo, notamment parce que vous privilégiez le musée comme lieu de projection. Pourquoi insistez-vous autant sur cette expérience collective et sur l’environnement muséal dans votre travail ?
Je n’insiste pas tant sur le musée que sur le format de la présentation comme expérience collective. Dans une pièce comme Video Quartet, l’échelle a une importance cruciale : vous devez choisir entre les quatre écrans car votre œil ne peut pas les embrasser tous ensemble. Cet engagement physique avec la vidéo qui vous impose de bouger la tête concerne la façon dont vous êtes assis, si vous êtes debout ou non, car ces différentes positions mènent à des expériences différentes. De même pour une œuvre comme Subtitled (2019), la vidéo verticale qui compile des sous-titres de films sur un écran LED ; c’est la première fois que cette œuvre est montrée ainsi et non plus comme une projection. Cela me permet d’éviter de recourir à une salle obscure, une boîte noire qui est aussi une sorte de restriction que je dois m’imposer car pour que différentes œuvres puissent cohabiter et exister au sein d’une même exposition, je dois isoler les sons. Je suis prêt à adopter de nouvelles technologies comme l’écran LED qui permet beaucoup de nouvelles perceptions pour cette vidéo : vous pouvez parcourir l’exposition et la voir de loin, ou la voir de près et en voir différentes parties… C’est une œuvre que vous pourriez voir cent fois et cent fois différemment tellement elle est dense.
Si vous regardez une vidéo sur le web, vous savez, vous pouvez faire toutes sortes de choses, faire une pause, revenir en arrière, et l’analyser d’une manière très différente. Et vous n’avez pas cette interaction physique avec l’œuvre. Prenez Guitar Drag par exemple. Il vous faut sentir le bruit physiquement et le sentiment de claustrophobie en espace restreint, vous sentir un peu comme si vous perdiez l’équilibre, mal à l’aise. Cette expérience ne peut s’obtenir sur un petit écran ou sur un ordinateur. Chaque travail vidéo nécessite une expérience différente qui dépend de l’échelle de l’œuvre. All Together, ce sont dix téléphones portables très proches les uns des autres, en demi-cercle, qui montrent des petites vidéos Snapchat, donc des d’images qui ont été fabriquées avec ce type de téléphone, destinées à être vues à travers un tel petit écran, et qui ont été partagées à travers ce petit écran. C’est donc les montrer à leur échelle d’origine. Autre exemple : Surround Sounds (2014-2015), qui doit faire ressentir un sentiment de synesthésie, par une perte d’équilibre, l’effet vertigineux des bandes de texte qui tournent autour de vous et qui provoque un véritable effet physique sur le spectateur.
Je me rappelle combien, à New York, j’aimais aller au CBGB pour écouter DNA, et bien sûr, il s’agissait presque de se sentir massé par la musique, parce qu’on l’écoutait très fort là-bas, on en faisait une expérience aussi totalement physique, impossible à reproduire avec des écouteurs ou par une écoute sur un portable dans le métro.

Exposition Christian Marclay au Centre Pompidou, jusqu’au 27 février 2023


Benjamin Tainturier

Sociologue, Doctorant au médialab de SciencesPo