Culture

Jean-Marcel Saint-Jacques : « Dans l’art du masque, je suis encore un bébé »

Historienne de l'Art

Depuis quelques semaines, il s’affiche partout dans Paris, de face et dans un costume qu’il a créé pour le carnaval de Mardi Gras de la Nouvelle-Orléans : l’artiste et plasticien Jean-Marcel Saint-Jacques est un « Black Indian », l’un de ces descendants d’esclaves interdits de célébrer leur culture par les Blancs et qui ont choisi d’honorer la résistance des tribus Amérindiennes. Anne Lafont a rencontré cet ancien rappeur dans son atelier du quartier de Treme où il pratique l’art du masque, auquel il apporte ses conceptions visuelles inspirées du travail du bois.

L’exposition du musée du Quai Branly « Black Indians » met à l’honneur l’art traditionnel du masque à La Nouvelle-Orléans, c’est-à-dire la culture africaine-américaine qui, au cours des deux derniers siècles, s’est déployée en marge du carnaval de Mardi Gras. Costumes et masques sophistiqués, extravagants et prestigieux dans lesquels se meuvent des personnages empruntant à l’iconographie dite indienne, font l’objet d’une des salles les plus impressionnantes de l’exposition temporaire.

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L’affiche, qui a aussi servi de couverture au catalogue, montre l’un de ces « Black Indians » : Jean-Marcel Saint-Jacques. Il pose de face, vêtu d’un costume et chaussé de bottes en daim, arborant des tabliers cousus de perles ou ornementés de symboles africains. L’habit est auréolé d’une parure de grandes plumes bleu turquoise. L’effet de l’image est saisissant. Saint-Jacques est à la fois l’auteur du costume et celui qui l’incarne et l’anime dans le cadre du carnaval. À cette période de l’année, les différentes tribus (Black Indian Tribes) de La Nouvelle-Orléans rivalisent dans des défilés où s’évalue, sur le plan esthétique, cette œuvre d’art totale qu’est l’art du masque. Car ce sont les costumes, les chants, les musiques et la constitution d’une tribu, d’un gang, d’une équipe intense et harmonieuse, qui président à l’émulation, elle-même nourrie par la lente et secrète fabrication de costumes annuels au sein des clans familiaux.

Saint-Jacques se laisse approcher difficilement mais consent enfin à un entretien sur l’ensemble de sa production, dans le respect de quelques règles lui garantissant une forme d’anonymat. Il parlera de la confection et de la performance des masques, de son travail plastique de sculpteur et de son activité ancienne de rappeur. Le témoignage de cet artiste africain-américain de la Louisiane, engagé dans une tradition culturelle complexe, autant que dans la sauvegarde du patrimoine urbain de son quartier : Treme, mais encore dans la transmission d’une Afrique ancestrale mythique, nous permet de pénétrer dans l’atelier-maison d’une personnalité singulière, attachée à l’histoire autant qu’au présent politique depuis Katrina. AL

Nous dirais-tu qui tu es ?
Je suis né en Californie, qui est assez différente de la Louisiane. Mais mon père est originaire d’ici. En 1970-1971, mon grand-père s’était attiré des problèmes dans le coin si bien qu’il avait dû partir. Comme beaucoup de Noirs américains à l’époque, il était métayer, il travaillait la terre pour des gens riches. Mon grand-père était aussi métayer dans la campagne près d’ici, dans la paroisse de Saint-Landry qui est à peu près à cent cinquante kilomètres de la Nouvelle Orléans, dans le sud-ouest de la Louisiane.
En tous cas, en 1970-1971, mon père s’est enfui avec sa petite famille en Californie pour avoir une vie meilleure et échapper à la terreur ambiante, entretenue par les riches propriétaires blancs qui forçaient les ouvriers noirs à rester pour travailler sur leurs terres agricoles. Aussi, ils ont pris la route pour la Californie. Mon père était encore un adolescent à cette époque, et il a rencontré ma mère qui venait du Texas si bien que, littéralement un an plus tard, je suis né. J’y ai passé toute mon enfance, j’y ai fait mes études jusqu’à ce que je me mette à rêver de rentrer dans le sud, à La Nouvelle-Orléans.

En Californie, tu étais déjà un artiste ?
Oui, en quelque sorte, j’étais un performer, j’avais étudié la philosophie à l’université, dans le cadre de ces diplômes bizarres de master qu’ils ont en Californie. Mais je ne voulais pas en faire un métier. C’était juste une manière d’accéder à la pensée et de m’échapper du ghetto.

C’est quoi le ghetto ?
Ici on dit le ghetto. Mais en fait j’ai grandi dans un complexe immobilier qu’on appelle Housing Project. Je ne sais pas comment vous appelez ça en France

Peut-être un HLM, une cité…
Oui c’est ça. Et en tous cas, c’est là où vivent la plupart des Noirs avec peu de revenus, les mères célibataires… Donc j’ai grandi dans cet environnement. À un certain moment, j’ai voulu en sortir. Même si la Californie, c’était un endroit plutôt chouette pour passer son enfance. Mais j’avais commencé à avoir ces rêves. C’est eux qui m’ont fait revenir ici. Ma famille est devenue folle. Ils me disaient : pourquoi veux-tu retourner en arrière ? Revenir en un lieu où nous avons été tellement mal traités ? Mais ces rêves de ma « mama » [grand-mère] m’y ramenaient toujours, comme un appel ancestral au retour.
Je suis donc revenu à la Nouvelle Orléans en 2004 et j’ai acheté une maison. Je ne pensais pas m’installer ici complètement ; je considérais cette maison plutôt comme une maison de vacances. C’est la maison dans laquelle on se parle en ce moment et dans laquelle je vis depuis, sur Treme Street. Mais en 2005, alors que je me faisais à l’idée d’y passer trois ou quatre mois par an, l’ouragan Katrina a frappé la ville. Le toit de ma maison a été arraché. Puis la ville a été complètement fermée pour des raisons sanitaires et de sécurité. La ville était vide. C’est à partir de ce moment-là que s’est produit l’accaparement des quartiers noirs par les Blancs, que le processus de gentrification s’est accéléré.

La gentrification n’existait pas à la Nouvelle-Orléans avant Katrina ?
La Nouvelle-Orléans, c’est un de ces endroits où personne ne quitte sa maison, son quartier. Quelques-uns d’entre nous sont allés en Californie ou à Chicago. Mais on a toujours un membre de la famille qui ne vit pas plus loin qu’à sept coins de rue de là où un aïeul a débarqué du bateau négrier. Aussi, dans les quartiers de Treme, de Marigny, du Nineth ward, du Seventh ward… certaines personnes n’avaient jamais quitté leur rue depuis les années 1830, ou depuis la fin de l’esclavage ; ils habitaient au même endroit. Par exemple, mon voisin Monsieur Henry m’a dit que sa maison avait été construite par ses grands-parents et qu’il l’avait lui-même rachetée à leur mort. C’est pareil pour mon autre voisin. On rachète les maisons de nos ancêtres parce que le centre-ville, on n’en bouge pas. On se connaît tous et souvent on a même des liens de parenté.
Mais Katrina a tout changé car les Blancs qui vivaient près du fleuve se sont déplacés de plusieurs blocs vers Saint-Claude Street, du côté du lac, et vers Treme surtout. Or, comme tu vois, j’avais la maison la plus grande de la rue Treme. Mais je n’avais plus de toit désormais, et, bien que sans argent, je n’arrivais pas à renoncer à sa réparation. Cela a pris plus de trois ans avant que je ne puisse faire des travaux minimes. Et ils avaient mis en place des systèmes où le manque d’argent conduisait certains d’entre nous à vendre leur maison ou même à continuer à vivre dedans, mais en ayant perdu le titre de propriété. Tout a été tellement compliqué pour recevoir les aides prévues. D’ailleurs, je crois que c’est la faute des Français car il y a plein de guichets en Louisiane, beaucoup plus que partout ailleurs aux États-Unis, et on les appelle ici les « bureaux » or c’est un mot français ! Cela vient de la colonisation française. Après Katrina, ils ont américanisé le système administratif. C’est plus efficace.

L’impact de Katrina se fait-il toujours sentir ?
Nous sommes nombreux à n’être toujours pas sortis de Katrina même s’il y a eu d’autres ouragans depuis, comme Aïda. On dit souvent qu’on vit le « Katrina Chic » ou le « Katrina Style », ce qui veut dire que nos cuisines sont toujours dans l’état de délabrement dans lequel l’ouragan les a laissées ; que nous avons dû apprendre à vivre dans les détritus ; qu’il nous a fallu encaisser la situation.

Quand ta maison a été dévastée, ton atelier s’y trouvait déjà ?
Non, à ce moment-là, j’étais toujours un musicien, un rappeur. J’étais même allé à Paris dans les années 1990 avec mon groupe. On avait joué à la Bastille, à Pigalle, dans les sous-sols enfumés et les petites tavernes. Mais, pour en revenir à Katrina, je me suis rendu compte que ma maison était ravagée, qu’il fallait la raser puis la reconstruire entièrement. Mais je n’avais pas du tout d’argent. C’est à ce moment-là que j’ai de nouveau eu une vision. Ma « mama » m’avait donné un quilt qu’elle avait fabriqué, dans lequel je dormais pour m’apaiser. En songe, elle m’invitait à en faire à mon tour. Or, je ne savais pas coudre. Alors j’ai eu l’idée que je pourrais fabriquer des quilts en bois (woodenquilt).

Qu’est-ce que des « quilts » ?
C’est une tradition textile africaine-américaine, les femmes de la communauté ont toujours fabriqué des patchworks. L’origine en est africaine. D’ailleurs, selon moi, sur le plan de la culture matérielle, c’est probablement la part la plus africaine des traditions que nous ayons maintenues. Les fabricantes de ces quilts étaient des domestiques qui remployaient les chutes de tissus des femmes blanches pour en faire des couvertures. C’est l’histoire de l’empire : elles se débarrassent de leurs déchets, on les récupère et on en fait quelque chose de beau et d’utile.

Et les woodenquilts ?
Un matin, je me suis dit : je vais faire quelque chose de tous ces débris de la maison (les poutres, les plinthes, les cadres de fenêtre, les moulures…). J’en ai fait des « assemblages » [en français]. Puis, après, je me suis dit que je pourrais peut-être aller dans le French Quarter et les vendre aux touristes. Depuis cette époque-là, je suis le faiseur de woodenquilts. Et à vrai dire ça a très bien marché. En dix mois, j’étais en mesure de sauver ma maison. C’était magique ! Les gens s’enthousiasmaient pour les couleurs, les formes géométriques comme pour l’esprit de ces woodenquilts, la dimension résiliente de ces compositions. Je suis resté dehors à vendre mes pièces pendant des années. Puis les collectionneurs s’y sont intéressés, puis les musées : l’American Folk Art Museum à Manhattan, les musées des universités Vanderbilt, Duke, the Frick Collection de New York, le musée de Portland, etc. Je continue aujourd’hui, je reviens tout juste du Tennessee où est exposée une de mes pièces. D’une certaine manière, c’est une pratique née de la nécessité, et depuis, je l’ai faite mienne. C’est devenu une forme d’expression permanente.

Est-ce qu’il existe un lien entre tes woodenquilts et ton activité de masking ?
Oui, absolument. J’ai transposé les modalités d’assemblage du bois dans la confection de mes costumes. Si tu regardes celui que je porte sur la photographie qui a servi de poster à l’exposition du musée du Quai Branly, tu verras que mes tabliers imitent mes quilts de bois. Tu retrouves les bandes et les blocs faits exclusivement de perles de verre. Contrairement au bois, c’est un travail très fin, très détaillé, mais, dans mon approche des formes, c’est la même chose : les quilts de bois et les costumes de mascarade. D’ailleurs, même quand je recours à des peaux de daim, ce sont des bandes, des bandes, des bandes… que j’assemble. Et ce sont aussi des résidus de manteaux, de vestes, de la peau de daim toute fraîche… Le point d’orgue de mon travail, c’est l’assemblage.

Comment es-tu devenu un « Black Masking Indian » ?
Par l’entremise d’un bon ami. Tu commences d’abord par aider ton ami à fabriquer son costume. Si tu fais partie de sa famille ou de ses amis, tu finis toujours par donner un coup de main pour qu’il puisse finir son costume à temps pour Mardi Gras. Ce sont souvent des traditions familiales, et je suis un des rares Black Masking Indians qui n’a pas été élevé ici et dans cette tradition. Ce qui me rend un petit peu différent. Je suis à la fois un insider et un outsider. Cependant, ma généalogie me permet d’identifier nombre de mes ancêtres dans les premiers bateaux négriers arrivés dans la colonie de Louisiane, à Mobile, qui était la capitale de la colonie française avant qu’elle ne soit déplacée à La Nouvelle Orléans en 1718. Mes ancêtres étaient ouest-africains mais aussi italiens et français.

Est-ce une nécessité, ce lignage ancien, pour se masquer ?
Non, pas du tout, parce qu’on est tous parents ici. On est tous cousins dans le centre-ville. Et je ne suis même pas né ici ! C’est ce truc tribal du temps d’avant qui fait de nous les membres d’une même famille. En tous cas, Shaka Zulu, mon ami, qui a reçu dernièrement un National Endowment for the Arts, est une grande personnalité ici. Mais quand je l’ai rencontré en Californie, il faisait de la danse sur échasses et formait les jeunes gens là-bas. Une amie nous a présentés il y a une trentaine d’années, car elle pensait qu’on aurait des choses à se dire. À cette époque, il se masquait déjà mais il était un « Flag Boy » [porte-étendard] pour une tribu très renommée. Il n’était pas encore chef. Au tout début des années 2000, bien avant Katrina, il m’a donc initié au style de beading (broderie de perles) du centre-ville et à la tradition abstraite du masking dans cette partie de la ville. Il m’a enseigné les rudiments. Aussi, je travaillais les perles bien avant de faire des quilts mais c’était pour les autres, je ne me masquais pas encore moi-même. J’ai participé à la fabrique de masques pendant plus d’une décennie avant de songer à me masquer, parce que je savais que le jour où je m’engagerais dans cette voie, ce ne pouvait être fait à moitié.

Quand as-tu commencé ?
En 2016 ou 2017 : la ville se transformait tellement, il y avait aussi toutes sortes de tensions entre les tribus, si bien que, la première année où je me suis masqué, j’ai adopté la position de « renégat ». Cela ne veut pas dire que l’on n’est pas bienvenu mais que l’on n’appartient pas encore à une tribu. On participe en solo et on prend le temps de réfléchir à ce qui serait le meilleur choix, la tribu la plus appropriée. Ceci dit, je défilais quand même avec Shaka, qui était alors « Second Chief », car c’était mon ami. On avait les mêmes couleurs – tu les vois sur le poster du musée du Quai Branly : c’est une photographie de la première année où je me suis masqué – mais l’association avec lui n’était pas officielle.

Comment as-tu fait ce premier costume ?
Je l’ai fait seul, le design est le mien et j’ai fait la plupart de la couture et des tabliers en perles, mais, à mon tour, j’ai bénéficié d’un peu d’aide ici et là. Habituellement, on dit que cela prend une année pour faire un tel costume mais c’est le cas pour les gens qui ont une activité professionnelle extérieure, et qui ne peuvent s’y consacrer que les week-ends et les soirées. Moi, en tant qu’artiste, je dispose davantage de mon temps et je sanctuarise 90 jours pour la confection du costume. Je commence donc à la fin novembre ou au début du mois de décembre. Chaque année, je crée un nouveau costume. C’est la raison pour laquelle j’ai pris mon temps avant de me lancer dans le masking car je savais ce que cela impliquerait un véritable dévouement.

Quand es-tu entré dans une tribu ?
Ma deuxième année, en 2018, quand Shaka Zulu a décidé de fonder sa propre tribu : les Golden Feather Hunters [les chasseurs de plumes dorées]. Je l’ai rejoint en tant que son « Medicine Man » [guérisseur]. C’est une position rare et qui se perd dans les tribus de Black Masking Indians. Pourtant, à l’origine, et même durant la période classique, dans les années 1970-1980, ils étaient beaucoup plus nombreux. Je crois que c’est parce que les fonctions de « Spy Boy » [éclaireur], « Flag Boy » [porte-étendard] ou encore « Wild Man » [sauvage], sont plus drôles à jouer, à interpréter. Le « Medicine Man » a davantage une fonction de retrait, de sage. Il est derrière le Big Chief.
Quoi qu’il en soit, j’ai choisi ce masque parce que je suis un « Hoodoo Man » [un ensorceleur]. On m’appelle souvent le guérisseur. Je suis attaché, dans la vraie vie, à soigner par les plantes. Tu peux voir derrière toi toutes les herbes dans les bocaux, de même que les crânes et les os. On me dit que je suis un chamane, un « Hoodoo Man ». Juste pour être clair : le hoodoo est une tradition africaine américaine populaire pour se souvenir des origines malgré l’interdit d’exprimer sa spiritualité et d’exercer sa religion. C’est une démarche spirituelle issue des différentes sagesses africaines pour survivre au traumatisme de l’esclavage, pour s’affranchir de l’asservissement et se ressaisir du pouvoir de vie. Nous avons créé un mode de vie qui nous ramenait, et continue de nous ramener à la beauté. Donc je suis un « Medicine Man » ou un « Nganga », mot qu’on utilise au Congo pour désigner le guérisseur.

Qu’est-ce que cela veut dire Black Masking Indian ?
On raconte que les Black Masking Indians sont des Africains honorant les autochtones américains. Je crois pour ma part qu’il s’agit plutôt d’honorer l’autochtonie des Africains en Amérique. La culture africaine était réfrénée dans les colonies américaines parce qu’elle était perçue comme une menace. Comme la révolution haïtienne avait démarré au cours d’une cérémonie vaudou, les Américains, au moment de l’achat de la Louisiane aux Français en 1803, interdirent ces pratiques ancestrales.
Par ailleurs, cette façon de réduire le démarrage de la révolution à cette seule cérémonie, c’était une autre manière de ne pas créditer les Noirs d’avoir élaboré, fomenté, conçu et organisé le renversement du régime colonial et esclavagiste français. La mise en échec des troupes françaises envoyées par Napoléon est le fruit d’une stratégie comme dans toutes les batailles militaires. Toussaint, Dessalines… ils étaient des stratèges, pas juste des illuminés. À mes yeux, le vaudou n’est pas une sombre pratique primitive, comme l’a laissé entendre l’idéologie suprématiste blanche, c’est une puissance.
Si on regarde de près, la perte de Saint-Domingue par les Français est contemporaine de la vente de la Louisiane, en 1802-1803. Dès lors, les Américains ont interdit le vaudou pour anéantir l’expression africaine qui les mettait en danger, alors que les catholiques européens (Italiens, Français, Espagnols) avaient toujours autorisé les Africains esclaves à s’exprimer, notamment le dimanche à Congo Square. Il y avait aussi les correspondances possibles entre les divinités africaines et les saints catholiques qui facilitait l’acculturation des pratiques religieuses. Mais les Américains mirent fin à tout cela.

Peut-on revenir à « l’indianité » dans la tradition du Black Masking ?
La figure de l’Indien est, avant tout, une appropriation par les Black Masking Indians des représentations que l’on trouve dans la culture populaire du XIXe siècle : l’indien des Plaines se battant pour préserver l’ouest du continent de la colonisation européenne grandissante. C’est une projection des Africains Américains dans ces figures héroïques – et fictionnelles – de résistance à l’homme blanc. Ce sont ces motifs de scalpes, d’enlèvement de femmes blanches et, à nouveau, de guérisseurs qui étaient justement parmi les figures les plus populaires alors. Nous avons donc pu projeter notre propre masculinité sur ces scènes, accessibles par les illustrations puis par les films. D’ailleurs, les Black Masking Indians des tribus d’uptown [le haut de la ville], dont les masques sont traditionnellement beaucoup plus figuratifs que les systèmes symboliques abstraits favorisés par les tribus de downtown [le centre-ville], continuent de réemployer ces motifs dans leurs costumes. C’était une manière détournée d’émettre un vœu, de donner corps à un fantasme de vengeance. Aussi, à mes yeux, moins qu’un honneur rendu aux autochtones américains, c’était plutôt une manière, pour les Africains, de détourner l’interdiction religieuse et, ce faisant, de poursuivre les pratiques culturelles africaines traditionnelles, sans transgresser frontalement l’interdit. Pour ainsi dire : a double masking, un double masque.
La culture du secret et de la dissimulation des signes yorubas, congos, et même haïtiens, a été une manœuvre pour illusionner les Blancs sur la nature des traditions perpétrées, autrement dit une façon de maintenir vivantes – mais codées – les traditions africaines. Il nous a fallu œuvrer hidden in plain sight [invisibles mais omniprésents]. L’indianité était l’arbre cachant la forêt. On a toujours été obligé d’avoir un double discours : celui tolérable pour les Blancs, et un autre plus profond auquel ils n’avaient pas accès car il était codé pour être compréhensible seulement des Noirs.

Le double discours, est-ce une particularité qui a encore cours aujourd’hui ?
Oh oui, bien sûr ! Même si l’engouement pour les cultures noires fait que c’est davantage étudié, déchiffré, mais il reste encore des zones d’ombre inaccessibles aux extérieurs. C’est drôle de penser, par exemple, que ce que je faisais enfant : rapper avec mes copains, ce que faisaient tous les petits garçons noirs de 9 ou 10 ans dans leurs quartiers à la fin des années 1970, est devenu la culture majoritaire à l’échelle de la planète. Le Hip-Hop a, à quelque chose près, mon âge : 50 ans. C’était un mode d’expression noir, incluant les Afro-Latinos de New York, maintenant c’est le langage. D’ailleurs, le rap est à l’origine de toutes les autres choses que j’ai faites par la suite parce qu’il s’agissait d’inventer par la parole et de laisser aller le discours dans le freestyle, le mode improvisateur, peu ou pas contraint par des règles initiales. En fait, tu lances un rythme et ensuite tu fais des associations libres et improvisées, dans la tradition du Jazz de John Coltrane et Ornette Coleman. Au commencement était le verbe…

Quand tu te masques, par exemple, est-ce que tu parles ?
La plupart des gens le font mais comme je suis « Medicine Man », ce n’est pas mon cas. Dans ma vie d’avant, parler et dire la vérité étaient la même chose, et cela m’a causé beaucoup de problèmes. Mais le surgissement des songes et le développement de mes quilts de bois m’a conduit à préférer le silence. Mon énergie a été dès lors orientée vers la création plastique plutôt que vers le discours. Si je me rappelle bien, j’ai commencé à me taire en 2009 ou 2010. C’est aussi la raison pour laquelle mon masque cache ma bouche. Je voulais être silencieux. Les seuls moments où j’émets des sons, c’est quand nous répondons ensemble au lancement mélodique du « Big Chief ». Je me joins alors à la réponse du chœur au sein de la tribu. C’est une manière d’habiter sa position dans un groupe. Tu laisses au chef le pouvoir d’appel, d’en appeler à sa communauté. Et pour moi, c’est une manière de me rappeler ma place, non pas que je sois juste un invité, mais dans l’art du masque, je suis encore un bébé. Il y a des gens qui se masquent depuis cinquante ans, qui ont commencé à l’âge de deux ans quand ils étaient encore en poussette. Donc je veux juste faire preuve de respect à l’égard des gens qui se masquent depuis plus longtemps que moi. Je ne suis pas pressé. Je verrais bien quand mon jour viendra, quand il sera temps pour moi d’occuper une place de leader. Et ce n’est pas parce que le poster de l’exposition du musée du Quai Branly a été placardé dans tout Paris que je vais d’une quelconque manière changer d’attitude.

Comment as-tu vécu cette dissémination de ton image dans tout Paris ?
C’est beau mais ça ne change rien au fond. Néanmoins, le fait que nous, les Golden Feather Hunters, défendions notre africanité dans les choix iconographiques de nos costumes, a contribué à la satisfaction de voir ces motifs et ces symboles mis de l’avant. À ce titre, j’étais particulièrement heureux que l’on retrouve l’image un peu partout en marge de l’exposition parisienne. Car nous sommes des Black Africans masking Indians [des Africains noirs prenant le masque d’indiens], nous ne sommes pas des Black Indians [des Indiens noirs]. Et, à dire vrai, nous allons même de plus en plus vers l’affirmation de l’expression suivante : « Black Masking Culture » [l’art du masque des Noirs ou la culture noire du masque]. On est en transition. Le but n’est pas non plus de faire table rase du passé. Je tiens toujours à être déférent vis-à-vis de ce qui m’a précédé. Les masques auxquels j’ai envie de parvenir sont très différents de ceux que je porte actuellement mais, au nom de la continuité, et convaincu qu’il me faut honorer ce qui m’a précédé, je reprends les plumes, les tabliers, les peaux de daim… En revanche, le contenu narratif et l’imagerie sont complètement différents de la tradition. Personne d’autre que moi ne recourt à ces vévés abstraits [motifs traditionnels vaudous de Haïti et de la Nouvelle Orléans] ou aux idéogrammes Nsibidi [système d’écriture du sud-est du Nigéria]. Mais à un moment donné, la dimension africaine pourrait s’imposer à tous les niveaux, y compris sur le plan du style, et non pas seulement au niveau du contenu.

La ré-africanisation du masque est-ce propre à l’ensemble des tribus du centre-ville ?
Oui, certaines sont plus érudites, d’autres plus symboliques. J’appartiens à une tribu dont les masques sont abstraits, ils sont même parfois tridimensionnels. Moi, en tant que « Medicine Man », je ne suis pas obligé d’aller dans cette direction. « Medicine Man » et « Wild Man » sont des hommes, et non pas des garçons, nous avons donc des prérogatives. Par exemple, j’ai une liberté dans le choix de mes couleurs. Le « Wild Man », lui, n’est même pas obligé de coudre. Il peut porter à peu près n’importe quoi au point d’avoir l’air d’un fou, parce que l’important c’est qu’il incarne la sauvagerie et qu’il fasse office de garde du corps du « Big Chief ». Quant à moi, mon intention est avant tout d’être le poumon des Ancêtres et d’afficher les origines africaines de notre communauté. J’ai toujours un crâne sur moi parce que l’accès aux ancêtres passe par la mort.
Juste pour revenir à la troisième dimension, c’est une innovation du « Big Chief » Allison Tootie Montana : avant lui, tout était plat dans les masques, mais comme il était fabricant de lattes, il a commencé à intégrer des motifs liés à sa profession dans ses costumes, comme des corniches, des crochets… tout ce que tu peux trouver dans un cottage créole ! Et comme de nombreuses tribus d’aujourd’hui viennent de la sienne, celle dont il était le « Big Chief » jusqu’à son décès en 2005, la tendance stylistique s’est perpétuée. Mais il y a toujours des exceptions, notamment dans les tribus de l’autre côté du fleuve Mississippi, au plus profond du centre-ville. Au contraire, dans le haut de la ville, uptown, qui correspond au secteur américain, le style est plus figuré. Les Américains ont construit ces grandes maisons, plus modernes, plus tape-à-l’œil quand ils sont arrivés au XIXe siècle, ce qui contraste avec les maisons étroites et brinquebalantes du vieux quartier français et créole. Mais tu sais, ça me va, moi j’adore vivre dans mon quartier !

Nous dirais-tu une dernière chose à propos de ton nom : Jean-Marcel Saint-Jacques ?
Un de mes aïeuls était un esclave des Caraïbes dont le nom était Jacques, nom qui lui avait été donné par son maître, et il a abouti en Louisiane. Il a eu plusieurs enfants dont une fille, Marie-Louise, qui était elle aussi esclave dans la paroisse de Saint-Landry. Elle a gagné sa liberté en 1865 et a décidé de choisir son nom de famille en adoptant le prénom de son père : Jacques. Et sur les trois générations suivantes, le nom de famille fut Jacques, mais le recensement américain, au début du XXe siècle, décida de son anglicisation. Il fallait que je mette un « saint » devant, car traverser tout ce qu’ils ont dû traverser en tant qu’esclaves, cela fait d’eux nécessairement des saints.

Pour voir l’œuvre de Jean-Marcel Saint-Jacques : woodenquilts.com.

 « Black Indians de la Nouvelle Orléans », au Musée du Quai Branly-Jacques Chirac, jusqu’au 15 janvier 2023.


Anne Lafont

Historienne de l'Art, Directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS)